Le Voyage du centurion/Deuxième partie/Chapitre II

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L. Conrad (p. 227-256).

II

BEATI IMMACULATI IN VIA


ARGUMENT. — L’IMPATIENCE DE CONNAÎTRE GRANDIT EN MAXENCE. — MAIS LE SECRET DES CHOSES ESSENTIELLES APPARTIENT AUX CŒURS PURS ET LA SÛRE MÉTHODE POUR CONNAÎTRE LE VRAI EST D’ÊTRE MEILLEUR. — LIBÉRATION DU PASSÉ QUI ENTRAVE LE LIBRE ESSOR DE MAXENCE. — LA MAISON EN ORDRE. — SIGNE DE LA CONTRADICTION DANS LA LIBERTÉ HUMAINE ET LA GRÂCE DIVINE.



PARFOIS, vers le déclin du jour, la cloche d’un village lointain se fait entendre jusque dans les vallées les plus secrètes. Alors le laboureur s’arrête et, considérant l’immensité, il sent un froid mortel glacer son cœur. Car ce ne sont pas les lents coups d’encensoir de l’Angélus qu’il a perçus et l’airain a perdu cette longue vibration épandue en nappes sereines au-dessus des campagnes. Mais la cloche, au contraire, frappe à coups pressés, et à chaque coup retenant son élan, suspend le son bref, martelé dans l’espace immobile. La peur est suspendue au-dessus du monde, les voiles du soir se font plus lourds, la lugubre cadence ne cesse pas : c’est le tocsin. Et voici que tous les hommes de la terre fouillent du regard le sombre horizon, afin d’y reconnaître la lueur de quelque sinistre. Une ferme brûle dans un bourg, la flamme est quelque part, dans la nuit… Levons-nous, allons vers la douleur et vers la mort…

Ô Maxence, quel est donc en toi cet appel qui te glace ? Je t’ai vu frissonner dans la nuit. Je t’ai vu dans les veillées sanglantes, tandis que la mort te frôlait. Je t’ai vu parmi les décombres de ton âme, et ton cœur s’est arrêté de battre dans ta poitrine. Ô mon frère, cesse de pleurer devant l’horizon qui se tait. Le tocsin a retenti au fond de toi. Prends ton bâton, et marche vers ta douleur…


Une heure du matin. Maxence se dresse, à même le bain lunaire. La molle clarté ne suffit pas. Le paysage est incompréhensible, car l’on est arrivé là, à la nuit tombée, et la disposition même du camp reste mystérieuse. D’ailleurs, où sont ces hommes ? Nul ne le sait… Quelque part, en Adrar, très loin peut-être de ce Nijan, au nom tant désiré… Le chef a donné l’éveil. Encore ensommeillé, il titube au milieu des chameaux, agenouillés de tous côtés, et parfois l’un d’eux, qu’il a dérangé dans son rêve sans fin, gargarise un long cri lamentable… Combien n’en a-t-il pas vécu, Maxence, de ces heures incertaines de la nuit, où le cœur est vide, et ne souhaite plus qu’un éternel repos ? Alors, on se sent lâche et courbé, le traître désir survient, de quelque douceur en la vie… Mais non ! la flamme dans cet homme n’est pas morte, le dur aiguillon de la fièvre n’a pas encore cessé de le mordre. À peine le départ est-il donné, c’est fini. Maxence hume l’espace endormi, toute la profondeur éventée le pénètre, son esprit s’ouvre immensément devant la nuit.

Ils vont tout droit, sur les plaines sans routes, l’avant-garde en pointe, avec les guides. Puis le chef, seul, est signalé par la hauteur prodigieuse de son dromadaire blanc. Et parfois, du claquement de langue qu’il faut, il met au trot le monstre glissant bien sur le tapis des herbes jaunes. Les étoiles, une à une, se lèvent vers l’horizon oriental, tandis qu’à l’autre bord, la lune s’enveloppe dans les brumes du couchant. Ils vont tout droit, dans le vent froid, dont le frissonnement s’est levé en même temps que les ténèbres totales descendaient sur la terre. Et c’est l’heure mortelle où la lune est couchée, tandis que tarde encore le soleil… Voici l’aube enfin, et voici la lumière victorieuse et l’embrasement, en un instant, de toute la terre. Autour des voyageurs, il y a des nappes de petites graminées dont les chameaux sont gourmands. Les peaux de bouc sont pleines d’eau. On s’arrêtera donc ici, en attendant que de nouveau la nocturne fraîcheur ouvre la route.

La journée, comme un fruit tardif, sera lente à mûrir. Ah ! que cette longue patience s’accorde mal avec l’ardeur d’une âme qui ne peut plus attendre ! Que Maxence se recueille dans l’ombre chaude de sa tente, qu’il promène son ennui sur la terre tremblante de lumière, il a la certitude que l’effort de sa méditation sera stérile, et déjà l’amer regret est en lui de ces heures qu’il ne saura pas employer. Ô Dieu ! voyez-le : il étouffe, il va mourir, il brise contre l’obstacle son effort impuissant, comme une guêpe en été s’acharne sur les vitres de sa prison. Il voudrait… Mais non ! Plus rien à faire, il est au bout de sa pensée, il est au bout de l’espérance, dans la sueur de l’interminable agonie. Voici le terme du voyage, et l’échec, à tout jamais consommé, de cet esprit !

À tout jamais ? Peut-être non ! Mais que Maxence n’espère rien de lui tant que les souffles du ciel ne l’auront pas lavé de toute l’impureté des hommes. Aussi longue sera la séparation d’avec les purs, aussi longue sera en lui l’agonie de l’esprit circonscrit dans l’espace étroit. Il est au seuil de ces royaumes réservés à ceux-là dont le cœur est intact et que la laideur du monde n’atteint plus. Ô beaux royaumes de l’Intelligence, qui ne souffrez que les âmes transparentes des saints, belles régions que ne connaîtront même point ceux qui sont purs et sages selon le monde, et qui ne voulez que les purs et les sages selon le Ciel, jardins sublimes dont les bons sont chassés et qui n’accueillent que les parfaits, heureux sont les hommes qui vous ont aperçus de cette vallée profonde où nous pleurons, heureux et bienheureux, ceux qui vous ont désirés dans l’innocence et dans la force de leur âge !

Maxence à cette heure le savait : il y a une hiérarchie entre les âmes. Et d’abord il y a des pensées viles — pour les cœurs mauvais. Et puis il y a des pensées belles, mais faciles, il y a de pauvres, de misérables satisfactions spirituelles pour ces cœurs qui ignorent profondément le mal, mais ne se nourrissent que de vertus ordinaires. Mais quels sont ceux-ci qui s’avancent, portant leurs cœurs au-devant d’eux, comme des flambeaux ? Ce sont les héroïques, les affamés de la vertu, les assoiffés de la justice. Certes, ils se sont gardés des chutes grossières. Mais ils jugent que c’est peu. Ils veulent cette pureté essentielle qui est l’entrée dans l’intelligence supérieure. Car tout est lié dans le système intérieur de l’homme, et la lumière profonde de ce qui est vrai manquera toujours à qui ne se sera point fait un cœur de cristal. Et Maxence lui-même, où est-il ? Hélas ! qu’il se sent loin de la Sagesse ! Qu’il se sent séparé de ces guides célestes de la connaissance unique ! Qu’il trouve aride et désolée la route de son exil et de sa peine !


Il est trois heures. Le soleil est haut encore, il accable de ses feux la terre calcinée, et l’air de la fournaise consomme tout ce qui est liquide, la salive avec la sueur humaine, et l’huile intérieure dans les jointures des membres. N’importe ! on partira. Maxence ne peut plus attendre. C’est une grande affaire qui l’appelle là-bas. Debout, les amis ! Suivez cet homme que ronge un amer souci, et ne vous plaignez pas ! Si vous saviez la flamme qui dévore sa poitrine, c’est de lui et non de vous que vous auriez pitié !

On marche, on marche longtemps… La nuit se passe… On marche toujours… Le soleil de nouveau jaillit de la terre lointaine… Mais des arbres apparaissent. Une molle dépression a rompu la monotonie du désert. De très vieilles ruines sont à la lisière d’un bois. Est-ce un rêve ou bien l’un de ces mirages qui déçoivent si souvent les coureurs des sables ? Non, Maxence est simplement à Douerat, où ses chameaux pourront à l’aise remplir leur panse et boire, plusieurs jours durant, une ombre bienfaisante.

À peine les ordres sont-ils donnés pour l’installation du camp, le chef s’éloigne et il va s’asseoir sur les ruines, à la lisière du bois. De sombres légendes, qu’il connaît bien, se rattachent à cette ville très ancienne. Mais il n’a pas le goût d’y songer. Car une autre légende vient de s’éveiller au plus profond de lui-même, une autre histoire, si belle qu’elle ne peut pas être…


Là-bas, dans le pays de cet homme, il y a des maisons de paix et de prière, et dans ces maisons, à tout jamais fermées au bruit du monde, s’écoulent des vies humbles et silencieuses. Des gens vont et viennent, occupés à d’honnêtes travaux, et leurs calmes regards reflètent des consciences sans tache. À les voir, on reconnaît tout de suite de bons travailleurs, penchés tout au long du jour sur la tâche humaine que Dieu leur a mesurée. Mais regardez-les mieux : ces gens sont des chrétiens. On les croit sur la terre, mais leur conversation est dans les cieux. On les croit parmi les hommes, mais ils ont société avec leur Dieu. Si humbles soient-ils, ils sont pourtant dans la douce intimité des Anges, et plus grands que les Anges puisqu’ils peuvent à chaque jour aimer mieux, puisqu’ils peuvent monter sans cesse dans la Foi et dans l’Espérance. Leurs âmes sont des lacs tranquilles où les Personnes Divines aiment à se pencher. Et l’on voit sur le front la Colombe de l’Esprit, parce qu’ils ont su se garder dans l’innocence et dans la paix. Ceux-là ne cherchent plus la griserie du voyage, parce que cette terre est trop parfumée, où ils se sont arrêtés. Ceux-là ne navigueront plus sur les mers mauvaises, parce qu’ils ont trouvé le port et que l’ancre a été jetée dans l’incomparable béatitude. Ô merveilleuse apparition ! Cela est-il possible ? Cela peut-il se dire dans la langue des mortels ?

Mais voici maintenant le voyageur. Le voici, lancé à travers le monde, à travers le péché. Il est avide des choses nouvelles. Il rôde en cercle, autour des champs de la terre, le regard oblique, la bouche amère. Il fuit ! Il fuit son âme, l’âme immortelle et divine qui est en lui, il fuit son âme, créée pour l’amour, son âme plus belle que le septième empyrée… Cependant, dans cette course affreuse, il s’arrête, il considère la route de sa condamnation, il a peur…

« Non, dit une voix obscure au fond de lui, il n’est pas possible que la vie soit là, dans cette rancœur, dans cette amertume immense de la conscience mauvaise. Il n’est pas possible que la vraie route soit celle-ci qui ne mène nulle part, ni que les saints ne prévalent pas contre nous… »

« Heureux, dit encore cette voix, heureux ceux qui sont immaculés dans la voie, — dans la voie qui est droite, et non oblique, dans la voie qui est la plus courte, et non dans celle-ci qui sinue à travers les apparences et qui ramène éternellement au même point. »

« Assez ! répond le voyageur. Je souffre sur la terre ennemie, mais je ne veux pas de vos consolations. Car je suis avec les hommes et non avec les Anges, et je n’ai de désir que de ce qui respire mon image. »

— Ce n’est pas vrai, reprend la voix, tu n’as de désir que de Dieu, car la connaissance de Dieu est ta part, et, comme l’abeille, dans l’été, distille le miel, comme la fleur sécrète en elle le parfum qui lui est propre, ainsi ta fonction est de contempler, avec des yeux d’amour, l’impérissable.

— Laissez-moi. Je suis bien ainsi. Les larmes des hommes sont belles, et leurs paroles suffisent à mon amour.

— Les larmes, ô voyageur !… Mais non pas toutes les larmes. Les larmes qui sont belles, tu ne les connais pas, parce que ce sont les larmes de l’espérance. Vois cet homme qui soupire aux pieds de son Dieu. Lui aussi, il est inquiet, mais c’est de la perfection ; lui aussi, il gémit, mais c’est de son exil. Lui aussi, il porte sa peine, mais c’est de ne pouvoir atteindre la plénitude de la beauté intérieure. Aussi sa vie est-elle comme le rejaillissement perpétuel de la sève dans le bourgeon multiplié, et la glorieuse ascension vers le plus haut ciel.

— Oui, cet homme est le plus grand des hommes et misérable auprès de lui est le stoïcien, à tout jamais enfermé dans cette prison qui est lui-même. Mais que ferai-je pour sortir de cette mortelle langueur où je suis, et pour m’élever au-dessus des campagnes de la terre ?

Et la voix dit :

— Rien par toi-même. Tes pieds sont rivés au sol. Ce n’est pas toi qui te donneras des ailes, et tu es enfermé de toutes parts par la terre finie, dans le chiffre de la connaissance élémentaire. Mais voici venir Celui qui t’a promis la vie, il arrive pour dénouer les liens de ta captivité. Écoute, ô malheureux, les paroles de la délivrance. Envole-toi, fière colombe, rendue à son azur, envole-toi vers ce cœur percé de la lance, qui a saigné pour toi. Veille et prie…

Alors le voyageur s’arrête. La peine l’étouffe, le regret, il ne sait quelle vague nostalgie, l’obscur remords. Et la même plainte monte à ses lèvres, la même plainte, inlassable et monotone, remonte en lui :

« Ô mon Dieu, puisque Vous m’avez mené jusqu’ici pour me faire entrevoir Votre Visage, ne m’abandonnez plus. Manifestez-vous enfin, puisque Vous seul pouvez le faire et que je ne suis rien. Comme Vous avez montré à Thomas Vos plaies sanglantes, envoyez-moi, mon Dieu, le signe de votre Présence… »

Or, voici ce que répond le Maître du Ciel et de la Terre :

« Tu me cherches, et je suis là, pourtant, dans ce dégoût de toi-même qui t’est venu, dans cette lourdeur de ton âme captive, et jusque dans le cauchemar affreux de tes péchés. Mais comment me reconnaîtrais-tu, moi qui suis vrai, au milieu de tant de mensonges où tu te complais encore ? Comment comprendrais-tu mes Paroles, qui sont la Paix, toi qui vis dans l’aigre dispute, et dans la discorde et dans la révolte de ton corps, dressé contre ton âme, dans le sifflement de la rage impuissante ? Rappelle-toi, pauvre enfant, cette ville où tu vivais, rappelle-toi… »


Maxence cache son visage entre ses mains. Il revoit le carrefour auprès des portes, et les globes de lumière, et le Prince du monde, qui était là, avec sa figure verte, grimaçant derrière les tilleuls. Lui-même, il parlait, il parlait intarissablement, comme un homme saoul, et des gens parlaient aussi, qui avaient mis de beaux habits propres sur leur immense saleté, de faux élégants, de faux joyeux, de faux intelligents, des demi-malins qu’on aurait crevés avec une parole forte, des messieurs très contents d’eux-mêmes, mais qui se seraient effrités instantanément, et volatilisés sur l’heure, si l’on avait dit auprès d’eux un seul petit mot qui fût vrai. Et la jouissance était la divinité de ce carrefour, la jouissance acharnée, la jouissance plein la gueule, jusqu’à étouffer, par devoir…

« J’aime, dit Dieu, la maison qui est en ordre. J’aime que toute chose soit en sa place et je n’entrerai pas sous ce toit, avant que tout n’y ait été préparé pour ma venue. Un homme, dit mon Fils, fit un grand souper et invita de nombreux convives. Et à l’heure du souper, il envoya son serviteur dire aux invités de venir, parce que tout était prêt. — Mais dit-on à l’hôte de venir avant que tout ne soit prêt ? »

Quia parata sunt omnia… Maxence, les larmes aux yeux, entrevoit ce juste, qui est simple et vrai devant son Dieu. Rien n’est caché en cet homme. Il n’est point une heure de sa vie qui soit impure, parce que son Maître l’a reconnu et qu’il l’a fait sortir des langueurs du péché. Et lui, il dort tranquille, sous la protection des Anges du Ciel. Et s’il vient à s’éveiller, il est joyeux encore, parce que déjà l’action de grâces est sur ses lèvres et que les paroles de la prière lui sont plus douces que le miel. Le voici au matin : il ouvre ses yeux à la lumière créée, et comme toutes les choses créées autour de lui, il a confiance et il sait que la bénédiction du Créateur est sur son front. Ô joie ! Ô sereine et bienheureuse harmonie ! Il glorifie Dieu dans l’exultation de l’éveil universel. Parce que ce corps lui a été donné, afin qu’il fût le temple de l’esprit, et que lui-même, il ressuscitera dans la gloire promise par le Sauveur. Parce que cet esprit lui a été donné, afin qu’il eût le commandement sur la matière organisée. Tout est un en cet homme. Chaque chose est en sa place ; ses membres, sa chair et son sang sont sous la dépendance de la pensée, et la pensée elle-même est sous la dépendance de Dieu, s’élevant vers lui avec une grande facilité, — car tout ce qui est visible appartient à la bête, mais à l’homme il est donné de dépasser le cercle des apparences et de déchirer l’azur du ciel fini.

Mais au contraire, voici le blasphémateur. Il est semblable à ces réprouvés que Dante condamne au supplice de la poix :

Non far sopra la pegola soperchio…


lui crient terriblement les démons. «Tâche de ne pas t’élever au-dessus de ce bitume… Reste dans la matière pesante, dans cette boue inerte qui t’étouffera… Reste dans cette chose qui n’a plus nom de vie, mais au contraire elle a déjà l’horreur de la mort éternelle ! » Le malheureux a peur, il fait des rêves de démence, il est traqué de tous côtés par l’épouvante et la fureur. Son sort sera de s’agiter désespérément dans son bourbier. Il ne saura plus quoi inventer, il ira de mensonge en mensonge, toujours plus assuré de lui-même aux yeux du monde, toujours plus lâche et plus tremblant au regard de lui-même. Et quand l’heure sera venue de rendre compte au Juge, on le verra se tordre sur son grabat, en criant immensément : « J’ai peur… j’ai peur… » Mais il sera trop tard, et l’arrêt sera prononcé pour l’éternité.

« Je veux, dit Dieu, que ta maison soit en ordre, et que d’abord tu fasses le premier pas. Je ne me donne pas à celui qui est impur, mais à celui qui fait pénitence de ses fautes, je me donne tout entier, comme mon Fils s’est donné tout entier.

— C’est une dure exigence que la vôtre, ô Seigneur. Ne pouvez-vous d’abord toucher mes yeux ?

— Ne peux-tu donc me faire crédit un seul jour ?

— Vous pouvez tout, Seigneur !

— Tu peux tout, ô Maxence. Voici que dans tes mains mortelles, tu tiens la balance, avec le poids juste et le contrôle infaillible. Je t’ai libéré du joug et de l’aiguillon. Je t’ai fait plus grand que les mondes, puisque je t’ai donné commandement sur le Paradis qui est plus grand que les mondes. Or, tu me remercies de la lumière du soleil que je t’ai donnée. Mais tu ne me remercies pas de ce don plus précieux que le soleil et tout le tableau de la nature. Tu ne me sais pas gré de cette immense dignité où je t’ai mis. Et pourtant il n’est rien que j’aime comme de voir cette tête libre et fièrement secouée devant le ciel. Ô Maxence, il n’est pas de bornes à ta liberté que mon amour. »

Et le soldat, descendant en lui-même, écoute la voix du Seigneur dans le désert. Ô abîmes de la contradiction ! Royaumes mystérieux de la sagesse ! Le Fils de Dieu a répandu son sang pour ce Maxence. Pour Lui, Il a été flagellé et couronné d’épines. Il a porté la Croix immense de ses péchés. Pour lui, son Cœur a été percé de la lance. Un jour, pour ce pauvre voyageur, et pour tous les voyageurs sur cette terre, Il est descendu du septième ciel, Il a quitté le trône de lumière où Il reposait avec le Père, Il a montré à cet homme Ses Mains sanglantes, Il a été le médiateur, l’anneau divin entre le ciel et la terre, Il a été le gage de la nouvelle et de l’éternelle alliance. Et cependant les cieux sont fermés pour Maxence. Il n’a pas la possession du royaume de la Grâce qui est à lui, et c’est en vain que le sacrifice a été consommé sur le Calvaire ! Mais quoi ? ce Jésus, qui a fait les mondes, et la terre avec les campagnes, et ses fleuves et ses forêts, et la lumière et le déroulement des saisons, certes, Il est venu parmi nous, mais Il ne nous a pas convertis. Des hommes ont vu le tombeau de Lazare ouvert, et ils ne sont pas rendus. Des hommes ont vu Dieu, et ils n’ont pas cru ! Et certes, Il a multiplié les pains et Il a donné à manger aux multitudes. Mais quand Il a dit : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui », ses disciples ont haussé les épaules, et ils se sont détournés de Lui, disant : « Cette parole est bien dure, et qui peut l’écouter ? » Ô mon Dieu, ceux qui ont bu vos paroles, ceux qui ont touché votre robe, ceux qui, en un jour réel, entre un matin et un soir, ont entendu dans le temps ces paroles-là, ils n’ont pas été enchaînés, et ils se sont retirés de Vous, qui disiez ces mots seuls qui ne passeront jamais ! Des hommes ont vu le Corps divin qui allait ressusciter dans la gloire et remonter au ciel pour l’éternité, des hommes vivaient et respiraient, pendant ce jour entre tous les jours, où les mondes tremblaient dans l’attente de la Rédemption. Et Celui que les siècles païens avaient désiré ne cessait pas d’être le signe de contradiction dont parle l’Évangile. Car il fallait que « le monde fût divisé à son sujet ».

Oui, Seigneur, Votre disciple bien-aimé avait raison : il faut que le monde soit divisé à Votre sujet, et que l’esprit ne soit point asservi, mais libre et profond et tout entier donné. Il faut que le don de nous-mêmes soit entier. Il faut que l’amour soit en nous, pour que nous recevions l’Amour. Certes, ce que Vous demandez est difficile, ô mon Dieu, et Vos exigences sont bien lourdes. Et il y en a beaucoup qui ne demandent pas mieux que de Vous suivre et qui sont tout prêts à Vous faire des concessions. Mais enfin c’en est trop : il vient une heure où la raison se révolte, et nous-mêmes qui Vous avions écouté avec patience, nous sommes forcés de nous retirer : ces paroles sont trop dures et nous ne pouvons les supporter.

Nous retirer ? Mais non ! Nous ne le pouvons pas. Où irions-nous, Seigneur ? Vous seul avez les paroles de la vie éternelle. C’est donc que notre cœur est encore trop petit. C’est donc que nous n’avons pas encore mérité de Vous connaître. C’est donc que notre don n’est pas encore sans partage. C’est donc que nous ne sommes pas prêts…


Maxence, après la longue journée, se dresse dans le soir. Au ciel est l’océan bleu de la miséricorde. À l’Occident est la lumière naissant d’en haut. À l’Orient est la Promesse de la résurrection d’entre les morts. Entre l’Orient et l’Occident est l’homme, l’homme de douleur et de désir, entre aujourd’hui et demain, entre la lumière qui est et la lumière qui sera… Ah ! tout ceci est trop beau ! « J’ai soif du renouveau, dit cet homme, j’ai soif de vivre enfin. Voici ! L’heure est venue de revêtir l’habit des noces, et de rentrer dans la maison, parce que je sais qu’il y a autre chose que moi-même et que toi-même, parce que je sais qu’il y a Lui, et que Lui ne peut pas se tromper. Il y a Lui, qui n’est ni moi, ni cet homme, ni cet autre, et qui est pourtant une Personne, une Personne infinie, mais différenciée, une Personne invisible et pourtant réelle, et la seule en vérité qui soit réelle. L’heure est venue d’ouvrir immensément notre cœur, parce que le Seigneur Jésus a parlé, et quel homme a jamais dit ce qu’il a dit ? J’entends les paroles étonnantes, j’entends le Verbe éternel. Comment y croire, et comment n’y pas croire ? Le oui est difficile, mais le non l’est bien plus… Le oui est difficile ? Mais c’est Vous-même, Seigneur, qui l’avez dit. Vous avez prévu ma faiblesse. Ah non ! Rien n’entrera dans ce cœur dur, tant que le mal du monde sera en lui, — et peut-on, en vérité, servir deux maîtres à la fois ? Je me laverai, Seigneur, aux sources du salut, et je croirai. Je serai vrai, et j’aurai le vrai. Je détesterai ce passé qui me brûle, je le déteste déjà de tout mon cœur, ô mon Dieu, puisqu’il le faut pour Vous connaître. Ô joie ! Je sens déjà le rafraîchissement de la vie nouvelle. L’esprit qui est en moi s’est échappé des lacs du chasseur. Il est libre, il remonte facilement à la surface, comme le liège, qu’une main libère au fond du vase, et qui flotte avec aisance au milieu des bulles légères. Il est libre d’être à Vous, s’il Vous plaît de le prendre. Il est libre sur les eaux supérieures, sur les eaux éternelles qui ont été séparées de la corruption terrestre. Ô joie ! ô paix, ô fraîcheur délicieuse ! »

Ainsi chantait Maxence, en revenant vers les hommes noirs qui le servaient. — Ah ! si un prêtre s’était dressé devant lui avec le geste qui pardonne, peut-être ce soir-là… Mais non ! Les mots de la rémission ne seront pas dits. Maxence est seul, nulle aide ne lui viendra des hommes.

« Veux-tu être guéri ? » demande Jésus à l’homme qui est malade depuis trente-huit ans. — « Oui, Seigneur, répond-il, mais je n’ai personne qui, lorsque l’eau s’agite, me jette à la piscine. » — Je n’ai personne ! Et certes, je veux guérir, — mais je n’ai personne, et ma voix s’est perdue dans le désert. — Que fais-tu, infortuné, près de la fontaine de Bethsaïda ? N’as-tu pas reconnu le Maître ? Vois donc : ton aveu, ton regret lui suffisent, et déjà la parole qui sauve est prononcée : « Lève-toi et marche ! »…

Ô mon Dieu, daignez voir cette misère et cette confiance. Ayez pitié de l’homme qui est malade depuis trente ans !