Le Voyage du centurion/Première partie/Chapitre IV

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L. Conrad (p. 139-168).

IV

L’ESPRIT DES TEMPÊTES


ARGUMENT. — TABLEAU D’ATAR. — LA SOURATE DES INFIDÈLES ET LA RÉPONSE DE L’ÉGLISE. — MAIS CETTE RÉPONSE NE SUFFIT PAS. — INVASION DE L’INTELLIGENCE. — MAXENCE VEUT AVANT TOUT LA VÉRITÉ. — DÉSORDRE. D’OÙ IL FAUT UNE RÈGLE OPÉRANTE, ET PORTANT EN MÊME TEMPS LE GAGE DE LA CERTITUDE. — MAXENCE TROUVE DANS L’OPPIDUM D’ATAR LES RAISONS DE SON ÉTAT D’ÂME. — LA MAJESTÉ LATINE ET LA DIGNITÉ CHRÉTIENNE.



DES femmes dans la palmeraie, par deux, par trois… Leurs regards, cernés de kohl, se posent languissamment sur l’ombre bleue. Des esclaves noirs, auprès des puits, font grincer le lourd balancier de bois, l’eau remonte et se disperse dans le rond du bassin. Des rires jaillissent, aussi clairs qu’en une grande verrière, un jour d’été. Tout le parfum des terrasses de la Perse se résout dans l’oasis, — point imperceptible dans l’espace, comme le plaisir est le point imperceptible dans le temps. Et voici rompu le cercle où se tenait Maxence ; Maintenant ce jeune soldat n’est plus celui qui, sous le double airain de la solitude et du silence, marche avec certitude vers son but, et progresse en ligne droite sur le diamètre de l’horizon circulaire, mais au contraire il est le promeneur qui a brisé la règle et s’abandonne à son caprice. D’autres jeunes hommes sont avec lui, et la causerie vaine s’étale, tout au long des heures vides et lâches. À son abandon, à cette détente qui survient, Maxence mesure l’excès de sa fatigue. Il sent la trêve, ce moment redoutable où l’âme va se démettre de son empire, renoncer à sa domination, ce glissement vers l’inévitable catastrophe, cette démission de soi-même qu’il connaît bien et qui produit ceci, que nul dégoût, nulle rancœur ne viendra plus combler le trou immense et noir de la chute. Ainsi, trois jours durant, Maxence est une ombre marchant dans le sommeil et dans l’apparence de la mort.

Au dernier soir pourtant, désemparé, il quitte les camarades et, sauvage, il tend vers la ville où la misère surabonde. C’est l’heure où rentrent, en troupeaux pressés, les moutons ; où les enfants, fiers et charmants, poussent ces derniers cris qui précèdent immédiatement le silence de la nuit. Des murs en ruines limitent le cercle étroit au dedans duquel les maisons égales se pressent et les ruelles s’enfoncent avec peine dans la masse compacte des pierres. Sur sa droite, Maxence regarde les derniers jeux du soleil sur la haute paroi de l’Adrar, il s’arrête, respire fortement, et constate l’éphémère envahissement de la couleur, succédant à l’incolore domination du soleil. Voici les rocs rouges, les palmes vertes intensément, les sables ocrés de la batha. Et seules, chargées de poussière et de siècles, les pierres du Ksar demeurent dans l’indistincte grisaille. C’est le soir, où chaque minute compte, où chaque seconde rend un son que l’on voudrait éterniser. L’homme est en plein contact avec le monde, il est comme un gong où le temps frappe à petits coups et les ondes du métal s’élargissent, et s’amplifient, selon des lois mathématiques.

Déjà plus fort, pénétré d’harmonies sereines, Maxence s’enfonce dans une des venelles qui s’offrent à sa flânerie. Au-dessus de lui, les terrasses sont ceintes d’épines toutes dressées à la même hauteur du sol, et entre les lignes de branchages desséchés, un étroit ruban de ciel sinue et marque seul l’itinéraire. Mais une acre odeur prend à la gorge le voyageur. Derrière les portes basses, il aperçoit de petites cours où mille mouches dévorantes assaillent les femmes indifférentes et les enfants, au milieu des calebasses. Au vrai, il se trouve dans un ghetto, et pris d’une vague inquiétude, il hâte le pas vers l’espace libre. Parfois, le passage d’une lente beauté, à demi voilée, achève l’illusion. Maxence est bien décidément dans une juiverie. Au reste, les habitants d’Atar, Smassides pour la plupart, sont les plus vils des Maures, et ne peuvent se comparer aux vrais et libres Berbères qui habitent, au plus loin du désert, dans les tentes en poil de chameau.

Aucune lumière ne vient percer l’ombre ; nulle porte fraternelle ne s’ouvrira. Nulle main ne se tendra… Mais Maxence frissonne ; son cœur, frappé de terreur, s’arrête de battre : n’est-il pas, sur toute la terre, un étranger, et non point ici seulement, mais partout ? Est-il un seul lieu dans le monde où il puisse dire : « Voici le terme du voyage, voici le sol où tout est mien et voici les frères de ma pensée et de ma prière ? » En quelque point du globe qu’il aille, il est seul, il tourne sur ses péchés cachés au monde, il est le maudit que rejette la douce communauté humaine. Mais tandis que l’infortuné sent tout sombrer autour de lui, des voix sortent des murs épais d’une mosquée. C’est l’heure où tout l’Islam psalmodie la Sourate des Infidèles, et Maxence répète lentement la sombre prière, qu’il a lue dans le Livre : « Souratoul el koufar. Dis : Ô infidèles ! Je n’adorerai point ce que vous adorez. Vous n’adorerez point ce que j’adore. J’abhorre votre culte. Vous avez votre religion, et moi la mienne. »

Une douleur mystérieuse étreint Maxence. Ce cri d’orgueil et de solitude résonne en lui. Il sent que cette force domine toute misère, que cette beauté est la plus forte. Mais les paroles de ces gens ne sont pas à lui. Que ne peut-il leur dire, dans l’exultation delà certitude :

« Ce n’est pas vous, ô voix menteuses, qui avez les paroles de la vie. Vous avez votre religion. Mais moi, j’ai la mienne. Vous avez votre prophète, mais j’ai mon Dieu, qui est le Christ Jésus. Vous avez votre livre, mais j’ai le mien… »

Mais quoi ? Il le dit déjà, et dans le péril, oublie les querelles intérieures de l’école. Devant l’Arabe, il est un Franc, tenant la certitude de sa race à tout jamais consacrée, et, sous l’aiguillon de la honte, il se dit l’enfant, combien prodigue, de son Église. Car son nom est lié à tout jamais au nom chrétien. Et que serait sa fierté devant le Maure, — sinon une fierté catholique ?


Ainsi, dans son geste de défense, voit-il l’Église de Dieu, sur la France penchée pendant des siècles, et il lui faut maintenant considérer ce qu’elles ont fait ensemble, dans la grande partie engagée en commun. Or, dans le fond des temps, il voit la procession de paix qui franchit le portail et le geste de la bénédiction sur le monde épouvantable. Au milieu du crime et de l’iniquité, dans les grandes guerres dévastatrices, l’évêque est debout, sur la pierre inébranlable, arrêtant, de ses deux doigts levés, la foule hurlante et l’invasion de la barbarie. Dans les sombres campagnes, au-dessus des ruines amoncelées, seul, le monastère garde l’impérissable dépôt, afin que la petite lampe vacillante de l’esprit ne s’éteigne pas et que la justice ne soit point abolie. La parole infaillible de Latran plane au-dessus du monde, comme une blanche colombe au-dessus d’un charnier. Les empereurs et les rois féroces sont vaincus par la voix seule du vieillard blanc au fond de Rome, et le moine, dans sa cellule, veille à la justification du peuple de Dieu. Oui, tout au long des âges, l’Église est penchée sur la France, et elle pleure avec elle et elle se réjouit avec elle. Or voici que grandit ce peuple et qu’il apparaît entre tous les peuples de la fidélité. Voici les hommes de votre droite, ô Seigneur, — voici le déroulement de la plus noble histoire que les temps aient inscrite. Le plus beau royaume du monde, — et il est aussi le royaume de la fidélité. La plus glorieuse puissance du monde, — et elle est une puissance de chrétienté. Vos fils, ô Seigneur, les plus braves et les plus fiers, — mais ce sont les fils de la juste observance et ils sont les enfants de votre amour. Maxence la connaît bien, la merveilleuse histoire, dont toute page, jusqu’à la plus sombre, porte encore témoignage de la grandeur.

Or, où est la France, se dit le jeune soldat : sinon dans Reims, où le triple portail semble s’ouvrir encore à la procession royale, et dans Saint-Denis, avec les tombeaux de notre gloire, — et encore dans cette joie pascale de Chartres, et dans la nef protectrice où l’on dit que se plaît la Reine du Ciel, — et même, dans ces clochers des campagnes, qui seuls ont vu l’immense déroulement des générations ? Car, c’est peu d’affirmer que la flèche, au-dessus des campagnes, commande à l’étendue et qu’elle est comme le centre de l’espace. Elle apparaît surtout comme l’organisatrice du temps, et les siècles se rangent autour d’elle mieux que les paysages terrestres, et les toits innombrables de la ville. Elle est le présent, entre le passé et l’avenir, plus encore que ce point de l’espace où convergent toutes les lignes de l’horizon. C’est donc vers elle qu’iront les âmes qui veulent se pénétrer de la patrie. Mais que diront-elles, ces âmes de sincérité, quand, dans la plus sombre chapelle du chœur, juste derrière le maître-autel, elles auront découvert l’authentique héritière du Royaume, et que renier la Chrétienté, c’est en quelque manière renier la France ? Alors les portes de l’histoire s’ouvriront, et le miracle très replié qu’est cette France apparaîtra à ces êtres dans son adorable clarté.

L’apparition des plus royales demeures de Notre-Dame, dans cette fétide embuscade d’Atar, peut bien consoler Maxence. Mais non ! Il reste au fond de lui un sombre tourment. Que les faibles se nourrissent des plus nobles rêves ! Lui, il veut la vérité avec violence. Il est saisi par la noble ivresse de l’intelligence, et cette fièvre d’esprit le travaille, d’aller à la véritable raison, à cette assurance très sereine de la raison bien assise. Il demande d’abord que Jésus-Christ soit vraiment le verbe de Dieu, que l’Église soit de toute certitude la gardienne infaillible de la vérité, que Marie soit en toute réalité la reine du ciel. Et telle est sa première exigence avant que de considérer cette vocation et merveilleuse élection de la France. Jamais le ciel d’Afrique, jamais ce sol militaire ne conseilleront la lâcheté ni la prudence. Ils sont l’exaltation de la certitude, la glorification de l’Absolu. Et c’est la leçon même que peut donner à un passant la voix impérieuse de la mosquée : « Ô Infidèles ! vous avez votre religion et moi la mienne, et je n’adorerai point ce que vous adorez. » C’est-à-dire : rien n’est beau que le vrai. Rien n’est digne d’un homme libre que l’amour, ou que la haine de l’amour. Et encore : Que cette nef elle-même de Notre-Dame soit rasée à tout jamais, si Marie n’est pas vraiment Notre-Dame et notre très véritable Impératrice. Que cette France périsse, que ces vingt siècles de chrétienté soient à tout jamais rayés de l’histoire, si cette chrétienté est mensonge. Que cette France chrétienne soit maudite, si elle a été édifiée sur l’erreur et l’iniquité. « Je n’adorerai point ce que vous adorez. » Toute la question est donc d’adorer ou de ne pas adorer, mais adorer n’est pas autre chose que connaître. La considération de la France, elle-même, s’efface devant la certitude œcuménique.

Que l’on se figure, sur ces joyeux sommets et dans cet air purifié, l’apparition du grand-prêtre Antistius. Amère dérision ! Et que nous voici loin de la fierté et des paroles de la solitude ! C’est en vain que le révolté mesurera les effets de la désobéissance, ou que le rite, l’usage seront invoqués. Si le temple qui a su créer l’union des peuples du Latium est mensonge, son œuvre ne sera pas durable. Car le mensonge ne fonde rien, et les œuvres de mensonge portent en elles leur condamnation. Mais la querelle est misérable de savoir si telle illusion est nécessaire.


Maxence se détourne : c’est l’immense nuit tropicale qui est devant lui, la nuit sérieuse dans l’achèvement du silence. Le contour de toute chose a disparu, les misérables paroles humaines sont tombées. Rien ne peut plus le tourmenter, ce pèlerin attardé, que le désir de la connaissance essentielle. Le plus beau des poèmes n’étanchera pas la soif immense de cette âme. Nulle musique n’endormira plus ce malade, que la misère du monde a circonvenu. Il lui faut le pain de la substantielle réalité, afin que ces mirages, dont il meurt, s’évanouissent, — et non pas les douces rêveries du cœur, mais le vol sévère de l’esprit tendu vers la possession éternelle. Il vomit, ce violent, les consolations d’un soir religieux, car il n’est pas de consolation hors de la clarté de midi et de l’étincelante certitude. Il maudit la paix du cœur, car il n’est de paix que de la raison. Et toute illusion est du diable, mais toute réalité est de Dieu…

L’homme, assoiffé de lumière, s’enfonce dans les ténèbres. Au silence des rues endormies, succède le frissonnement des lattes, au plus haut sommet des palmiers, et là où la rumeur des hommes fut la plus vive, plus faible et plus mystérieuse est la parole de la nuit. Bientôt, derrière l’épais rideau d’ombre, l’étendue du sable apparaît, blanchie elle-même par l’étendue sidérale qui lui fait face. Et Maxence, dans cette heure si douce, si confidente, s’anéantit. Faire un pas de plus, remuer seulement un de ses membres, lui serait absolument impossible. Subitement, le ressort intérieur se brise, le sommeil renverse par terre l’énorme soldat, tout son être disparaît dans un dernier et immense soupir, chassant l’esprit au dehors.


Le premier rayon du soleil, balayant la plaine avec le rêve nocturne, soulève doucement la lourde paupière. L’homme nouveau se dresse, et, tandis que le regard prend possession du monde, et rentre dans la grande amitié des choses créées, tout ce qui fut d’hier est aboli et le trait noir de la nuit a été tiré au bas d’une page finie…

Des femmes vinrent à passer dans la palmeraie. Maxence se dit que c’étaient celles-là qui, en 1909, allaient sur la montagne d’Amatil pour exciter leurs hommes au combat. Elles s’approchèrent, et doucement saluèrent le maître de l’heure. Maxence les regardait curieusement, un peu écœuré par l’atroce odeur du musc, — mais tout l’Orient soudain se dressait devant lui. Une langueur sauvage s’ajoutait à la beauté de ces visages ardents, et c’était l’Orient encore que rappelaient les coiffures compliquées, — ces tresses noires alourdies par les boules d’ambre, les bijoux de nacre et les péridots. Et, tandis qu’elles jouaient avec son haïk de soie blanche : « Comme elles sont bien, pensait-il, les amies du guerrier, et comme l’on voit qu’elles sont habituées à recevoir ceux qui longtemps ont couru le désert, ceux qui rentrent dans la ville, harassés, couverts de poussière, le front brûlant ! » Brusquement, mais sans l’ombre de fièvre, il les renvoya et commanda à la plus jeune de rester auprès de lui. Il semblait qu’il se conformât simplement à un usage des vainqueurs. Nulle flamme ne dévorait son cœur. Elle, presque une enfant, attendait, résignée, les caprices du chef. D’un mouvement charmant, elle ramena son grand voile bleu par-devant son visage. Alors Maxence, devant cette forme immobile, devant cette chose à lui, fut pris d’une immense pitié. Un moment, il songea à la renvoyer, honteux devant ce pauvre butin. Mais déjà son âme n’était plus à lui. Le jeune Français se leva, et, frémissant dans la douce chaleur du matin, il emporta sa proie à travers l’ombre bleue des palmiers et les bruissements du jour victorieux.

Un sombre délire l’avait saisi. Trois jours durant, il fut l’esclave de cette esclave. Il avait retardé son départ d’Atar, et ce retard pouvait avoir pour sa troupe les plus fâcheuses conséquences. Ce n’était rien, auprès de l’avilissement de cette âme livrée tout entière au démon. Enfin, cet homme fier finit par se révolter. Il secoua ses membres engourdis, se reconnut au milieu du monde, et courut tout d’un trait vers les siens qui l’attendaient.

Comme il rentrait sous sa tente, brusquement il songea à son ami Pierre-Marie et l’image de cette Vierge en pleurs lui apparut, qu’il avait reçue jadis et que le vent du désert avait emportée loin de lui. Il ressentait une douleur affreuse, une douleur qu’il ne connaissait pas. Ce cœur, depuis toujours voué au remords, apprenait une souffrance nouvelle, — souffrance mystérieuse, indicible, où, dans un unique sanglot, la terre et le ciel étaient mêlés. Maxence avait beaucoup pleuré sur lui-même. Mais voici qu’en ce jour, son regard ne pouvait se détourner de la Dame très lointaine que les péchés des hommes faisaient pleurer.

Toute la misère de sa vie s’était ramassée dans cette sombre équipée d’Atar : d’abord, sa fièvre ardente du vrai, l’impuissance de sa pensée, et puis, devant le plaisir qui s’offrait, son indigne faiblesse, et tout le désordre d’un cœur qui, soumis à lui seul, reste impuissant devant son mal. Lorsqu’il avait entendu ces voix si bien assurées de la mosquée d’Atar, il avait éprouvé le goût violent de l’absolu. Mais maintenant, après le clair regard intérieur, il songe à la pureté — apercevant de tous côtés l’abîme et le manque total de Dieu. « Non, dit-il, rien de ce que je trouve en moi n’est la grandeur, et rien n’est la beauté. Mais au contraire, je me découvre semblable à ces médiocres, qui ne peuvent concevoir une pensée forte et dont le cœur est incapable de violence, — semblable à l’immense multitude des impurs et des méchants, à l’innombrable bétail de la réprobation. Sinon que je me connais et crie, de mes lèvres pénitentes, miséricorde ! » — Et, réduisant tous ses désirs égaux dans une même supplication, il s’écriait :

« Ô Dieu du Ciel, si vraiment vous êtes, voyez la misère où me tient ma conscience. Voyez cet extrême désordre où je suis. Considérez d’une part l’immense désir que j’ai de posséder une règle qui me préserve du péché, et de l’autre ma ferme volonté que cette règle soit selon la vérité, supérieure aux besoins des hommes. Voici mon cœur, Seigneur, qui veut votre paix, et voici mon esprit qui ne veut pas de cette paix, si elle est mensongère. Ô Père céleste, vous le comprenez, ce n’est pas une ombre qu’il me faut, et ce ne sont pas des rêves qui me consoleront dans cette grande bataille terrestre où je suis engagé. Car je suis un homme réel dans le monde réel, et je suis un soldat engagé dans la vraie bataille du monde, et non pas un chimérique, ni un fantaisiste. Donnez-moi donc, Seigneur, un esprit impitoyable pour scruter la loi et le témoignage, comme votre saint Prophète, et pour confondre enfin, s’il le faut, les mensonges des mauvais et des impies ! »

Admirable simplicité ! Honnête et lourde naïveté ! On la comprendra mieux, si l’on pose avant tout que Maxence est un soldat, c’est-à-dire un homme de réalité, un homme de froide logique, — en un mot, le contraire d’un romantique. Dira-t-on qu’il a l’âme indigente et que sa mathématique va tuer le libre génie, la fluidité ? Ce serait croire que la richesse de la vie est en extension, — au lieu qu’elle est en approfondissement. Avec les deux ou trois principes qu’il recherche, Maxence sera plus riche que le dilettante qui butine toutes les fleurs et n’en épuise aucune. Et, d’ailleurs, s’il n’avait la volonté d’être vrai, que ferait-il dans ce poste d’Atar, dans ce réduit aux angles droits, à la double enceinte de murs, que des soldats ont construit ?


Au seuil, pour la dernière fois, les mouvements secs de la sentinelle qui rend les honneurs accueillent Maxence. L’officier traverse vivement le large chemin de ronde où s’entassent les approvisionnements militaires. La deuxième porte franchie, il se trouve dans une cour carrée qu’occupent de toute part des bâtiments sévères dont deux, se faisant face, ont un étage. Deux escaliers extérieurs mènent à la terrasse, flanquée de bastions et crénelée sur tout son pourtour. Deux grandes vérandas y dispensent une ombre épaisse et chaude : c’est là que Maxence retrouve, pour l’adieu, ses camarades.

Entre les deux vérandas, le soleil s’étale sur l’argamasse. De là, un coup d’œil circulaire peut embrasser l’ensemble du dispositif. Tout, dans l’ordonnance carrée, dans l’unité de la matière, — car les murs et les toits sont pareils, — dans le système symétrique, indique l’ordre, la mesure dans la force, la règle harmonieuse. L’architecte, l’entrepreneur, les maçons furent tous des soldats. Mais ces constructeurs improvisés ont fait une œuvre chargée d’une signification singulière. La demeure qu’ils se sont donnée à eux-mêmes, est, en quelque manière, la demeure de l’absolu. Maxence, devant ces pierres superposées sans art, éprouvait une sorte d’enthousiasme. C’est là, sur cette terrasse bastionnée qu’il trouvait son point de départ. « Nous sommes ici, disait-il, à la borne septentrionale de notre empire. Au delà est l’inoccupé, le pur espace inemployé. Mais comment arrêtera-t-on ce large mouvement que nous y décrivons de proche en proche ? La force qui nous pousse est invincible, parce qu’elle est ordonnée comme ces réduits mêmes où nous sommes, et qui portent, sans le vouloir, tout le sens de notre action. Que faire contre la force, unie à la raison ? C’est un flot discipliné qui roule d’un bord à l’autre du Sahara et non la masse brutale qu’aucune pensée n’anime. Quelle puissance humaine pourrait donc arrêter ceux qui donnent un monde à la France ? »

Du haut de la véranda du nord, on est presque dans le balancement des palmes. Au pied des fûts graciles, des chevaux hennissent. Des hommes, des enfants passent. Et derrière ce jeu d’ombres qui tremblent, la vue reprend possession de l’étendue sans contours. Mais si l’on passe du côté du sud, alors il faut fermer les yeux dans l’éblouissement : au pied même de la muraille, commence la plaine. Et parfois, en son centre, s’élève la flamme d’une blanche colonne de poussière qui monte en vrille, aspirée par le vide de la région supérieure. Au fond est assise la muraille de l’Adrar, solitaire à l’extrémité du tableau, très loin de l’homme impur…


Qu’il est noble, au milieu d’un tel paysage, le petit oppidum d’Atar ! Enveloppé une dernière fois par le regard du voyageur qui s’éloigne, il apparaît alors comme le dé, jeté au travers de la table, sur qui se joue le destin de la France. Encore le franchissement d’une des ondulations du terrain, et dans un détour, s’abolit le signe salué une dernière fois, et le dernier témoin de la dignité latine.

« Ayant établi son camp vers ce côté de l’oppidum qui, séparé du fleuve et des marais, présentait un étroit passage, César entreprit de préparer les matériaux nécessaires à la construction de la terrasse — aggerem apparare, — de pousser des baraques d’approche, — vineas agere, — enfin d’élever deux tours, — turres duas constituere… Quant au ravitaillement en blé, — de re frumentaria, — il ne cessait de presser les Boïens et les Éduens… Mais l’armée ne laissait pas de souffrir de l’extrême difficulté du ravitaillement, due à la pauvreté des Boïens, à l’indiligence des Éduens, et aux incendies des magasins. Ce fut au point que très souvent les soldats manquèrent de grain et souffrirent d’une grande famine. Néanmoins, aucune parole ne fut entendue de leur part, qui fût indigne de la majesté du peuple romain et de la supériorité des vainqueurs : nulla tamen vox ab iis audita populi romani majestate et superioribus victoriis indigna… »

En relisant sous sa tente les phrases ternes et sévères du conquérant, Maxence comprenait mieux la suite de l’entreprise où il était engagé. Oui, il les connaissait bien ces murs carrés, ces nobles tracés, ces pures lignes droites des oppida et des voies romaines. Et aussi ces difficultés de ravitaillement et ces inquiétudes au sujet de la res frumentaria et ces démêlés avec les tribus. — Mais surtout, ce qu’il reconnaissait, n’était-ce pas cette populi romani majestas, cette sereine et rectiligne souveraineté, cette majestueuse et souveraine dignité française ?

Et pourtant, il n’avait pas la paisible assurance du conquérant. Depuis longtemps, depuis sa longue station à Atar surtout, il lui manquait d’être pleinement d’accord avec son peuple. Il sentait qu’il ne participait pas à sa vie. Il avait la certitude de n’être pas le véritable héritier de cette dignité française qu’il savait être surtout une dignité chrétienne. Étranger parmi les renégats et les blasphémateurs, étranger parmi les fidèles et les pacifiques, il ne pouvait en aucune façon parler pour la France dont il portait le nom jusqu’aux extrémités de la terre. Heureux ceux qui n’ont pas la charge d’être les envoyés de toute une nation ! Heureux ceux qui ne portent pas le poids d’une patrie sur leurs épaules ! Lui, il ne connaîtra pas de repos qu’il n’ait retrouvé le visage de la terre natale et la signification de son nom béni.

Car, voici que depuis l’invasion des Césars, vingt siècles de Rédemption sont venus, et quelle que soit notre volonté mauvaise, nous sommes encore les héritiers de Dieu et les cohéritiers du Christ. Et Maxence lui-même, qui n a jamais connu son Dieu descendant pour lui sur l’Autel, à l’heure du soleil levant, — il n’est pas parti avec les mains vides, mais il a emporté avec lui la croix de son Sauveur qu’il ne voit pas. Poids sans nulle mesure, fardeau indéposable, puisqu’il n’est connu que par cette mystérieuse oppression du cœur et par son seul silence.


Ainsi le voyageur, sur la terre d’Afrique, quoi qu’il fasse et quoi qu’il veuille, est toujours Christophe avec son long bâton, portant, auprès de sa tête inclinée, l’Enfant avec le globe et l’auréole de la lumière invisible.