Le Voyage des princes fortunez de Beroalde/Entreprise II/Dessein IIII

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DESSEIN IIII.


Quel animal eſt le Chryſofore. Les Fortunez pour auoir faict des reſponſes à propos ſans penſer en mal, ſont accuſez d'auoir volé le Chryſofore de l'Empereur, ils ſont enquis par le Magistrat, puis par l'Epmpereur. En fin ils ſont deliurez.


DEsia les ombres commençoient à ſ'allonger, & la nuict qui oſte les figures de l'air appreſtoit ſon voile pour ſerrer les raretez de nature, que les Fortunez fortans du deſtour de l’alee de la fontaine, prirent le grãd chemin de la ville, de laquelle approchant ils rencótrerent vn perſonnage bien monté, & ſuiui de cinq ou ſix feruiteurs, qui ſ’arreſta à eux, & pource qu’il les voyoit cóme gens arriuans de quelque part, leur demāda ſi en † chemin ils n’auoiét pointveu vn Chryſofore, & que f’ils en ſçauoient des nou uelles, ou qu’ils euſfentveu quelqu’vn l’émener, º illes prioit del’en auertir. Ils § ödirent que le Chryſofore eſtoit ſeul & qu’il ſuiuoit ſon che min, ils ſçauoient bien que c’eſtoit vn animal meſtif que les habitans de Quimalee font ainſi engendrer. Ils reçoiuent vn chameau du ventre " de ſa mere, & le mettent ſous vne aſneſſe qui l’a— lette & eſleue, quâd ce chameau eſt grand& qu’il eſt capable d’engendrer, il ſuit le laict, tellement qu’il n’a aucune volonté és chameaux femelles, ains pourſuit les aſneſſes, à ceſte occaſion on luy en ſubmet quelques vnes, leſquelles de telle ſait lie conçoiuent les Chryſofores qui ſont beaux animaux, gråds cöme mulets, mais de diuerſes & belles couleurs, qui toutes en quelque ſorte que l’on les regarde rédent vn brillant doré : cet ani mal de ſon propre inſtinct ſuit le ſoleil, eſtant chargé il ſe repoſe quelquefois entre les deux ſo leils, ſ’il eſt ſeul, car eſtât en troupe & que lon le pouſſe lors qu’il ſe veut coucher il eſt obeifſant, que ſ’il chemine ſeul, il va ſelon ſon intétion, tât. que le Soleil ſoit couché, & alors il ſe couche, & au leuer du ſoleil il ſe leue. Or eſt-il que les mu lets de l’Empereur eſtoiëtvenus de la recolte des deniers & du reuenu, & parmila troupey auoit · vn Chryſofore que par meſgarde on laiſſa aller vne autre voye, que celle des autres beſtes qui alloiët en troupe. Ce fut la faute des valets qui n’y prenoient pas garde ; quand la troupe futre cueillie au logis, on trouua à dire le Chryfofo re, incontinãt le receueur general remóte à che ual auec ſes gens pour l’aller recouurer ; c’eſt luy qui a demandé aux Fortunez ſ’ils l’auoient veu, auec la reſpöſe qu’ils firent ils adiouſterétl’aiſné diſant : la beſte ſuit le chemin de la foreſt, eſt elle pas borgne ? Le ſecond, eſt-ce pas vne femelle ?. Le tiers ; Elle eſt boiteuſe.A celailles remercia de ſi bonnes enſeignes, leur diſant que veritable-. ment ce qu’ils auoient remarqué § partât qu’elle n’eſtoit qu’égaree, parquoy il pourſuiuit | ſon chemin, Ce general ſuyuit la voye qu’ils luy auoiét möſtrée, & auec ſes gens ne fit que tracer toute nuict, tant que laſſez reuindrent au matin, en deliberation d’enuoyer diligemment gés de toutes parts pour en ouyr des nouuelles. Le So leil eſtoit deſia aſſez haut, que les Fortunez al loient à la fontaine reuoir la Fee, & ce Receueur. les rencótra preſques où le iour de deuátil auoit parlé à eux & leur dit, tout faſché, qu’il n’auoit point ouy de nouuelles du Chryſofore, & les pria de luy en dire ſ’ils en ſçauoient.Ils reſpódét ; Nous auons apperceuſes alleures, &l’auons veu de fait ou de penſee, & ne ſçauons ſ’il eſt à vous. L’aiſné, La beſte eſt chargee de ſel. Le 2. Ilya auſſi du beurre : l’autre, Et du miel. Ce Receueur les remercia fort courtoiſement en apparëce, & paſſa outre, &dit à vn de ſes gés qu’ilauiſa où ces trois ſe retireroient, & eſtant en la ville print vne commiſſion & des ſergens, & alla apres les For tunez, leſquels il trouua ſur le ſentier qui con duit à la fontaine, & les fit prendre & mener de uant le luge. Il y auoit occaſion de faire recher che de ccttc perte : Car ce que le Chryſofore † cſtoit plus exquis quel’or, d’autant que e ſcl cftoit dc ce ſel fuſible cryſtalliſé, dont les anciens ont tant chanté de vertus, & l’Empe reur en vſoit pour ſe preſeruer de l’epilepſie : Le. beurre eſtoit fait du laict d’vne ieune vache, ayāt veſlé la premiere fois & d’vn maſle, le ſoleii eſtät en la fin du Taureau, & le beurre fait le ſoleil · eſtât aux Gemeaux, duquelon tiroit vn magiſte re dont l’Empereur ſe ſeruoit pour ſe tenir frais & ſe conſeruer ſans douleurs. Le miel eſtoit tiré de mouches vierges, qu’on appelle, & eſt preſques blanc, & ce miel ainſi pris des abeilles royales eſt reduit en liqueur vineuſe pour la bouche de ſa maieſté, qui en prend ſouuët pour diſſiper l’humeur qui cauſe la goute, & par ainſi il ſ’en garentiſt, bien qu’il en fut de race d’en eſtre atteint. Les Fortunez ceddans à la force, furent conduits deuant le Magiſtrat, qui les in terrogea de leur qualité, païs, eſtat, noms & af faires, & les enquit ſur le vol du Chryſofore, à quoy ils reſpondirent ſuffiſamment, & de bon ne grace, yadiouſtant vne aſſeurance qui faiſoit eſmerueiller le Iuge, qui inſiſtant ſur ce vol, les preſſoit de dire où ils l’auoient deſtourné : adonc ils declarerent auec humble ſerment, qu’ils ne l’auoient aucunement veu, ne rencontré : leur † à dire leurs raiſons empliſſoit d’eſba iſſement ceux qui eſtoient preſens, ioint qu’ils alleguoient que ce qu’ils ont dit a eſté de gayeté de cœur.Le iuge ſe voyant moqué à ſon auis, les enuoya en priſon, où ils furent ſeparez, & deli bera de les preſſer de ſi pres qu’il ſçaura la verité du vol. De fortune à ces interrogatoires eſtoit preſentvn gentilhomme ſeruant de l’Empereur, qui ayant tout remarqué & ſe trouuant au diſner de ſa maieſté, qui demandoit des nouuelles, ra ACGI1t2 CC qu’il auoit veu & ouy, de ces beaux eſtrangers, & en conta tant de merueilles que tout incontinent l’Empereur les enuoya querir, voulant ſoy-meſme ouyr & voir ces † ges pour en faire iuſtice ſelon l’arreſt qu’il en donneroit, puis qu’ils ſ’eſtoient attaquez à cho ſe de ſi grand’conſequence luy appartenant.Les priſonniers luy eſtans amenez & l’accuſation faicte en leur preſence, l’Empereur leur dit : Beaux enfans, i’ay regret qu’en fi grande ieuneſ ſe vous ſoyez addonnez à vn ſi pernicieux me ſtier, vous me faictes pitié, toutefois ie ſuis con traint de faire iuſtice, ie vous feray pourtant miſericorde, pourueu que vous recognoiſſiez voſtre faute, & declariez qui ſont vos compli ces, à ce que reſtitution ſoit faicte. Auiſez que ce n’eſt pas peu de ſe prendre à moy, parquoy repentez-vous & faictes voſtre deuoir : que ſi vous eſtes opiniaſtres, ie vous feray ſibien cha ſtier, qu’à voſtre punition on iugera de mon equité. L’aiſné des Fortunez. Sire, l’eſtat que nous auons ouy faire de voſtre bonté nous a fait venir en vos terres, pour les viſiter, & cognoiſtre ce qui eſt vray de voſtre majeſté ; Nous ſommes trois freres arriuez en ceſte ville d’hier au ſoir, non poury voler, ny guetter les chemins, car ce n’eſt pas noſtre condition, tout ce que nous deſi rons rauir, pratiquer ou emporter d’ici eſt l’hö neur, & en telle habitude la vertu nous fait errer par le monde. Or, Sire, nous vous diſons fran chement, qu’arriuans icy aupres, nous auös paſſé par vn petit chemin peu frequenté, & là auons veules alleures d’vn Chryſofore, & eſt auenu que celuy qui nous accuſe l’ayāt eſgaré, poſſible par ſa negligence puniſſable, ou celle de ſes gens qui eſt inexcuſable, le cherchant nous en a de mandé des nouuelles, & luy auons dit ſans con trainte, des enſeignes qui le pouuoient dreſſer : Sire, ce que nous auons dit eſt vne coniecture faite ſur l’apparence offerte, & s’il eſt auenu que nous ayons rencontré à la verité, ce n’eſt pas à dire que nous l’ayons deſtourné, ou en ſoyons conſentans, & de fait nous n’auons point veu la beſte, & n’y auös point fait de faute, car nous ne voudrions pas faire tort à aucun : Auſſi ce que nous luyauös confirmé de noſtre cognoiſſance, eſtoit pour le conſoler. Sire, ſaufl’honneur deu à voſtre maieſté, il n’ya pas apparence qu’ayant fait vn ſi notable vol, le vinſions confeſſer, & hous mettre en lieu où vous auez tout pouuoir,’ilyauroit en nous trop de temerité : Ceux qui font mal cerchent les tenebres, & nous auons † en pleine lumiere, meſmes noſtre hoſte reſpondra qu’iln’a rien veu auec nous que nos petites hardes. L’EMP. C’eſt dömage mes en fans que vous vſiez voſtre gëtil eſpritàmalfaire, & à vouloir ainſi palier vos meffaits.Laiſſez cete mauuaiſe induſtrie, & vous recognoiſſez tandis qu’ilya encor lieu de grace. Le second. Sire, ſi nous eſtiõs voleurs, la cõſciẽce qui eſt plus forte que l’ame meſme nous accuſeroit deuät vous, & n’y auroit pas moyẽ de ſubſiſter en voſtre preſence, n’eſtɑ̃s point innocens ; auſſi nous n’auons as tɑ̃t d’âge & de neceſſité que la vie no* ſoit vn malin fardeau, duquel nous ayons enuie de perir volótairemẽt. L’EMP. Vous vous endurcirez tɑ̃t en voſtre mal, qu’il n’y aura plus moyẽ d’obtenir pardon, auiſez vous, & ne faictes point tant les ſuffiſans, car nous ſçauõs le moyé de rabatre tels art fices & de plus grands. Le IEVNE. Sire, l’aparẽce de noſtre fortune vous doit oſter l’opinion de l’intereſt que vo* auez en la perte du Chryſofore, qui eſt ſi peu quand il ſeroit tout perdu, qu’il ſ’en peut recouurer vn autre, & meſme cet tuy là peut eſtre trouué : mais le mal qui eſt fait à des innocés ne peut eſtre reparé, voſtre equité y pouruoira. L’EMP.Voici de beaux diſeurs, il les faut reſſerrer, le tëps leur enſeignera à parler d’v— ne autre ſorte, pourtãt que l’on les enqueſte dili gément ſelon les voyes de iuſtice. La Fée ouit le bruit de ce qui ſe paſſoit touchât ces prisóniers, & ſçachât que c’eſtoiét ces ieunes eſtrangerstät accomplis qu’elle auoit eus à la fontaine, voulut preuoir à leur fortune, parquoy en haſte ellevirit vers l’Empereur. Ainſi qu’elle entroit en la ville on ramenoit le Chryſofore, qu’vn valet de charbonnier auoit trouué au long de la foreſt, & l’auoit redreſſé ayant veu la couuerture qu’il co gnoiſſoit.La Fée ſe haſtoit d’aller & rencótrales Fortunez qu’on remenoit en priſon, elle ſ’ad dreſſa aux ſergens, leſquels ayant priez remene rent les priſonniers à l’Empereur, qui eſtoit cncor au lieu meſme où il les auoit interrogez, il fut eſbahy de voir la Fée venir auec ces ſergēs, il penſoit qu’elle euſt quelque plainte à faire contre ces eſtrangers, mais il changea d’opinion quand il l’a vid en humble ſuppliāte le requerir : Sire, ie vous ſupplie ayez compaſſion de ces ieunes gens eſtrangers, ne faictes point de tort à voſtre reputation en les offençant. Leuez-vous ma couſine, dit l’Empereur, tout eſt voſtre, ie feray tout ce que vous voudrez. Donnez les moy, dit-elle : Ie le veux, dit l’Empereur : Mais dequoy les cognoiſſez-vous ? Elle raconta à l’Empereur leur arriuee à la fontaine, & ce qui ſ’y paſſa ; & comme elle faiſoit ce diſcours, il entra vn Prince qui vint prier l’Empereur d’apaiſer cet affaire, pource que le Chryſofore eſtoit trouué, la prudence de l’Empereur fut de conuertir tout en ioyeuſe rencontre, ne laiſſant toutefois de menaſſer en particulier le Receueur, luy remonſtrant ſa faute, inconſideration & negligence.