Le Voyage du centurion/Deuxième partie/Chapitre III

La bibliothèque libre.
L. Conrad (p. 257-288).

III

LE TEMPS DES LYS


ARGUMENT. — MAXENCE RETROUVE LES MAURES. — TABLEAU DE SA VIE À OUADDAN. — LES VAINQUEURS ET LES VAINCUS. — « NOTRE PÈRE. » — VERS LE SACRÉ-CŒUR DE JÉSUS. — LE DÉSIR D’UNE NOURRITURE SUBSTANTIELLE. — LA FOI ET LES ŒUVRES. — LE SOLDAT S’AGENOUILLE.



CEPENDANT, les courriers ne cessaient pas d’annoncer que d’importantes opérations de guerre auraient lieu vers la fin de l’année. « Mettez vos animaux en état, écrivait à Maxence le gouverneur de l’Adrar. La rentrée de l’impôt s’est normalement effectuée, mais après les fatigues qu’ont imposées à votre troupe la mauvaise volonté de Sidina et la recherche des pâturages dans la zone désertique, où il vous avait entraîné, j’estime que votre unique préoccupation doit être de donner à vos chameaux le maximum de repos et le maximum de nourriture. D’ailleurs, la saison est trop avancée pour que vous puissiez songer… » Un jour, Maxence fit appeler les guides et ceux des chefs de goums qui connaissaient le mieux la région. On causa. Sur la natte s’étalaient les grandes feuilles blanches où étaient inscrits au crayon les noms des puits et les lignes rouges des itinéraires… « J’irai à Ouaddan », dit Maxence, et il donna les ordres pour le départ du lendemain…


La distance n’est pas grande de Douerat à Ouaddan. Maxence met cinq jours à la franchir. Le sixième jour, il fait installer son camp, il jette l’ancre pour deux mois. Le voici parvenu à l’une des bornes du désert. Ici, il y a encore les immenses champs de hâd où les chameaux boivent le soleil. Au delà, les sables vierges, les immensités sans eau, les plaines de l’interdiction, la mort. « Cet endroit me plaît, dit le chef, c’est la terre de midi, c’est la terre qui convient à l’août altéré. Elle est conservée sous sa cloche de verre. Et certes, rien n’est plus desséché que ces curieuses fleurs du désert. Mais on sent qu’un peu d’eau les tuerait. Il faut qu’elles craquent sous la poussière du jour… Salut, ô terre de ma maturité, terre de l’été et de la plénitude intérieure ! Salut, herbes du promontoire le plus extrême de la vie ! Salut, derniers témoins de la respiration de la terre ! Salut, sables de l’Occident que nous ne connaîtrons jamais !… »


De longues journées de paix commencèrent pour Maxence. Depuis qu’à Douerat il avait entrevu la loi de son progrès intérieur, une confiance sereine était en lui, une surabondance de joie mystérieuse gonflait son cœur. Le matin, de bonne heure, il quittait sa tente, il marchait longtemps dans l’espace libre, ne ressentant que la force de sa jeunesse et la pleine possession de lui-même. Et parfois, avant de regagner le camp, il s’arrêtait auprès des puits. Trois ou quatre Maures tiraient de l’eau en poussant des cris rauques. Des chameaux étaient là, qui buvaient, et l’on n’entendait plus que les appels des bergers. Maxence fermait les yeux, étourdi par la marche et le soleil, par toute la vie profonde et pure et sérieuse qui le ceignait. Il oubliait en un instant toute la laideur du monde qu’il avait connu. Rien n’était plus autour be lui que la noble simplicité des nomades, une parfaite distinction, une douceur pastorale, ce jaillissement original de la vie que tous les intimes de l’Afrique ont connu…

Rentré sous sa tente, le jeune chef se livrait aux travaux de son commandement, soit qu’il rédigeât quelque rapport, soit qu’il tînt audience, soit qu’il administrât en quelque manière le territoire sur lequel il avait délégation de l’autorité. Mais les heures de l’après-midi étaient les plus douces ! Alors il buvait le long silence des siestes, et la Parole de Dieu inscrite dans l’ostensoir du ciel. Quelle force pourrait donc empêcher la réalisation de la promesse ? Pauvre de toute pauvreté, plus nu qu’un ver, Maxence ressentait pourtant, il ressentait déjà le riche plaisir de la possession, dans la mesure, par exemple, où les âmes du Purgatoire possèdent Dieu, par le désir torride qu’elles en ont. Et certes toutes les peines et toutes les joies du Purgatoire étaient celles de cette âme consumée dans le bienheureux tourment de Dieu. Tout le feu qu’elle endurait, ce mal horrible de la terre qui seul la séparait du Ciel, et tout le poids de son exil, et toutes les flammes de l’Afrique, c’était le lieu de son attente et de sa purification. Mais déjà un certain bonheur était en lui, parce qu’il s’était détourné des voies communes, des voies sans nul espoir où gémissent les lâches et les médiocres, et qu’il voyait Jésus du fond de ses ténèbres, Jésus non possédé, mais désiré.

Et parfois, il prenait dans ses mains de fièvre les Évangiles. Alors cette clarté de Jésus se rapprochait. Il lisait, il ne voyait que le doute et la contradiction. Et puis, à point nommé, le mot divin éclatait, si fort, si serré, si net que Maxence en tremblait de tous ses membres, — si dur parfois aussi, ô mon Dieu, puisqu’il faut bien redire encore le mot de Vos disciples, oui, si dur et si dru, si vrai et si profond, qu’il emporte à tout jamais la misérable discussion humaine, — si dur, parce qu’un Dieu parle, si doux, parce qu’un Homme parle, si dur et si doux, d’un si ferme et flexible acier, d’une matière si forte et si simple, que rien ne peut plus satisfaire après lui… « Ah ! la beauté n’est rien, disait Maxence, mais qu’elle vienne de si loin, qu’elle soit si étonnante, qu’elle porte à tel point en elle l’empire des choses célestes, c’est cela qui est tout. Je crois que c’est mon frère qui me parle, et c’est Jésus transfiguré qui vient de quitter Élie sur le Thabor. Je crois que c’est un pauvre, couvert de boue et de crachats, qui paraît, et c’est le Roi du Ciel dans toute sa pompe incomparable ; que c’est mon ami qui est là, qu’il est semblable à moi, — et c’est Celui qui a fait les mondes et tous les Anges du Ciel viennent Le servir. »

Cette histoire incomparable qu’il lisait, Maxence comprenait qu’elle achevait toute l’histoire humaine, qu’elle fermait le cycle, qu’elle disait tout, depuis la naissance de l’homme jusqu’à sa mort et jusqu’à l’avènement définitif de Jésus dans la gloire, — histoire qui a été dans le temps par l’humanité de Jésus et qui est en dehors de tous les temps par sa divinité. Là il se sentait dans le centre, dans l’unique articulation du monde, au nœud même du drame, entre la chute et le Jugement. Tout est arrêté, tout est clos, les comptes sont faits et bien faits. La justice s’achève dans la miséricorde. À l’homme, il faut Dieu : Jésus le donne en se donnant. À l’humanité sainte, il faut la sainteté : Jésus la donne en paraissant. Toute continuité est rétablie. Jésus est l’équilibre du monde. Il est l’accomplissement de tout ce qui est humain et de tout ce qui est divin. Il est l’anneau qui manquait, l’anneau de l’ancienne et de la nouvelle alliance. Il est la rencontre de l’homme avec Dieu, la rencontre unique d’où a jailli l’étincelle de la charité. Car sans Jésus, c’est-à-dire sans médiateur, il n’y a pas de mouvement de l’homme à Dieu, donc pas de charité. Et avant Jésus, il y a les corps et il y a les esprits, mais il n’y a pas la charité. Et depuis Jésus, il y a les corps et il y a les esprits qui sont infiniment loin des corps, et il y a la charité qui est infiniment loin des esprits. Jésus, étant la possibilité de Dieu pour l’homme, a donné tout ce qui était nécessaire. Il a été la satisfaction totale, parce qu’Il a satisfait à Dieu et qu’Il a satisfait à l’homme. Jésus est tout ce qui manquait.

Parvenu en ce point, Maxence laissait retomber le livre. « Ah ! qu’il doit être doux, s’écriait-il, de lire l’Évangile en, chrétien ! » Cri profond, le plus sincère, le plus douloureux qu’il ait poussé ! Lire en chrétien, c’est-à-dire tout autrement qu’il ne lit, connaître en chrétien, c’est-à-dire connaître tout autrement qu’il ne connaît. Il est passé de l’ordre du corps à l’ordre de l’esprit, il reste encore l’ordre de la charité, — mais là il faut Jésus lui-même, non plus dans Sa Parole, mais dans Sa Chair, non plus dans Son Souvenir, mais dans Sa Présence. Il est passé de l’obscurité de la matière à la clarté de l’esprit, clarté grande et magnifique, assurément. Mais il est une clarté d’une autre sorte, bien que le langage humain ne puisse la distinguer, et c’est la clarté de la charité. Maxence voit des choses saintes dans l’esprit, mais dans la charité, on voit tout autrement. Alors il n’y a plus la moindre petite arrière-pensée, la moindre inquiétude, ni cette sournoise hésitation de l’homme inquiet, mais seulement la pleine connaissance pacifique, la possession sereine, la certitude béatifique. La connaissance dans l’esprit n’est pas réservée, elle est la lumière qui « éclaire tout homme venant en ce monde ». Mais la connaissance dans la charité est infiniment réservée, ce qui la met infiniment plus loin de l’esprit que l’esprit n’est loin du corps. Et Maxence lui-même était infiniment plus loin de la charité que du corps et toutes les clartés de son esprit ne valaient pas le plus petit mouvement de charité… Ah ! heureux et bienheureux ceux qui, par la grâce des sacrements, ont pénétré dans les jardins de l’intelligence surnaturelle, heureux et bienheureux ceux qui reposent dans le cœur de leur Dieu et qui se réchauffent à sa vivante chaleur, heureux, à jamais heureux ceux pour qui tout le ciel est dans la petite hostie, à la contenance exacte de Jésus-Christ !…


Un matin, avec quelques compagnons, Maxence s’aventura dans ces dunes du Ouaran qui sont au seuil du grand désert. Les pieds des chameaux enfonçaient dans le sol mouvant. Une imperceptible couronne de sable que soulevait, en caressant la dune, le vent d’est, flottait sur l’horizon vague. Maxence se sentait loin, très loin, dans un endroit qui ne pouvait pas être et qui était pourtant. Ils marchèrent une heure. Des têtes chevelues de palmiers apparurent au-dessus d’une coupole de sable. C’était une très petite palmeraie, étrangement blottie entre des murailles croulantes…

— El Hassen ! dit le guide.

Surprise ! Un vieillard était là, gardien de ces palmiers inattendus. Ce vieux captif, complètement sourd et très impotent, apporta aux voyageurs des dattes exquises et de l’eau fraîche, mais salée. Maxence, ayant mangé et bu, s’élança sur sa selle et partit droit dans l’espace déchiré devant lui. Comme un enfant qui s’aventurerait, sur une coque de noix, au bord d’une mer dangereuse, ainsi il flaire l’étendue dangereuse, fait un bond, puis, dans le vent brûlant, s’arrête. Devant lui se déploie un immense tableau d’Afrique. Vers le nord-est, le guide nomme encore Touijinit. Mais vers l’ouest, c’est l’immense déroulement sans nom, c’est la portion blanche des cartes, c’est la géographie impossible du Sahara ! L’imagination bondit de dune en dune. Elle vole, sur de rapides dromadaires, pendant des jours et des nuits sans fin, et toujours c’est pareil, et c’est le même sable et le même ciel… La gorge est altérée, on défaille de soif… Marche encore, le puits est là-bas, là-bas… de l’autre côté de l’Afrique. — Mais du moins, ô Maxence, rien n’est capable ici de détourner ton cœur de sa patrie, et rien n’arrête ce céleste regard qui se repose amoureusement au delà des mondes…

Le guide montrait une ligne de rochers noirs :

— C’est là, dit-il, que se trouve la maison du cheikh Mohammed Fadel. Elle est abandonnée aujourd’hui, à cause des guerriers du nord qui venaient la piller.

Pauvre retraite de philosophes inoffensifs ! Maxence y court, il s’arrête avec ivresse dans la demeure des hommes, il prend pied sur le rivage de la terre. Une aire abandonnée, que protège mal une muraille basse. Au fond, dans l’angle du mur, la maison ruinée, très basse et très large, — et c’est là où des hommes ont rêvé de leur Dieu intensément ! Maxence, sur les ruines, s’asseoit. Mais soudain une étrange oppression l’accable. Tout l’ennui de l’Islam est devant lui, et la servitude, et l’immense découragement, et le morne « À quoi bon ? » de ces esclaves ! Il pense :

« Je sens mieux que nous sommes les vainqueurs et qu’ils sont les vaincus. Qu’avons-nous donc de plus ? Je ne sais… Quelque chose de plus riche et de plus vrai, — la conscience de notre dignité et de notre indignité. Ces deux sentiments sont en nous, ils ne peuvent pas nous tromper et ils ne s’accordent que dans le mystère chrétien. La connaissance du prix que nous valons et de l’ordure que nous sommes, deux certitudes égales et contraires qui ne s’accordent que par Jésus. Le sentiment de notre puissance et celui de notre impuissance, l’expérience intérieure de notre force et de notre faiblesse, de notre dépendance et de notre indépendance, mais tout s’accorde dans la Grâce. Le sentiment de notre liberté et celui de notre servitude, — deux joies infinies, deux pôles de béatitude infinie entre lesquels oscille toute notre action. D’où la force du chrétien : tout compte en lui. Tous les éléments qui composent son âme s’orientent dans le sens de l’action victorieuse. — Qu’ai-je donc de commun avec vous, pauvres gens ? Que me fait votre foi, puisque vous n’avez pas la charité ? Puisque la libre explosion de l’amour n’est pas en vous et que vous n’êtes que de pauvres esclaves tremblants. Et certes vous connaissez Dieu, le Tout-Puissant et l’Unique, mais vous ne le connaissez pas dans la charité. Vous êtes dans le monde des pures idées, vous n’êtes pas dans l’esclavage de la chair, mais vous êtes dans l’esclavage de l’esprit. Que me fait donc votre louange, puisque ce vrai Dieu que vous servez n’est pas votre Père, puisque votre monde est ouvert à l’image de ce désert, et que chaque homme y est seul et désert, et que les hommes ne sont pas vos frères. Mais voici que vous faites éclater votre grandeur. Car nous, nous sommes dans la douce amitié catholique, et nous sommes dans le monde comme dans un monde fermé, parce que tous les hommes sont nos frères bien-aimés et qu’ils sont avec nous une même famille. Et lorsque nous prions, nous prions Notre Père, parce qu’il est vrai que nous sommes les enfants du même Père… Ô joie, ô grandeur infinie !… Dieu tout-puissant, Dieu saint. Dieu juste, — mais il est aussi le Père, il est Notre Père, il est le Père qui nous aime, qui a confiance en nous, qui nous veut libres et joyeux. Qui n’est pas seulement un principe, ou une idée, ou un dogme, mais qui est notre Père et notre Ami, que nous voyons et qui nous est familier, qui est Notre Père et Notre Ami et Notre Frère tout ensemble. Qui n’est pas un mot, ou une chimère, mais qui est une nourriture. Qui n’est pas le Bien, ou la Raison, ou l’Idéal, mais qui est une Personne, c’est-à-dire Jésus-Christ, le médiateur, Jésus-Christ, la Deuxième Personne, mais Dieu tout entier, Jésus-Christ, vrai homme et vrai Dieu, Jésus-Christ, Dieu de miséricorde et d’amour !… »


Cris de victoire, où se mêle, au dedans de Maxence, une secrète mélancolie. Jamais le solitaire n’a mieux connu les frères de sa pensée, et jamais il n’a plus souffert d’être séparé d’eux. Il est abandonné et il les voit dans l’humble amitié de leur Dieu. Il est au plus profond de la terre réprouvée, et il songe à l’heureuse contrée où est la bénédiction du Seigneur. Il connaît le vrai temple et il ne peut pas y rentrer ; la vraie loi, et il ne peut s’y soumettre ; le vrai sacrifice, et il ne peut y participer.

Maxence est triste de n’être pas avec ses frères, et il les considère avec amour. Voici qu’ils entrent dans l’église et qu’ils se signent, et qu’ils s’avancent avec franchise jusqu’au plus profond de la nef, car ils ont vu dans l’ombre trembler la petite lampe qui ne s’éteindra pas. Ô mystère ! Ils ne sont pas seuls, le Bien-Aimé est là, au milieu d’eux, Jésus est là, non point en image ou en symbole, mais dans son corps et dans sa chair, le Maître est là, réellement présent, qui les a reconnus et qu’ils ont reconnu. Il est là, dans l’hostie vivante, le même qui est ressuscité le troisième jour et qui est monté aux cieux où Il est assis à la droite du Père. C’est le Dieu vivant que Maxence adorera, c’est le Dieu de sa délivrance et de son amour, c’est le Dieu de son introduction dans la vie.


Maxence a le désir d’une nourriture substantielle. C’est ce pain qu’il demande. C’est de cette vérité qu’il veut se saouler. Car pour lui, il n’est pas d’autre chemin pour aller à Dieu que Jésus. Il dit que Dieu n’est pas, ou qu’il est Jésus. Il dit que Dieu n’est rien, ou qu’il est le Dieu des chrétiens, — parce que beaucoup ont porté témoignage de Lui, mais qu’il n’y a pas témoignage des philosophes et des savants. — Mais quel est-il, ce Dieu des chrétiens ? C’est Jésus, qui s’est fait connaître à nous, qui nous a tant aimés et qui a souffert pour nous jusqu’à la Croix, Jésus, fournaise ardente de charité, Jésus, qui nous a dévoilé avec amour tous les secrets de son cœur, qui est notre réconciliation avec le ciel, qui est la Preuve unique du Très-Haut, Jésus, qui est la source vraie des vertus et l’objet de la dilection de tous les saints, Jésus, qui s’est donné à nous depuis l’origine du monde et qui ne cesse pas de s’offrir en victime pour nos péchés, qui est notre raison d’être bons et d’être purs, Jésus, qui a créé le ciel et la terre et qui nous a livré son corps, Jésus, porte du ciel et désir des collines éternelles.


Maxence n’a pas d’autre raison pour aller à Dieu que Jésus, — ni d’autre raison, ni d’autre moyen. Il ne peut avoir aucune certitude en dehors de Jésus, ni d’autre désir que de Jésus. Et il ne peut avoir d’autre accès à Dieu que Jésus, Dieu lui-même, et Homme en même temps… Que cherche-t-il donc, les yeux au ciel, ce voyageur ? De belles idées ? — Toute sa vie, on lui en a servi à profusion. C’est un Maître qu’il cherche, un Maître de vérité, et pour ce Maître il changera sa vie, mais non pas pour un système ni pour l’airain retentissant des paroles. Si donc il rejette le témoignage de l’ancienne loi, le témoignage de l’Évangile, le témoignage de Paul et celui de Pierre, le témoignage des confesseurs et des martyrs, il renoncera du même coup à la possession de Dieu et il se donnera aux bavardages du monde. Mais s’il ne rejette pas le témoignage et qu’il reçoive la Parole, c’est donc à Jésus qu’il ira, c’est donc à Jésus qu’il se donnera…


Ô Dieu, ayez pitié de ce cœur encore fragile ! Seigneur, ayez miséricorde de ce pauvre ! Et certes ce n’est pas Vous qui le détournerez de la lumière. — Non ! Ce n’est pas Jésus qui détourne de Jésus, mais c’est le mal, mais c’est la chair, mais c’est la misérable attache avec le monde, mais c’est tout ce qui n’est pas Jésus. C’est tout ce qui n’est pas Vous, ô mon Dieu, qui pourra le détourner. Voyez ! Nous avons peur, parce que l’esprit est faible, parce que Vous êtes difficile, parce que les yeux mortels ont peine à soutenir Votre lumière. — Mais c’est Vous qui aurez pitié de cet errant, et c’est Vous qui le conduirez dans le sein bienheureux de l’éternelle béatitude !…


La nuit est tombée sur l’Afrique, — nuit légère, nuit sans rêves. Des hommes sont dans la nuit, qui se serrent au trot puissant des chameaux. Nul bruit, car les pieds enfoncent sourdement dans la matière ouatée du sable. Nulle parole, car la fatigue se tait avec délices. Le chef est devant, il se penche sur le cou de sa bête dont il aspire avec contentement la fauve odeur… La journée a été bonne, il a fait chaud, on a marché, on a rêvé… Mais quoi ! Cette douceur terrible, qui est venue, ce Nom béni qu’il a redit, cette bonté en lui, ce cœur nouveau qu’il a senti battre dans sa poitrine, — ce n’est pas vrai, c’est un mirage qui tente et qui fait peur ! Et voici que Maxence ne sait plus ; il est là comme un pauvre homme tremblant ; il est là comme un mendiant qui a longtemps prié et qui n’espère plus… Cet homme ne croit pas. C’est dur de ne pas croire, quand on a tout appris. C’est dur, Seigneur, quand Vous avez parlé, de ne pas croire. Mais c’est ainsi : cet homme ne croit pas, il a lassé Dieu, il n’y a rien à faire avec lui. C’est en vain qu’il élève ses yeux vers la montagne, puisqu’il ne sait ce qu’est la belle audace d’un don généreux de soi-même. Il n’y a rien à faire avec ce lâche !

La veille s’achève, et Maxence tremble…


Il advint que, vers le même temps, ce soldat eut fantaisie de visiter le puits de Meïateg, car nul Français n’avait poussé jusque-là et le nom même manquait sur les cartes. Un matin donc, vers dix heures, il arrivait dans un vaste espace dépouillé, et une sorte de pellicule sur le sol craquait sous les pas des chameaux. Sur la gauche était une dune, un vague buisson. Lieu tragique, nature ennemie ! Les ouvertures noires des puits disposées en demi-cercle étaient proches. Maxence sentait l’inquiétude d’un de ces éternels recommencements, — recommencements des choses et recommencements de nous-mêmes — et il vivait ce drame d’être dans l’exacte répétition, dans l’implacable restitution des heures semblables. Il bâilla. Le guide l’entraîna vers les puits. Tous étaient à sec, sauf un seul, où croupissait, à une faible profondeur, une eau noire. Il faisait lourd, la chaleur avait une exhalaison sauvage…

— J’ai soif, dit Maxence, tire-moi de l’eau.

Il se retourna, vit le guide qui faisait une grimace et montrait quelque chose, tout près du puits. C’était, à demi enfoui dans le sable, un cadavre. La chair décomposée était arrachée par endroits. Des lambeaux d’étoffe traînaient sur le sol.

— Voici, dit le guide. Cet inconnu a été trouvé dans le fond du puits, il y a quelques jours. On croit qu’il venait du Regueïba. Sans doute, il était épuisé par la soif. Pour boire plus vite, il est descendu au fond du puits et il y est mort. Des gens de Ouaddan qui passaient par ici ont retiré son cadavre et l’ont enfoui en hâte dans une fosse peu profonde. Aussi les chacals sont-ils venus le déterrer et le déchirer, comme tu le vois à présent.

Surprenante apparition ! Pauvre homme, pauvre voyageur aux jambes nues ! Il a marché pendant des jours et des jours dans le désert mauvais, le solitaire et l’obstiné ! Il a franchi les cercles sans cesse renaissants de l’horizon, dune après dune, et toute sa pensée s’est tendue vers ce puits qu’il fallait atteindre. Enfin, dans la lutte géante avec le sable, il a vaincu, il a touché la source tant convoitée, il va revivre ! Mais non, il est trop tard ! C’est le désert maudit qui le prendra !

Et voici que Maxence, debout dans l’air irrespirable, et les bras étendus, le contemple : « Ô terre de mort ! gémit-il. — Peuple esclave ! Race de douleur ! » Puis, se tournant vers l’Arabe : « Allons ! Quittons ce lieu. Je veux être à Ouaddan avant que le soleil soit tombé. »


… Dans les palmiers de Ouaddan, l’ombre est humaine et douce. Maxence voudrait y reposer, y reposer jusqu’à la mort. Mais une flèche dure l’a transpercé, la pointe aiguë de la pitié l’a blessé. Il reste immensément dressé au-dessus de la peine du monde, la bouche amère, les yeux fixés dans sa douleur. Aussi loin que son regard s’étende, il ne voit que la mort et la défaite. Dans les ruines du Ouaran, dans le charnier de Meïateg, partout la sombre et stérile folie de l’Islam l’a poursuivi. — Mais lui-même, quel est-il, sinon le vaincu et le maudit, quel est-il, sinon cet homme même qui avait soif ayant traversé le désert, sinon ce pauvre mort qui avait trop tardé ? Et la voix intérieure jaillit en lui avec les larmes :

« Ah ! oui, j’ai compassion de ceux-là qui sont abandonnés et qui sont tristes… Mais nous, qu’avons-nous fait, nous, les bénis du Père, nous, les enfants de l’élection ? Et que répondrons-nous, quand le Juge nous dira : « Je vous avais donné la plus douce terre et vous avez été mes préférés. Je vous avais donné ma France bien-aimée et je vous avais faits les héritiers de ma parole. C’est à vous que je pensais, dans la sueur de Gethsémani et c’est vous que j’ai nommés les premiers. — Il n’est rien que je n’aie fait pour vous, parce qu’il n’en est pas que j’aie désirés plus que vous. Et c’est vous que j’avais choisis entre beaucoup… » Hélas ! qu’avons-nous fait ? Quel désir nous a saisis ? Quelle lèpre est donc venue nous ronger ? — C’est vrai, Seigneur, nous n’avons pas été fidèles à la promesse, nous ne vous avons pas veillé pendant que Vous entriez dans l’agonie. Mais voyez : nous gémissons dans la honte et dans la contrition, et nous venons à Vous tels que nous sommes, pleins de larmes et de souillures. — Nous avons tout perdu, nous n’avons rien, mais tout ce qui reste, ô mon Dieu, nous vous le donnons : tout ce qui reste, c’est-à-dire notre cœur brisé et humilié. — Vous êtes plus fort que nous, Seigneur, nous nous rendons. Nous Vous prions humblement, comme nos pères vous ont prié. Nous vous mendions très misérablement votre grâce, parce que nous ne pouvons Vous tenir que de Vous seul… »


C’est tout. Maxence ne pense plus. Sa tête se penche sur sa poitrine. Comme la mer descendante se recule jusqu’au plus lointain de la plage, ainsi tout a fui devant cet homme, et il ne sent plus que l’espace de son âme démesurément agrandi. Tout a fui, rien n’est plus, l’attente immense est sur le monde. Alors le vieux lutteur s’abandonne, il tombe à genoux, il prend sa tête entre ses mains, il dit doucement, comme un marcheur très las après le jour :

— Mon Dieu, je vous parle, écoutez-moi ! Je ferai tout pour vous gagner. Ayez pitié de moi, mon Dieu, vous savez qu’on ne m’a pas appris à vous prier. Mais je vous dis, comme votre Fils nous a dit de vous dire, je vous dis de tout mon amour, comme mes pères vous l’ont dit autrefois : « Notre Père, qui êtes aux cieux, que Votre Nom soit sanctifié… Que Votre Règne arrive… Que Votre Volonté soit faite sur la terre comme au ciel… »


Ô larmes, qui êtes la troisième Béatitude, larmes de joie et de paix, larmes des retrouvailles et du recommencement, coulez sur cette face de douleur ! Aidez cette voix qui tremble et ces lèvres qui hésitent ! Elles ne savent pas — ces mots sont si nouveaux pour elles ! — et pourtant la merveilleuse Parole accourt du fond des âges, du fond de l’éternité, portée sur la colombe de l’Esprit. Alors, la voix se fait plus forte et plus pressante :

— « Donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour ; pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés… et ne nous laissez pas succomber à la tentation, mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il ! »


Qu’elle est belle, la première prière ! Qu’elle est bénie et précieuse au Seigneur ! Que les Anges du ciel l’écoutent avec joie ! Allons ! pauvre homme, relève-toi ! Voici que Jésus n’est pas loin, et qu’il va venir et qu’il ne peut tarder ! Déjà tu regardes avec tranquillité la terre de la réconciliation et le soir de ta consolation. Reprends ta route. Espère dans la plénitude de ton cœur, et dans la force de ton âge nouveau, — et le reste te sera donné par surcroît…

— Mais quoi ! Seigneur, est-ce donc si simple, de vous aimer ?