Le Volcan d’or/Partie II/Chapitre 16

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Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 461-474).


XVI

EX ABYSSO RESURGIT.


La dépression de Ben Raddle aurait-elle duré longtemps ? C’est peu probable, étant donné le tempérament de l’ingénieur. En tous cas, les événements ne permirent pas que la réaction se fît d’une manière spontanée.

Au moment où l’électricité s’allumait dans les rues de Dawson, un domestique vint annoncer pour la deuxième fois qu’un étranger demandait à parler à M. Summy Skim.

Le visiteur n’était autre que Neluto. Il n’apportait aucune nouvelle de bien grande importance. Il avait cru simplement devoir avertir M. Skim que Patrick et lui se trouvaient dans l’impossibilité d’habiter la maison du faubourg, cette maison étant fermée et Lorique l’ayant quittée depuis plus d’un mois.

Le départ de Lorique ne pouvait étonner Ben Raddle. Il était à croire que le contre-maître canadien avait découvert une bonne occasion d’employer son activité. Peut-être même était-il à l’heure actuelle en train de prospecter pour le compte de son ancien patron.

Mais l’intervention de Neluto suffit à rompre le charme. Ben Raddle se redressa, de nouveau prêt aux décisions promptes, à l’action énergique.

« Neluto ! appela-t-il au moment où, sa confidence faite, celui-ci allait se retirer.

— Monsieur Raddle ?

— Neluto, nous partons demain pour le claim 129.

— Pour le 129 ! répéta l’Indien surpris.

— Oui. La fermeture de la maison du faubourg n’a donc aucune importance, puisqu’il te faut renoncer à dormir cette nuit.

Ben Raddle prit sur la table une poignée de banknotes.

« Voici deux mille dollars, dit-il. Je t’en donnerai d’autres, autant qu’il le faudra. N’épargne donc pas l’argent, et que demain, à la première heure, nous ayons devant la porte une voiture capable de nous contenir tous.

— Demain matin ! se récria Neluto. Mais il fait nuit, monsieur Raddle !

— Insiste, prie, menace, et surtout sème les dollars à pleines mains. C’est encore le meilleur moyen. D’ailleurs, conclut l’ingénieur, arrange-toi comme tu voudras, pourvu que la voiture soit prête à l’heure dite.

Neluto soupira.

— On essayera, monsieur Raddle, » dit-il en s’élançant au dehors.

L’Indien à peine parti, ce fut le docteur Pilcox, qui, averti par la visite de Jane du retour des deux cousins, vint, toujours empressé, toujours jovial, leur prodiguer les témoignages de la plus vive amitié.

En sa qualité de médecin, c’est de la santé qu’il s’enquit tout d’abord.

« Bien portants ?.. demanda-t-il.

— Comme vous voyez, répondit Summy Skim.

— Et contents ?..

— Vous pensez !

— Je crois bien, s’écria le docteur. Un si beau voyage !

— Vous n’y êtes pas. Contents… d’être revenus !

Le docteur Pilcox fut alors mis au courant des péripéties de l’expédition. Il en connut tous les déboires. On lui raconta l’arrivée des Texiens, leurs attaques, l’éruption du volcan provoquée par l’ingénieur, et comment tant d’efforts demeuraient inutiles, puisque, à l’exception d’une seule, les pépites du Golden Mount gisaient maintenant dans les profondeurs de la mer Polaire.

— Voyez-vous, dit le docteur, ce volcan qui n’a même pas su vomir du bon côté !.. Vraiment, c’était bien la peine de lui administrer de l’émétique !

Et, par émétique, le docteur entendait la dérivation du Rio Rubber qui avait précipité ses torrents d’eau dans l’estomac du Golden Mount.

Pour toute consolation, il ne put que répéter avec quelques variantes d’ordre médical ce que, déjà, Summy Skim avait dit à Ben Raddle :

« Soyez philosophes ! La philosophie, c’est tout ce qu’il y a de plus hygiénique au monde. Or, l’hygiène, c’est la santé. Et la santé, c’est encore la plus merveilleuse des pépites ! »

Ben Raddle ne laissa pas partir le docteur sans le questionner au sujet d’Edith Edgerton. Il n’en put rien obtenir. Le docteur avait dit à Jane tout ce qu’il savait, et cela se réduisait d’ailleurs à peu de chose.

Un beau jour, Edith était partie brusquement, en se bornant à promettre qu’elle serait revenue avant l’hiver. Le docteur avait dû se contenter de cette assurance, et force fut à Ben Raddle de l’imiter en soupirant.

Le lendemain matin, le jour n’était pas levé, quand la voiture s’arrêta devant la porte de l’hôtel. Neluto s’était surpassé. Provisions, armes, bagages, rien ne manquait, sans compter que le véhicule, des plus confortables, était attelé de deux vigoureux chevaux. On partit aux premières lueurs de l’aube.

Mais, si l’argent semé à pleines mains avait pu improviser des moyens de transport, il était impuissant à diminuer le nombre des kilomètres. Il avait fallu trois jours, l’année précédente, pour arriver au claim 129 ; il n’en fallut guère moins pour franchir de nouveau la même distance, d’ailleurs légèrement accrue.

À Fort Cudahy, on avait dû, en effet, passer le Forty Miles Creek près de son confluent. D’après les renseignements donnés par les gens du pays, la rive droite était, depuis plus d’un mois, devenue absolument impraticable à proximité de la frontière. Conformément à ces avis autorisés, les quatre voyageurs prirent le parti de traverser la rivière et d’en remonter la rive gauche.

Tout le long de la route, et plus spécialement à Fort Cudahy, les gens du pays ne parlaient, d’ailleurs, que des claims situés sur le haut cours du Forty Miles. À les en croire, d’extraordinaires découvertes avaient été faites depuis peu, et l’on se trouvait en présence de gisements d’une richesse prodigieuse, comme aucun mineur n’en avait jamais vu.

C’est en vain que Ben Raddle bouillait d’impatience en entendant ces merveilleux récits : les chevaux, indifférents à son impatience, n’en faisaient pas un pas de plus, et ce fut seulement le 6 septembre, vers une heure de l’après-midi, qu’on arriva à proximité de la frontière.

Le pays était méconnaissable.

Pendant la plus grande partie du parcours, les voyageurs n’avaient remarqué aucun changement notable. Les sites qu’ils avaient contemplés, jusque-là, seulement de la rive droite, et qu’ils apercevaient maintenant de la rive gauche, ne paraissaient pas avoir subi d’autres modifications que celles résultant de cette différence d’orientation. Tout était à la même place qu’avant la catastrophe du 5 août.

Mais, en arrivant à la hauteur du claim 127 bis jadis exploité sur la rive droite par Jane Edgerton, et lorsque, ayant franchi la crête des hauteurs, dont la chaîne venue du Nord-Ouest s’infléchissait en face de ce claim et courait vers l’aval du rio de manière à en former, à partir de ce point, la rive gauche, la voiture commença à descendre la pente, il n’en fut plus ainsi. Alors qu’ils auraient dû trouver à leurs pieds le creek élargi aux dépens du claim 129, ils avaient devant eux un vaste espace de terre ferme, étendu de part et d’autre de la frontière sur une longueur totale d’environ un kilomètre, et sur lequel grouillait tout un peuple de travailleurs.

La nappe liquide ne commençait qu’au Sud de cet espace de terre ferme et paraissait être désormais tout entière contenue dans limites Nord et Sud de l’ancien claim 129, au-dessus duquel le creek dévié s’écoulait bruyamment. La colline qui séparait jadis la propriété des deux cousins de celle de Jane Edgerton ne pouvait plus faire obstacle au courant. Son extrême pointe avait disparu. À sa place, le creek suivait son cours, et, arrivé à la barrière rocheuse qui séparait autrefois en deux parties le claim 127 bis, tombait en cascade de l’étage supérieur à l’étage inférieur, pour aller, une centaine de mètres plus loin, retrouver son ancien lit, qu’il ne quittait plus jusqu’à sa rencontre avec le Yukon.

Les changements survenus paraissaient donc n’avoir intéressé qu’une zone très restreinte, s’étendant de part et d’autre de la frontière, zone dont la partie du Forty Miles Creek qui était auparavant en bordure du claim de l’oncle Josias occupait sensiblement le centre.

LA VOITURE CONTINUAIT À DESCENDRE LA ROUTE EN LACETS. (Page 465.)

La voiture continuait à descendre la route en lacets, et ses occupants considéraient avec surprise l’extraordinaire spectacle qui leur était offert. Était-ce donc le claim 129 ? Mais la surface en exploitation excédait de beaucoup les limites communément admises pour un claim. D’autre part, si c’était bien là le fameux 129, dont, mieux que quiconque, ils connaissaient les merveilleux rendements, à qui appartenait-il, et comment pouvait-il se faire que ses produits eussent été versés au crédit de Summy Skim et Raddle ? Par qui et pourquoi ces versements avaient-ils été opérés ? Qui avait recruté, qui dirigeait ce peuple de travailleurs ? Ces questions se pressaient tumultueusement dans leur esprit.

À mesure qu’ils approchaient du bas de la pente, les objets se précisaient. Ben Raddle discerna bientôt quatre rockers installés en deux groupes distants l’un de l’autre de trois cents mètres environ et alimentés par une pompe à vapeur fonctionnant en contre-bas. Occupés au service de ces rockers, piochant ou lavant au plat ou à l’écuelle, deux cent cinquante ouvriers environ s’activaient au travail sans même paraître remarquer l’arrivée des nouveaux venus.

L’un d’eux, cependant, quitta sa besogne, lorsque la voiture pénétra sur la surface en exploitation, et demanda poliment aux visiteurs ce qu’ils désiraient.

« Parler à votre maître, répondit Ben Raddle au nom de tous.

— Veuillez me suivre, messieurs, » dit l’ouvrier.

Summy Skim, Ben Raddle et Jane Edgerton mirent pied à terre et commencèrent, sous la conduite de leur guide, à remonter la pente de la nouvelle rive du Forty Miles Creek.

Au bout de cinq cents pas, celui-ci s’arrêta devant une maisonnette construite au pied du versant occidental des hauteurs que la voiture venait de franchir, et, du poing, il en heurta la porte.

Celle-ci s’ouvrit aussitôt. Sur le seuil parut une jeune femme qui fut saluée par des exclamations de surprise.

« Edith ! s’écria Jane, en la reconnaissant et en s’élançant dans ses bras.

Tout en rendant à sa cousine caresses pour caresses, le regard d’Edith Edgerton courut en dessous jusqu’à Ben Raddle qui s’avançait le premier.

— Mademoiselle Edith ! s’écriait aussi l’ingénieur au comble de l’étonnement.

— Monsieur Raddle ! fit Edith sur le même ton.

Et, pour tout observateur suffisamment clairvoyant, il eût été indubitable qu’une sorte de trouble avait passé dans le clair regard de la jeune fille et que son frais visage s’était coloré — oh ! si peu ! — comme du reflet d’une fugitive rougeur. Mais c’étaient là nuances impalpables qui devaient passer et passèrent inaperçues.

Quand on se fut abondamment manifesté le plaisir réciproque qu’on éprouvait à se retrouver, quand des shakehands eurent été échangés au milieu d’un bruit confus, car tout le monde parlait à la fois :

— Nous expliquerez-vous ?.. commença Ben Raddle.

— À l’instant, interrompit Edith. Mais prenez la peine d’entrer auparavant. Je crois que je trouverai assez de sièges pour vous recevoir décemment.

On pénétra dans la maisonnette garnie d’un mobilier dont la simplicité méritait largement l’épithète de spartiate. Un coffre servant d’armoire, un matelas d’herbes sèches, une table et des chaises, l’œil le plus perspicace n’aurait pu y découvrir autre chose. Mais ce rudiment de mobilier étincelait d’une si méticuleuse propreté qu’il en paraissait presque luxueux.

« Mon explication sera la plus simple du monde, dit Edith dès qu’on se fut assis. Le soir du 24 juillet dernier, Lorique apprit par le plus grand des hasards que le haut Forty Miles Creek venait d’être le théâtre d’un bouleversement plus grand encore que celui de l’année dernière. On disait notamment que la plupart des claims inondés à cette époque avaient reparu au jour. Comment la nouvelle s’était-elle transmise avec cette rapidité ? Comment avait-elle franchi en vingt-quatre heures une distance que l’on ne peut parcourir en moins de trois jours, en employant les plus rapides moyens de transport ? Je ne sais. Elle avait volé de bouche en bouche, s’étalant comme une tache d’huile sur la mer. Quelques heures après que Lorique en eut été informé, tout le monde à Dawson était aussi bien renseigné que lui-même.

— Que fit alors Lorique ? interrogea Ben Raddle.

— Il vint le soir même, répondit Edith, me mettre au courant de ces faits. Mon parti fut pris sur-le-champ. Puisque M. Raddle et M. Skim étaient absents, il convenait de les suppléer, et de faire ce qu’ils auraient fait s’ils avaient été là. Je le pouvais d’autant mieux, que, pendant l’été, il n’y a presque pas de malades à l’hôpital.

« Après nous être munis de fonds, grâce à la procuration que M. Raddle avait laissée à Lorique, nous partîmes donc tous les deux à la première heure le lendemain, en cachant à tous, par prudence, le but de notre voyage.

— Vous êtes ici depuis ce moment ?

— Oui, depuis le 27 juillet. Nous y avons trouvé les choses comme vous les voyez. Le bruit public avait dit la vérité, mais en la dénaturant quelque peu. Ainsi que vous pouvez le constater, les anciens claims ne sont nullement revenus au jour. Au contraire, inondés une première fois par l’exhaussement du lit du Forty Miles Creek, ils l’ont été plus fortement encore par une nouvelle surélévation du sol. Nous travaillons aujourd’hui dans le lit même du Forty Miles Creek, qui, définitivement dévié, coule uniquement désormais sur l’emplacement des anciens claims.

— Dans ce cas, fit observer Ben Raddle, je m’explique de moins en moins…

— Attendez, répliqua Edith. Vous comprendrez tout à l’heure. Quand nous sommes arrivés ici, personne ne nous avait encore devancés. Comme vous le savez, la concession d’un claim de rivière comporte le droit d’exploitation dans le cours d’eau en bordure. La partie de l’ancien lit du creek soulevée au jour appartenait donc en droit aux concessionnaires riverains. Ces prescriptions légales, qui sont connues de toute la région, avaient été cause de l’abstention générale. Nous fûmes moins scrupuleux, et notre premier soin fut de planter des piquets qui englobaient à la fois les parties dépendant des claims 127 bis et 129 et celles dépendant, à l’Est, du claim 127 et, à l’Ouest, de l’autre côté de la frontière, du claim 131. Cela fait, nous procédâmes à quelques recherches sur ce terrain vierge jusque-là de toute prospection.

— Je connais déjà le résultat de ces recherches, interrompit Ben Raddle. Il y a de quoi confondre l’imagination.

— Je vous fais grâce du détail, reprit Edith Edgerton, et passe tout de suite à la conclusion de l’examen rapide que nous fîmes à ce moment. Nous reconnûmes immédiatement que toute la surface, la veille encore recouverte par les eaux du Forty Miles Creek, était d’une richesse étonnante, bien qu’inégale. Si, depuis des siècles, l’or s’était partout déposé à dose massive, il s’en fallait que le dépôt eût été fait d’une manière uniforme. Il nous fut aisé de constater, et l’exploitation n’a fait que confirmer cette conclusion de la première heure, que la teneur, d’ailleurs toujours très remarquable, des sables aurifères allait néanmoins en s’amoindrissant du centre aux extrémités de la surface délimitée par nos piquets. Au centre même, c’est-à-dire exactement en face de l’ancien claim 129, nous fûmes littéralement éblouis par nos premiers essais. Que s’est-il passé en cet endroit ? Je ne suis pas assez savante pour le dire. Peut-être une dépression du sol a-t-elle causé dans le cours du Fort Miles des tourbillons favorables au dépôt séculaire de l’or en suspension ? Je ne sais. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’en ce point nous nous trouvâmes en présence d’un amas de poudre d’or presque pure, amas qui affecte la forme d’une ellipse de trente-cinq yards sur vingt et un environ, et dont la profondeur, que je crois être relativement considérable, demeure tout à fait inconnue.

Les auditeurs d’Edith Edgerton écoutaient comme dans un rêve ce féerique récit qui tenait plus du roman que de la réalité. Ils n’auraient pu dire ce qui les étonnait le plus, de ce caprice de la nature ou de la clairvoyance et de l’énergie de celle qui en avait si bien tiré parti. Ils n’étaient pas au bout de leurs étonnements.

« En présence d’une telle découverte, reprit Edith, je ne perdis pas une heure pour consolider le droit d’exploitation. Un claim fut enregistré au nom de M. Raddle, un autre au nom de M. Skim, d’autres au nom de ma cousine, de Lorique et au mien. Que, pour obtenir ces concessions, la plupart aux noms d’absents, je n’aie pas été amenée à commettre quelques… incorrections, je n’oserais pas le soutenir. Mais, en ces sortes de choses, l’essentiel est de réussir.

— À coup sûr ! approuva Ben Raddle.

— Il est inutile d’ajouter que pas un instant je n’ai perdu de vue la situation réelle. C’est avec les capitaux de M. Summy Skim et de M. Ben Raddle que ces claims ont pu être mis en exploitation. C’est donc à eux qu’ils appartiennent. Je ne me suis jamais considérée que comme leur mandataire, et j’ai agi en conséquence. Aujourd’hui, tout est en règle. J’ai reçu, pour le claim situé en territoire américain, le dernier document dûment paraphé.

Edith, tout en parlant, s’était dirigée vers le coffre qui occupait un coin de la pièce. Elle en retira une liasse de papiers.

« Voici les titres de propriété, et voici les contre-lettres de Lorique et de moi-même garantissant les véritables propriétaires contre toute réclamation de notre part. Il ne manque plus que celle de Jane, mais je crois pouvoir garantir qu’elle ne la refusera pas.

Pour toute réponse, Jane embrassa sa cousine.

Quant à Ben Raddle, il était tout simplement écrasé d’admiration par une telle virtuosité. « Prodigieux ! prodigieux ! » répétait-il entre ses dents.

Edith se leva.

« Si maintenant, dit-elle, vous voulez faire le tour du propriétaire, je vais vous servir de guide, et par la même occasion M. Raddle pourra dire bonjour à Lorique.

On sortit de la maisonnette et l’on parcourut en tous sens l’exploitation. Il y régnait une activité générale à laquelle l’ingénieur fut encore plus sensible qu’aux prouesses diplomatiques dont il venait d’entendre le récit.

IL Y RÉGNAIT UNE ACTIVITÉ GÉNÉRALE. (Page 470.)

Tout marchait avec une régularité de chronomètre.

À chaque extrémité de la bande de terrains aurifères, les uns en territoire canadien, les autres au delà de la frontière alaskienne, deux rockers fonctionnaient, alimentés par une petite pompe à vapeur placée près de la nouvelle rive du creek, presque en face de la partie centrale sur laquelle, travaillant, ceux-ci, au plat ou à l’écuelle, s’agitaient le plus grand nombre des ouvriers.

— Cette pompe ne m’a rien coûté, expliqua Edith. Je l’ai trouvée après le retrait des eaux, dans l’ancien lit de la rivière. Il est à croire qu’elle provient d’un claim situé en amont et abandonné lors de l’inondation de l’année dernière. Par un miracle extraordinaire, elle n’avait absolument rien de cassé. Il nous a suffi de la nettoyer, de l’installer et de nous procurer du charbon, ce qui, entre parenthèses, n’a pas été très facile.

Ben Raddle fut incapable de se contenir plus longtemps.

— Mais enfin, s’écria-t-il, me direz-vous qui a dirigé tout cela, qui a organisé le travail, procédé à ces installations ?

— C’est moi, monsieur Raddle, avec l’aide de Lorique, répondit Edith d’un ton aussi éloigné de l’infatuation que d’une modestie déplacée.

— Vous ! s’exclama l’ingénieur, qui, à partir de ce moment, parut plongé dans ses pensées.

Edith continuait ses explications. Elle entraîna ses compagnons jusqu’à la dernière concession située en territoire alaskien et enregistrée au nom de Lorique. Sur le claim dont il était officiellement propriétaire, on rencontra précisément le contre-maître, qui parut très ému de se retrouver en présence de Ben Raddle. Mais celui-ci, décidément très absorbé, répondit d’un air un peu étranger aux démonstrations d’amitié de ce fidèle serviteur.

Les promeneurs, en compagnie du contre-maître, revinrent vers le centre de l’exploitation.

— C’est ici la partie la plus riche, expliqua Edith.

— Où nous trouvons couramment des plats de mille dollars  ! ajouta le contre-maître avec orgueil.

Après avoir assisté à quelques lavages qui donnèrent effectivement le résultat annoncé, on se remit en marche pour retourner à la maisonnette.

Au moment d’en franchir la porte, Ben Raddle, frappé d’une pensée subite, arrêta Edith du geste.

— Ne m’avez-vous pas dit, tout à l’heure, demanda-t-il, que vous avez quitté Dawson le 25 juillet ?

— En effet, répondit Edith.

— À quelle date s’était donc produit le soulèvement du Forty Miles Creek ?

— Le 23 juillet.

— J’en étais sûr ! s’écria Ben Raddle. C’est à notre volcan que nous devons cette fortune !

— Quel volcan ? dit Edith d’un ton interrogatif.

Ben Raddle lui raconta alors les aventures de l’expédition partie à la recherche du Golden Mount. Quand il eut achevé son récit, personne ne mit en doute que l’éruption si audacieusement provoquée, n’eût été la cause première du bouleversement dont cette partie du Klondike avait été le théâtre. Pour tous, il devint évident que l’ébranlement plutonique s’était transmis de proche en proche, en déterminant successivement une série de soulèvements et de dépressions symétriques.

Pendant des centaines de kilomètres la longue crevasse indiquait nettement la direction suivie par cette force, qui était venue mourir là. En ce point, déjà désagrégé par une convulsion antérieure, elle avait fini de s’épuiser en soulevant de deux mètres à peine, élévation compensée par un abaissement correspondant des anciens claims de la rive droite, une bande de terrain d’environ cinquante mètres de largeur sur un kilomètre de longueur.

Jane Edgerton fut particulièrement enthousiasmée par ces conclusions conformes à sa manière d’envisager la vie. Non, l’action n’est jamais inutile. Ce voyage en était un nouvel exemple. Alors qu’ils pensaient avoir lutté en vain, l’énergie déployée avait, à des centaines de kilomètres, des répercussions inattendues, et leur ménageait un retour triomphal.

Edith calma avec un sourire l’enthousiasme de sa cousine, et fit observer qu’il restait encore à examiner la comptabilité de l’exploitation.

Lorsque tout le monde fut entré dans la maisonnette, elle étala ses livres, en effet, et les commenta de manière à porter au comble l’admiration de Ben Raddle. Pour l’établissement de ses prix de revient et de ses frais, pour la surveillance des entrées et des sorties d’or, pour se garantir contre le vol dans une industrie où cet accident est tout particulièrement à craindre, elle avait inventé, à force de bon sens et de méthode, des procédés très simples mais d’une précision rigoureuse qui ne laissait place ni à l’erreur ni à la fraude.

« C’est de ce matin que j’ai terminé mon travail, dit-elle en forme de conclusion. Je comptais, si vous n’étiez pas arrivés, repartir pour Dawson, en emportant un double des livres. Lorique, qui restera ici, continuera à diriger jusqu’à l’hiver l’exploitation, que l’on peut, comme vous le voyez, surveiller parfaitement de loin. »

Sur ces mots, Ben Raddle quitta la maisonnette. Il étouffait. Cette petite fille lui donnait une leçon. Elle ne lui avait rien laissé à faire. Tout était au point, mieux qu’il n’aurait pu l’y mettre lui-même.

Summy Skim inquiet suivi son cousin au dehors. Pourquoi donc Ben Raddle était-il sorti si brusquement ? Serait-il souffrant par hasard ?

Non, Ben Raddle n’était pas souffrant. Les yeux perdus à l’horizon, il respirait l’air à pleins poumons comme quelqu’un qui se remettrait de quelque violente secousse.

« Eh bien ! Ben, dit Summy en l’abordant, te voici arrivé à tes fins, et tu es content, je pense. Tu vas en avoir à remuer, des millions ! D’autant plus que, cela va sans dire, je t’abandonne les miens, dont je me soucie comme de ça !..

Et Summy fit claquer son ongle entre ses dents solides.

Ben Raddle prit le bras de son cousin.

— Que penses-tu de Mlle Edith, Summy ? lui demanda-t-il confidentiellement.

— Mais, qu’elle est charmante, tout à fait charmante, répondit Summy avec chaleur.

— N’est-ce pas ?.. Mais ce n’est pas assez dire. C’est un prodige, cette jeune fille, Summy, un vrai prodige ! » dit Ben Raddle d’un air rêveur.