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Le capital, la spéculation et la finance au XIXe siècle/Appendice

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APPENDICE
LA QUESTION MONÉTAIRE EN 1892


  1. Les rapports sociaux et les perturbations monétaires.
  2. La dépréciation de l’argent et l’hypothèse d’un renchérissement de l’or.
  3. Causes diverses des variations des prix.
  4. La hausse des prix de 1847 à 1877.
  5. La baisse des prix de 1877 à 1887.
  6. La reprise partielle des prix depuis 1887.
  7. La production de l’or et de l’argent de 1850 à 1890.
  8. Comment la baisse des produits de l’agriculture et de l’industrie ne doit pas être attribuée à une raréfaction de la monnaie.
  9. Pourquoi les États-Unis proposent à l’Europe une union monétaire universelle basée sur le monnayage libre de l’argent.
  10. Raisons qui rendent cette union impossible.
  11. Perturbations sociales qui seraient la conséquence d’une reprise du monnayage de l’argent.
  12. Pourquoi l’argent est déchu de son rôle monétaire dans les pays civilisés.
  13. Les moyens pratiques d’utiliser le stock d’argent existant en Europe.
  14. Les chances d’avenir du métal blanc dans l’extrême Orient.
  15. Recherches scientifiques pour déterminer un étalon fixe de la valeur.
  16. Aperçu du système de M. Léon Walras pour régulariser les variations des prix provenant des fluctuations monétaires et des changements dans la richesse sociale.
  17. Conclusion : comme quoi les métaux précieux servent de lest à la société au milieu des vicissitudes économiques et des perturbations politiques.

I. — Nous avons indiqué sommairement au chapitre iii, § 10, de cet ouvrage l’influence d’un bon système monétaire au point de vue de la sûreté des affaires. Nous y revenons parce que les projets de révolution monétaire actuellement préconisés n’intéressent pas seulement le monde des affaires, comme on pourrait le croire à première vue. Ils touchent non moins aux intérêts du monde du travail et c’est plus spécialement sous ce point de vue que nous allons les examiner ici.

Propriétaires et cultivateurs, capitalistes, rentiers et gens voués aux professions libérales, chefs d’industrie et ouvriers se partagent dans des proportions variables le produit total des industries nationales, à la création duquel ils ont contribué directement ou indirectement. Cette répartition est le résultat d’une sorte de débat, la plupart du temps tacite, dans lequel les idées morales, les considérations d’équité, la force de la coutume viennent tempérer l’action des lois économiques. Mais du moment que propriétaires, capitalistes et ouvriers reçoivent en argent leur part dans le revenu social, tout ce qui modifie la puissance d’acquisition de l’argent produit des changements dans leur condition, [fin page571] souvent sans que le public ni eux-mêmes s’en aperçoivent.

Le seizième siècle, qui, comme le nôtre, a vu se poser à la fois toutes les questions religieuses et sociales, a été troublé par une révolution monétaire d’une importance telle que la répétition en semble impossible. La production des mines du Mexique et du Pérou décupla la quantité d’or et d’argent en circulation ; en soixante-cinq ans, de 1520 à 1585, la puissance d’acquisition des métaux précieux baissa de 300 pour 100, et, comme les gouvernements remanièrent leurs systèmes monétaires au hasard et presque toujours au rebours des principes économiques, les prix se trouvèrent sextuplés ou décuplés, selon les objets. Indépendamment des souffrances immédiatement occasionnées par cette perturbation, le résultat fut que tous les rapports sociaux se trouvèrent réajustés sur de nouvelles bases, quand une certaine régularité se fut établie dans la production des métaux précieux et que les quantités ajoutées chaque année à la circulation furent versées dans un stock déjà assez abondant pour ne plus déranger brusquement l’équilibre des prix. Les dettes anciennes furent amorties presque complètement par le seul fait de la dépréciation de la monnaie ; les anciennes races féodales et les fondations charitables des siècles passés furent presque toutes ruinées ; l’argent devint une marchandise, et le taux de l’intérêt, qui était auparavant de 10 et même de 20 pour 100, tomba à 6 pour 100 ; un essor considérable fut donné au commerce ; certaines formes de la grande industrie commencèrent à naître ; mais les gouvernements se mirent aussi à emprunter, et, malgré la hausse des salaires nominaux, les ouvriers ne retrouvèrent plus de longtemps les moyens d’existence que les anciens prix du travail leur assuraient sous Louis XII et sous Henri VII[1].

A défaut de la permanence dans la puissance d’acquisition de la monnaie, qui ne peut pas être obtenue complètement, la stabilité du système monétaire est donc un intérêt de premier ordre, et il faut bien prendre garde d’y porter atteinte, sous prétexte de parer à une souffrance passagère.

II. — La baisse de 33 pour 100 qu’éprouvent, sur le marché des métaux précieux, l’argent en barre et les piastres qui servent aux transactions avec l’Inde, donne une vive surexcitation aux exportations de ce pays et augmente singulièrement les facilités d’achat pour les importateurs Européens. Pendant les années où l’importation des blés de l’Inde en Europe a fait les prix sur nos marchés, les agriculteurs français croyaient que c’était là la cause principale de leurs souffrances. M. de Soubeyran a porté plusieurs fois leurs doléances à la tribune. Pour acheter, disait-il en 1887, dans l’Inde 100 kilogr. de blé, il faut payer 8 roupies d’argent. La roupie valait 2 fr. 40 jusqu’en 1873, quand l’argent n’avait pas été déprécié. L’importateur européen, qui allait chercher du blé à Bombay ou à Kurrachee, le payait donc 18 fr. 40 ; aujourd’hui que l’argent a perdu 22 1/2 pour 100 de sa valeur, on trouve sur le marché de Londres des lingots qui font ressortir la roupie à 1 fr. 83 et, par conséquent, le prix du quintal de blé à 14 fr. 65 seulement. Il y a donc de ce chef une prime à l’exportation des produits de l’Inde et à leur importation en Europe de 20 pour 100 au moins ; plus l’argent se déprécie, plus elle s’accentue. M. de Soubeyran ajoutait que la dépréciation de l’argent provenait de la suspension de sa frappe libre en écus depuis 1874[2]. D’après lui, il n’y avait de salut que dans le droit rendu à tout particulier de faire frapper à la Monnaie des pièces de 5 francs avec une quantité de métal que chacun peut acheter pour 3 fr. 65 en or[3]. L’argument aurait aujourd’hui plus de force encore ; car la dépréciation de l’argent s’est accrue et la roupie est tombée à Londres à 1 fr. 60. Mais les circonstances, qui avaient fait des importations de blé indien le facteur prépondérant du prix des céréales sur nos marchés, ne s’étant plus reproduites[4], cet aspect particulier de la question attire moins maintenant l’attention en Europe[5].

Aux États-Unis, le grand développement économique du pays, l’extension du réseau des chemins de fer, l’abondance plus grande des capitaux ont amené la baisse des principaux produits d’exportation, principalement des céréales, et il s’est formé un parti de plus en plus nombreux, qui prétend que la véritable cause de cette baisse des prix est due à ce que l’argent n’est pas monnayé en assez grande quantité. Les cultivateurs ignorants, qui composent les cadres de cette curieuse manifestation de la démocratie agraire appelée la Farmer’s alliance, demandent que le Congrès ordonne la frappe illimitée de tout l’argent qu’on apporterait aux hôtels des monnaies.

Ces idées ont trouvé de l’écho en Europe. Certains gouvernements embarrassés dans leurs finances, comme l’Italie et l’Espagne, s’imaginent qu’ils trouveraient une amélioration à leur situation dans la reprise du monnayage libre de l’argent. Quelque erronée que soit cette vue, on la comprend de leur part. On s’explique moins d’abord comment ces idées ont trouvé crédit en Angleterre, où depuis 1816 l’or est seul la base du système monétaire[6]. Mais l’Angleterre est atteinte par le contre-coup des souffrances de sa grande colonie. Contrairement aux vieux préjugés sur la balance du commerce, l’Inde ne s’enrichit nullement par ses grands excédents d’exportation. Comme elle est fortement endettée et qu’elle a à payer, en or, à Londres, les intérêts de ses emprunts, elle perd, chaque année, plus de 100 millions de francs sur le change, ce qui met en désordre ses budgets et oblige à augmenter les taxes. Les fabricants de cotonnades de Manchester sont aussi atteints dans leurs intérêts par la baisse du change indien. Toutes les marchandises qu’ils vendent dans l’Inde leur sont payées en roupies d’argent qui ont de moins en moins de valeur, ce qui les force à hausser leurs prix. D’autre part, les fabriques de l’Inde ont une prime indirecte pour les exportations de cotonnades qu’elles commencent à faire en Chine et au Japon. Cela fait l’effet pour elles d’un tarif protecteur[7]. Aussi est-on à Manchester grand partisan sinon du retour au monnayage de l’argent pour la Grande-Bretagne, au moins d’un arrangement quelconque de la situation. Le ministère Salisbury, en 1887, a constitué une commission royale pour étudier la question. La commission a été composée avec une grande impartialité et naturellement elle s’est partagée en deux fractions à peu près égales. L’une a conclu en faveur du maintien du système monétaire basé exclusivement sur l’or, l’autre en faveur d’une remonétisation de l’argent par un accord universel, mais en réservant expressément la question de savoir s’il n’y aurait pas lieu d’établir entre l’or et l’argent un rapport autre que celui adopté par l’Union monétaire latine qui est de 1 à 15 1/2. Ces conclusions sont une satisfaction platonique donnée à l’opinion selon laquelle la baisse actuelle des prix provient de ce que l’argent ne sert plus aux transactions du marché international depuis que l’Allemagne l’a démonétisé en 1873 et que l’Union monétaire latine a suspendu sa frappe. L’or, qui reste seul à faire fonction de monnaie, est produit, ajoute-t-on, en quantité insuffisante, ce qui amène fatalement la baisse des prix. « Les transactions du monde, dit M. de Laveleye, le plus illustre et surtout le plus désintéressé défenseur de cette idée, se faisaient par le moyen de chars portés sur deux roues, l’une de métal blanc, l’autre de métal jaune. On a partout brisé l’une de ces roues, et l’on s’étonne qu’il y ait un désarroi dans le commerce général du monde[8] ! » Un mot nouveau a été créé pour désigner ce phénomène, c’est l'appréciation de l’or par opposition à la dépréciation de l’argent. Qu’y a-t-il de fondé dans cette thèse que soutiennent aussi MM. Goschen, Cernuschi et les Agrariens prussiens, mais qui est vivement combattue par des économistes non moins autorisés, par MM. Mulhall, Juglar, Leroy-Beaulieu, Neumann-Spallart, Sœtbeer, Broch, Pirmez, Raffalowich, Ad. Coste, Dalla Volta ?C’est ce que nous allons examiner.

III. — Il faut d’abord éliminer l’action des alternatives de hausse et de baisse des prix, qui se déroulent avec une certaine régularité par période de sept à onze ans, sauf des circonstances perturbatrices, comme une grande guerre. Elles proviennent de la confiance, de l’entraînement, puis de la panique et de la réserve par lesquelles passent successivement les hommes d’affaires. L’ensemble des marchandises en est affecté, encore que les prix de quelques-unes puissent être influencés par un mouvement contraire dû aux conditions de leur production. L’on peut assez bien figurer graphiquement par des courbes ondulées ces cycles du crédit ou ces marées économiques. Plusieurs indices, les mercuriales des matières premières, l’augmentation et la diminution en sens inverse de l’encaisse des banques et de leur portefeuille, le chiffre des sommes compensées dans les clearing-houses, permettent d’en suivre les différentes phases. Mais ces alternances de l’activité économique ne sont qu’une des causes des oscillations des prix. Leur influence est bornée au monde des affaires, et elles ne durent pas assez longtemps pour modifier les rapports sociaux.

Il en est autrement des changements dans les prix qui proviennent, soit d’une modification dans les conditions générales des industries, soit d’une altération dans la puissance d’acquisition de la monnaie. Alors, ce n’est plus un flux et un reflux dont les ondes se compensent, c’est comme si le niveau général des océans avait haussé ou baissé.

Les prix baissent, soit quand la monnaie se raréfie, comme les écrivains que nous citions tout à l’heure le prétendent aujourd’hui, soit quand les marchandises sont produites à un coût moindre par suite de progrès techniques dans leur fabrication ou qu’elles arrivent au consommateur grevées de moins de frais de transport. Les prix hausseraient, si les conditions de la production devenaient plus chères. Cela semble impossible dans notre temps ; mais cela a eu lieu aux époques de grandes calamités, dans la décadence de l’empire romain et après la guerre de Cent ans. Les prix haussent aussi, quand la quantité de monnaie mise en circulation augmente assez pour dépasser les besoins nouveaux de moyens d’échange qu’amène le développement normal des affaires et que facilite cet accroissement même de monnaie

IV. — L’action de ces deux causes est constamment entremêlée ; elles se neutralisent parfois l’une l’autre. Mais il est des temps où l’une d’elles est nettement prédominante. C’est ce qui s’est produit pendant la période qui s’étend des premiers arrivages de l’or de Californie et d’Australie en Europe, vers 1851, jusqu’en 1877, au moment où la marée économique, qui succédait à la guerre de 1870-1871, battait son plein. L’abondance de l’or a amené alors une hausse considérable des prix.

Des statistiques très précises sur cent marchandises cotées à Hambourg font ressortir à 31,4 pour 100 la hausse générale des prix dans la période de 1847 à 1880, malgré la baisse d’un certain nombre d’articles, notamment de tous les textiles, par suite des inventions mécaniques, qui, pendant cette période, ont fait faire de si grands progrès à ces industries[9]. En Angleterre, un calcul de ce genre fait par M. Palgrave sur vingt et une marchandises montre une hausse des prix de 38 pour 100 réalisée en 1878 comparativement à 1847-1853.

Mais ces relevés sont faits sur de grands marchés, où les prix étaient déjà assez élevés. La révolution économique causée par l’augmentation de l’or après 1850 a été surtout sensible dans les pays qui étaient restés en dehors des courants commerciaux. En y pénétrant, le métal nouveau a créé un mouvement d’échanges qui était impossible auparavant ; il a atténué considérablement l’écart qui existait entre les prix des petites localités et ceux des grands marchés. Ainsi, à Bilbao, de 1854 à 1860, le prix de la viande, du pain, des œufs a doublé. En Irlande, les prix ont triplé entre 1847 et 1867[10]. En France, il en a été de même dans les départements du centre. C’est dans la profondeur des terres, si l’on peut ainsi parler, que l’action des découvertes d’or s’est fait surtout sentir. Tout homme d’un certain âge en interrogeant ses souvenirs peut se rendre compte du changement dans les habitudes et les mœurs que l’augmentation du numéraire a produit. Son action a été égale à celle des chemins de fer. Tout un état économique, dont les nouvelles générations ont peine à se faire une idée, a disparu. Les niveaux des prix, au moins dans l’Europe occidentale, sont désormais assez établis pour que les variations monétaires n’y produisent plus de changements aussi considérables.

Les calculs que nous avons cités portent uniquement sur des produits de l’agriculture ou des manufactures. Ils laissent de côté les frais de transport, les salaires des ouvriers, les gages des domestiques, les loyers. Or, sur ces trois dernières catégories de prix, la hausse a été beaucoup plus importante. En Angleterre, depuis 1837, selon MM. Leone Lévi et Giffen, l’élévation des salaires agricoles a été de 60 pour 100 et de 50 à 100 pour 100 pour les ouvriers des manufactures. En France, d’après M. Émile Chevalier, la hausse des salaires agricoles dans les provinces reculées, comme l’Anjou ou la Bretagne, a été de 100 pour 100 environ ; pour la petite industrie, elle a été en moyenne de 48 pour 100 à Paris et de 63 p. 100 dans les chefs-lieux de départements ; pour les ouvriers du bâtiment, elle est de 100 pour 100 à Paris, de 72 pour 100 en province. Les salaires de la grande industrie se sont élevés dans des proportions très diverses suivant les localités et suivant les conditions du travail : elles varient entre 42 pour 100 et 104 pour 100[11]. M. Leroy-Beaulieu estime leur hausse d’une manière générale à 80 pour 100.

En Allemagne, la hausse a été encore plus forte dans cette période pour tous les salaires ; elle a dépassé 100 pour 100.

Sans doute, ces chiffres, déduits de très nombreux relevés, peuvent ne pas concorder avec la situation des ouvriers de telle ou telle industrie. La hausse a été beaucoup plus accentuée sur les salaires inférieurs que sur les salaires supérieurs, sur ceux des manouvriers[12] que sur ceux des artisans d’élite. Le même phénomène se produit sur les marchandises. Dans les mouvements de hausse générale des prix, les qualités inférieures en profitent beaucoup plus que les qualités supérieures. L’observation avait déjà été faite au seizième siècle[13], et elle s’est de nouveau vérifiée de notre temps.

Tout autre est la question de savoir dans quelle mesure la condition réelle des diverses catégories d’ouvriers s’est améliorée, étant donnés l’élévation des prix des objets de consommation et surtout le développement de leurs besoins. Quelque opinion que l’on se fasse sur ce délicat problème de statique sociale, la hausse des salaires n’en existe pas moins. Celle des gages des domestiques et de la rémunération des professions libérales a été plus considérable ; elle est au moins du double. Pour les loyers, la hausse a été surtout influencée par le développement des grandes villes. En Angleterre, d’après M. Giffen, ils se sont élevés, de 1835 à 1880, de 130 pour 100. Il faut, il est vrai, tenir compte de l’amélioration notable des logements. A Paris, d’après M. Leroy-Beaulieu, le loyer moyen par habitant s’élevait en 1880 de 180 à 190 francs, au lieu de 110 francs en 1829. Quant aux frais de transport, ils sont dans cette période restés à peu près stationnaires ou ont légèrement baissé sur les chemins de fer. Pour les frets maritimes, la baisse, qui s’est depuis accentuée si fort, commençait déjà. Le progrès de la technique neutralisait sur ce point l’effet contraire produit par la dépréciation de la monnaie.

En tenant compte de tous ces éléments et de leur importance relative, on peut évaluer approximativement de 50 à 60 pour 100 la baisse de la puissance d’acquisition des métaux précieux dans la période qui va de 1847 à 1877. En d’autres termes, il a fallu 15 ou 16.000 francs pour acheter l’ensemble de produits et de services que l’on pouvait se procurer trente ans plus tôt avec 10.000 francs.

V. — A partir de 1877, les prix des principaux produits de l’agriculture, des matières premières de l’industrie et des articles manufacturés ont sensiblement baissé. Pour le blé, le fer, la laine, la soie, le cuivre, la baisse a varié de 30 à 50 pour 100 et a ramené les prix presqu’au niveau de 1850. Les frets maritimes ont baissé de moitié ainsi que les frais de navigation sur les canaux. Quoique dans de moindres proportions, les tarifs de chemins de fer ont été également réduits depuis 1877 en France, en Belgique, en Allemagne, aux États-Unis.

Quant aux salaires, ils se sont généralement maintenus, parce qu’à ce point de l’échelle économique une réduction dans les moyens d’existence entraîne de vives souffrances, et que les ouvriers préfèrent des chômages prolongés à une diminution du taux des salaires, contre laquelle ils auraient de la peine à revenir. Il y a eu un temps d’arrêt cependant dans la hausse des salaires, et même ils ont un peu fléchi dans certains départements agricoles. Il en a été pareillement dans quelques industries. Toutefois, la diminution notable des salaires, qui a eu lieu dans les houillères belges pendant les années 1885-1887, est un fait presque isolé sur le continent européen. En Angleterre et aux États-Unis, là où le système des échelles mobiles de salaires variant d’après le prix de vente des produits est généralisé, les ouvriers ont été naturellement plus affectés par la baisse.

Les gages des domestiques attachés à la personne et la rémunération des professions libérales sont restés les mêmes pendant cette période. Les traitements des fonctionnaires publics ont augmenté, surtout en France. Quant aux loyers, sauf à Paris, ils sont demeurés stationnaires, mais plutôt avec une tendance à la hausse.

VI.— Si l’on avait dû s’arrêter uniquement à cette période et évaluer d’après ces constatations le changement dans la puissance d’acquisition de la monnaie, on aurait pu dire qu’elle avait augmenté de 10 ou 12 p. 100[14]. Mais c’eût été une erreur ; car dès l’année 1887 un mouvement universel de reprise des affaires s’est manifesté. Presque toutes les marchandises ont haussé sensiblement, sans toutefois reprendre le niveau de la période précédente[15]. Sur un grand nombre d’objets, les textiles et les métaux entre autres, la baisse des prix due à des progrès techniques est en effet définitivement acquise, mais les salaires, les frets, les loyers ont repris leur mouvement ascensionnel, en sorte qu’il n’est pas possible de parler sérieusement d’une appréciation, d’un renchérissement de l’or.

La monnaie n’a en définitive pas plus de puissance d’acquisition qu’en 1877 :seulement elle achète un peu moins de services et un peu plus de marchandises ; encore faut-il tenir compte de ce que la baisse des marchandises se manifeste presque exclusivement sur les prix du gros et atteint surtout les producteurs. Le commerce de détail maintient les anciens prix partout où il ne rencontre pas la concurrence des sociétés de consommation. Le coût de la vie est resté somme toute le même depuis quinze ans, au moins pour les bourgeois.

VII.— Les écrivains, qui persistent à soutenir la thèse d’un renchérissement de l’or, insistent sur ce fait que, depuis 1871, la production annuelle de l’or a été en diminuant au moins jusqu’en 1885, tandis que celle de l’argent augmentait. Voici, d’après les travaux de M. Soetbeer, l’éminent statisticien allemand, et les rapports successifs de la direction de la monnaie de Washington, les moyennes annuelles de la production des métaux précieux dans le monde :


Périodes
quinquennales
OR
quantités
en kilog.
OR
valeur
en francs
ARGENT
quantités
en kilog.
ARGENT
valeur
en francs[16]
1851-1855 199 388 687 000 000 886 115 197 900 000
1856-1860 201 750 695 000 000 904 990 203 400 000
1861-1865 185 057 637 600 000 1 101 150 246 100 000
1866-1870 195 026 671 900 000 1 339 085 296 000 000
1871-1875 173 904 599 200 000 1 969 425 425 500 000
1876-1880 172 414 594 000 000 2 450 252 471 700 000
1881-1885 149 137 513 700 000 2 861 700 529 400 000
1885-1890 174 472 599 648 000 3 425 187 577 000 000

Ces chiffres présentent une certitude assez grande ; car presque toutes les mines sont possédées par des compagnies, qui publient régulièrement les comptes rendus de leur exploitation.

Il est beaucoup plus difficile de fixer les quantités absorbées par les emplois industriels. M. Soetbeer estime que 84.000 kilogrammes d’or, soit plus de 300 millions par an, sans compter les vieilles matières, sont employés en parures et usages divers. M. Kimball, de la Monnaie des États-Unis, réduit cette évaluation à 150 millions de francs[17]. Ce qui est certain, c’est que la consommation industrielle de l’or s’accroît plus rapidement que celle de l’argent. Celle-ci est de 471 à 500.000 kilogrammes, ce qui, eu égard à l’augmentation des quantités extraites, est insuffisant pour en maintenir le prix.

L’exportation nette de l’or dans l’Inde est importante et va en croissant : en 1881, elle était de 89 millions de francs ; en 1884, elle est montée à 133 millions et depuis elle a continué au moins sur ce pied ; car le goût pour les parures d’or se répand de plus en plus dans les populations indoues. Il ne reste donc pour couvrir l’usure des espèces en circulation et satisfaire aux nouveaux besoins de monnaie d’or de tous les pays civilisés qu’une valeur de 90 à 240 millions, suivant l’estimation qu’on fait de la consommation industrielle de l’or. Qu’on admette le chiffre de 240 millions, qui nous paraît le plus vraisemblable, c’est encore peu pour l’Europe. En effet, l’Australie a besoin d’une certaine quantité d’or pour sa circulation et les États-Unis ont augmenté considérablement leur stock d’or, depuis la reprise des paiements en espèces. Le 1er janvier 1879, il était de 278.310.000 dol­lars et le 1er juillet 1890 de 629.932.449 dollars. Si l’Europe ne s’appauvrit pas absolument de monnaie, comme le prétend M. de Laveleye, au moins elle défend à grand’peine les stocks existants. MM. Kimball et Sauerbeck, dont les appréciations sont plus modérées, le reconnaissent eux-mêmes. Et comme l’argent, depuis 1873, a cessé d’être un instrument d’échange sur le marché international, l’on en conclut à la disette de monnaie.

VIII. — Malgré ce qu’a de spécieux le rapprochement de ces dates et de ces chiffres, la cause principale de la baisse des prix ne doit pas être attribuée à une contraction monétaire. Elle provient des changements réalisés partout dans les conditions de la production. Qu’on prenne l’une après l’autre les cent marchandises dont l’Economist de Londres déduit ses index numbers, et l’on verra que, pour presque toutes, depuis le blé et la soie jusqu’au fer et au cuivre, des causes spéciales ont diminué considérablement le coût de leur production. Les frais de revient se sont en outre abaissés pour toutes les marchandises sur les grands marchés européens par la diminution du fret maritime et des tarifs de chemins de fer, par le développement des communications postales et télégraphiques, par la circulation plus active des échantillons et des commis voyageurs. Il en est résulté une nouvelle organisation commerciale dans laquelle une foule d’intermédiaires, courtiers, consignataires, commissionnaires ont disparu. D’autre part, la demande de capitaux, nécessitée par les constructions de chemins de fer et par le renouvellement de l’outillage industriel, est bien moindre qu’il y a vingt ans, alors que l’industrie moderne se créait de toutes pièces. Les chemins de fer à voie étroite que l’on fait en France, les lignes stratégiques que construit l’Allemagne, les dépenses d’armement que font tous les gouvernements, ne donnent qu’une activité factice à l’industrie. Enfin, depuis 1871, il n’y a pas eu de grandes guerres comme celles d’Orient, d’Italie, de la Sécession, de 1866, de 1870, qui avaient amené le renchérissement d’une foule de produits.

Prétendre que le grand commerce manque de monnaie parce que pendant dix ou quinze ans la production de l’or a fléchi, c’est exagérer l’influence que la quantité de monnaie a sur les prix. La hausse des prix n’est jamais strictement proportionnelle à son augmentation, l’expérience de tous les temps l’a prouvé, parce que de nouveaux besoins se manifestent et que de nouveaux courants commerciaux se créent. En sens inverse, une légère diminution dans la production annuelle de la quantité de monnaie ne suffit pas pour provoquer la baisse des prix. Les stocks monétaires anciens se maintiennent, sauf la perte du frai et quelques autres causes de déperdition, et ils ont bénéficié eux aussi de la sûreté et de la rapidité plus grande des communications. Circulant davantage, ils remplissent mieux leur fonction de monnaie et satisfont à un plus grand nombre d’opérations d’échange. La diminution de la production de l’or dans ces dernières années est insignifiante, si l’on tient compte de l’importance du stock en circulation dans les pays civilisés. Il n’est pas moindre de 17 milliards et demi de francs contre 13 milliards et demi pour l’argent, à ne s’en tenir qu’aux encaisses des banques et des trésors publics, aux stocks visibles.

Les partisans du bimétallisme ont invoqué jusqu’aux arguments géologiques, et soutenu que l’or étant plus dense que l’argent se trouvait en quantité très limitée dans les couches superficielles du globe terrestre, et qu’on devait considérer les principaux gisements comme épuisés. Il n’en est pas ainsi. Le nord de l’Asie, le massif africain, le nord-ouest du Canada et des États-Unis, le Mexique sont loin d’avoir été complètement explorés. Depuis 1885, d’ailleurs, la production de l’or tend à se relever. Les mines de l’Inde et du Transwaal donnent des résultats croissants, qui ne permettent pas de croire à une disette d’or prochaine.

L’argent, d’autre part, n’est pas retiré de la circulation. Il fonctionne comme monnaie d’appoint dans les pays qui ont l’étalon d’or. Les cinq États de l’Union monétaire latine, quoique ne frappant plus de nouvelles monnaies d’argent, assurent une circulation de près de 4 milliards aux pièces de cent sous comme monnaie à valeur conventionnelle. Dans le sud de l’Amérique, en Autriche, en Russie, dans le Levant, dans tout l’extrême Orient, l’argent, soit en piastres, soit en lingots, est l’intermédiaire presque exclusif des échanges. C’est son rapport avec l’or qui est altéré. Tandis qu’au quinzième siècle un marc d’or ne valait que 12 marcs d’argent, que de 1760 à 1860 un kilogramme d’or ne valait à peu près que 15 kilogrammes et demi d’argent, il en vaut aujourd’hui de 20 à 22 kilogr. L’argent a baissé de valeur depuis qu’il est produit en quantité plus grande, comme cela est arrivé pour le blé et pour le cuivre : mais il a encore, en se combinant avec l’or et en s’appuyant sur lui, si l’on peut s’exprimer ainsi, un rôle monétaire qui ne permet pas de parler sérieusement de raréfaction de la monnaie.

Surtout la circulation fiduciaire, et entre tous ses procédés le système des compensations en banque, a pris depuis un quart de siècle un développement tel qu’avec une moindre quantité de monnaie les peuples civilisés peuvent faire un nombre bien plus grand d’échanges. L’efficacité de la monnaie a été augmentée dans des proportions considérables (V. chap. iii, § 8).

M. Mulhall a établi qu’en 1862 les métaux précieux transportés par mer pour les besoins du commerce représentaient 12 pour 100 de la valeur des marchandises échangées, et qu’en 1884 ils n’en représentaient plus que 5 pour 100.

La baisse constante, depuis 1871, du taux de l’escompte ainsi que de l’intérêt des capitaux empruntés par les gouvernements et par les grandes sociétés est encore une preuve décisive qu’il n’y a pas de disette de monnaie. La raréfaction de l’instrument d’échange s’est toujours fait sentir par la hausse du taux de l’intérêt et l’augmentation de la monnaie en a toujours amené la baisse, quand d’ailleurs les conditions du commerce ne changeaient pas.

IX. — On comprend qu’aux États-Unis un parti considérable se soit formé pour entraîner l’Europe dans la voie d’un retour au monnayage de l’argent. En 1873, le Congrès avait eu la sagesse d’adopter l’étalon d’or comme base du système monétaire[18] ; mais précisément à partir de cette époque les mines du Nevada, du Colorado, du New-Mexico commencèrent à produire des quantités d’argent qui arrivèrent à en doubler la production annuelle, en sorte que plus de la moitié de l’énorme stock d’argent qui est jeté chaque année sur le marché provient des États-Unis. Le métal blanc ayant dès lors commencé à baisser, les propriétaires de ces mines firent une propagande active pour obtenir la reprise du libre monnayage de l’argent, le retour au bimétallisme. Ils ne purent y parvenir ; car l’opinion est assez éclairée, au moins à New-York, à Boston, à Philadelphie et dans tout l’Est généralement, pour savoir que deux monnaies, dont l’une est dépréciée en fait, ne peuvent pas circuler concurremment au pair dans un pays. Par un phénomène qui a été constaté depuis le commencement du monde et qui est connu sous le nom de loi de Gresham, du nom d’un financier anglais du xvie siècle qui l’a formulée, la monnaie la moins bonne chasse toujours la meilleure. Celle-ci est absorbée par la thésaurisation ou bien va à l’étranger. Voilà pourquoi les bimétallistes américains intelligents, et même ceux de leurs adversaires qui ne veulent pas combattre de front leurs prétentions, entendent subordonner la reprise du libre monnayage de l’argent dans leur pays à un retour universel au bimétallisme établi par un traité solennel entre tous les États civilisés.

En attendant, pour donner une satisfaction partielle aux intérêts des grands propriétaires de mines, le Congrès vota, en 1878, un acte appelé du nom de son promoteur le Bland bill, aux termes duquel le Trésor fut obligé d’acheter sur le marché une quantité d’argent suffisante pour faire monnayer chaque mois une somme de 2 millions de dollars au moins et de 4 millions au plus en dollars d’argent dans le rapport de 1 à 16 avec l’or, qui est le rapport légal établi entre les deux métaux aux États-Unis[19].

Comme les secrétaires du Trésor n’ont jamais monnayé que le minimum qui leur était imposé par cette loi, un nouvel acte du 14 juillet 1890 les a obligés à acheter chaque mois jusqu’à concurrence de 4 millions 1/2 d’onces d’argent au prix du marché et à émettre pour solder ces achats des billets d’État qui circuleront comme monnaie légale, mais seront remboursables au Trésor en monnaie métallique d’or ou d’argent à la discrétion du secrétaire du Trésor. En effet les dollars d’argent frappés de 1878 à 1890 ne sont entrés dans la circulation que pour une somme insignifiante. Au 1er janvier 1892 il y avait dans les caisses du Trésor 400 millions de silver standard dollars, dont 350 millions représentés par des silver certifcates ou des United States notes. La circulation effective de l’argent était à peine de 50 millions de dollars. Le public n’en veut pas[20].

L’effet de la loi du 14 juillet 1890 a été de multiplier les United States notes émises en représentation des acquisitions d’argent qu’elle ordonne. Au 31 juin 1891, il y en avait pour 50 millions de dollars de plus en circulation qu’au 31 juin de l’année précédente et les achats obligatoires faits par le Trésor doivent l’augmenter automatiquement de pareille somme chaque année. Cette inflation de la circulation indépendante des besoins du commerce peut entraîner des dangers et amener notamment une émigration de l’or. Elle commence déjà à se produire[21]. En vue d’éviter ce résultat, le secrétaire du Trésor cherche par tous les moyens à fortifier les réserves d’or du Trésor ; le président Harrisson s’est engagé solennellement à frapper de son veto tout acte du Congrès autorisant le libre monnayage de l’argent ; le parti républicain a fait de cette sage politique pour les prochaines élections un article de sa platform ; car tous les hommes éclairés comprennent les dangers de l’aventure dans laquelle leur pays serait jeté, s’il se mettait seul à frapper l’argent en quantité illimitée.

Elle serait beaucoup moins périlleuse, si la République américaine parvenait à persuader à l’Angleterre, à l’Allemagne, à l’Union Scandinave et à l’Union monétaire latine de reprendre d’un commun accord le monnayage illimité de l’or et de l’argent sur la base du rapport de 1 à 15 1/2 ou de tout autre rapport à déterminer. La constitution d’un accord universel résulterait en fait de l’entente de ces cinq puissances ; car les autres pays en sont à une circulation d’argent ou au papier-monnaie.

X. — C’est surtout auprès de l’Union monétaire latine que les États-Unis et les marchands de métaux précieux établis en Europe (chap. ix, § i, et chap. xii, § 9) font leurs plus grands efforts ; car dans cette union il y a deux membres besogneux : l’Italie et la Grèce. La Belgique est dans une position fâcheuse pour avoir jusqu’en 1876 imprudemment laissé les grands marchands d’argent frapper à sa monnaie des écus qu’elle a dû s’engager à racheter en or par une clause introduite dans la convention monétaire de 1885.

Mais l’Union monétaire latine et surtout la France ne pourraient reprendre le monnayage de l’argent qu’à la condition que l’Allemagne et l’Angleterre fissent de même. Or, il n’en sera rien.

L’Allemagne a fait en 1873 des sacrifices considérables pour s’assurer une circulation d’or, et elle a lieu d’être satisfaite de sa situation monétaire. Elle est si peu disposée à s’en départir qu’en 1886 elle a vendu au gouvernement Égyptien pour plus de 800 millions de francs d’argent en barres et en vieux thalers, en profitant d’un moment où le cours avait un peu remonté et en stipulant que l’Égypte ferait fabriquer à Berlin sa nouvelle monnaie. L’Autriche, qui évolue dans l’orbite financière de l’Allemagne, en faisant ses préparatifs pour abolir, en 1892, le cours forcé du papier-monnaie, a déclaré qu’elle prendrait l’étalon d’or.

Quant à l’Angleterre, elle pousse l’Union monétaire latine a adopter le double étalon, parce que le cours de la roupie se relèverait immédiatement ; mais la fraction de la Commission monétaire de 1888, qui a proposé de revenir au bimétallisme, au bénéfice d’un accord international, a formellement réservé la question du rapport à établir entre les deux métaux.

Les bimétallistes de Manchester ne veulent plus en effet du rapport de 15 1/2 à 1, qui les empêcherait d’avoir de l’argent à bon marché pour faire leurs remises dans l’Inde, et ils entendent continuer à profiter du bas prix du métal blanc. En décembre 1891, le Chancelier de l’Échiquier, M. Goschen, revenant sur la question, a déclaré, pour engager l’Union monétaire latine a reprendre le monnayage de l’argent, que dans ce cas la Banque d’Angleterre pourrait admettre l’argent pour un cinquième dans la composition de sa réserve, quelque chose comme huit millions de livres (200 millions de francs)[22] !Il était impossible de mieux indiquer le marché de dupe que les bimétallistes anglais proposent à la France.

Il n’y a donc rien de sérieux dans l’agitation bimétalliste européenne et c’est avec un grand sens que M. Luzzati, dans la séance du Sénat italien du 26 janvier 1892, a repoussé les propositions de faire sortir l’Italie de l’Union monétaire latine sous prétexte de remédier au cours défavorable du change.

La perturbation causée par l’adoption d’une telle mesure, a-t-il dit serait des plus graves ; l’on verrait du jour au lendemain le prix de toutes les choses monter de 20 p. 100, ce qui serait on ne peut plus préjudiciable aux salariés. Au mouvement artificiel que la mesure provoquerait tout d’abord, succéderait une grande dépression par suite de l’isolement auquel nous nous trouverions nécessairement réduits.

Et une fois que l’équilibre serait rétabli entre le prix des choses, les salaires et le reste, — ce qui arriverait assez rapidement dans un pays de 3o millions d’habitants entouré d’États possédant l’étalon d’or, — tout avantage apparent ne tarderait pas à disparaître[23].

Si la France se laissait engager dans une union monétaire avec les États-Unis, basée sur la reprise du monnayage de l’argent, elle en serait la dupe et se verrait à l’expiration de cette union, — car des traités de ce genre ne peuvent être perpétuels, — dépouillée de tout son or et envahie par l’argent américain. On aurait beau déclarer internationalement que l’argent vaut monétairement une quantité donnée d’or, cela n’empêcherait pas l’or d’avoir en lingots et comme marchandise une valeur supérieure. Les pièces actuelles seraient fondues et le stock d’or se concentrerait dans les pays, comme les États-Unis et l’Australie, où les prix sont plus élevés et où les deux métaux sont produits par les mines. M. de Laveleye le reconnaît lui-même. Le rapport du Secrétaire du Trésor des États-Unis pour 1886 vante naïvement l’habileté que les Américains ont eue en 1834 de se débarrasser de leur argent et de garder leur or, en établissant le monnayage des deux métaux sur le rapport de 1 à 16, tandis qu’il était en France de 1 à 15 1/2. C’est la France, qui se chargea d’absorber leur argent, et cela a duré jusqu’en décembre 1874, au grand profit de tous les spéculateurs. Même sous l’empire d’une convention internationale, il y a plus d’un procédé pratique pour un pays de s’avantager dans son exécution. L’Italie ne viole-t-elle pas l’esprit de la convention de 1885, en exigeant que l’encaisse de ses banques d’émission soit composée pour deux tiers d’or et un tiers d’argent seulement ? La Suisse, qui n’a frappé presque point d’argent, compte, à la liquidation de l’Union monétaire, se faire rembourser en or les pièces de cent sous belges, françaises et italiennes qu’elle détient et réaliser de ce chef un honnête bénéfice. Les Américains inventeraient bien quelque procédé semblable.

XI. — Quels seraient les résultats sur les rapports sociaux de ce retour au bimétallisme, qui, en réalité, nous ramènerait à la monnaie d’argent circulant exclusivement sous forme d’écus ou de certificats de dépôt ?

D’abord nous assisterions à une augmentation indéfinie de la production du métal blanc. Le tableau que nous avons publié plus haut a déjà montré que sa production annuelle a doublé depuis vingt ans malgré la dépréciation qui l’atteint. Il est répandu en effet dans la nature en quantités considérables. S’il n’y a pas assez d’or, il est certain qu’il y a trop d’argent.

Les rapports officiels, dit le professeur Lexis des États-Unis, montrent que la richesse en argent des états et territoires du Pacifique est inépuisable, et que le développement de cette richesse dépend uniquement de l’extension des chemins de fer, des progrès de la science et du concours du capital et du travail. La baisse du prix de l’argent a principalement pour effet de laisser à l’état brut une grande quantité de minerais pauvres qu’on ne fait qu’amasser dans l’espoir de la découverte de procédés de traitement plus économiques ou de la réhabilitation de l’argent. On découvre tous les jours de nouveaux filons, qui sont encore une source de bénéfices même au prix actuel de l’argent, et qui font plus que combler les lacunes produites à d’autres places.

Des minerais d’argent, dont le traitement coûtait, il y a peu d’années, 21 dollars par tonne dans le Colorado, sont maintenant traités pour six dollars par tonne. Ces découvertes techniques et ces méthodes plus avantageuses sont applicables aux minerais du Canada, du Mexique et des autres pays aussi bien qu’à ceux des États-Unis. Actuellement, la mine d’argent la plus productive du monde est la Broken Hill Proprietary en Australie. Le Mexique commence à peine à montrer ce dont il est capable comme pays producteur d’argent avec les machines modernes, les moyens de transport modernes et la chimie moderne[24].

Devant ce débordement du métal blanc, il est difficile de croire que même tous les États coalisés par une union monétaire internationale pussent maintenir le rapport qu’ils auraient fixé. Aucune puissance ne pourrait empêcher l’or d’être recherché spécialement pour les voyages, pour les réserves monétaires et de faire prime, jusqu’à ce que la force des choses reprît ses droits et rendît à l’or le rôle dont on l’aurait dépouillé.

Nous voyons déjà quelque chose de semblable se produire aux États-Unis, quoique l’or et l’argent soient frappés concurremment et circulent comme monnaie légale ; depuis qu’il est question de reprendre le libre monnayage de l’argent, l’or a commencé à faire prime à New-York sur les silver certificates ; au mois d’août 1891 les prêts à 6 mois payables en or étaient faits à 4 1/2 p. 100 ; ceux payables en currency l’étaient à 6 p. 100 et le fait s’est reproduit depuis[25].

En attendant que l’or se cachât ou devînt un objet de luxe faisant prime pour les grandes affaires, la reprise du monnayage illimité de l’argent aurait pour résultat un renchérissement immédiat de toutes les marchandises. De là une activité factice donnée aux affaires. Mais les salaires et les prix des services de toute sorte ne hausseraient pas de longtemps dans une proportion équivalente : les représentants ouvriers au Reichstag se sont, pour cette raison, toujours opposés aux motions des Agrariens en ce sens. Ce parti, composé de grands propriétaires fonciers, se plaint de la concurrence que la Russie fait à ses produits. Le rouble-papier étant déprécié de 40 pour 100, les importateurs allemands de produits russes les achètent à peu près à moitié prix et nuls droits de douane ne peuvent neutraliser cette prime. Aussi les Agrariens, pour provoquer une hausse de leurs produits, réclament non seulement la remonétisation de l’argent, mais encore l’émission d’un milliard de papier-monnaie, que l’État leur prêterait à raison de 2 pour 100 et avec lequel ils rembourseraient leurs dettes ! Cela serait plus radical !

Le retour au monnayage de l’argent signifie une réduction des dettes des États et des particuliers, et il ne manque pas d’économistes de la nouvelle école pour invoquer en faveur de cette mesure beaucoup de beaux exemples tirés de l’antiquité grecque et romaine : lois agraires, abolitions des dettes. En Allemagne, où la dette publique est peu disséminée et où la grande propriété surtout est endettée par des emprunts à longues annuités contractés auprès des banquiers juifs, certains intérêts conservateurs s’imaginent trouver dans cette voie profit, sinon honneur. Mais, dans nos pays latins et notamment en France, la situation est tout autre. M. Léon Walras dit à ce sujet avec beaucoup de raison :

Les petits débiteurs sont ou des consommateurs ou des emprunteurs à courte échéance, qui ne retireraient en aucune façon d’une baisse progressive du pouvoir d’achat de la monnaie le soulagement qu’ils retiraient autrefois de la remise pure et simple de leurs dettes à un moment donné. Les seuls débiteurs qui profiteraient d’une telle baisse seraient les emprunteurs à long terme, qui sont tous de très gros débiteurs, savoir : l’État et les grandes entreprises industrielles. Dans une entreprise de mine ou de chemin de fer, par exemple, le résultat bien certain de la combinaison serait de faire passer toute la valeur et la propriété de l’entreprise des mains des porteurs d’obligations aux mains des actionnaires, c’est-à-dire des petits capitalistes aux gros. Ainsi, comme faveur faite à l’État, cette combinaison s’inspire du plus mauvais communisme, et, comme faveur faite à certains particuliers, elle constitue un avantage de plus ajoutée à tous ceux dont disposent déjà les gros capitaux.

Il serait regrettable que le monde agricole français, trompé par l’étiquette des partis, se laissât séduire par les théories d’outre-Rhin, et que, pour parer à l’inconvénient momentané que l’agio sur l’argent entraîne dans les relations avec l’Inde, il poussât à une détérioration de notre système monétaire. On ne peut calculer les perturbations de toute sorte qui s’ensuivraient.

Un homme d’affaires éminent des États-Unis, qui est très protectionniste M. Carneggie, a déclaré qu’il considérait le libre monnayage de l’argent comme devant amener aux États-Unis une perturbation beaucoup plus grave que le retour du libre échange.

En sens inverse, M. de Laveleye, qui était libre échangiste, a soutenu que l’abandon du bimétallisme était la vraie cause du retour au protectionnisme qui s’est produit dans le monde entier depuis vingt ans. Si cette thèse était démontrée nous n’hésiterions pas à dire que nous considérons le système protectionniste comme beaucoup moins malfaisant que la perturbation de tous les rapports financiers qui résulterait de la révolution monétaire préconisée par les bimétallistes.

XII. — C’est une grande erreur de croire que la démonétisation de l’argent, en 1873, par l’Allemagne soit la cause de sa dépréciation. Elle avait commencé plusieurs années auparavant, dès que la grande production des mines du Nevada fut connue. C’est précisément pour couper court aux profits que des particuliers réalisaient en faisant monnayer l’argent, qu’ils avaient acheté à bas prix en barres, que l’Allemagne, puis l’Union latine, ont fait cesser sa frappe.

Quand on étudie l’histoire, on voit la confirmation éclatante de ce qu’enseigne la théorie, à savoir : qu’un seul métal peut être le dénominateur de la valeur. Depuis près de deux mille ans, c’est en fait toujours l’or qui a rempli cette fonction. Quand Constantin voulut rétablir le système monétaire, violemment troublé depuis deux siècles, c’est l’or qu’il prit pour base, et l’empire byzantin continua cette tradition. Après le treizième siècle, le florin d’or de Florence devint en Occident la monnaie du commerce international, l’étalon général de la valeur, et c’est pour cela que Jean XXII frappa d’excommunication les villes ou les princes qui l’altéreraient. Les gouvernements ont sans doute souvent essayé d’établir un rapport légal de valeur entre les deux métaux et cherché à tirer un profit de cette fixation ; mais, en réalité, c’est toujours l’argent qu’ils ont comparé à l’or et non pas l’or à l’argent. Les opérations monétaires auxquelles ils se livraient ont presque toujours porté sur l’argent et non sur l’or, dont instinctivement ils respectaient le titre. L’argent servait seulement de monnaie nationale, comme l’argent noir ou billon servait aux petites transactions locales. En 1526, Copernic, dans la Ratio cudendæ monetœ, dit expressément que le double ducat d’or de Hongrie est resté en Europe le véritable étalon de la valeur.

Aujourd’hui, dans les transactions journalières, nous ne voulons plus que de l’or, et l’on prétendrait l’éliminer pour donner son rôle à l’argent ?Les États qui ont le double étalon, comme la Russie, l’Autriche, les États-Unis, exigent que les droits de douane et leurs emprunts extérieurs soient payés en or. Ils sont ainsi les premiers à proclamer et à aggraver la déchéance du métal blanc.

L’argent a fait son temps pour l’Europe, pour les États-Unis, pour l’Australie et tous les pays à civilisation développée, comme l'outem de cuivre des Assyriens et l’œs grave des Romains. Quand les prix se sont élevés et qu’une plus forte quantité de métal précieux est devenue l’équivalent des marchandises, le public a préféré l’or qui emmagasine la valeur sous un moindre volume. Tel est le fait très vulgaire, mais décisif, contre lequel tous les raisonnements viendront échouer. Le monométallisme or est le seul système monétaire possible pour les peuples civilisés. Ce qui le prouve, c’est que, comme on l’a vu plus haut, depuis 1850, la production de l’or a été pendant vingt ans trois ou quatre fois supérieure en valeur à celle de l’argent ; même actuellement, elle l’égale encore. En vertu de la loi économique qui fixe le rapport de valeur d’après la plus ou moins grande abondance, l’or aurait dû perdre une partie de la valeur qu’il avait gagnée comparativement à l’argent. Il aurait dû revenir au rapport de 1 à 12 ou de 1 à 10, qu’il avait au moyen âge. Loin de là, c’est à grand’peine si, par suite des demandes multipliées d’argent par l’Inde après la grande rébellion, ce rapport a baissé pendant quelques années de 15 1/2 à 15 ; mais bientôt il s’est relevé, et dès 1867 il a atteint 16, puis 17, et est enfin arrivé à 22. Là où on a voulu le remonétiser, comme aux États-Unis, il ne circule pas réellement. Non seulement le public ne veut plus charger ses poches de gros sacs d’écus, mais, dans les transactions commerciales, l’or est de plus en plus prédominant. L’encaisse de la Banque de France se compose d’or et d’argent. Or les mouvements résultant de la situation monétaire internationale portent exclusivement sur l’or, malgré tous les procédés employés par la Banque pour rejeter le plus possible d’argent dans la circulation intérieure. Le besoin d’or a augmenté, le besoin d’argent a définitivement diminué dans les pays à civilisation avancée.

Voilà pourquoi les deux conférences internationales, qui se sont réunies à Paris, sur la demande des États-Unis, en 1878 et 1881, n’ont pu aboutir à restaurer le bimétallisme. Il en sera encore ainsi si l’on en réunit une troisième.

XIII. — Est-ce à dire qu’il n’y ait rien à faire pour utiliser le stock de deux à trois milliards d’argent dont nous sommes encombrés[26] ? On a proposé plusieurs moyens pratiques. L’Angleterre et l’Allemagne auraient l’une et l’autre intérêt à contracter un accord avec l’Union latine, qui, sans leur imposer l’abandon de leurs systèmes monétaires, puisqu’elles mettent leur amour-propre à ne pas adopter le franc, établirait un change fixe entre la livre sterling, la pièce de 20 francs, et la pièce de 20 marks. Ces pièces seraient reçues sur ce pied par les caisses publiques, les banques, les chemins de fer des différents États. Les émissions d’argent en écus de 5 francs et pièces analogues émises dans les autres États devraient être fixées à un certain chiffre par tête d’habitant, comme le fait actuellement l’Union latine pour la monnaie divisionnaire, et l’on pourrait conserver le rapport actuel de 1 à 15 1/2, à la condition de ne donner force libératoire à ces pièces que jusqu’à concurrence de 500 francs et moyennant l’obligation pour chaque État de reprendre ses pièces d’argent à certaines époques de liquidation. Une fois cette monnaie internationale d’argent créée, les banques d’Angleterre et d’Allemagne pourraient admettre l’argent jusqu’à proportion d’un quart ou d’un cinquième dans la réserve métallique sur laquelle est basée l’émission de leurs billets.

Cela élargirait l’assiette de la circulation métallique de l’Angleterre (chap. iii, § 11). Les colonies du Cap, de l’Australie, du Canada pourraient accéder à cet accord avec avantage, et le change indien deviendrait plus stable, ce qui est l’essentiel[27].

Quant aux États que le niveau bas des prix intérieurs oblige à conserver l’argent comme la Russie, l’Espagne, le Mexique, l’Amérique du Sud, leur situation resterait ce qu’elle est aujourd’hui, ou en serait plutôt améliorée.

L’énorme stock d’argent que détient la Banque de France et qui se renouvelle constamment, malgré les efforts qu’elle fait pour le rejeter dans le public, ne s’accroîtrait plus au moins.

Toute perte sérieuse pour la Banque serait évitée, puisque ses billets de 50, de 100 et de 500 francs seraient toujours remboursables en argent si elle le voulait. Elle ne serait obligée de rembourser en or que ses billets de 1.000 francs, qui, grâce à cela, circuleraient dans le monde entier comme les banknotes anglaises, tandis qu’aujourd’hui la possibilité d’un remboursement en écus limite leur circulation au territoire national. Elle pourrait donc maintenir habituellement son taux d’escompte à 3 p. 100, sans être d’ailleurs gênée pour l’augmenter par la loi, et elle continuerait ainsi une politique financière qui l’a rendue justement populaire dans le pays. Un expédient, qui ne serait pas à dédaigner, serait l’augmentation jusqu’à 8 francs ou 10 fr. par tête d’habitant, au lieu de 6, de la monnaie divisionnaire d’argent au titre de 0,835. Le bénéfice que les gouvernements de l’Union monétaire latine retireraient en convertissant en cette monnaie une certaine quantité de leurs écus diminuerait la perte éprouvée du chef de la dépréciation de leur stock d’argent. L’Italie, au commencement de mars 1892, a fait des ouvertures en ce sens que l’on a peut-être eu tort de repousser.

XIV. — La dépréciation de l’argent a rendu la concurrence des exportations indiennes d’autant plus active que, contrairement aux prévisions théoriques, l’augmentation du stock monétaire n’a pas encore élevé les salaires et les prix dans l’intérieur du pays. La coutume, toute-puissante sur les masses, y maintient jusqu’à présent les anciens prix, si ce n’est sur certains points plus en contact avec les grands courants commerciaux. C’est là un fait transitoire et la hausse finira par se produire. Au Tonkin et en Cochinchine, l’établissement français a déjà eu ce résultat. Cependant, le plan proposé par certains hommes d’affaires anglais d’établir leur système monétaire à base d’or dans l’Inde est absolument chimérique. Le niveau des prix et des salaires est encore trop bas dans l’intérieur du pays. Ce serait créer des difficultés de vie inextricables aux populations pour débarrasser les exportateurs de Manchester de la question du change indien. Tout naturellement, l’Inde absorbera peu à peu une plus grande quantité d’argent au fur et à mesure que les prix s’élèveront et que le réseau des chemins de fer en devenant plus serré multipliera les échanges intérieurs.

Le Japon, en adoptant la civilisation européenne, a frappé des monnaies sur notre modèle. Comme il gravite dans l’orbite des ÉtatsUnis, il a frappé de l’or de 1870 à 1875 quand la République américaine en était à l’étalon d’or ; mais depuis 1877, époque où elle a favorisé le monnayage de l’argent, la frappe de l’or a été insignifiante et il s’est mis à monnayer l’argent en quantité considérable. De 1877 à 1890, la frappe nette de l’argent est montée à près de 70 millions de yens[28].

Mais c’est en Chine que le métal blanc a un grand avenir. Jusqu’à présent le commerce intérieur de ces 400 millions d’hommes s’est fait avec des lingots d’argent, émis et marqués par des banquiers privés, et avec des sapèques de cuivre ou de zinc, qui sont une monnaie à valeur conventionnelle. Les mandarins fixent dans chaque province le change entre ces sapèques et l’argent, et retirent de grands profits de l’exercice de cette fonction. En fait, les affaires marchent, grâce à un système de banques fort développé. En 1877, les représentants des puissances étrangères essayèrent de persuader au gouvernement chinois d’adopter un système monétaire régulier et de frapper l’argent. Le Tsung-ly-Yamen refusa, pour ne pas tarir la source des profits des mandarins, dit avec une mauvaise humeur visible le secrétaire de la légation américaine[29] à qui nous empruntons ces indications, mais sans doute pour ne pas troubler les habitudes du peuple. Or, le conservatisme absolu a fait son temps, même en Chine. L’empire du Milieu a fait construire des cuirassés en Allemagne : il a commencé son réseau de chemins de fer et il a déjà contracté un emprunt à Berlin. Le voilà lié économiquement à l’Europe et dans la nécessité d’avoir un système monétaire pouvant communiquer avec le sien. Un des hommes les plus éclairés du pays, Li Hang Chung, vice-roi de Canton, a essayé récemment d’inaugurer ce monnayage en faisant frapper une piastre au dragon impérial, qui était censée avoir le titre français de 900 millièmes de fin, et le même poids (27 grammes 073) que la piastre mexicaine, dont la circulation dans les ports de l’Extrême-Orient est universelle. La nouvelle monnaie fut d’abord bien acceptée ; malheureusement on découvrit que le vice-roi avait trompé sur le titre et qu’elle n’avait en réalité que 885 millièmes de fin. Cette fraude a discrédité la nouvelle monnaie[30]. Mais ce n’est qu’un retard momentané dans le monnayage de l’argent par la Chine. Elle y arrivera forcément. Sera-ce pour le plus grand bonheur du peuple chinois[31] ? Là n’est pas la question : mais un vaste débouché s’ouvrira au métal blanc et tous les rapports commerciaux dans l’extrême Orient s’en ressentiront à la longue.

XV. — Les deux grands mouvements de hausse, puis de baisse des prix, qui se sont succédé dans les quarante dernières années ont provoqué des travaux qui, quoique étant encore du domaine de la théorie pure, n’en ont pas moins un grand intérêt scientifique. Leur objet est de déterminer une mesure plus fixe de la valeur que l’or et l’argent pris séparément ou conjointement, de trouver une commune mesure entre la monnaie et les marchandises qu’elle sert à évaluer. C’est la quadrature du cercle en économie politique ; mais on peut essayer de la méthode d’approximation.

Adam Smith et J.-B. Say avaient indiqué, le premier, le prix du blé, le second la journée de travail du manouvrier comme pouvant rendre compte de la puissance d’acquisition de la monnaie aux diverses époques. Même pour des appréciations purement historiques, cette donnée est insuffisante ; car la consommation du blé varie suivant les pays et les temps, et la condition économique du manouvrier n’est pas toujours identique. Plus tard, des économistes anglais J. Lowe, Scrope et Stanley Jevons, ont proposé l’établissement d’un étalon multiple des valeurs résultant de la puissance d’acquisition de la monnaie par rapport à un certain nombre de marchandises. On en choisirait une centaine ou davantage, indépendantes l’une de l’autre autant que possible. Une commission officielle en relèverait les prix d’après les mercuriales des marchés régulateurs. A la fin de chaque année ou de toute autre période, elle établirait sur les moyennes de ces prix, en tenant compte des quantités vendues, la puissance d’acquisition de la monnaie à l’égard de chacune d’elles, en la comparant à un prix primitif pris pour norme. Puis elle déduirait de ces cent chiffres la variation que la puissance générale d’acquisition de la monnaie aurait éprouvée.

Le professeur Marshall, de Cambridge, dans le numéro de mars 1887 de la Contemporary Review, a repris cette idée en développant ses conditions de réalisation possible. Les variations des prix des diverses marchandises ne devraient pas compter également. Une baisse de 20 pour 100 sur le blé en effet ne peut pas être compensée par une hausse pareille sur le chocolat ou le café ; une baisse de 10 pour 100 sur le cuivre n’a pas la même importance que sur le fer. Il faudrait tenir compte de l’importance relative dans la consommation de chacune des marchandises prises pour types et donner des coefficients proportionnels à cette importance aux prix moyens, dont on déduirait la moyenne générale indiquant le rapport de la monnaie et des marchandises.

La monnaie ordinaire continuerait à régler les transactions au comptant ou à court terme. L’étalon des valeurs, ainsi déterminé, serait appliqué aux contrats dont l’exécution embrasse une période d’une certaine durée, aux emprunts des États et des villes, aux obligations émises par les compagnies, voire aux emprunts faits par les particuliers, s’ils s’étaient soumis à son application. Par exemple, quand un emprunt de 100.000 francs contracté le 1er juin 1887 viendrait à échéance le 1er juin 1897, on verrait quelle modification aurait éprouvée la puissance d’acquisition de la monnaie : si elle avait baissé de 10 pour 100, le débiteur devrait rendre 110.000 fr. ; si elle avait haussé de 20 pour 100, il serait quitte en payant 80.000 fr.

Assurément l’équité serait mieux observée ; car, dans les conditions actuelles, le débiteur ou le créancier est forcément plus ou moins sacrifié dans l’exécution d’un contrat à long terme.

Une application partielle de ce système a été faite avec succès par la loi anglaise de 1836 sur la conversion des dîmes. Le payement imposé au contribuable est calculé chaque année sur la valeur qu’ont le froment, l’avoine et l’orge, comparativement aux prix de 1836, de manière que le décimateur puisse toujours se procurer la même quantité de ces produits. En 1875, une redevance ; qui était en 1836 de 100 liv. ster., fut portée à 112 liv. ; en 1886, elle tomba à 90 livres.

Mais quand, au lieu de la conversion en argent d’une redevance en nature déterminée, il s’agit d’une créance de monnaie, c’est-à-dire d’un pouvoir d’acquérir toute chose échangeable, la détermination du changement de sa puissance d’acquisition est bien plus délicate.

A propos d’un projet de ce genre, un maître de la science statistique, M. Cheysson, a fait ressortir toutes les difficultés pratiques et les incertitudes de la détermination des prix moyens. On peut passer outre quand on fait seulement une recherche scientifique ; mais s’il s’agit de toucher à l’exécution des contrats, ces objections sont capitales[32]. Il faudrait aussi supposer un bien grand progrès dans les connaissances économiques du public pour qu’un créancier fût content en recevant 80.000 francs, quand il en a prêté 100.000, et réciproquement qu’un débiteur payât de bonne grâce 110.000 francs au lieu des 100.000 reçus, dans les hypothèses posées plus haut. Pendant longtemps les préjugés y feraient obstacle, et peut-être ces préjugés seraient-ils l’expression d’une sagesse populaire plus sûre que la science (§ 17) ! Pour remédier à cette difficulté psychologique, M. Simon Newcomb a proposé, en 1879, dans la North American Review, que le gouvernement fît frapper chaque année des dollars, dont le poids augmenterait quand l’or se déprécierait, et diminuerait quand la valeur de l’or hausserait. Mieux encore, le gouvernement émettrait des dollars de papier, basés sur un dépôt effectif de monnaie et qui donneraient droit à une quantité de métal en rapport avec la valeur actuelle de l’or.

XVI. — Tous ces projets cherchent à mesurer les variations dans la puissance d’acquisition de la monnaie et à exécuter les contrats anciens en tenant compte de ces variations, tout comme elles s’appliquent d’elles-mêmes aux transactions actuelles au fur et à mesure que de nouveaux échanges se concluent.

Autre est le plan de règlement de la monnaie universelle, élaboré par M. Walras, professeur à l’Université de Lausanne, l’auteur d’ingénieuses études sur l’application des mathématiques à la science économique[33]. Cette fois, il n’est question de rien moins que de régulariser les variations de prix provenant des fluctuations dans la puissance d’acquisition de la monnaie et des changements dans la richesse sociale, de manière à ne plus laisser subsister que les variations particulières de prix provenant d’un progrès ou d’un recul dans les conditions de production de telle ou telle marchandise[34].

L’exécution de ce plan suppose comme condition préalable l’entente de tous les États civilisés qui sont en communication commerciale ; car, si l’un d’eux voulait tenter isolément l’expérience, il en serait infailliblement la victime. En supposant donc que tous les États se seront liés par une union monétaire universelle perpétuelle, et qu’ils auront délégué leurs droits régaliens en cette matière à un Office monétaire international, voici ce que devra faire cet Office :

1° Il recueillera la statistique des prix des marchandises prises pour types sur tous les marchés du monde et en déduira, suivant les méthodes les plus perfectionnées, les variations annuelles de la puissance d’acquisition de l’or ;

2° Les particuliers conserveront le droit de faire frapper librement et indéfiniment l’or aux hôtels des monnaies ; car M. Walras reconnaît que l’or seul peut être le dénominateur de la valeur ;

3° L’Office international distinguera parmi les variations des prix celles qui sont le résultat des marées économiques, et il laissera se développer les cycles du crédit et se produire les crises qui rectifient les excès de la spéculation commerciale, sans intervenir ; mais il devra neutraliser les variations de prix provenant d’une augmentation ou d’une diminution de la production de l’or ou d’un changement général dans les conditions de la production de toutes les marchandises, de manière que la richesse sociale soit toujours exprimée par les mêmes prix. Pour cela, l’Office fera émettre, par les hôtels de monnaie des différents États associés, une quantité déterminée de pièces d’argent, circulant avec pleine valeur libératoire comme l’or, quand il faudra faire hausser les prix, ou bien il en retirera une certaine quantité, quand il faudra faire baisser les prix. Le rapport de valeur de l’argent monnayé à l’or sera établi à un taux assez élevé au-dessus du prix de l’argent sur le marché pour que les bénéfices réalisés par les émissions d’argent couvrent plus tard les frais du retrait, quand il faudra y procéder. On aura donc comme base du système monétaire l’étalon d’or avec billon régulateur d’argent ;

4° Enfin, comme le but à atteindre est que la somme des instruments d’échange soit toujours la même ou ne varie qu’avec l’extension des besoins de la circulation, les émissions de billets de banque seront strictement limitées dans chaque État ou ne pourront avoir lieu qu’en représentation des métaux réellement déposés.

Tel est, sommairement esquissé, le travail de M. Walras. C’est, assurément, un des plus grands efforts scientifiques de l’époque. Homme de science et de bonne foi avant tout, M. Walras montre tous les dangers d’une reprise pure et simple du monnayage de l’argent, et son œuvre n’a rien de commun avec les tentatives des diplomates, des banquiers et des politiciens dont nous avons parlé plus haut. Toutefois, sur les sommets de la théorie où il se place, il a rencontré des contradicteurs fort autorisés, M. Cheysson et M. Juglar, à la Société de statistique, M. Adolphe Coste, le sagace auteur des Questions sociales contemporaines, M. Luigi Ridolfi, dans la Rassegna di scienze sociali e politiche (n° du 1er mars 1887).

Sans parler des obstacles à cette entente internationale universelle dont chacun peut se faire une idée, ni revenir sur les difficultés de la statistique des prix dans un but juridique, voici, selon nous, les raisons qui empêcheraient le billon régulateur de produire la stabilité économique qu’en attend son auteur :

1° A défaut de billets de banque, les lettres de change, les chèques avec comptes courants et compensations en banque enfleraient la circulation et feraient hausser d’autant plus les prix que l’Office monétaire, par ses retraits de billon, essayerait de la contracter. L’acte de 1844, qui, en Angleterre, a limité l’émission des billets, a eu précisément ce résultat, et, dans la pratique actuelle de ce pays, les crédits en banque sont considérés comme de l’argent comptant, de l’in cash. Il est aussi impossible de comprimer les expansions du crédit que la vapeur ;

2° Les prix varient en sens inverse de la quantité de monnaie en circulation ; mais leur hausse ou leur baisse, nous l’avons vu, ne sont pas strictement proportionnelles à l’augmentation ou à la diminution de cette quantité. Sans cela, en France, où la somme des espèces et des billets est de 208 francs par tête d’habitant, les prix devraient être de 100 et de 145 pour 100 plus élevés qu’en Angleterre, où cette somme est de 108 francs, et en Allemagne, où elle est de 78 fr. Le nombre des échanges à opérer, les habitudes dans l’usage de la monnaie ne peuvent pas être réduits à des formules mathématiques. L’élément humain, même en cette matière, déjouera toujours par quelque côté l’effort régulateur de l’Office international ;

3° Les variations dans la puissance d’acquisition de la monnaie se font surtout sentir sur les prix des matières premières et sur les ventes en gros. Elles n’atteignent que lentement le commerce de détail, à cause de la résistance des intéressés qui défendent leur situation. L’action de l’Office monétaire, en donnant artificiellement une puissance d’acquisition plus ou moins grande à la monnaie pour corriger des perturbations naturelles, causerait souvent des perturbations légales beaucoup plus graves. Il faudrait supposer ou le remplacement complet du commerce de détail par le système coopératif, ou bien sa réglementation générale par les autorités locales, qui le tariferaient d’après les prix du gros, de manière à ce que l’effet de l’émission ou du retrait du billon régulateur fût réellement atteint ;

4° Tous les systèmes d’étalon multiple de la valeur le font dériver du prix des différentes marchandises types, sans tenir compte des salaires, des gages, de la rémunération des professions libérales[35]. Cependant les besoins de la vie civilisée consistent autant en services qu’en produits. M. Walras va au-devant de cette objection. « A l’état d’équilibre de l’échange et de la production, dit-il, le prix des services est déterminé par le prix des produits et non pas le prix des produits par le prix des services, et le prix des produits est déterminé par la condition de satisfaction maxima des besoins, qui est ainsi la condition fondamentale de tout l’équilibre économique. » Cet état d’équilibre rappelle un peu l’ordre essentiel des Physiocrates. Il n’est jamais réalisé.

L’étude des faits historiques et l’observation contemporaine montrent la fausseté des théories qui prétendent que les salaires sont réglés par l’action de lois fatales et selon des formules mathématiques. Le taux des salaires est sans doute limité par certains maxima et certains minima ; mais il est fortement influencé par la productivité des industries, par l’organisation de la classe ouvrière, par les rapports moraux existant entre les patrons et les ouvriers. La part prélevée par ceux-ci n’est pas une quantité fixe : elle varie et en fait elle a augmenté notablement depuis cinquante ans. On ne peut donc pas dire que le prix des marchandises exprime virtuellement le prix du travail qui leur est incorporé, comme si c’était une quantité constante. En outre, l’efficacité des salaires varie suivant les lieux et les conditions d’existence du travailleur. Les salaires d’un ouvrier d’une raffinerie à Paris et d’un ouvrier d’une usine des Vosges ne peuvent pas être réduits à une commune mesure. Les différences géographiques et les diversités de la constitution sociale seront-elles jamais nivelées ?Il le faudrait pour que le plan de M. Walras fût réalisable ; car il devrait tenir compte des variations de la puissance d’acquisition de la monnaie eu égard aux services aussi bien qu’aux marchandises.

XVII. — Ici, nous touchons au fond même du problème. Est-il si désirable que les variations des prix, résultant des changements dans la production des métaux précieux ou dans les conditions générales de la production, soient neutralisées ?

M. A. Coste l’a dit judicieusement :

L’or et l’argent n’ont rendu de si grands services à l’humanité que parce que, sans législation d’aucune sorte, sans intervention d’aucune intelligence ni d’aucune autorité, en dépit même de la plus complète mésentente des gouvernements et de la plus grande sottise des populations, ils étaient néanmoins capables, par une admirable propriété naturelle, de conserver le maximum d’utilité générale et le maximum de fixité dans la valeur.

Les gouvernements du seizième siècle se sont trouvés aux prises avec une révolution monétaire bien plus grave que la nôtre (§ 1). Depuis François Ier jusqu’à Louis XIII, ils ont précisément voulu, selon le système de M. Walras, maintenir fixe la détermination de la richesse sociale. Ils ont émis leur billon régulateur en augmentant constamment la quantité de pièces de monnaie taillées dans le marc d’or ou d’argent de façon à neutraliser la hausse des prix[36].On sait comment ces remaniements monétaires ont aggravé les maux qu’ils prétendaient soulager de très bonne foi.

Qui nous garantit que les gouvernements associés n’interpréteraient pas les statistiques à contre-sens, qu’ils ne confondraient pas les marées économiques avec les changements dans la valeur de la monnaie, surtout qu’ils ne se départiraient jamais d’une impartialité scientifique absolue ?

Ils y seraient d’autant plus exposés que des partis se formeraient dans le but de les pousser à prendre telle ou telle mesure monétaire favorable aux intérêts d’une classe. Aux États-Unis, quand les payements en or ont été repris, après une longue période de papier-monnaie, une contraction des prix s’est produite qui a aggravé la position des débiteurs. Les agriculteurs endettés de l’Ouest formèrent le parti des greenbackers, qui réclamait des émissions de papier-monnaie dans l’intérêt du peuple. De nos jours, la Farmer’s Alliance a repris ce programme et les Agrariens de Prusse préconisent des projets semblables.

Au lieu des perturbations, qui seraient inévitablement causées par l’action des partis sur la monnaie, ne vaut-il pas mieux accepter celles qui proviennent des causes naturelles, telles que la plus ou moins grande production des mines, comme l’une des vicissitudes auxquelles sont soumises les choses humaines ? Des deux maux le dernier est assurément le moindre.

La pensée intime qui a inspiré dans ses grands travaux M. Walras se révèle par un mot : « Il faut, dit-il, agir sur la nature des choses dans l’ordre social comme dans l’ordre industriel. » Et il indique que la tâche de nos petits-enfants, au vingtième siècle, « sera de réformer les unes après les autres les conditions légales de la monnaie, de l’agriculture, de l’industrie, du commerce, du crédit, de la spéculation, de l’association, de l’assurance, de la propriété, de l’impôt ».

Il est certain que plusieurs des impossibilités pratiques actuelles de son système peuvent disparaître par des changements dans la constitution politique et économique des nations. De tous les côtés de l’opinion se produisent tant de visées pour la réorganisation des rapports sociaux, on demande tant à l’État d’agir sur la nature des choses, qu’il se pourrait bien que dans la seconde moitié du vingtième siècle certaines des idées de M. Walras fussent en voie de réalisation. Mais ce ne sera pas seulement par les progrès pacifiques du droit des gens, de la statistique et de l’économie politique. Que de révolutions pour établir les États-Unis du monde, qui peuvent seuls réaliser cette conception ! Et après, quel travail de déblai sur tous les éléments de la vie sociale, depuis les nationalités jusqu’à l’organisation des établissements industriels, pour rendre possible cette détermination mathématique de la richesse sociale et sa régularisation scientifique par un procédé aussi précis qu’un mouvement d’horlogerie !

En l’an deux mille, le monde peut certainement, être différent de celui d’aujourd’hui. Et cependant, si nous jetons nos regards en arrière sur l’histoire nous voyons que ce qui a le moins changé dans les rapports économiques, c’est la fonction de la monnaie.

Un autre économiste contemporain, fort brillant et très porté lui aussi à escompter l’avenir, a, tout au rebours de M. Léon Walras, prophétisé pour le vingtième siècle la décadence des métaux précieux et il croit déjà en reconnaître des signes précurseurs. Si l’on a bien compris les phénomènes de la circulation fiduciaire, tels que nous les avons exposés et les débats auxquels donnent lieu les relations des deux métaux précieux, on se convaincra que jamais l’importance d’une base monétaire pour cette circulation n’a été sentie davantage et que les hommes sont devenus plus attentifs que jamais à la consistance des stocks d’or qui servent de sûreté à tous leurs échanges. Il serait donc fort possible que, dans un monde renouvelé sous bien des aspects, comme sera celui du vingtième siècle, la question monétaire en restât au point où elle en est en 1892.

  1. Voy., dans la Réforme sociale du 15 novembre 1886, la Crise monétaire au seizième siècle, par M. Jules des Rotours. L’auteur a bien voulu y résumer, avec une compétence particulière et en y ajoutant ses vues personnelles, les leçons que nous avons faites sur ce sujet à l’Université catholique de Paris, en 1886.
  2. En France, à partir de la fin de 1874, la frappe des écus d’argent a été interdite aux particuliers, et une convention du 25 février 1876 a limité leur frappe par les gouvernements de l’Union monétaire latine dans des proportions fixées. C’est seulement la convention du 5 novembre 1878, qui, dans tous les Etats de l’Union monétaire latine, l’a suspendue absolument.
  3. Le marché des métaux précieux est établi à Londres. L’argent y est coté par once standard de métal fin. Quand il est à l’or dans le rapport de 1 à 15 1/2, qui est la base du système monétaire français, l’once vaut 60,84 pences. Le 30 mars 1892 elle a été cotée 39 pence. A Paris le kilogramme d’argent, qui, au pair, vaudrait 218 fr. 89, éprouve, à la même date, comparativement à ce cours une dépréciation de 342 à 347 pour 1.000.
  4. Voy., sur les conditions dans lesquelles l’Inde peut exporter des quantités considérables de blé, notre article dans le Correspondant du 25 avril 1889.
  5. Le même phénomène se produit dans le commerce de l’Europe Occidentale avec la Russie par suite de la dépréciation du rouble-papier, la seule monnaie intérieure de ce pays, comparativement aux espèces métalliques. Plus de rouble-papier est bas, plus les importateurs en Europe de blés russes ont d’avantage à les acheter et plus ils développent ces importations. Les agriculteurs allemands et français n’ont pas encore trouvé un moyen à recommander pour relever le cours du rouble-papier.
  6. L’acte de 1844 autorise la Banque d’Angleterre à avoir un cinquième de sa réserve métallique en argent ; mais depuis 1853 elle a cessé d’user de cette faculté. (V. the Economist, 3o janvier 1892.)
  7. La partie du rapport de la Royal gold and silver commission de 1888, qui décrit ces phénomènes commerciaux, a été reproduite dans le Journal des économistes de mars 1888.
  8. V. son ouvrage : la Monnaie et le bimétallisme international, in-12. Paris, Alcan, 1891.
  9. V. un travail de M. Soetbeer dans les Iahrbücher fur national Œkonomik und Statistik de Conrad (Iena), 1881.
  10. V. Cliffe Leslie, Essays in political and moral Philosophy (Dublin, 1879).
  11. Les salaires au xixe siècle (A. Rousseau, 1887).
  12. Néanmoins, certaines professions, qui sont le refuge du résidu social dans les grandes villes, ont échappé à cette action bienfaisante et ont été ravalées d’autant plus par comparaison (chap. i, § 7).
  13. V. Thorold Rogers, History of agriculture and prices (London, 1884), t. IV, p. 109.
  14. V. notre article dans le Correspondant du 10 juin 1887.
  15. Pour la France, par exemple, la comparaison des écarts proportionnels entre les évaluations provisoires et les évaluations définitives de la commission des valeurs des douanes indique une augmentation de 5 p.100 sur les importations et de 4,5 p. 100 sur les exportations pendant les trois années 1888, 1889, 1890. Entre 1880 et 1887, la baisse avait été de 24,2 p. 100 sur les importations et de 16,6 p. 100 sur les exportations. V. le Bulletin du Ministère des Finances, 1891, t. II, p. 229.
  16. La valeur de l’argent a été calculée dans ces tableaux en tenant compte pour les dernières périodes de sa dépréciation par rapport à l’or.
  17. Rien n’est plus incertain, d’après M. de Foville, que les conjectures relatives à la consommation industrielle des métaux précieux.
  18. V., sur l’histoire des systèmes monétaires suivis successivement aux Etats-Unis, la République américaine, par A. Carlier (Guillaumin, 1890), t. II, pp. 285 et suiv.
  19. Voilà pourquoi, tandis que le pair du dollar d’or des États-Unis avec la monnaie française est de 5 fr. 1813, le pair du dollar d’argent est de 5 fr. 35. Du reste les États-Unis proposent de ramener le rapport de leurs deux monnaies de 1 à 15 1/2, si l’Europe voulait bien monnayer leur argent. V. le bill proposé au Congrès en 1892 par M. Bland, the Nation, 28 janvier 1892. Ce bill. a été rejeté d’ailleurs.
  20. Les partisans du bimétallisme reconnaissent tous que la monnaie d’argent est devenue trop encombrante eu égard aux habitudes modernes et au niveau des prix pour pouvoir circuler. Elle devrait d’après eux être représentée par des billets d’Etat émis pour une valeur égale aux sommes déposées dans les caisses publiques. V. de Laveleye, la Monnaie et le bimétallisme international, chap. lvii. Cela faciliterait beaucoup pour les gouvernements embarrassés le passage au papier-monnaie.
  21. V. the Economist du 13 février, 2 et 9 avril 1892.
  22. V. the Economist des 30 janvier et 5 mars 1899.
  23. Les mêmes raisons s’appliquent à fortiori à la Russie. Elle n’améliorerait nullement le cours du rouble-papier par l’adoption de l’étalon d’argent. Si jamais elle sort du papier-monnaie, ce sera pour adopter l’étalon d’or. Elle y a un grand intérêt ; car ses mines produisent annuellement pour cent millions de francs en or et elle peut espérer que de nouvelles découvertes et le développement des voies de communication augmenteront cette production. V. A. Raffalovich, le Marché financier en 1891, p. 93.
  24. V. the Nation du 18 février 1892.
  25. V. Correspondant du 25 novembre 1891 et the Economist du 13 février 1892.
  26. M. Ottomar Haupt évalue à 3 milliards 400 millions le stock d’argent de la France, y compris la monnaie divisionnaire. M. de Foville ne l’évalue qu’à deux milliards et demi. (V. l’Economiste français du 14 novembre 1891.) Le seul chiffre certain est l’encaisse d’argent de la Banque : 1.270 millions fin mars 1892.
  27. « Pendant une certaine période ; le commerce entre l’Inde et l’Angleterre s’est réduit à un pur jeu de hasard, disait le ministre des finances de l’Inde, sir David Barbour, le 20 mars 1891. Les fluctuations du change absorbaient l’attention publique et contrebalançaient à elles seules les bénéfices habituels du commerce. On va jusqu’à dire que les commerçants auraient eu plus d’avantage à cesser toutes les opérations commerciales pour spéculer uniquement sur le change. »
  28. V. Bulletin du ministère des Finances, 1891, t. II, p. 104 : le Yen vaut 5fr. 39.
  29. Voy. le Report of the secretary of the Treasury of United States for 1886, t.I, p. 388. Les Américains sont vraisemblablement destinés à exploiter économiquement la Chine. V. un curieux article du North China Herald reproduit dans the Economist du 24 septembre 1887.
  30. V. El Economista Mexicano du 12 décembre 1891. V. sur une autre tentative de monnayage de l’argent pour la Chine par une maison de Birmingham, the Economist., 7 mai 1887. V. encore l’article d’un Chinois préconisant le monnayage de l’argent pour la Chine reproduit par l’Economiste français du 8 août 1891.
  31. L’introduction dans l’intérieur de la Chine d’une monnaie d’argent provoquerait inévitablement une hausse des prix. Actuellement toutes les transactions se règlent en fait en sapèques et en monnaie de compte. Dans le Nord de la Chine, un ouvrier gagne par jour 120 sapèques, soit 0,20 centimes et peut, avec cela, vivre fort bien, même faire des économies. Les prix des subsistances sont en proportion. V. sur ces prix, dans la Réforme sociale du 16 janvier 1892, l’article intitulé : Une trappe en Chine, et, dans les Annales des Mines de 1891, les Salines et les puits de la province de Se Tchuan.
  32. Voy. Journal de la Société de statistique de Paris de janvier 1886.
  33. Eléments d’économie politique pure (2e édit. Lausanne et Paris, Guillaumin, 1889).
  34. Théorie de la monnaie, 1 vol. in-12. Lausanne et Paris (Larose et Forcel), 1886.
  35. Il faut cependant faire une exception pour le système proposé par le professeur Nicholson dans le Journal of statistical society de Londres de 1887. Il tient compte des salaires et de leurs diverses catégories comme des prix des différentes marchandises.
  36. Voy., dans le Correspondant du 10 juin 1870, la Question monétaire avant 1789, par Pierre Clément.