Le Voyageur enchanté/Chapitre 11

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Traduction par Victor Derély.
Albert Savine (p. 196-216).


XI


Naturellement, nous priâmes Ivan Sévérianitch de mettre le comble à son amabilité en nous racontant ce nouvel épisode de son existence accidentée, il voulut bien y consentir et nous fit en ces termes le récit de sa « dernière sortie » :

— Nous avions acheté comme cheval d’officier une pouliche nommée Didon qui provenait d’un haras et qui était admirablement belle. Une robe zain doré, une charmante petite tête, de jolis yeux, des naseaux subtils et bien fendus, un poitrail plat et large sur le devant, arrondi en dessous, une crinière soyeuse, des jambes fines avec des bas blancs… Et quelle légèreté dans ces jambes ! Pour elles la course n’était qu’un jeu… En un mot, tout amateur, tout homme ayant le sens de la beauté pouvait rester rêveur devant un pareil animal. Cette jument m’avait tellement donné dans l’œil que, pour la contempler tout à mon aise, je ne sortais plus de l’écurie. Je lui prodiguais les caresses, je la pansais de mes propres mains, je l’essuyais tout entière avec un mouchoir blanc pour qu’il n’y eût pas sur sa robe le plus petit grain de poussière, je la baisais même sur le front, à l’endroit où se séparaient ses poils dorés… Dans ce temps-là, deux foires sollicitaient simultanément notre attention, ce qui fut cause que le prince et moi nous nous quittâmes. Il se rendit à la foire de K…, tandis que je suivais celle de L… Et tout d’un coup je reçus une lettre de lui : « Envoie-moi ici tels et tels chevaux », m’écrivait-il. Dans le nombre il nommait Didon. Je ne savais pas pourquoi il demandait cette superbe bête dont la vue réjouissait mon œil d’amateur, mais naturellement je supposai qu’il l’avait ou troquée contre un autre cheval ou vendue, ou, chose plus probable encore, perdue au jeu… Je confiai Didon aux palefreniers qui devaient la conduire au prince et, quand je l’eus mise en route, je voulus faire une sortie pour me consoler. Mais ma situation était alors tout à fait extraordinaire. Je vous ai dit quelle était mon habitude invariable : si je sentais le besoin d’aller m’amuser, je me rendais auprès du prince, je lui remettais tout l’argent qui se trouvait entre mes mains (c’était toujours une somme importante) et je lui disais : « Je m’absente pour tant de jours. » Oui, mais dans le cas présent comment pratiquer cette règle puisque le prince lui-même était absent ? « Non, me dis-je, cette fois je n’irai pas boire, car mon barine n’est pas ici et il m’est impossible de régler la situation avant de sortir. » Je n’avais en effet personne à qui remettre les fonds dont j’étais détenteur, et il ne s’agissait pas d’une bagatelle, mais de plus de cinq mille roubles. Je décidai donc que je devais renoncer à ma sortie et je m’efforçai de rester fidèle à cette résolution ; mais à mesure que je me raidissais contre moi-même, la tentation, loin de s’affaiblir, devenait de plus en plus forte. À la fin, je n’eus plus qu’une seule idée : trouver le moyen de tout concilier, c’est-à-dire d’aller m’amuser sans exposer à aucun danger l’argent du prince. Dès lors, je commençai à le cacher dans une foule d’endroits plus invraisemblables les uns que les autres, là où il ne serait venu à l’esprit de personne de déposer de l’argent… « Que faire ? pensais-je, évidemment on n’est pas maître de soi ; je vais mettre ces fonds en lieu sûr et, après cela, je contenterai mon envie. » Mais je n’avais pas plus tôt serré ce maudit argent quelque part que l’inquiétude s’emparait de moi ; en quelque endroit que je l’eusse mis, je me figurais, un instant après, qu’il était mal caché et qu’il serait volé par quelqu’un. J’allais immédiatement le reprendre pour le placer ailleurs… C’est ainsi que je le portai tour à tour dans les greniers à foin, dans les caves, sous les combles, etc. Dès que j’avais fait choix d’une cachette, je m’imaginais que quelqu’un m’avait vu y déposer le magot et ne manquerait pas de le dénicher. À la fin, je pris le parti de garder l’argent sur moi : « Non, en voilà assez, me dis-je, sans doute il est écrit que je ne boirai pas aujourd’hui. » Tout à coup me vint une pieuse inspiration : « Cette passion qui me tourmente, c’est l’œuvre du diable ; avec le secours de la religion, j’écarterai de moi le coquin. » Cette pensée me conduisit à la messe où je priai de tout mon cœur. En sortant de l’église, je remarquai sur un mur la peinture du Jugement Dernier ; on y voyait dans un coin la géhenne et le diable que des anges battaient avec des chaînes. Je m’arrêtai pour contempler cette fresque, je priai avec ferveur les saints anges ; quant au diable, je lui montrai le poing et lui fis la nique en l’apostrophant avec mépris.

Aussitôt le calme rentra dans mon âme ; je revins à la maison et, après avoir expédié les affaires courantes, j’allai prendre du thé dans un traktir. Je trouvai là, entre autres consommateurs, une sorte d’aigrefin qui était bien l’être le plus menteur du monde. J’avais déjà vu cet homme auparavant et je ne le considérais que comme un charlatan ou un paillasse, car il traînait ses guêtres dans toutes les foires et s’adressait en français aux messieurs pour leur demander l’aumône. C’était soi-disant un noble, un ancien militaire, mais il s’était ruiné au jeu, et la perte de son patrimoine l’avait réduit à la mendicité… Au moment où j’entrai dans ce traktir, les garçons de l’établissement s’efforçaient de le mettre à la porte, mais il ne voulait pas s’en aller.

— Savez-vous seulement qui je suis ? leur disait-il. — Je ne suis pas du tout votre égal ; j’ai eu des serfs en ma possession et j’ai fouetté dans mon écurie, par manière de passe-temps, plus d’un gaillard comme vous. Si j’ai tout perdu, c’est que Dieu l’a voulu ainsi, le sceau de sa colère est sur moi, que nul par conséquent ne se permette de me toucher.

Sans s’émouvoir des rires par lesquels les garçons, incrédules, accueillaient ses paroles, il entreprit ensuite le récit de sa vie passée : à l’en croire, il avait autrefois roulé carrosse ; un jour il avait forcé tous les pékins à évacuer un jardin public ; il lui était arrivé aussi de se présenter nu chez la femme du gouverneur…

— Maintenant, ajouta-t-il, — je suis maudit en punition de mes égarements, et toute ma nature est pétrifiée, en sorte que je dois continuellement l’humecter. Qu’on me donne donc de la vodka ! Je n’ai pas d’argent pour la payer, mais je la consommerai, verre compris.

Quelqu’un, alléché par le spectacle que promettaient ces derniers mots, lui fit servir de l’eau-de-vie. L’étrange personnage commença par la boire, puis, tenant religieusement sa parole, il se mit à broyer le verre entre ses dents et l’avala au milieu des rires du public. Moi, ce que j’éprouvais, c’était un sentiment de pitié à la vue de ce gentilhomme qui risquait ainsi sa vie afin de satisfaire sa passion pour les liqueurs fortes. « Après un pareil exploit, pensai-je, c’est bien le moins qu’on lui donne de quoi rincer ses boyaux », et je lui fis servir à mes frais un autre petit verre d’eau-de-vie, mais sans exiger qu’il absorbât le contenant avec le contenu.

— Ne mange pas le verre, lui dis-je, — c’est inutile.

Touché de mon procédé, il me tendit la main.

— Assurément, commença-t-il, — tu es né dans la domesticité d’un barine ?

Je répondis affirmativement.

— On voit tout de suite, reprit-il, que tu n’es pas du même acabit que ces cochons. Grand merci pour ta politesse.

— Il n’y a pas de quoi, fis-je ; — va, et que Dieu t’assiste !

— Non, je suis enchanté de causer avec toi. Approche-toi, je vais m’asseoir à tes côtés.

— Allons, soit, assieds-toi.

Quand il se fut assis près de moi, il me parla tout d’abord de la famille distinguée à laquelle il appartenait et de la brillante éducation qu’il avait reçue, puis, s’interrompant :

— Qu’est-ce que c’est que cela ? me demanda-t-il ; — c’est du thé que tu bois ?

— Oui, c’est du thé. Veux-tu en boire aussi ?

— Merci, je ne peux pas prendre de thé.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’ai pas une tête à thé, mais une tête brûlée[1] : dis plutôt qu’on m’apporte encore un petit verre d’eau-de-vie !…

Il fit ainsi renouveler sa consommation trois fois de suite, ce qui finit par m’ennuyer beaucoup. Mais je trouvais plus insupportables encore les hâbleries que mon interlocuteur ne cessait de débiter ; il racontait, pour se faire mousser, Dieu sait quels mensonges, puis brusquement se répandait en doléances et en lamentations sur sa pauvreté.

— Pense un peu quel homme je suis ! disait-il. — Dieu m’a fait naître la même année que l’Empereur et je suis du même âge que Sa Majesté.

— Eh bien ! quoi ?

— Eh bien ! malgré tout cela, quelle est ma position ? Malgré tout cela, les honneurs ne sont nullement venus à moi, je végète dans la misère et, comme tu viens de le voir, je suis méprisé par tout le monde.

Là-dessus, il demanda encore de l’eau-de-vie, mais cette fois il se fit apporter un carafon entier ; ensuite il entama le chapitre démesurément long de toutes les avanies qu’il avait à subir de la part des marchands dans les traktirs, et conclut en ces termes :

— S’imaginent-ils, ces hommes sans éducation, que ce soit une tâche facile, celle qui consiste à toujours boire et à manger des verres ? C’est un métier fort difficile, mon ami, et même tout à fait impossible pour bien des gens, mais j’y ai plié ma nature : il faut, en effet, que chacun porte sa croix et je porte la mienne.

— Pourquoi donc, observai-je, — persévérer ainsi dans cette habitude ? Tu n’as qu’à l’abandonner.

— L’abandonner ! répéta-t-il. — A-ah ! non, mon ami, il m’est impossible de l’abandonner.

— Pourquoi ne le peux-tu pas ?

— Je ne le puis pas pour deux raisons : d’abord, parce que, si je ne buvais pas, je ne saurais où aller coucher et je serais obligé de marcher toute la nuit ; la seconde raison, qui est la principale, c’est que mes sentiments chrétiens ne me permettent pas de faire cela.

— Qu’est-ce que tu dis ? répliquai-je. — Que tu t’adonnes à la boisson parce que tu n’as ni feu ni lieu, je le comprends ; mais que tes sentiments chrétiens ne te permettent pas de renoncer à une existence si crapuleuse, cela, je ne veux pas le croire.

— Oui, voilà, reprit-il, — tu ne veux pas le croire….. C’est ce qu’ils disent tous….. Mais, je te le demande, si je renonce à l’ivrognerie, si je laisse là cette habitude, et que quelqu’un la ramasse, sera-ce un bonheur pour lui, oui ou non ?

— Miséricorde ! m’écriai-je. — Non, certes, il n’aura pas lieu de s’en réjouir.

— A-ah !..... Eh bien ! s’il faut que je souffre, du moins qu’on me tienne compte de cela ! Et, maintenant, offre-moi encore un carafon d’eau-de-vie !

J’obtempérai à son désir et me remis à l’écouter : sa conversation commençait à me paraître intéressante.

— Plutôt que de faire le malheur d’un autre, poursuivit-il, — j’aime mieux subir moi-même ce supplice, car je suis un homme bien né et j’ai reçu une bonne éducation, à telles enseignes que, dès l’âge le plus tendre, je disais déjà mes prières en français. Mais je n’ai pas connu la pitié, j’ai été un bourreau pour mes semblables, j’ai risqué mes serfs comme enjeu d’une partie de cartes, j’ai séparé la mère de ses enfants, j’ai épousé une femme riche et je l’ai fait mourir de chagrin. Enfin, après avoir commis tant de mauvaises actions, j’ai encore osé murmurer contre Dieu, lui reprocher de m’avoir donné un pareil caractère. Il m’a puni en m’en donnant un autre, si bien qu’il n’y a plus en moi le moindre orgueil. On peut me cracher au visage, me souffleter sur les deux joues, pourvu que je boive, j’oublie, tout le reste.

— Et maintenant tu ne te plains plus de ton caractère ?

— Non, répondit-il, — car, bien qu’il soit pire, il ne laisse pas d’être meilleur.

— Comment cela ? demandai-je. — Je ne comprends pas ce que tu veux dire.

— Eh bien ! maintenant je sais, du moins, une chose, c’est que, si je me perds, en revanche je ne peux plus perdre les autres, car tous se détournent de moi. À présent je suis exactement comme Job sur son fumier : en cela est tout mon bonheur, tout mon salut.

Ici, il fit une pause pour achever le carafon d’eau-de-vie et en redemander un autre.

— Sais-tu une chose, cher ami ? reprit-il ensuite : — ne méprise jamais personne, car nul ne peut savoir pourquoi quelqu’un est tourmenté par telle ou telle passion. Nous, les possédés, nous souffrons, mais les autres, par contre, l’ont plus douce. Et toi-même, si quelque passion te rend malheureux, ne t’en dépouille pas par un acte pur et simple de ta volonté, de peur qu’un autre individu ne la ramasse et n’en devienne à son tour victime, mais cherche quelqu’un qui consente à te débarrasser de cette faiblesse.

— Et où trouver un pareil homme ? répliquai-je. — Personne ne consentira à cela !

— Pourquoi donc ? Tu n’as même pas à aller loin : un tel homme est devant toi : moi-même je suis cet homme.

— Tu plaisantes ?

Il se dressa brusquement.

— Non, fit-il, je ne plaisante pas, et si tu ne me crois pas, mets-moi à l’épreuve.

— Mais comment faire pour cela ?

— C’est bien simple : tu veux savoir quel est mon don ? Mon ami, je possède un grand don ; tiens, vois-tu, je suis ivre en ce moment….. Oui ou non, suis-je ivre ?

Je le regardai : il avait le visage livide et les yeux hagards, à peine se tenait-il sur ses jambes.

— Oui, répondis-je, — tu es ivre, c’est évident.

— Eh bien ! maintenant, reprit-il, — tourne-toi une minute du côté de l’icône et récite mentalement un Pater.

J’obéis et, les yeux fixés sur l’image sainte, je me mis à réciter en esprit l’oraison dominicale. Je n’avais pas plus tôt fini que de nouveau j’entendis la voix de ce barine ivre :

— Allons, à présent, regarde-moi : oui ou non, suis-je en état d’ivresse ?

Je me retournai vers lui : il n’y avait plus trace d’ébriété sur son visage, il était debout devant moi, frais et souriant.

— Qu’est-ce que cela signifie ? lui demandai-je ; — quel est ton secret ?

— Ce n’est pas un secret, cela s’appelle le magnétisme.

— Quoi ? Je ne comprends pas.

— C’est une puissance particulière, inhérente à l’homme, et qui résiste à l’ivresse comme au sommeil, parce qu’elle est un don. Je t’ai montré cela pour te faire comprendre que, si je le voulais, je pourrais à l’instant même renoncer à la boisson. Je ne le veux pas, de peur qu’à ma place un autre ne se mette à boire, et que moi-même, guéri de ma passion, je ne vienne à oublier Dieu. Mais ce que je ne fais pas pour moi, je suis prêt à le faire pour autrui ; je puis en un instant faire passer à n’importe qui le goût du vin.

— Alors, fais-le-moi passer, je t’en prie !

— Est-ce que tu bois ? interrogea-t-il.

— Oui, et même parfois avec excès.

— Eh bien ! sois tranquille, c’est pour moi la chose la plus facile du monde et je tiens à reconnaître ton amabilité : je t’enlèverai cela comme avec la main.

— Ah ! s’il te plaît, enlève-le-moi ! suppliai-je.

— Soit, mon ami, soit. Puisque tu m’as régalé, je ferai cela pour toi ; je te débarrasserai de cette passion et je m’en chargerai. Un carafon et deux verres ! cria-t-il ensuite.

— Pourquoi donc demandes-tu deux verres ? questionnai-je.

— Un pour moi, l’autre pour toi.

— Moi, je ne boirai pas.

À ces mots, il se fâcha :

— Chut ! silence ! Tais-toi ! Qu’est-ce que tu es en ce moment ? Un malade.

— Allons, soit, je ne contesterai pas ton dire : je suis un malade.

— Et moi je suis ton médecin ; tu dois, par conséquent, exécuter mes prescriptions et prendre le remède que je t’ordonne.

Ce disant, il remplit les deux verres ; puis, au-dessus du mien, il commença à faire dans l’air des gestes comme un maître de chapelle.

Après s’être livré pendant quelques instants à cet exercice, il reprend d’un ton impérieux :

— Bois !

J’eus une seconde d’hésitation, mais, pour dire la vérité, ma propre inclination ne s’accordait que trop bien avec l’ordre qui m’était donné. « Allons-y, pensai-je, je vais boire, mais seulement par curiosité ! » et je vidai mon verre.

— Est-elle bonne ? me demanda-t-il. — Lui trouves-tu un goût agréable ou amer ?

— Je ne sais comment te dire, répondis-je.

— Cela prouve que tu n’en as pas assez pris.

Incontinent il remplit un second verre au-dessus duquel il se remit à gesticuler à la façon d’un chef d’orchestre et, quand il eut ainsi agité ses bras à maintes reprises, il me fit boire ce nouveau verre ; après quoi, il me posa encore la question :

— Celle-ci, qu’en dis-tu ?

— Elle m’a paru un peu raide, répondis-je en riant.

Il hocha la tête, me versa aussitôt un troisième verre, exécuta au-dessus la même pantomime que tout à l’heure et d’un ton de commandement, me dit :

— Bois !

— Celle-ci a mieux passé, observai-je quand j’eus vidé mon verre.

Cette fois, c’est de mon propre mouvement que je fais venir un autre carafon, je me mets à régaler mon barine, non sans me verser à moi-même force rasades. Il ne m’en empêche pas, seulement il ne me laisse boire que quand il a pratiqué, au préalable, ses passes mystérieuses sur ma boisson ; si je porte mon verre à mes lèvres avant l’accomplissement de cette formalité, il s’empresse de me le retirer des mains :

— Halte-là !… Une minute !… dit-il.

Il fait ses exorcismes au-dessus de mon verre et, après cela, me permet de boire :

— Là, maintenant la potion est prête, tu peux prendre selon la formule.

Je continuai cette cure jusqu’au soir dans le traktir en compagnie du barine. J’avais la conscience parfaitement tranquille parce que je savais que je buvais non pour me pocharder, mais pour en finir avec cette habitude. Je tâtai la poche de ma redingote et, sentant que l’argent y était encore, je me remis à lever le coude.

Le barine, attablé avec moi devant un carafon d’eau-de-vie, me racontait les orgies qu’il avait faites jadis et s’étendait avec une complaisance particulière sur ses aventures galantes ; à ce propos, il me prit même vivement à partie parce que je ne comprenais pas l’amour.

— Que veux-tu ? lui dis-je : — ce n’est pas ma faute si je ne suis pas porté vers ces bagatelles. Grand bien te fasse de tout comprendre, tu n’en es pas moins une fameuse gouape.

— Chut ! silence ! répliqua-t-il : — l’amour est ce qu’il y a de plus saint en nous !

— Des bêtises !

— Tu es un rustre et un drôle, si tu oses bafouer le sentiment le plus sacré du cœur et l’appeler une bêtise.

— Oui, ce n’est pas autre chose.

— Mais comprends-tu que « la beauté est la perfection de la nature » ?

— Oui, je comprends la beauté dans un cheval.

Il se leva brusquement comme pour me donner un soufflet.

— Est-ce qu’un cheval est une beauté ? Est-ce la perfection de la nature ?

Mais l’heure avancée ne permit pas à mon interlocuteur d’achever sa démonstration ; le patron de l’établissement vit que nous étions ivres tous deux et fit un signe à ses garçons ; ceux-ci accoururent vers nous au nombre de six et nous prièrent de nous en aller. Joignant même le geste à la parole, ils nous poussèrent dehors et fermèrent la porte sur nous.

L’aventure qui m’arriva ensuite est restée jusqu’à présent inexplicable pour moi. Quoiqu’il se soit passé bien des années depuis cet événement, j’en suis encore à me demander aujourd’hui de quelle puissance mystérieuse je fus le jouet ; je crois que dans aucune des vies du Ménologe on ne trouverait des tentations et des épreuves pareilles à celles que je subis alors.



  1. Nous avons dû renoncer à faire passer en français l’altération que forment dans le texte les adjectifs tchaïnaïa (à thé) et ottchaiannaïa (brûlée).