Le capitaine Palliser et l’exploration des montagnes Rocheuses (1857-1859)/02

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Seconde livraison
Le Tour du mondeVolume 1 (p. 289-294).
Seconde livraison

LE CAPITAINE PALLISER

ET
L’EXPLORATION DES MONTAGNES ROCHEUSES[1].
1857-1859.


V

Le fort Edmonton. — M. et Mme Christie. — L’appétit d’un métis. — Bon accueil. — Les visites. — Un grand bal dans la solitude. L’avenir.

Edmonton est le poste principal de tout le district du Saskatchewan et la résidence d’un officier supérieur de la Compagnie. Tel est du moins le titre officiel de M. Christie, mais les métis canadiens, les Indiens eux-mêmes, ne l’appellent jamais que le bourgeois, expression familière et toute française, qui a survécu, comme tant d’autres choses, à notre domination dans le Nord-Amérique. Une enceinte palissadée d’environ 6 mètres de haut, flanquée de quatre petits bastions, entoure les bâtiments du fort. Au centre se trouve la maison principale, habitée par M. Christie, sa femme, ses enfants et les principaux commis ; cette maison est en bois, et s’enorgueillit de deux étages. Des magasins, des hangars, des logements pour les hommes de peine, une poudrière et une petite chapelle occupent le reste de la cour intérieure. Quand le personnel est au complet, ce qui n’arrive pas toujours, Edmonton n’abrite pas moins de 40 hommes, de 30 femmes et de 80 enfants. Toute cette population, composée de charpentiers, de forgerons, d’employés subalternes, appartenant aux origines les plus diverses, quoique catholiques pour la plupart, ne mange jamais de pain et ne vit que de viande de bison. Comme un métis mange facilement six livres de viande et que les provisions s’épuisent souvent, le bourgeois n’a d’autre ressource, en cas de disette, que d’envoyer son monde en subsistance dans les forts les moins éloignés. Rien ne serait plus simple que d’ensemencer quelques hectares qui, sur ce sol privilégié, donneraient de magnifiques récoltes ; mais la Compagnie, je l’ai dit, s’entend mal en agriculture, et c’est à peine si le jardin d’Edmonton, faute d’entretien, fournit quelques setiers de pommes de terre. Pas plus que les autres postes, le fort ne possède de garnison. Tout le monde est soldat à l’heure du danger, et personne ne l’est en temps ordinaire. Les magasins d’ailleurs regorgent de fusils, de poudre et de balles, objets d’échange habituel dans le commerce des pelleteries. Quant à l’artillerie de la place, elle se compose d’une petite pièce de campagne qui n’a jamais servi qu’à saluer le retour de M. et de Mme Christie, et d’une bombe, une bombe unique, arrivée là on ne sait comment, à laquelle il ne manque qu’un mortier pour la lancer, mais qui n’en fait pas moins l’effroi des Indiens, à cinquante lieues à la ronde.

J’ai raconté plus haut ce que c’était qu’un hiver dans les prairies. Après six mois passés à Carlton, on n’avait pas le droit de se plaindre sous le toit du bourgeois d’Edmonton. M. Christie faisait de son mieux pour occuper ses hôtes, parfaitement secondé par sa femme, qui remplissait avec une grâce parfaite ses devoirs de maîtresse de maison. Quand, le soir, on se réunissait dans une chambre bien chauffée, auprès du poêle, causant de Londres, de chasse ou de voyages, quand Mme Christie offrait aux voyageurs un verre de ce bon grog qu’elle excellait à préparer, on eût pu se croire partout ailleurs qu’aux bords de la rivière Saskatchewan. Le jour, M. Palliser sortait avec son fusil, à la recherche d’un gibier quelconque ; MM. Hector et Sullivan rédigeaient les notes prises à la hâte pendant leurs longues courses, ou mettaient au net le journal de l’expédition ; M. Bourgeau s’occupait de mille manières ; tout à l’heure nous le verrons à l’œuvre. Et puis on recevait des visites. Il y en avait même de fort inattendues, témoin celle du lieutenant Briscoe, un autre chasseur au long cours, si je puis me servir de cette expression, qui explorait pour son compte la terre promise des bisons. D’autres fois, c’étaient des Indiens, apportant des pelleteries ou simplement attirés par la curiosité ; ou bien encore le respectable M. Lombard, l’un des missionnaires français de la colonie de Sainte-Anne, située à 18 lieues de là et composée de quarante-cinq maisons. Dans ces plaines sans limites, dix-huit lieues ne sont pas une distance, et l’on voisinait assez souvent. Mais jamais le fort n’avait vu tant de monde que le 1er  janvier 1859. Ce jour-là, il y avait grand bal et tout était en remue-ménage. Depuis un mois les invitations étaient parties, dans tous les sens et dans toutes les directions, quelques-unes à 200 kilomètres, et depuis un mois M. Bourgeau travaillait sans relâche aux préparatifs de la fête. Sous son intelligente direction, le grand salon du premier étage se transformait à vue d’œil. Des tentures de mousseline masquaient les imperfections d’une boiserie primitive et se revêtaient de panoplies, empruntées à l’arsenal du fort. Sabres, fusils, pistolets et baïonnettes, tout avait été mis à contribution. Ils se développaient en soleils, ils s’étageaient en trophées, au-dessous de la devise nationale : « Honni soit qui mal y pense ». Je ne répondrais même point que la bombe n’eût été tirée de son hangar et parée pour la circonstance. Au fond de la pièce, un immense divan de bois blanc, rembourré avec des couvertures et recouvert de cotonnade rouge, devait servir d’estrade aux bourgeois les plus qualifiés. Un lustre, un vrai lustre, entièrement fabriqué par M. Bourgeau, n’attendait plus que les danseurs. Il était en bois tourné, ce prodige de l’industrie européenne, mais peint en bronze à s’y méprendre ; une couronne ducale, de la façon du forgeron d’Edmonton, surmontait fièrement l’appareil ; des chaînettes de cuivre se balançaient tout autour ; et quatre réflecteurs en fer-blanc se dressaient derrière quatre chandelles de graisse de bison. Si j’omets bien des détails, également caractéristiques quand on songe où se passait la scène, au moins puis-je garantir l’exactitude de ceux qui précèdent, car je les tiens du décorateur en personne. Survint enfin le grand jour, trop tôt sans doute pour l’ordonnateur affairé de tant de merveilles, trop tard pour l’impatience des invités ; partout, à l’horizon, on voyait des points mobiles se détacher en noir sur la neige ; c’étaient de hardis piétons, chaussés de raquettes, gigantesques patins de quatre à cinq pieds de long, ou bien des voyageurs plus délicats, qui couraient aristocratiquement la poste, étendus dans leurs traîneaux, et conduits par six chiens attelés en flèche. Ils arrivaient du bout du monde, du fort des montagnes Rocheuses, de Carlton, du fort Pitt, de Jasper-House, même du lac des Esclaves, à peu près comme qui dirait du Havre à Paris. Il y avait des femmes, parmi lesquelles une Écossaise, des employés de tout grade, entre autres M. Hardistie, du fort Carlton, notre ancienne connaissance, en somme quatre-vingt personnes ou peu s’en faut. Ai-je besoin de dire si la fête fut brillante et si l’on cause encore, jusque chez les Crees et les Pieds-Noirs, des splendeurs d’Edmonton-House ? Parlerai-je de la toilette de Mme Christie, la reine du bal, quoique son rang lui interdît de se mêler à la foule et la retînt sur une chaise, à la porte de sa chambre ; de la vareuse un peu négligés du capitaine Palliser, ce qui ne l’empêchait ni de danser comme un jeune homme, ni de tout animer par son entrain ; de la belle redingote noire de M. Bourgeau, miraculeusement conservée, grâce à une sollicitude qui ne s’était pas ralentie depuis deux ans ; de l’accoutrement des Indiennes, légitimes épouses des ouvriers du fort ou des colons de Sainte-Anne ? Peut-être serait-ce abuser de la couleur locale. J’aime mieux laisser à l’imagination du lecteur le soin de compléter le tableau. Qu’il me suffise d’avoir peint en quelques mots l’existence de nos voyageurs pendant ce long hiver de 1859, et rappelé qu’aux pieds des montagnes Rocheuses, dans ce pays séquestré du reste du monde, où les lettres n’arrivent qu’une fois par an, on dansait aussi gaiement, sinon peut-être plus gaiement qu’ailleurs.

Je doute que pareille fête se renouvelle de longtemps au fort Edmonton. Qui sait, pourtant ? Peut-être y verrat-on des choses plus étranges et des merveilles plus incroyables encore. Peut-être entendra-t-on dans les plaines du Saskatchewan le sifflet des locomotives ; peut-être l’hospitalière demeure de M. Christie sera-t-elle un jour une station de chemin de fer, et quelque métis de la rivière Rouge, en uniforme de chef de gare, délivrera-t-il à l’Indien stupéfait, des billets d’aller et retour. J’ai lu les dépêches de M. Palliser, j’ai lu celles de M. Blakiston et de M. Hind, et j’y ai vu à chaque page que rien n’était plus facile que d’établir au travers de l’Amérique anglaise un vaste réseau de voies ferrées, ou tout au moins une route carrossable. L’expédition s’était faite pour éclaircir ce problème ; elle s’en allait convaincue que le problème était résolu. M. Palliser l’écrivait à Londres de cette même maison d’Edmonton ; c’était aussi l’opinion du docteur Hector, et lord Bury, devant la Société géographique de Londres, exprimait la même conviction. Chimères ! dira-t-on. C’est possible ; mais les chimères de la veille sont souvent les réalités du lendemain.


Le fort Colville. — le suicide chez les Indiens Chualpays. Assassinat du docteur Withman. — Chimney-Rocks. — Une sépulture indienne. — Vancouver. — Les placers. — Avenir de Vancouver et de la Colombie anglaise. — Conclusion.

Les instructions du capitaine, je crois l’avoir indiqué plus haut, ne l’autorisaient pas à conduire le personnel de l’expédition au delà des montagnes Rocheuses, mais elles le laissaient d’ailleurs entièrement libre de sa personne. Il pouvait, si bon lui semblait, continuer vers l’ouest, traverser la Colombie anglaise et pousser jusqu’au Pacifique, À peine ai-je besoin de dire que M. Palliser n’hésita pas à préférer ce dernier parti.

Pendant que le printemps ramenait en Europe les moins aventureux des hôtes d’Edmonton-House, le capitaine leur souhaitait un bon voyage et reprenait le chemin des montagnes. Un fois de plus il tournait le dos au vieux monde, se dirigeant vers le grand Océan. Ici les détails nous manquent. Nous savons seulement qu’à la date des dernières nouvelles il avait atteint le fort Colville.

Ce fort, situé sur le territoire des États-Unis, au bord de la Colombie, est bien connu des voyageurs. Il s’élève au milieu d’une oasis de verdure, que bordent de toutes parts des rochers nus ou des plaines sablonneuses. Plus près de la rivière, au-dessus d’une magnifique chute d’eau, s’échelonnent les loges d’un village indien, dont la population peut être évaluée à cinq cents âmes. Ces braves gens sont de mœurs assez douces ; ils vivent de pêche, de chasse, traitent les missionnaires avec les plus grands égards, et seraient d’excellents chrétiens s’ils les écoutaient autant qu’ils les aiment. Mais à en juger par les faits, il est permis de supposer que l’attention qu’ils leur prêtent n’égale pas le respect qu’ils leur portent. Il faudrait aller à Hanking pour trouver, toute proportion gardée, autant de cas de suicides. La rivière de Colombie n’a rien à envier au Yang-tsé-Kiang. Qu’un pêcheur ait été malheureux, qu’un chasseur revienne les mains vides, il se brûlera la cervelle tout comme un Chinois qui s’ennuie. Les femmes ne font pas plus de cas de la vie, et l’on cite l’exemple de deux rivales, toutes deux jalouses l’une de l’autre, qui se pendirent le même jour à deux arbres de la même forêt.

J’extrais ces détails de la relation de M. Kane, non pas le célèbre navigateur dont nous avons donné plus haut le récit, mais M. Paul Kane, artiste canadien, qui, de 1845 à 1848, explorait cette même région. Si, comme tout autorise à le croire, M. Palliser se propose d’atteindre Vancouver, s’il s’y trouve même à l’heure qu’il est, comme c’est probable, peut-être me sera-t-il permis, sans attendre le récit de son voyage, de donner une idée du pays qu’il a dû traverser.

Partant de Colville, nous nous laisserons emporter par le courant de la Colombia, ce beau fleuve, dont le capitaine Palliser apercevait le cours sinueux du haut des montagnes Rocheuses, qui de là se dirige vers le sud-ouest, entre ensuite dans les États-Unis, et, tournant brusquement à l’ouest, puis au nord-ouest, va se jeter dans le Pacifique.

Voici d’abord, sur la rive droite, le fort Okanagan et plus loin, sur la rive gauche, le fort Walla-Walla. Nous sommes sur le territoire des Indiens Nez-Percés. Comme leurs compatriotes de la haute Colombie, on les dit pleins de respect pour les missionnaires, mais il paraît que pas plus, dans le nouveau monde que dans l’ancien, il n’y a de règles sans exception.

C’était en 1847 ; la petite vérole sévissait alors parmi les tribus de l’ouest et y causait d’épouvantables ravages. En vain l’excellent docteur Withman, un missionnaire de la secte des presbytériens, dont la résidence était assez voisine du fort, se multipliait-il pour combattre le fléau. Le fléau sévissait toujours, ce qui diminua quelque peu, dans l’esprit des Indiens, la considération dont jouissait le docteur. Quelques mauvaises langues allèrent jusqu’à prétendre que loin de les guérir de la maladie régnante, c’était lui qui la leur donnait, et comme, depuis que le monde est monde, les idées les moins raisonnables sont toujours les mieux accueillies, on résolut de combattre la petite vérole dans la personne de M. Withman. Un beau jour, Tit-au-Kité, le chef de la tribu, se présentait à la mission, pénétrait chez le docteur, et, tirant son tomahawk de dessous sa robe de bison, lui fendait le crâne d’un revers de main.

Mme Withman ne fut pas épargnée ; on l’éventra à coups de couteau. Plusieurs émigrants, qui étaient de passage à la mission, périrent de même au milieu d’affreux tourments.

J’espère pour M. Palliser qu’il n’aura pas eu à traverser le pays en temps d’épidémie et qu’il aura pu considérer sans danger les deux gigantesques cheminées qui se dressent, pareilles à deux tours, au-dessus du confluent de la Walla-Walla. C’est une des curiosités du pays. C’est aussi le point de repère des voyageurs, le phare naturel de ces immenses solitudes. La rivière Colombia coule au pied des Chimney-Rocks. Nous continuerons à la descendre jusqu’au fort Vancouver qui, après avoir appartenu longtemps à la Compagnie de la baie d’Hudson, appartient aujourd’hui, depuis la rectification des frontières, aux États-Unis d’Amérique.

Chimnez-Rocks au bord du fleuve Colombia. — Dessin de Sabatier d’après Paul Kane.

Entre le fort et le Pacifique, sur la rive droite du fleuve, se jette la rivière Cowlitz. Les bords de cette rivière, que remonta M. Kane pour se rendre à Vancouver, et qu’a peut-être remontée M. Palliser, à moins qu’il n’ait préféré prendre la route de mer, sont habités par de nombreuses tribus indiennes. Leurs lieux de sépulture ont un caractère tout particulier. À distance, on dirait d’immenses chevaux de bois, et l’on se croirait à la porte de quelque fantastique gymnase bien plus qu’à celle d’un cimetière. Ce n’est qu’en approchant que les objets se dessinent et qu’on reconnaît des pirogues exhaussées sur quatre pieds. Au fond se trouve le défunt, le corps soigneusement enveloppé de nattes, son arc et ses flèches à portée de la main. En prévision de son long voyage, on l’a muni de toutes les choses nécessaires à la vie. Voici des couvertures, des bouilloires, des casseroles, des paniers, des coupes en terre, des cuillers, toute une batterie de cuisine qui ne peut manquer de lui être fort utile, et sans laquelle un guerrier qui se respecte ne saurait décemment paraître au séjour du Grand Esprit. C’est une question de comfort en même temps que de dignité. On en faisait à peu près autant chez les égyptiens.

Sépultures indiennes sur le bord de la rivière Cowlitz. — Dessin de Sabatier d’après Paul Kane.

En continuant vers le nord, on arrive au fort Nesqually. On débouche sur le Pacifique. Cet immense labyrinthe d’îles qui s’enchevêtrent devant nous, c’est l’archipel de San Juan, l’objet de négociations actuellement pendantes entre les États-Unis et la Grande-Bretagne. Il s’agit de savoir où finit la frontière américaine, où commence la frontière anglaise, et je conçois que, dans ce chaos, les diplomates des deux nations aient quelque peine à se retrouver. Heureusement l’industrie vient en aide à la nature. Pour cheminer sans encombre au milieu du labyrinthe, ils ont mieux qu’un fil d’Ariane : ils ont un fil de coton. Soyez sûr qu’ils arriveront et que la paix du monde n’en sera pas troublée. Nous qui ne voyageons pas à la manière de lord Minto, mais qui courons le monde à la suite de M. Palliser, qui n’avons affaire ni avec M. Buchanan, ni avec lord John Russel, ni avec M. Douglas, ni avec le général Harney, nous prendrons pour guide un des Indiens du fort, et, en quelques coups d’avirons, il nous conduira jusqu’à Victoria, la ville principale de l’île de Vancouver où nous nous arrêterons.

Victoria-Vancouver. — Dessin de A. Bérard d’après une photographie anglaise.

Il y a douze ou quinze ans, Victoria n’était qu’un fort, comme tous ceux que nous avons déjà rencontrés. Edmonton eût pu, sans trop de désavantage, supporter la comparaison. Mais aujourd’hui tout est bien changé. À la place où l’on ne voyait, en 1847, que l’humble demeure d’un agent de la compagnie de la baie d’Hudson, s’élèvent l’hôtel du Gouvernement, résidence de M. Douglas, des maisons en pierre, des cafés, qui payent jusqu’à 3000 fr. de patente. Le port, autrefois désert, est animé par de nombreux bateaux à vapeur qui partent pour les placers ou qui arrivent de Californie, chargés d’émigrants et de mineurs. De toutes parts règne l’activité ; les éléments de la civilisation s’agitent ; les spéculations industrielles enfièvrent les esprits, et l’on peut déjà pressentir, dans la jeune capitale de Vancouver, appelée à devenir un des grands entrepôts de la voie interocéanique, une future rivale de San Francisco.

Charles Gay.


  1. Suite et fin. — Voy. page 274.