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Le capital, la spéculation et la finance au XIXe siècle/Chapitre 13

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CHAPITRE XIII

CONCLUSION
CE QU’IL Y A A FAIRE ET CE QU’IL NE FAUT PAS FAIRE


  1. Le bien et le mal dans l’ordre économique actuel.
  2. La concentration des entreprises et la dissémination des fortunes.
  3. La baisse de l’intérêt et des profits d’entreprise et la hausse de la valeur du travail.
  4. La diminution des notions de probité dans la société contemporaine.
  5. La question juive.
  6. De l’influence d’une constitution politique saine sur la moralité des affaires.
  7. De la mesure dans laquelle les abus de la Bourse et de la spéculation commerciale peuvent être réprimés.
  8. Les solutions démocratiques de la question des impôts.
  9. Des réformes fiscales et législatives en faveur des petits.
  10. La mainmorte laïque et sociale.
  11. Comment la coopération peut être dans certaines limites le contrepoids des combinaisons capitalistes et devenir leur héritière.
  12. Des banques d’État.
  13. De l’instruction économique dans toutes les classes de la société.
  14. L’union des honnêtes gens sur le terrain financier.

I. — Le bien et le mal sont étrangement mélangés dans la société moderne, en sorte que, suivant le point de vue auquel on se place, on voit surtout les côtés par lesquels elle l’emporte sur le passé ou ceux par lesquels elle peut lui être inférieure.

C’est un fait capital que celui de la suppression à peu près complète de la violence et de l’oppression législative du peuple par les classes supérieures (chap. i). Le sentiment croissant que chaque homme, même placé au dernier degré de l’échelle sociale, a de son droit en est la conséquence.

Les anciennes fortunes perdent de leur importance au fur et à mesure que les institutions artificielles qui les soutenaient disparaissent. Mais de nouvelles s’élèvent chaque jour parce que le mouvement des sociétés tend constamment à créer des inégalités, poussant les uns en avant et déprimant les autres, suivant leur capacité et aussi par l’action de cet élément providentiel inhérent [fin page529] à toutes les choses humaines qu’on appelle vulgairement la chance. Beaucoup de ces fortunes sont parfaitement légitimes, et cet ouvrage a eu précisément pour objet de faire le départ entre ce qui est juste et ce qui ne l’est pas dans les procédés du commerce et dans les spéculations sur les valeurs mobilières. D’autre part, si l’usure proprement dite a à peu près disparu des nations civilisées (§ 3), les abus du capital n’en existent pas moins sous d’autres formes : brigandages de l’accaparement, fraudes de l’anonymat, agiotage coupable de la Bourse. Incontestablement, telle est l’origine d’un certain nombre de grosses fortunes contemporaines.

Faut-il pour cela condamner en bloc l’ordre économique naturel et la liberté civile que notre époque a eu le mérite de dégager des entraves qui l’avaient longtemps étouffée ?

Non assurément. Quand on étudie les causes du mal moderne, on reconnaît que la liberté économique n’y est pour rien, que son maintien est parfaitement compatible avec les mesures, par lesquelles la Société peut combattre les formes nouvelles du mal, et enfin que cette liberté est la condition sine qua non du développement des forces médicatrices qui existent dans l’ordre économique et de l’essor des institutions capables d’améliorer l’état de choses actuel.

II. — L’ordre économique est permanent dans son essence. Étudiez-le dans l’antiquité grecque ou au moyen âge, vous voyez constamment les mêmes principes tendre à se dégager, les phénomènes de valeur par exemple se produire dès que des hommes libres contractent sans contrainte[1]. Mais le développement de la richesse générale en ce siècle s’est surtout manifesté : 1° par la grande augmentation de l’outillage industriel et par l’importance du capital circulant, qu’on appelle l’argent, parce qu’on l’évalue sous cette forme et qui est destiné à mettre en valeur le capital-outillage et le travail ; 2° par l’avènement des valeurs mobilières représentant, soit des terres, soit des entreprises, soit des créances sur les États ou les particuliers.

Ce second facteur économique a eu précisément pour résultat de contre-balancer la concentration des entreprises industrielles et commerciales, qui est la conséquence des inventions mécaniques et des voies de communication rapides ; il dissémine les fortunes et multiplie les petits et les moyens revenus. Beaucoup de commerçants indépendants ont disparu au milieu de la transformation industrielle contemporaine et le nombre des artisans chefs de métier est resté, toutes compensations faites, seulement le même qu’il y a un siècle, alors qu’usines et manufactures sont devenues si importantes. C’est là un fait regrettable sans doute : heureusement, le nombre des hommes, qui peuvent avoir un patrimoine et qui l’ont effectivement, s’est accru en des proportions qu’on n’eût jamais pu prévoir dans les anciennes sociétés, par suite de l’avènement des valeurs mobilières.

Cette masse considérable de valeurs toujours faciles à acquérir et à vendre à la Bourse a donné une vive surexcitation à l’esprit d’épargne et a aidé puissamment à la constitution des petits patrimoines. Elle a influé non moins sur le développement des institutions de prévoyance. Sociétés de secours mutuels, caisses de retraites, assurances, se multiplient et grandissent à mesure que la capitalisation de leurs fonds se fait plus facilement.

Sans doute, les petits et moyens possesseurs de valeurs mobilières n’ont pas, si l’on se place à un point de vue très relevé, la valeur sociale qu’ont des artisans chefs de métier, des paysans propriétaires, des petits commerçants. Fonctionnaires, employés, ouvriers d’art, domestiques, ils n’ont point l’indépendance économique qu’avaient autrefois, par exemple, les maîtres des corporations auxquels on pense toujours, quand on fait ces comparaisons. Mais la démocratie avec le suffrage universel et secret, avec ses facilités d’instruction pour tout homme intelligent, a donné à tous une indépendance politique et intellectuelle, qui était inconnue aux clients dans l’ancienne société. Ce sont de nouveaux éléments sociaux que le mouvement démocratique et l’évolution économique moderne ont développés en même temps.

Aux deux extrémités géographiques du monde, la Russie et certaines parties des États-Unis nous montrent les contrastes les plus saillants entre la pauvreté du grand nombre et la richesse de quelques-uns. En Russie, les réformes libérales d’Alexandre II n’ont pu encore atténuer, même au bout de trente ans, l’écart énorme qui séparait les serfs des seigneurs et des hauts fonctionnaires enrichis sur le budget. Les classes moyennes, qui n’existaient pas, commencent à peine à se constituer par le développement de l’industrie, malheureusement en grande partie avec des éléments étrangers.

Aux États-Unis, la conquête subite de tout un continent par les chemins de fer et par les sociétés de colonisation, a constitué dans les anciens États de l’Est au profit d’un petit nombre de spéculateurs, puissants par l’intelligence et sans scrupules dans le choix des moyens, des fortunes comparativement plus colossales que partout ailleurs. Le capital n’est pas encore assez abondant et surtout n’est pas assez ancien pour s’être disséminé dans tout le corps social, comme il se disséminera avec le cours du temps. D’autre part, l’énorme afflux des émigrants pauvres de l’Europe multiplie les classes inférieures au delà de la proportion qui se produirait naturellement[2]. Heureusement, l’Amérique a dans sa classe de farmers propriétaires, qu’elle sait développer et protéger, un élément social absolument de premier ordre. D’ailleurs au fur et à mesure que les États-Unis tendent à se rapprocher des conditions économiques de l’Europe, le phénomène général de la multiplication des classes moyennes tend à s’accentuer (chap. i, § 11).

Les pays de la vieille Europe, en raison de l’ancienneté de leur civilisation, ont un état social bien mieux pondéré. En Allemagne, les grandes familles, soutenues par des majorats, en Angleterre, les grosses fortunes, que le commerce et la banque ont recueillies sur tous les points du monde et qui sont venues se concentrer à Londres, tranchent amèrement avec la condition des masses populaires ; mais les degrés intermédiaires sont nombreux et l’ascension sociale s’opère régulièrement du bas en haut.

Même en France, il y a assurément beaucoup à faire pour soutenir le mouvement ascendant des classes moyennes ; néanmoins le fait général du développement de ces classes, en proportion même de l’abondance et de l’ancienneté de la richesse, démontre péremptoirement que les tendances au progrès l’emportent sur les tendances à la rétrogradation dans un état économique fondé sur la liberté civile[3].

III. — La multiplication des capitaux a eu pour résultat d’abaisser considérablement le taux de l’intérêt. C’est là un phénomène qui se produit régulièrement depuis la fin du moyen âge à mesure que les sociétés deviennent plus riches. Sur ce point encore l’ordre économique naturel est progressif, toutes les fois que les folies des hommes ne viennent pas le troubler. Le 20 p. 100 que les Florentins, les banquiers des papes, exigeaient à titre d'interesse et de compensatio damni pour leurs prêts aux aux princes, le 10 ou le 8 p. 100 auquel les rentes perpétuelles exemptes de toute espèce de risque étaient constituées au xive siècle étaient à cette époque des taux d’intérêt normaux et légitimes (chap. iii, § 3). Ils baissaient lentement dans le cours du siècle suivant ; mais au xvie siècle l’augmentation des métaux précieux due à l’exploitation des mines américaines amena une diminution de l’intérêt que les princes traduisirent en convertissant en 5 ou 6 p. 100 les rentes anciennement constituées à des taux plus élevés. Après un temps d’arrêt causé par les guerres du xviie siècle, le mouvement reprend, et, au milieu du siècle dernier, le 4 p. 100 était, en Hollande et en Angleterre, le taux courant de rémunération des entreprises ; il descendait même au-dessous pour les fonds publics offrant toute sécurité (chap. xi, § 8). Les guerres et les destructions de l’époque révolutionnaire, les énormes emprunts que durent émettre les grands États, à la Restauration, puis la constitution du coûteux outillage des chemins de fer et des usines relevèrent le taux de l’intérêt. En faisant abstraction des moments de crise, comme de 1813 à 1817, le taux légal admis par la loi française, 5 p. 100 en matière civile, 6 p. 100 en matière commerciale, correspondait à la réalité des faits.

Depuis lors la baisse de l’intérêt a fait des progrès incessants. Les emplois en fonds publics de premier ordre ne rendent plus que 3 p. 100 et même moins en Angleterre. Les grandes entreprises trouvent des capitaux au 4 p. 100. Le taux d’escompte de la Banque de France est depuis plusieurs années immuable à 3 p. 100, et, si la Banque d’Angleterre l’élève par moments au-dessus de ce chiffre, elle l’abaisse souvent à 2 p. 100 et le marché libre descend plus bas encore. Tous les États, toutes les villes, dont les finances sont régulières, en profitent pour convertir leurs dettes et réduire ainsi la charge des contribuables. Le même phénomène se produit aux États-Unis, au Canada, en Australie. Partout ce sont des réductions du taux légal de l’intérêt et des conversions des dettes publiques anciennes[4]. Ce mouvement est d’autant plus remarquable que les capitaux, qui se forment dans les pays les plus avancés, se répandent sur une aire de plus en plus large, depuis l’Amérique du Sud jusqu’aux Indes. Ils y trouvent souvent des mécomptes et sont perdus pour leurs propriétaires ; mais, malgré maints gaspillages, ils n’en ont pas moins fécondé des terres et ouvert des mines. On ne voit pas d’autre limite à ce mouvement que l’arrêt de la capitalisation qui serait causé par l’absence d’avantage à épargner. Plus on approche de ce point, qui ne sera jamais atteint du reste, plus le mouvement est lent, et, pour abaisser l’intérêt de 4 à 3 p. 100, puis de 3 à 2 p. 100, il faudra vraisemblablement plus de temps qu’il n’en a fallu pour l’amener à ces chiffres quand il était à 5 et à 6. Mais, s’il ne survient pas en Europe de grandes guerres ou une explosion socialiste générale, l’intérêt normal des placements de premier ordre arrivera à être de 2 p. 100. M. Leroy-Beaulieu va jusqu’à prévoir le taux de 1 1/2. A ces taux-là il y aurait encore intérêt non seulement à épargner — (n’y eût-il point de rémunération, on devrait encore thésauriser par précaution), — mais même à engager ces épargnes comme capital.

Ce grand phénomène est dû à l’abondance des capitaux circulants, aux formes diverses sous lesquelles ils s’offrent à ceux qui les emploient (chap. iii, § 7), enfin dans une certaine mesure à la Bourse (chap. ix, § 1) ; elle a fait disparaître pour un grand nombre de capitaux l’indisponibilité, de même que la circulation fiduciaire a supprimé pratiquement la raréfaction locale de la monnaie qui était, à notre avis, une des grandes causes de l’usure au moyen âge.

L’usure a à peu près complètement disparu des nations civilisées, ou au moins ne la trouve-t-on que sur les confins de la civilisation, là où elle est en retard ou bien là où elle commence. Les malheureux paysans de l’Italie du Sud et de la Vénétie, ceux des pays slaves qui sont mêlés aux juifs, les Arabes et les Kabyles de l’Algérie, les ryots de l’Inde, les farmers de l’extrême Far-West américain en souffrent encore ; mais en France, en Angleterre, en Belgique, dans les parties les plus avancées de l’Allemagne, dans la majeure partie des États-Unis et du Canada, elle n’existe plus, peut-on dire, et les lois, qui ont aboli le maximum du taux de l’intérêt, n’ont eu aucun inconvénient[5].

Mais la baisse du taux de l’intérêt a surtout le grand résultat de diminuer automatiquement et insensiblement le poids des dettes publiques. Si la plupart des gouvernements en profitent pour contracter de nouvelles dettes et gaspiller les ressources budgétaires, la faute en est, non à l’ordre économique, mais à la mauvaise politique.

Les conditions du travail se sont notablement améliorées. Il va de soi que, toutes choses égales d’ailleurs, là où l’industrie est à même de se procurer des capitaux à 4 p. 100, les salaires des ouvriers peuvent être plus élevés que là où ils lui coûtent 6 p. 100. Le vif mouvement, qui se dessine depuis vingt ans dans le monde entier pour l’amélioration de la condition des ouvriers, n’est possible que parce que l’intérêt a baissé. Mais la conséquence la plus heureuse de ce grand et bienfaisant phénomène, c’est que de nouveaux emplois au travail s’ouvrent sans cesse. Maintes œuvres agricoles, industrielles, commerciales, qui étaient impossibles quand l’intérêt était élevé parce qu’elles ne produisaient pas assez pour rémunérer à la fois le travail et le capital, deviennent praticables et sont effectivement entreprises le jour où le capital ne fait plus un prélèvement aussi considérable.

La belle image de Turgot est toujours exacte :

On peut regarder le taux de l’intérêt comme une espèce de niveau au-dessous duquel tout travail, toute culture, toute industrie, tout commerce cessent. C’est comme une mer répandue sur une vaste contrée :les sommets des montagnes s’élèvent au-dessus des eaux et forment des îles fertiles et cultivées. Si cette mer vient à s’écouler, à mesure qu’elle descend, les terrains en pente puis les plaines et les vallons paraissent et se couvrent de productions de toute espèce. Il suffit que l’eau monte ou baisse d’un pied pour inonder ou pour rendre à la culture des plaines immenses. C’est l’abondance des capitaux qui anime toutes les entreprises et le bas intérêt de l’argent est tout à la fois l’effet et l’indice de l’abondance des capitaux.

Le jour où l’intérêt des capitaux tombera à 2 p. 100, que de chemins de fer d’intérêt local pourront être ouverts, que d’inventions bienfaisantes pourront être réalisées[6] ! Ce jour-là verra sans doute la vive reprise de l’agriculture européenne fécondée par le capital et par la science.

Sans doute cette baisse du taux de l’intérêt est due en partie à ce que les capitaux sont appliqués à de nouvelles entreprises moins lucratives que les premières. Des économistes de talent ont insisté sur cet aspect de la question[7] ; mais du moment que les capitaux en quête d’un emploi sont obligés de se contenter d’un profit peu élevé, parce que sans cela ils ne trouveraient pas tous à se placer, les entreprises les plus lucratives peuvent elles aussi se procurer des capitaux à ce taux réduit. En effet, pas plus pour l’argent que pour des marchandises, il ne peut y avoir deux prix différents à la fois sur le même marché. On en a la preuve dans les conversions d’obligations auxquelles procèdent les entreprises industrielles, les sociétés de crédit foncier les plus prospères. La discussion théorique existant entre les économistes sur ce point n’a pas d’intérêt pratique.

Il paraît bien démontré que les profits d’entreprise dans l’industrie manufacturière et dans le commerce tendent à baisser parallèlement à l’intérêt des capitaux. La baisse de l’intérêt est une cause de baisse pour les profits parce que, dans les genres d’industries connus, la facilité de trouver des capitaux par le crédit multiplie le nombre des entreprises.

« Sous l’action de toutes ces causes, dit justement M. d’Aulnis de Bourrouil, on constate dans la plupart des industries l’accroissement normal de la production, et, si parfois les prix s’élèvent, ce n’est jamais pour longtemps. Ainsi l’expansion de l’industrie se confond avec la croissance organique de la société. »

Il y a néanmoins à retenir ceci des nouvelles théories sur la baisse du taux de l’intérêt : c’est que ces emplois secondaires et tertiaires offerts au travail par des entreprises peu rémunératrices ne comportent pas les salaires élevés des entreprises les plus productrices, en sorte que l’amélioration des conditions économiques générales aboutit plutôt à l’augmentation du nombre des hommes qu’à l’exhaussement de la condition de la dernière classe des travailleurs. Le problème de la population se trouve à l’arrière-plan de toutes les questions économiques. Néanmoins, comme les profits d’entreprise baissent en même temps que l’intérêt par la concurrence de plus en plus vive que se font les hommes capables disposés à organiser des affaires, et que d’autre part le caractère démocratique de la civilisation favorise de plus en plus les ouvriers, le taux des salaires normaux s’élève quand même, en laissant seulement en arrière les déclassés et les épaves de la vie.

A la baisse du taux de l’intérêt pour les capitaux circulants, pour l’argent autrement dit, correspond la dépréciation des capitaux anciennement engagés dans l’outillage industriel et agricole. Constamment des machines, des installations coûteuses deviennent hors d’usage précisément par suite des progrès de la technique. Que de manufactures ont dû se fermer après l’ouverture de nouvelles voies de communication, que de terres ont vu leur prix baisser par suite de la concurrence des pays nouveaux !C’est un des phénomènes économiques les plus saillants de notre époque. De même, comme l’a montré un économiste italien, M. Achilles Loria, la rente des terres tend à être éliminée par les progrès économiques généraux[8].

La baisse du taux de l’intérêt ajoute son action à celle de la diminution de la puissance d’acquisition de la monnaie en laquelle le capital et les intérêts des fonds publics et des dettes des particuliers sont stipulés. Au moyen âge, les propriétaires de rentes constituées en argent voyaient peu à peu leurs revenus effectifs s’amoindrir. La brusque diminution de valeur des métaux précieux au xvie siècle les réduisit presque à rien. Depuis lors, cette dépréciation a continué à se produire quoique plus lentement. Avec la baisse de l’intérêt, elle ronge par la base les fortunes qui ne se renouvellent pas.

La loi économique est ici l’expression d’une grande loi de l’ordre moral : la richesse acquise par le travail des aïeux perd peu à peu de son importance vis-à-vis du travail actuel ; la dispense de travail personnel pour les descendants des familles les plus favorisées ne peut pas durer indéfiniment ; il faut que toujours le travail personnel vienne vivifier et renouveler la richesse ancienne.

La plus-value que prennent les terres, les placements de fonds anciens en raison de la capitalisation de la rente ou de l’intérêt à un taux plus élevé, tandis que le revenu réel n’augmente pas, endort les classes riches sur la décadence qui les menace en même temps qu’il pousse à la hausse des salaires et du prix de tous les services. M. P. Leroy-Beaulieu a trouvé récemment une démonstration frappante de ce fait pour la France. La richesse générale s’accroît constamment, le chiffre des successions et des avancements d’hoirie réunis, qui était, en 1875, de 5.320.700.000 francs, a été en 1890 de 6.748.400.000 fr. Mais les donations entre vifs, qui représentent les avancements d’hoierie faits à leurs enfants par les classes élevées et par la bourgeoisie ont diminué dans la même période. Au lieu de 1.067.100.000 fr. en 1875, elles n’ont plus porté en 1890 que sur 937.200.000 fr., et, comme la baisse est régulière, d’année en année, on est bien là en présence d’un phénomène constant. Il prouve que la fortune des classes riches diminue ou tout au moins que son augmentation apparente tient uniquement à la hausse du taux de capitalisation. N’ayant pas plus de revenus ou même en ayant moins, elles donnent moins de dots à leurs enfants. Les progrès de la richesse en France se font donc de plus en plus par les classes inférieures[9].

Néanmoins il faut remarquer ceci : tandis que la dépréciation des capitaux anciennement engagés atteint les industriels et les propriétaires ruraux et la baisse du taux de l’intérêt les rentiers et les capitalistes, les banquiers de profession et surtout la Haute Banque, qui trouvent leurs profits non pas dans les intérêts réguliers de placements, mais dans l’engagement momentané de leur capital et dans la réalisation d’une plus-value par un dégagement rapide, ont beaucoup plus de chances d’échapper à cette cause continue de ruine des fortunes anciennes.

Plusieurs économistes, depuis J. Stuart Mill jusqu’à M. P. Leroy-Beaulieu, se sont préoccupés de certaines des conséquences défavorables de la baisse du taux de l’intérêt[10]. Les institutions basées sur la capitalisation, les assurances, par exemple, peuvent en être gênées dans leur fonctionnement et les travailleurs d’élite s’élèveront moins rapidement par l’épargne. Le désir des capitalistes d’échapper à la diminution de leurs revenus les pousse aux placements aventureux et fait d’eux la proie des lanceurs d’affaires. On cherche dans le jeu et l’agiotage les profits que ne donnent plus l’industrie et les placements sûrs. Ces considérations sont vraies. Nous l’avons constaté en Italie, certaines institutions de prévoyance s’y développent d’autant mieux que le taux de l’intérêt est plus élevé[11]. Cela prouve que toute médaille a son envers ; mais ces constatations ne doivent pas faire perdre de vue les effets dominants de l’abaissement du taux de l’intérêt en faveur des grandes masses humaines ; elles montrent seulement la nécessité de perfectionner de plus en plus les institutions de prévoyance et de leur donner des bases rigoureusement scientifiques. Surtout elles montrent comment c’est un devoir pour chaque chef de famille de lutter par l’épargne, par des amortissements bien conçus et par la sagacité dans le choix de ses placements contre la diminution graduelle de toute fortune ancienne. La formation de capitaux nouveaux plus abondants est le seul moyen d’empêcher la loi de dépréciation des capitaux anciennement engagés d’avoir des conséquences malfaisantes.

IV. — Mais nous n’oublions pas que le présent ouvrage a eu surtout pour but de mettre en relief les perturbations causées dans l’ordre économique par les abus modernes de la spéculation.

Or le progrès que nous constatons dans l’ordre économique n’existe pas malheureusement dans l’ordre moral.

Assurément, même à l’époque où le Christianisme avait le plus d’empire sur les âmes, la fraude et l’usure se donnaient un plus libre cours que ne se l’imaginent les personnes qui n’ont pas étudié le passé scientifiquement. Mais il y avait dans la société des réserves inépuisables de vertu et d’honneur. Le nombre des hommes qui observaient, dans le commerce, une scrupuleuse probité, était considérable et ils tenaient le premier rang dans l’estime de leurs concitoyens. Les conversions d’usuriers étaient fréquentes et publiques : ils restituaient largement et la conscience commune était raffermie. En est-il ainsi de nos jours ? La corruption et les faciles indulgences débordent en cette matière. Rien n’est plus démoralisant que l’adulation dont sont entourés les grands hommes de la Bourse dans la presse parisienne et dans certains salons, que la popularité plus grossière, mais non moins faite d’admiration, dont jouissent en Amérique les forbans de la Finance. Des doctrines philosophiques nouvelles exaltent le struggle for life et prétendent faire d’observations d’histoire naturelle plus ou moins exactes la base de la morale humaine. La faveur qui les accueille témoigne trop bien de l’application pratique qu’elles trouvent. Le Paul Astier de Daudet est un type poussé à l’extrême, comme il convient à la scène, mais non purement imaginaire. Le jour où ces coupables sophismes auraient remplacé la vieille morale chrétienne, on ne voit plus quelle barrière serait apportée au mal.

Il faut bien se dire que la probité dans les affaires repose sur des notions précises et positives, et que les hommes la pratiquent seulement s’ils ont des convictions arrêtées sur l’obligation morale et sur sa sanction. On ne saurait être dupe de mots en un sujet de si grande conséquence ni se laisser prendre à de vagues généralités. Le cant en matière de probité règne singulièrement chez toutes les nations modernes. Il faut d’autant plus s’en défier que si dans les civilisations policées la violence matérielle est devenue peu à peu répugnante à la majorité des hommes, ils n’en sont que plus portés à des fraudes qui restent forcément impunies. La vérité est que l’improbité en grand comme en petit, depuis les falsifications de denrées, les faillites frauduleuses, les incendies volontaires de maisons assurées, jusqu’aux gigantesques accaparements et aux coups de force à la Bourse, a pris une extension redoutable au fur et à mesure que les croyances religieuses ont fléchi. Des pamphlets, comme les Mensonges conventionnels de notre civilisation de Max Nordau ou les derniers livres de M. Drumont, en accumulent les exemples, souvent sans discernement, mais avec un fond de vérité assez grand pour émouvoir un public dans les rangs duquel les victimes sont nombreuses.

Un fort enseignement moral sur les conditions d’acquisition de la richesse et sur son usage est d’autant plus nécessaire que les formes modernes de la richesse, valeurs mobilières, sociétés anonymes, crédits en banque, ne placent pas leurs possesseurs sous les yeux et le contrôle de leurs concitoyens, comme la propriété de la terre et l’exercice des industries manufacturières. Les habitudes cosmopolites, que les hautes classes tendent à prendre, facilitent singulièrement l’immoralité dans l’acquisition de la richesse et l’égoïsme dans son usage. On échappe par un déplacement aux légitimes censures du voisinage.

C’est ce fait contemporain qui a amené récemment des hommes éminents, M. Gladstone, le cardinal Manning, à rappeler ses devoirs à la richesse irresponsable. Avant eux M. de Molinari avait écrit à ce sujet des pages que nous aimons à rappeler pour l’honneur de la science économique :

La fonction du capitaliste implique encore des obligations morales ; en d’autres termes elle lui impose des responsabilités dépassant de beaucoup celles qui pèsent sur les autres catégories du personnel de la production. Le fondateur ou l’entrepreneur, par exemple, conçoit une affaire ; mais le capitaliste seul possède les moyens de faire passer son idée du domaine de la spéculation dans celui des faits ; seul il peut appeler une entreprise à la vie et lui fournir les moyens de subsister. Il est donc principalement responsable des maux et des dommages qu’elle cause. S’il a entre les mains un instrument investi d’une puissance extraordinaire, sa responsabilité est proportionnée à cette puissance. On s’explique ainsi que la conscience de tous les peuples ait flétri l’usure, c’est-à-dire l’abus que le capitaliste fait de son pouvoir en exploitant, en l’absence du régulateur de la concurrence, le besoin ou l’imprévoyance de l’emprunteur. Un jour viendra aussi où cette même conscience publique éclairée par la science fera peser sur les capitalistes, qui commanditent ou subventionnent des guerres ou d’autres nuisances, une réprobation analogue à celle dont elle ajustement flétri les usuriers[12]. [fin page542-543]

C’est aux confessions chrétiennes à réaliser cette donnée et à appliquer aux conditions actuelles l’éternel enseignement de la justice et de la charité. Plusieurs chapitres nouveaux de morale pratique sont à écrire, non seulement pour guider la conscience dans les procédés modernes du commerce et de la spéculation, mais surtout pour lui tracer ses devoirs dans l’emploi des capitaux, dans le choix des dépenses, dans les rapports si différents de ceux du passé que la démocratie a créés entre les différentes classes[13].

V. — Nous retrouvons ici cette question juive que l’histoire financière du siècle a posée tout à l’heure devant nous. Un cri universel rend l’entrée des Israélites dans la société contemporaine responsable de tout le débordement de la fraude et de l’agiotage.

La question est singulièrement complexe, quand on veut aller de bonne foi au fond des choses.

D’une part, beaucoup d’agioteurs de la pire espèce, quoique chrétiens de nom, déclament contre les Juifs uniquement parce qu’ils leur font concurrence et ont l’avantage sur eux. Le triste héros de M. Zola, dans l’Argent, déplore le triomphe de la Juiverie et invective contre ces sales Juifs, uniquement parce qu’ils l’ont empêché de faire à son profit personnel ce qu’il leur reproche.

Jay Gould, qui a écumé, à plusieurs reprises, les marchés américains, comme les corsaires du dix-septième siècle le faisaient de l’Océan, n’est point un Israélite. Les spéculateurs insensés et les politiciens leurs complices, qui ont déchaîné sur la République Argentine une si formidable crise, ne le sont pas davantage. S’ils ne déclament pas contre les Hébreux, c’est parce que l’antisémitisme n’a pas encore franchi l’Atlantique ; mais s’ils opéraient de ce côté-ci, peut-être prendraient-ils leur part du mouvement.

D’autre part, beaucoup de gens honnêtes, mais dont l’horizon ne dépasse pas le marché rural sur lequel ils vendent leurs produits ou la clientèle de leur boutique, flétrissent comme des pratiques juives des opérations fort légitimes que nous avons essayé d’expliquer dans les chapitres sur la Bourse et les spéculations commerciales. Les écrivains allemands, qui appellent christlich juden tous les spéculateurs, voire les grands industriels dont les procédés commerciaux constituent des innovations, ne sont pas scientifiques. Ils esquivent l’analyse économique et juridique, parfois délicate, mais nécessaire pour démêler dans ces opérations ce qui est conforme ou non à la morale.

Enfin, le mouvement antisémitique est exploité fort habilement par les socialistes. Ils y ont trouvé un excellent terrain pour engager la lutte contre le capital et la propriété. L’histoire se répète. Les grands tumultes, qui se produisirent au moyen âge contre les Juifs après la peste de 1348, furent la préface de violences contre les propriétés de l’Église et de la noblesse. De même, aujourd’hui, les excitations à l’institution de chambres de justice populaires et au pillage des maisons de banque juives ne peuvent que conduire à une nouvelle Commune. Si même les coreligionnaires, que les Israélites comptent dans les partis les plus avancés, ne parviennent pas à détourner d’eux encore une fois les coups des masses déchaînées, certainement après M. de Rothschild beaucoup de chrétiens, et des meilleurs, seront mis contre le mur.

Tandis que la vraie force de l’antisémitisme est dans la réaction instinctive du sentiment chrétien trop souvent froissé par les Israélites arrivés au pinacle de la fortune et du pouvoir, les meneurs cherchent par-dessus tout à lui faire perdre ce caractère, à le présenter comme un mouvement social dirigé contre ce qu’ils appellent le capitalisme. Les chrétiens, qui se laissent prendre à cette tactique, ont d’autant plus tort qu’ils méconnaissent en cela le côté essentiellement religieux de la question juive. Elle dépasse de beaucoup en amplitude le débat économique auquel les antisémites veulent la réduire, et elle est une des manifestations de la rivalité, prédite par les Écritures, qui doit jusqu’à la fin des temps régner entre les descendants d’Abraham et les descendants des Gentils[14]. La puissance financière acquise par les Israélites contemporains n’est qu’un des épisodes de cette lutte[15]. A notre sens, la grande place prise par eux dans la presse, la littérature et l’enseignement public est encore plus dangereuse pour la civilisation chrétienne. Les Juifs enserrent en réalité notre société par les deux extrémités : au sommet par les puissants barons de la Finance dont les faits et gestes rendent le capital odieux ; en bas par ce prolétariat universitaire qui a donné dans Lasalle et Karl Marx ses docteurs au socialisme et où se recrute incessamment le nihilisme russe. Nous l’avons montré, c’est précisément à cause de leur religion que les financiers juifs ne se fondent pas dans la masse de la population et que les actions médicatrices de l’ordre économique ne font pas sentir leur action sur eux et leur fortune. Jadis non seulement le droit public reconnaissait le fait de leur persistance à l’état de nationalité distincte ; mais la force de la société chrétienne était assez grande pour que les éléments les meilleurs parmi les Israélites fussent graduellement absorbés par elle. Aujourd’hui, les conversions sont beaucoup plus rares que par le passé. Il y a en effet plutôt intérêt à rester Juif. Un journaliste, classé à tort par Drumont parmi les Israélites, a dit le mot de la situation : « Je ne suis pas Juif et j’appartiens à une famille qui ne l’a jamais été : ce que je regrette, car je serais millionnaire[16]. » La prépondérance qu’ont prise les Juifs de notre temps tient donc avant tout aux défaillances des chrétiens et à l’abandon des principes sur lesquels doit reposer la constitution des nations.

Il est à remarquer que, même financièrement parlant, les Juifs sont d’autant moins malfaisants que la société est plus chrétienne et que l’état économique est plus sain. Ainsi, en Angleterre, où les Israélites sont très nombreux et occupent au Parlement, au barreau, dans la presse, une position égale à celle qu’ils ont dans les affaires, aucune plainte ne s’élève contre eux. Il en est de même aux États-Unis[17]. Nulle part assurément les représentants autorisés du catholicisme ne s’associent au mouvement antisémitique[18] ; néanmoins on ne saurait exiger des évêques français qu’ils donnent aux Israélites les témoignages de sympathie que le cardinal Manning leur prodiguait en toute occasion et auxquels le cardinal Gibbons a tenu à s’associer.

VI. — L’exemple de l’Angleterre nous montre que le premier facteur pour une moralisation relative des affaires est une constitution politique saine et stable. Un gouvernement vraiment national, qui ne gaspille pas les ressources publiques, n’est pas dans la dépendance des financiers, si puissants qu’ils soient. Ce que nous disons de l’Angleterre, on peut le dire aussi de la Belgique. Lorsque, par extraordinaire, l’un ou l’autre de ces États doit recourir au crédit, les maisons de banque se disputent à qui lui rendra service au moindre coût. [fin page546-547]

Les calamités publiques sont toujours l’origine d’enrichissements malhonnêtes. C’est au milieu des guerres si onéreuses de Louis XIII et de la fin du règne de Louis XIV que les Traitants de l’ancien régime élevaient leurs fortunes ; aux États-Unis, c’est au temps de la Sécession que pour la première fois la Ploutocratie a commencé à apparaître, non pas seulement par le fait des grands emprunts et des spéculations sur la valeur relative du papier-monnaie et du numéraire, mais aussi par le désordre administratif, par les coupables connivences des fonctionnaires avec les fournisseurs, enfin par la corruption des corps législatifs, qui ont livré aux fondateurs des compagnies de chemins de fer une si grande part du domaine public[19].

En France, les hommes au pouvoir, même en les supposant aussi corrects qu’on peut le désirer, sont toujours sous la coupe des hauts barons de la Finance, parce qu’ils ont de gros emprunts à émettre et veulent préparer les cours à l’avance. Il est frappant de voir qu’en Allemagne, malgré les réformes sociales du prince de Bismarck et le socialisme chrétien de l’empereur Guillaume II, M. de Bleichrœder et la Haute Banque Israélite sont aussi puissants que leurs coreligionnaires à Paris. Guillaume II a choisi pour principal ministre M. Miquel de Francfort, un des principaux politische grunder de l’époque, et c’est son influence qui a été prépondérante dans la crise soulevée en mars 1892 par la présentation d’une loi scolaire vraiment libérale. La raison en est que le gouvernement allemand s’est lancé à son tour dans la voie des emprunts périodiques et qu’il demande lui aussi des services à la Haute Banque[20].

Qu’en est-il quand, à cette dépendance résultant de la force des choses et contre laquelle s’indignaient les ministres de la Restauration, tout en la subissant dans les premières années, vient s’ajouter la corruption chez les gouvernants ? Nous en avons relevé des exemples dans le passé : des écrivains se sont donné la tâche de signaler en France d’étranges rapprochements entre le monde des affaires et celui de la politique. Le succès de leurs œuvres est une preuve que ce grand jury qu’on nomme le public estime qu’ils sont dans le vrai.

La constitution de la souveraineté dans chaque pays sur des bases légitimes et la stabilité gouvernementale sont donc la condition première de la moralisation des affaires, de la réduction au moindre mal des abus de la Bourse.

VII. — Voilà le principe qui domine tout. Mais quand on en arrive à déterminer l’action gouvernementale pratiquement possible pour réprimer un mal, dont la gravité est évidente, il faut se garder d’écouter les utopistes qui ne rêvent rien moins que la suppression de la Bourse ou qui voudraient la régler comme un petit marché de denrées agricoles. Il ne faut, en effet, pas perdre de vue que les gouvernements ont de temps à autre besoin de recourir au crédit, ne fût-ce que pour les travaux d’utilité publique qui s’imposent ; dans la situation actuelle du monde, aucune nation ne peut se flatter d’échapper toujours à cette nécessité. Chaque État a donc intérêt à avoir chez lui un marché financier autonome. Il y a, en effet, une grande différence pour une nation à emprunter à ses propres citoyens ou à contracter un emprunt à l’étranger. Dans ce dernier cas, la dépendance de la Finance ne pèse pas seulement sur la politique intérieure, elle porte atteinte à la liberté d’action extérieure et elle devient une cause permanente d’épuisement économique pour le pays réduit à cette extrémité. L’Italie contemporaine et la Hongrie en sont des exemples. Voilà pourquoi tous les gouvernements favorisent le développement dans leur capitale d’une grande bourse. L’Allemagne y a réussi après 1870 ; les États-Unis aspirent à rendre Wall-Street de plus en plus indépendant du marché anglais, et, dans un siècle, il y aura sans doute à Moscou une bourse rivale de celles de Paris et de Londres[21].

Il est impossible d’empêcher le jeu et même certaines manœuvres d’agiotage, qui se mêlent inévitablement à la spéculation, pour deux raisons : d’abord parce qu’on frapperait du même coup toutes les opérations à terme indispensables au service d’approvisionnement et aux besoins modernes de mobilisation des fortunes ; en second lieu, parce qu’aucune force au monde ne peut empêcher des gens de se réunir sous l’égide de la bonne foi et de faire des transactions qui ne sont pas malhonnêtes en soi et pour chacun individuellement, encore que la loi civile les improuve.

Proudhon, le sophiste imperturbable, a soutenu qu’il était impossible de toucher aux marchés à terme qui sont l’essence de la spéculation, à moins qu’on ne supprimât la monnaie, l’intérêt du capital et la propriété. S’il a décrit avec tant d’exactitude le mécanisme des opérations de bourse, c’est pour s’en faire une arme contre l’ordre social tout entier[22]. En cela, il allait à l’encontre de l’opinion de certains économistes, comme J.-B. Say, Mac-Culloch, Courcelle-Seneuil, qui, émus des effets funestes de l’agiotage sur les affaires, ont cru que le législateur pourrait y couper court en supprimant les marchés à terme[23]. Mais les hommes pratiques, comme le chancelier Daguesseau, Mollien, de Villèle, ont toujours estimé qu’il était impossible de régler le commerce des actions. « Si l’on connaissait un moyen de proscrire l’agiotage en laissant la spéculation libre, il faudrait l’accueillir avec autant d’empressement qu’on recevrait le moyen de distinguer la presse bonne et la presse mauvaise, » a dit spirituellement M. Emile Olivier.

Il faut se borner à apporter au régime des sociétés par actions les réformes pratiques que nous avons indiquées (chap. v, § 11), à formuler une incrimination correctionnelle capable d’atteindre les agences véreuses qui fraudent la petite épargne (chap. ix, § 16), enfin à modifier les dispositions du Code pénal relatives aux accaparements, de manière à ne pas empêcher les associations de producteurs pour la protection de leurs intérêts, et à frapper seulement les actes offensifs contre la liberté de l’industrie et du commerce d’autrui ; car toute loi qui frappe indistinctement des actes coupables et des actes honnêtes au point de vue moral, reste forcément lettre morte (chap. viii, §§ 5, 6)[24].

VIII. — C’est surtout à renforcer les contrepoids sociaux que le législateur devrait s’appliquer.

L’impôt ne doit pas être un moyen de changer la répartition de la propriété et de corriger les prétendues injustices historiques. L’État n’a pas pour mission de refaire la société sur un type préconçu et de supprimer les inégalités qui se produisent par le jeu des forces naturelles. Mais il a le devoir de protéger les droits de chacun et particulièrement de ceux à qui leur faiblesse ne permet pas de se défendre par eux-mêmes.

Or, dans nos sociétés modernes, qui demandent à l’impôt des sommes exorbitantes, beaucoup de taxes frappent plus gravement les petits et les moyens que les forts. La diffusion des revenus que nous avons signalée au début de cet ouvrage pousse partout les ministres des Finances à chercher des assises très larges à leurs taxes. Les intérêts égoïstes de classes s’en mêlant, les politiciens persuadent parfois aux masses électorales que le renchérissement des moyens d’existence sera pour elles une occasion de travail rémunérateur, alors qu’en réalité les entrepreneurs et les capitalistes en profitent surtout.

Les solutions démocratiques de la question des impôts, suivant une expression de M. Léon Say, sont encore à réaliser en France. Par un contraste frappant, c’est l’Angleterre monarchique qui a le mieux approché jusqu’ici de ces solutions. Le ministère conservateur de lord Salisbury a continué la grande œuvre de M. Gladstone, qui avait dégrevé le sucre. Depuis son avènement au pouvoir, les impôts qui frappaient les consommations populaires ont été largement diminués, tandis que ceux chargeant les classes riches et moyennes ont été augmentés. En 1890, M. Goschen a abaissé de 6 pences à 4 par livre le droit de douane sur les thés, de 7 shellings à 2 le droit sur les raisins secs, deux objets de consommation populaire. L’impôt sur les habitations d’un loyer inférieur à 60 livres sterling a été fortement réduit. En réalité, aujourd’hui, les ouvriers anglais qui ne fument pas et ne consomment pas de boissons alcooliques échappent en grande partie à l’impôt.

Au contraire, notre tarif douanier, tel qu’il vient d’être établi par la loi du 11 janvier 1892, semble avoir pris le contrepied du programme de Bastiat, qui voulait une loi de douanes se résumant en ces termes : les objets de première nécessité paieront un droit ad valorem de 5 pour 100 ; les objets de convenance 10 p. 100 ; les objets de luxe 15 à 20 pour 100.

Le nouveau tarif est un tarif de cherté sur tous les objets destinés à l’alimentation publique : il rend encore plus lourde en s’y additionnant la charge de l’octroi. Or, l’octroi mérite toujours le jugement sévère que M. Frédéric Passy portait sur lui, il y a bien des années :

L’octroi renchérit la vie des classes ouvrières et fait retomber sur elles le principal poids du fardeau ; ces taxes sont fatalement et souvent à double titre des impôts progressifs à rebours. Faire porter l’impôt sur des dépenses communes à tous, dont personne ne peut s’abstenir ; grever le nécessaire et frapper le besoin ; mettre, sous prétexte d’égalité, au même niveau devant l’impôt, la famille où le nécessaire est tout et celle où il ne représente que le dixième ou le vingtième de la dépense annuelle ; s’en prendre ainsi, non aux ressources du contribuable, mais aux existences elles-mêmes, c’est établir de vraies capitations, ou, pis encore, c’est baser un impôt en raison inverse des facultés ou des revenus.

En vain, pour échapper aux responsabilités résultant de l’établissement ou du maintien de pareils impôts, prétend-on que les travailleurs en rejettent le poids définitif sur les consommateurs riches par l’élévation du prix de leur main-d’œuvre. Cette répercussion n’est jamais complète. Elle ne s’opère pas pendant les temps de chômage ni pendant les périodes de dépression industrielle où le salaire tend à baisser. Les vieillards, les femmes, les enfants n’en profitent pas. C’est en cette matière qu’il faut avoir un certain radicalisme, c’est-à-dire le courage de tirer les conséquences des principes et de les appliquer[25].[fin page552-553]

Toutes les taxes de consommation, sauf celles qui frappent le tabac et l’alcool, deux objets de luxe (chap. i, § 2), devraient être révisées à fond de manière à soulager les familles du peuple. Il faut en revenir à cette vieille maxime de la sagesse romaine que les prolétaires ont payé leur dette à la République quand ils ont élevé leurs enfants, c’est-à-dire maintenu cette armée du travail qui est la première source de la richesse publique. L’impôt progressif doit être absolument repoussé, parce qu’il implique une négation du droit de l’individu à devenir riche et reconnaît au législateur le pouvoir de fixer des bornes à la richesse. Mais l’impôt proportionnel n’est équitable qu’avec le tempérament de larges détaxes, les unes totales, les autres partielles, qui exemptent complètement le minimum de l’existence et dégrèvent les petits patrimoines. Là où existe l’impôt sur le revenu, ces dégrèvements sont généralement admis ; il faudrait, dans notre système fiscal, les étendre largement aux patentes, au nouvel impôt de quotité sur les propriétés bâties établi en 1891[26], surtout exempter de l’impôt les petites successions et les soustraire aux frais de justice qui les dévorent[27].

IX. — Dans le même ordre d’idées, la loi, qui ne doit pas être hostile aux riches, mais qui doit favoriser et soutenir les faibles, devrait établir des exemptions de saisie pour dettes en faveur du foyer domestique (homestead exemption laws), et des privilèges pour les diverses créances ouvrières, rendre possible la transmission intégrale des petits domaines ruraux, comme l’a fait la récente réforme des lois de succession en Allemagne, enfin exempter de droits fiscaux les sociétés coopératives et les associations ouvrières, leur donner au besoin des facilités pour les travaux publics qu’elles pourraient soumissionner. Même des subventions aux sociétés de secours mutuels, qui constituent des pensions de retraite à leurs membres, se justifient, si elles restent dans une mesure raisonnable.

X. — L’expérience de tous les temps démontre que les familles de condition inférieure sont plus exposées que les autres aux vicissitudes économiques et qu’elles se maintiennent d’autant mieux qu’elles trouvent un point d’appui dans des patrimoines collectifs, biens communaux, propriétés corporatives, fondations. Si la circulation des biens a des avantages, encore faut-il qu’il y ait dans la société des assises fixes, des rivages contre lesquels la vague des spéculations et des grands mouvements financiers vienne se briser.

Le développement de la petite propriété rurale et urbaine est un intérêt social de premier ordre. Presque tous les gouvernements européens s’en préoccupent. La Russie vient d’édicter des lois pour protéger les petites propriétés rurales contre la vente inconsidérée[28]. L’Allemagne cherche à multiplier dans ses landes les rentenguter. La Suède va donner le droit à tout cultivateur de s’établir sur les terres vagues appartenant aux communes. L’Italie veut coloniser la Sardaigne par la petite propriété. La Belgique met en œuvre son admirable loi du 9 août 1889 sur les habitations ouvrières, et, avec l’aide des comités de patronage, elle multiplie les habitations urbaines possédées par les ouvriers. La Caisse générale d’épargne emploie une partie de ses fonds à faire les avances nécessaires à leur construction et à en rendre dès le premier jour la propriété stable par l’adjonction d’une assurance qui, en cas de décès prématuré, couvre les annuités restant dues. Enfin l’Angleterre, sentant la nécessité de réparer les injustices du passé, qui ont été peut-être plus grandes chez elle que dans les autres pays de l’Europe occidentale, prépare des mesures hardies pour reconstituer la petite propriété rurale. Déjà elle a par la législation sur les allotments donné aux autorités locales le moyen d’établir des habitations ouvrières, entourées des quelques ares nécessaires à la nourriture d’une vache, et d’en assurer la jouissance perpétuelle à des familles par des baux emphytéotiques.

Les préjugés qui régnaient autrefois contre la propriété collective, contre la mainmorte, pour l’appeler par son nom, ont disparu, au moins dans les régions éclairées[29]. On a compris qu’elle ne profitait pas seulement à l’Église, mais aussi aux classes moyennes et inférieures. Elles sont aujourd’hui les plus intéressées à sa reconstitution et le grand mouvement de formation de sociétés ouvrières, de syndicats professionnels de toute sorte, auquel nous assistons, sera bienfaisant, seulement dans la mesure où ces associations devenant propriétaires seront intéressées à la conservation de l’ordre social. M. Léon Say, dans un programme de gouvernement très remarqué, l’a fort bien dit :

Nous ignorons l’avenir de la mainmorte. La mainmorte cléricale deviendra peu de chose peut-être en comparaison de la mainmorte laïque et sociale. N’avons-nous pas entendu, à l'Exposition d’économie sociale, les Prévoyants de l’avenir nous expliquer que leur but était de créer une mainmorte ouvrière. Ils disaient que si leurs devanciers avaient commencé, il y a un siècle, leur entreprise d’aujour­d’hui, ce serait par milliards qu’on compterait la mainmorte ouvrière…

D’un autre côté, que de mainmortes nous font défaut pour perfectionner notre outillage d’améliorations sociales prudentes, sincères, réfléchies. N’entrevoyez-vous pas le nombre d’établissements d’utilité publique que l’initiative individuelle pourrait faire sortir d’une législation pratique et libéralement conçue, permettant à tout le monde de remplir ce qu’on a si justement appelé un devoir social et donnant aux travailleurs qui agiraient pour eux-mêmes des moyens efficaces d’améliorer leur sort[30] ?

Les arguments contre la mainmorte, tirés de la soustraction de trop grandes étendues de terre au libre commerce, n’existent plus. La nouvelle mainmorte démocratique doit surtout consister en valeurs mobilières. Les fonds d’État et les obligations des grandes entreprises lui fourniront une matière, sinon inépuisable, au moins assez abondante pour que toutes les institutions libres puissent pratiquement se développer indéfiniment.

XI. — La coopération sous toutes ses formes s’annonce pour être, dans le siècle prochain, le grand contrepoids aux combinaisons du capital, si la société ne verse pas dans le despotisme du socialisme d’État ou n’est pas bouleversée par le socialisme révolutionnaire. Il semble même que les types industriels nouveaux, créés de notre temps par des capitalistes aux puissantes initiatives, soient destinés à servir de modèle aux combinaisons futures des travailleurs. La démocratie économique serait ainsi l’héritière d’institutions qui semblent avoir été créées contre elle. Le lecteur s’en convaincra en parcourant les principales applications de la grande idée qu’en 1842 les équitables pionniers de Rochdale s’essayaient à réaliser.

Dans le commerce de distribution, l’avenir appartient aux sociétés coopératives de consommation. Les grands magasins ont joué le rôle de précurseurs en leur faveur. En Angleterre, le succès des grands stores coopératifs, et surtout de la fédération des sociétés de distribution autour des wholesale societies, en est le garant.

Les petits et moyens fabricants ne pourront eux-mêmes se maintenir qu’en formant des sociétés pour l’achat en commun de leurs matières premières et des sociétés pour la vente de leurs produits. Les associations fromagères, qui se développent si remarquablement en Danemark, en Belgique, dans l’Allemagne du Nord, en Frioul, en Vénétie, devraient être pour eux un modèle. Au lieu de lutter aveuglément contre les sociétés coopératives de consommation, les petits fabricants doivent bien plutôt se rattacher à elles, se charger de certaines fournitures spéciales pour leur compte, comme cherchent à le faire les syndicats agricoles pour les objets d’alimentation.

Un exemple topique de ce que peut l’union des producteurs moyens s’est produit sur le terrain de la Banque.

Les banquiers des départements, grâce à un économiste éminent, le regretté Édouard Vignes, ont constitué d’abord au nombre de plus de deux cents une association professionnelle pour la défense de leurs intérêts spéciaux. Cette association a à son tour provoqué la création d’un syndicat, qui groupe à Paris les opérations de bourse des banquiers de province désireux d’y recourir et leur assure les avantages que les grandes sociétés de crédit trouvent dans leur réseau de succursales reliées à un siège central. Les banquiers des départements ont ainsi enrayé la concurrence que leur faisaient ces sociétés (chap. xii, § 9). Le Crédit industriel et commercial, en se chargeant de la gérance de ce syndicat, au lieu de disputer aux banquiers escompteurs leur clientèle naturelle, a montré comment les nouveaux organismes du crédit pouvaient se superposer aux anciens en combinant judicieusement leurs forces au lieu de les détruire.

Le rapprochement, l’appui mutuel des diverses branches de la coopération s’impose pour donner à cette idée tout le développement dont elle est susceptible ; mais il faudra toujours laisser à chaque association particulière et locale sa responsabilité commerciale.

La nouvelle école coopérative, représentée par M. Charles Gide en France, par M. Vansittart Neale en Angleterre, entre à pleines voiles dans cette voie :peut-être même dépasse-t-elle la mesure. La thèse de la disparition du salariat et de son remplacement général par la coopération de production nous paraît chimérique, et, sa réalisation fût-elle possible, elle ne constituerait nullement un progrès. Le salariat, en garantissant un forfait au travailleur, assure sa liberté d’action et de mouvement. D’autre part, l’œuvre de la production est trop délicate pour que l’initiative et la responsabilité exclusive d’un entrepreneur individuel ne soient pas toujours la meilleure garantie de succès ; mais, au milieu de l’organisation industrielle fondée sur l’entreprise privée, il peut y avoir place pour des associations ouvrières de production composées de travailleurs d’élite.

Les insuccès, qui, sauf des circonstances particulières[31], ont frappé généralement les sociétés ouvrières de production, semblent devoir décourager celles qui se lanceraient dans le champ de la concurrence isolément et sans avoir par derrière elles un point d’appui solide.

Ce point d’appui, ne peuvent-elles pas le trouver dans certaines conditions ?En Angleterre, les wholesale societies de consommation commanditent les minoteries, les fabriques de chaussures et autres industries qui leur fournissent les objets qu’elles répartissent elles-mêmes aux sociétés de distribution locale. Ce système, s’il est pratiqué avec sagesse et surtout avec une rigoureuse comptabilité, peut soutenir un certain nombre de groupes de producteurs.

Aux États-Unis, l’ordre des Chevaliers du travail, en même temps qu’il s’est assagi, est entré dans cette voie.

Chaque assemblée locale est engagée à envoyer au bureau central exécutif une cotisation d’au moins 2 cents par mois et par membre. Avec les fonds ainsi constitués, le bureau central établit des sociétés coopératives de production, en commençant par celles où il peut employer des membres de l’Ordre, qui auraient été victimes d’une grève. En septembre 1889, 72 sociétés de ce genre étaient formées et employaient 30.000 membres. Les profits réalisés sont partagés par tiers entre la caisse générale de l’Ordre, le fonds spécial de la coopération, et les ouvriers ou employés de chaque société : ce dernier tiers est réparti entre eux au prorata des salaires payés à chacun pour son travail effectif. Le comité exécutif organise des dépôts des produits de ces sociétés dans les grands centres de population et les membres des assemblées locales font de la propagande pour le placement de leurs produits. Les sociétés coopératives de consommation fondées par l’Ordre, qui, à la même date, étaient au nombre de 52, doivent s’approvisionner dans ces sociétés de production.

C’est en assurant un débouché régulier aux produits de leurs sociétés de production que les Chevaliers du travail les mettront dans des conditions de réussite supérieures à celles des entreprises ordinaires. S’ils réalisent pratiquement leurs projets de solidarisation avec l’Alliance des farmers, une force considérable sera créée et ces sociétés coopératives pourront prendre un véritable essor. Cependant, elles resteront toujours exposées à des chances d’insuccès provenant d’une mauvaise direction. Cela s’est déjà produit pour quelques-unes et montre l’impossibilité de remplacer d’une manière générale les entreprises privées.

Un autre type fort intéressant de sociétés de production ce sont les società dei braccianti, qui se sont formées en Italie pour l’exécution des travaux publics de terrassement[32]. Les faveurs administratives nous paraissent très justifiées en ce cas. Ces sociétés sont d’autant plus intéressantes qu’elles n’exigent presque pas de capital et qu’elles peuvent être commanditées à peu de frais par les communes ou les provinces qui les emploient, simplement par des paiements échelonnés à échéances rapprochées.

En voyant se former partout dans les grands services publics, comme les chemins de fer, des syndicats d’employés, on se demande si quelque jour ils ne pourront pas se charger à forfait de certains services peu compliqués, et remplir subordonnément à l’entreprise générale le rôle que remplissent si bien pour des travaux analogues les nations d’Anvers et les artèles russes.

Dans le monde agricole l’union des producteurs, pour des buts spéciaux et limités, nous venons de le voir à propos des fruitières, donne des résultats sérieux. Les syndicats pourraient provoquer la création de sociétés particulières pour soumissionner les fournitures de l’armée et des établissements publics, tels que hospices, lycées, prisons. Le devoir du gouvernement est de rendre dans ses adjudications la concurrence possible entre ces unions de producteurs et les puissantes sociétés de capitalistes, qui, comme la Graineterie française, en ont le monopole de fait dans certaines régions. Il doit pour cela fractionner les lots et déterminer les types de livraison de manière à ne pas exclure la production locale.

Les assurances mutuelles contre l’incendie et sur la vie semblent avec le temps devoir éliminer en partie les compagnies à primes fixes. Pour l’incendie, l’évolution se fait peu à peu en France. Pour la vie, elle est très avancée en Angleterre et aux États-Unis. La publication des bilans des grandes sociétés d’assurances et la constatation des gains qu’elles font doivent ouvrir les yeux aux intéressés et leur montrer les profits qu’ils peuvent réaliser par leur union. Les compagnies à primes fixes présentent des avantages spéciaux dans certaines conditions, ne fût-ce que quand il s’agit d’assurer à autrui le bénéfice d’un contrat ou d’un testament. Il y aura donc toujours place pour quelques compagnies de premier ordre. Elles le méritent d’autant plus que ces grandes compagnies, dont le public ignorant envie les gains, ont eu le mérite de faire connaître l’assurance, de vaincre des préjugés grossiers, — en 1862, M. Dupin, procureur général à la Cour de cassation, disait encore que l’assurance sur la vie était une pratique immorale, — enfin de créer les méthodes, de construire les tables de mortalité qui permettront plus tard aux mutualités d’opérer avec sûreté.

Les sociétés mutuelles de crédit et les banques populaires nous ramènent directement au sujet traité dans cet ouvrage ; car c’est en matière de crédit que l’inégalité des conditions se fait peut-être sentir le plus durement. [fin page560-561]

Le crédit repose sur la confiance ; il est naturel que cette confiance croisse avec la richesse de celui qui y recourt. On ne prête qu’aux riches, dit non sans raison un vieux proverbe. Actuellement, en France, une personne qui possède seulement 5.000 francs en biens fonds obtiendra difficilement et à haut prix une avance de quelques centaines de francs. Le propriétaire de 50.000 fr. de biens au soleil pourra emprunter 25.000 fr. à des conditions passables. Celui qui a une fortune, de 500.000 fr. arrivera à emprunter 400.000 fr. L’homme qui a un million, s’il est dans les affaires, pourra obtenir un crédit de plusieurs millions. Au delà de ce chiffre, la progression s’accentue. Un groupe de financiers, qui disposent de quelques millions in cash, peut attirer l’argent du public, même en restant dans les bornes de la sagesse, jusqu’à concurrence de centaines de millions.

Le taux de l’escompte commercial pour le papier des artisans et des petits commerçants varie suivant la cote de leur solvabilité ; aussi, même dans des pays où les capitaux sont très abondants, comme en Angleterre, ils paient fort cher l’argent, tandis que les grands commerçants et banquiers font escompter leur papier de 1 1/2 à 2 1/2 pour 100 en moyenne.

Voilà assurément une cause d’aggravation de l’inégalité des conditions, d’autant plus sensible que les affaires se développent davantage sur la base du crédit (chap. ii, § 7).

De nombreuses institutions de crédit populaire ont cherché à rétablir l’équilibre dans une certaine mesure et elles ne sont qu’à leur début. Leurs formes sont diverses selon les pays ; mais leur devise à toutes pourrait être viribus unitis. Elles trouvent dans l’union, au besoin dans la solidarité de gens ayant seulement à offrir comme gage leur honorabilité, le crédit que leur fortune assure aux riches.

Aux États-Unis, les loan and building societies, ainsi que l’indique leur nom, ont eu d’abord en vue le même but que les building societies anglaises et elles ont contribué à rendre propriétaires de leur home un grand nombre d’artisans et de farmers ; mais elles ont élargi le cadre de leurs opérations et elles permettent à leurs adhérents à la fois de trouver le crédit personnel dont ils peuvent avoir besoin et de faire fructifier leurs épargnes au taux avantageux que les trust companies, les land and mortgage companies procurent aux riches capitalistes.

En Allemagne, les 1.700 associations du système Raiffeisen et les 2.000 Vorschussvereine du système Schultze-Delitsch, qui existaient en 1890[33], constituent une force sociale considérable. Les premières ont un caractère mixte ; le patronage y tient en fait une grande place ; les services qu’elles rendent pour utiles qu’ils soient sont forcément limités quant à leur cercle d’action et quant à leur chiffre pécuniaire et c’est la condition de la sûreté de leur fonctionnement. Les Vorschussvereine sont au contraire de véritables banques : elles font toutes les opérations de crédit à court terme au profit d’une clientèle composée presque exclusivement d’artisans, d’employés, de petits propriétaires, c’est-à-dire des couches inférieures de la bourgeoisie. La fédération des Vorschussvereine a créé une hiérarchie de banques, qui, par le réescompte successif de leur papier, fait arriver les lettres de change des plus modestes artisans jusqu’à la Reichsbank  : exemple frappant de ce que peut faire l’union des intéressés, non pas l’union confondant toutes les situations et relevant de la bienfaisance plus que du self help ; mais l’union hiérarchisée, faisant à chacun le crédit dans la mesure et au taux qu’il mérite et appliquant au bénéfice des situations moyennes les méthodes de la grande banque.

L’Italie, où les difficultés du crédit étaient bien plus grandes qu’en France et qu’en Angleterre, a merveilleusement acclimaté chez elle les institutions allemandes. Ce sont deux Israélites, M. Luzzati et M. Leone Wollemborg, qui, en créant le premier en 1863 les banche popolari, le second en 1883 les casse rurali dei prestiti, ont, comme de bons samaritains, apporté un remède efficace aux maux de l’usure dans leur patrie. Un tel bienfait doit mettre les esprits sincères en garde contre les exagérations de l’antisémitisme. Si les casse rurali dei prestiti sont encore à leurs débuts, les 604 banche popolari, qui existaient au 1er janvier 1888, constituent la force financière la plus solide de l’Italie. Elles n’ont pas créé un système hiérarchique de banques, comme les Vorschussvereine allemands, parce que les plus solides d’entre elles sont à même de faire réescompter directement leur papier par quelqu’un des cinq grands Instituts d’émission ; mais elles se soutiennent les unes les autres et elles ont remplacé en grande partie les maisons de banque privées. L’Italie, grâce à ses banques populaires, ne verra jamais se constituer chez elle la Haute Banque. Plût à Dieu qu’une politique plus sage ne l’eût pas mise à la merci des grands banquiers de Francfort et de Hambourg et des établissements de crédit de Paris, réduisant ainsi ce beau pays, le premier foyer de la civilisation, à la condition de ces peuples de l’Orient et de l’Amérique du Sud qu’exploite la Finance cosmopolite !

Par suite d’une loi économique déjà indiquée (§ 3), l’élévation du taux de l’intérêt y a rendu très prompte la multiplication des capitaux engagés dans les banques populaires. Par leur moyen une multitude de petits commerçants, d’artisans, de bourgeois, d’employés, de propriétaires ruraux sont devenus des capitalistes. L’ouvrier proprement dit n’a pas pu en profiter d’abord ; mais le maintien des classes moyennes et leur développement sont aussi importants que l’amélioration du sort des classes inférieures. Puis les hommes éminents, qui dirigent ces institutions, entendent les maintenir dans leur cadre primitif, en limitant à 5 ou à 6 p. 100 l’intérêt alloué au capital[34] et employer une part de plus en plus grande de leurs bénéfices à commanditer des associations coopératives, à faire des prêts gratuits dans certaines limites aux membres des sociétés de secours mutuels, enfin à lancer une grande société d’assurances mutuelles sur la vie, la Popolare, dont les débuts sont fort heureux[35].

En Allemagne et en Italie, les institutions de crédit populaire ont été soutenues par les fondations de toute sorte qui existent dans ces pays et particulièrement par les caisses d’épargne, qui ont le droit d’employer librement leurs fonds sous certaines règles. Nous avons indiqué ailleurs les grands avantages de cet emploi de l’épargne publique dans des entreprises réellement productives. Il est éminemment propre à soutenir les associations et les institutions de crédit populaires, qui se constituent spontanément dans chaque localité. L’absorption par l’État des fonds de toutes les caisses d’épargne, en France, et des caisses d’épargne postales, dans les autres pays, est directement contraire aux intérêts de la démocratie.

XII. — Les banques populaires italiennes ont trouvé un grand appui dans une institution d’un caractère tout particulier. Il banco di Napoli est l’héritier des anciens monts-de-piété de cette ville. Il possède un capital de fondation considérable et n’a point d’actionnaires à rémunérer. Il est administré par des représentants de tous les grands corps publics exclusivement en vue de l’intérêt général. C’est dans ces conditions uniques au monde qu’il émet des billets de banque, qu’il fait l’escompte, pratique les prêts sur gages et se livre à des opérations de crédit foncier. Les services qu’il rend sont considérables et de nature à contrebalancer la puissance de l’oligarchie qui tend toujours à se créer en matière de banque. Si le Banco di Napoli, dans ces dernières années, a compromis une partie de son capital en escomptant de mauvaises valeurs, la faute n’en est pas à sa constitution, mais à la pression que le gouvernement a exercée sur son administration pour soutenir des entreprises auxquelles lui-même avait poussé imprudemment ou faire faire des avances à découvert à certains personnages politiques.

Les quatre autres banques qui jouissent du privilège d’émission des billets en Italie, la Banque d’Angleterre, la Banque de France, la Banque nationale de Belgique, la Reichsbank de Berlin, quoiqu’étant des sociétés par actions, occupent une position si considérable que l’intérêt de leurs actionnaires ne prévaut jamais dans leurs conseils sur l’intérêt public. Les opérations de banque ont passé pour elles au second plan. Leur principale fonction est la garde de la réserve métallique, qui est le support de la circulation fiduciaire. Les Banques associées à New-York ont assumé la même fonction. La Suisse elle-même, faisant sur ce point le sacrifice de l’autonomie cantonale, va créer une banque centrale jouissant du monopole de l’émission sous l’autorité de la Confédération. C’est en s’inspirant du même ordre d’idées que dans les siècles précédents de grandes cités commerciales, Venise, Barcelone, Gênes, Amsterdam, Hambourg, Rotterdam, avaient créé des banques de paiement et de compensation comme un service public. Le contrôle de la réserve monétaire nationale est une tâche très délicate ; car il peut aller à l’encontre des intérêts particuliers de la Haute Banque. Aussi est-il parfois fort difficile, surtout dans les pays où les stocks monétaires sont très réduits. En France, ces difficultés sont peu apparentes ; mais à Londres, la Banque d’Angleterre est constamment gênée dans son action par les opérations en sens contraire des grandes Joint stock banks et des grosses maisons de change, qui escomptent au-dessous du taux de la banque ou font des envois d’or à l’étranger. La Banque est obligée de recourir à des procédés compliqués pour remplir sa fonction[36].

Les privilèges sont toujours dangereux et les économistes les plus autorisés ont fait remarquer que la liberté complète en matière de banque d’émission assurerait aux nations commerçantes une meilleure assiette monétaire sous la forme de réserves multiples et disséminées. Mais la situation n’est plus entière nulle part en Europe. Puis, il faut le reconnaître, de grandes institutions, indépendantes parce qu’elles sont des sociétés par actions, et cependant administrées en vue du bien public, comme le sont les banques nationales investies du privilège de l’émission des billets, présentent, en fait, des barrières sérieuses à l’action perturbatrice que la Haute Banque ou de puissants établissements financiers pourraient exercer sur le marché monétaire dans leur intérêt particulier. En France notamment, ceux qui cherchent à affaiblir la position de la Banque de France, sous prétexte de combattre les monopoles, font en réalité, — consciemment ou non, — les affaires de l’oligarchie financière.

Mais du côté des gouvernements qui ont fondé ces banques les dangers sont considérables. On ne s’appuie que sur ce qui résiste : cette vérité est trop souvent méconnue par les gouvernants qui veulent trouver dans la grande banque d’État un instrument docile pour leurs visées politiques ou leurs besoins d’argent.

La Reichsbank, qui est placée sous la main du ministre des Finances de l’Empire, a, en 1888, sur l’ordre de M. de Bismarck, refusé de faire des avances sur les fonds russes et provoqué une baisse momentanée de ces titres. Le crédit du gouvernement russe n’en a pas été ébranlé ; mais les capitalistes allemands ont fait de grosses pertes.

Le gouvernement espagnol a encore plus abusé de la Banque d’Espagne, d’abord en se faisant faire des prêts qui ont absorbé son capital, et nécessité des émissions de billets hors de proportion avec les besoins de la circulation, en second lieu en pesant sur elle pour qu’elle continuât à escompter et à faire des avances sur titres au moyen de ses billets au 4 p. 100, alors que la mauvaise situation du change international indiquait la nécessité d’un taux plus élevé.

Law formulait l’erreur fondamentale en matière de finances, quand il disait au Régent : « C’est à l’État à donner le crédit et non à le recevoir. » La vérité est que l’État a tout le premier à recevoir le crédit de la Banque nationale, que cette Banque reçoit elle-même son crédit du public et que c’est en lui donnant assez d’indépendance vis-à-vis de l’État que les inconvénients du privilège peuvent être neutralisés.

XIII. — La pratique de la coopération et de la mutualité à tous ses degrés exige la diffusion des notions économiques dans la nation. Les chefs de famille, même dans les classes populaires, possédaient jadis les notions nécessaires à la conduite des affaires existant alors par le fait de l’exercice d’une profession et par l’enseignement traditionnel. Mais la tradition a été rompue : l’enseignement des écoles et du journal qui l’a remplacée n’est guères fait pour développer le sens des affaires pratiques ; d’autre part, les formes de la vie économique sont devenues beaucoup plus compliquées. Ajoutez à cela la nécessité, pour chacun, de se défendre au milieu de l’agiotage de la Bourse, des émissions de valeurs mobilières, des sollicitations de toute sorte, qui entourent le paysan possesseur de quelques économies comme le jeune homme qui a reçu un patrimoine héréditaire, et vous verrez combien nécessaire est la possession de notions économiques saines.

La répression de l’agiotage et des fraudes financières, fût-elle plus effective qu’elle ne l’est actuellement, ce sera toujours au public à se défendre avant tout lui-même.

Les enseignements de l’économie politique sont encore la meilleure sauvegarde pour les intérêts privés, et ceux qui les discréditent par légèreté font en définitive le jeu des faiseurs d’affaires et des financiers véreux.

Il y a en France et en Angleterre une presse économique scientifique, qui a toujours fait son devoir avec fermeté et clairvoyance dans les périodes dangereuses pour l’épargne publique. Ceux qui l’ont lue et qui ont écouté ses avertissements au milieu des entraînements de l’Union générale, des réclames du Panama, de la spéculation sur les métaux, de l’engouement pour les valeurs argentines sont demeurés indemnes.

XIV. — Mais les connaissances économiques ne doivent pas servir uniquement à la défense des intérêts privés. Les honnêtes gens peuvent et doivent les utiliser pour faire eux-mêmes des affaires judicieusement conçues et sagement conduites.

Le groupement des hommes, qui ont les mêmes principes moraux, pour le ménagement de leurs intérêts matériels, est une chose parfaitement légitime. Les conditions particulières du temps présent la rendent même nécessaire. Tous les hommes pratiques le reconnaissent pour les œuvres économiques intéressant les classes inférieures de la société. Les États-Unis et l’Allemagne nous en offrent des modèles remarquables[37].

Pourquoi n’en serait il pas de même à un niveau supérieur ?Pourquoi la puissance de la banque ne serait-elle pas aux mains des honnêtes gens et des patriotes sincères ?

Ne serait-elle pas aussi féconde en résultats sociaux que l’exercice de la grande industrie par des hommes à la fois capables et dévoués aux devoirs du patronage ? Sans doute, il ne faudrait pas s’attendre à des bénéfices fantastiques ; mais des affaires de banque et de finance conduites selon les principes de la morale et sur les données scientifiques ne peuvent manquer de donner des profits proportionnés aux services rendus. [fin page568-569]

Deux écueils sont à éviter. Le premier est l’exploitation des sentiments religieux. La religion est une chose trop relevée pour qu’il soit permis de la solidariser avec des intérêts pécuniers[38]. Ceux qui n’ont pas ce sentiment ne sont pas dignes de la confiance publique et c’est sans doute à cause de cela que toutes les affaires de banque ou de commerce, qui se sont présentées comme catholiques et ont usé de ce titre pour attirer des capitaux, ont fini honteusement.

D’autre part, en observant sur ce premier point une sage réserve, il ne faut pas, sous prétexte que des concurrents emploient des moyens déshonnêtes ou aventureux, se les permettre soi-même. Il est des procédés qui ne peuvent pas réussir aux honnêtes gens, et, le jour où ils tenteront de nouveau l’expérience des grandes affaires, il faut bien qu’ils se disent qu’ils sont entourés d’ennemis prêts à leur tendre tous les pièges et à profiter de toutes leurs fautes. Méconnaître ce côté de la situation, c’est marcher à la ruine.

L’idée première de l’Union générale était juste. La faute énorme de ses directeurs a été de la compromettre par leurs folies et de rendre impossible toute nouvelle tentative en ce sens avant cinquante ans dans notre pays. Law avait également des vues neuves et ingénieuses. La catastrophe à laquelle il a abouti eut pour résultat d’empêcher pour un demi-siècle l’émission des billets de banque et de constituer ainsi à la France une grande infériorité vis-à-vis de l’Angleterre. Mais (et cet exemple le prouve) les idées justes survivent aux fautes des hommes et il faut le dire bien haut : il y a dans nos vieilles sociétés assez de liberté et de justice, les fortunes sont assez disséminées et l’opinion publique assez forte pour qu’aucune coalition maçonnique ou juive ne puisse opposer un obstacle absolu à des honnêtes gens qui feraient correctement des affaires sérieuses.

  1. L’abbé Onclair, dans un travail publié en avril 1891 par la Revue catholique des institutions et du droit, a reproduit un grand nombre de passages de saint Thomas, de Lessius, de Molina, qui montrent que les phénomènes de valeur observés par les scolastiques étaient absolument identiques à ceux de notre temps. Seulement le champ dans lequel ils se produisaient était beaucoup plus resserré.
  2. Le rapport d’ensemble sur l’immigration aux Etats-Unis, depuis la fondation de la République jusqu’au 1er juillet 1890, publié par le département du Trésor, indique la répartition des immigrants selon leur profession pour la période décennale 1880-1890 : 5 p. 100 appartenaient aux professions libérales ; 10,3 p. 100 à la catégorie des ouvriers ayant un métier (skilled laborers) ; 39,6 étaient de simples manouvriers sans capacité professionnelle ; l’occupation de 2,2 p. 100 n’est pas relevée et le reste, 47,4 p. 100, sont indiqués comme n’ayant pas de profession, c’est-à-dire que ce sont presque exclusivement des femmes et des enfants. La très grande majorité des immigrants qui arrivent aujourd’hui s’accumulent à New-York, dans le Massachussetts, dans la Pennsylvanie où ils encombrent le personnel des manufactures au lieu d’aller dans l’Ouest s’établir comme farmers, ainsi que le faisaient les immigrants d’il y a trente ans.
  3. Il faut toutefois que l’excès des charges publiques ne vienne pas détruire la richesse au fur et à mesure qu’elle se forme. C’est ce qui se produit en Italie. Les pauvres y deviennent plus pauvres et un petit nombre de riches, qui peuvent échapper à l’abus de la taxation, s’élèvent par les spéculations toujours possibles dans des temps calamiteux, voire par l’usure. Il y a là un phénomène douloureux de rétrogradation, que l’analyse économique explique fort clairement (V. cependant chap. i, § 9, note).
  4. Il faut compter en outre avec un autre facteur financier. Les remboursements faits par certains Etats d’une fraction de leur dette et par les grandes compagnies de leurs obligations deviennent chaque année plus considérables et augmentent la masse des capitaux en quête d’un emploi. Le Moniteur des intérêts matériels évaluait ces remboursements à 1.100 millions pour l’année 1891. Nos grandes compagnies de chemins de fer commencent à amortir chaque année plus d’obligations qu’elles n’en émettent.
  5. Même dans ces pays, le fils de famille qui veut se procurer de l’argent pour satisfaire ses passions, le malheureux à demi ruiné qui cherche à maintenir pendant quelques mois sa situation sont exploités par des usuriers ; car il n’y a que des gens de cette sorte qui leur fassent crédit (chap. iii, § 3). Ce sont des faits délictueux assurément ; mais ils n’ont pas d’influence sur l’état économique général et peuvent être réprimés par une législation pénale judicieuse.
  6. Le professeur John B. Clark expose avec raison qu’un grand accroissement du capital ne multipliera pas seulement les outillages existant actuellement, mais qu’il prendra la forme d’outillages nouveaux destinés principalement à diminuer l’effort du travail ou à augmenter les jouissances humaines. V. the Quarterly Journal of Economics de Boston, d’avril 1891. De grandes inventions dans cette direction emploieraient beaucoup de capitaux et par là-même empêcheraient le taux de l’intérêt de baisser jusqu’au point où l’avantage à capitaliser disparaîtrait.
  7. V. l’Avilissement de l’intérêt, ses causes et sa durée probable, par d’Aulnis de Barrouil, professeur à l’Université d’Utrecht, 1889. Un résumé en a été donné par M. Secrétan dans la Revue d’économie politique de septembre-octobre 1889.
  8. Della elizione della rendita fondiaria.
  9. L’Economiste français, 23 janvier 1892.
  10. Principes d’économie politique, livre IV. chap. v. Essai sur la répartition des richesses, chap. ix.
  11. Les faits économiques et le mouvement social en Italie, pp. 28-29.
  12. L’Evolution économique au xixe siècle (1879, Guillaumin).
  13. Nous citerons comme une très heureuse tentative dans ce sens l’ouvrage de l’abbé Francqueville : Que faisons-nous de l’Evangile, ou devoir pour tout chrétien d’exercer sur la Société une influence chrétienne (Arras, Sueur-Charruey, 1889). Le Play a consacré sa vie à propager la notion des devoirs incombant à la richesse et il les a résumés sous le nom de patronage. Les deux sociétés fondées par lui, la Société d’économie sociale et les Unions de la paix sociale, se sont consacrées à en mettre en lumière toutes les applications par l’observation des meilleurs modèles. Il s’est formé aussi il y a quelques années à Paris une Société de propriétaires chrétiens dans le but d’étudier pratiquement les devoirs qu’entraîne la possession des diverses sortes de biens : domaines ruraux, maisons urbaines, valeurs mobilières. Pendant que nous revoyons les épreuves de cet ouvrage, nous recevons un volume de M. W. Cunningham, de Cambridge, the Use and abuse of Money (London, John Murray, 1891), qui est inspiré par les mêmes préoccupations.
  14. Voy. dans cet ordre d’idées la Mission des Juifs et les deux chars évangéliques, par l’abbé Goudet (Paris, Delhomme et Briguet, 1890).
  15. La grandeur financière de la race juive semble avoir été prédite dans la prophétie de Moïse : « Fœnerabis gentibus multis et ipse a nullo fœnus accipies. » Deutéronome, XXVIII, 12.
  16. Lettre de M. Valentin Simond dans les notes rectificatives de la France juive.
  17. V. dans le Correspondant du 25 novembre 1891 notre article sur le développement de la race juive aux Etats-Unis.
  18. Un de nos prélats les plus autorisés, Mgr Gay, a écrit, en 1887, ces paroles remarquables : « A cause de l’élection dont Dieu a honoré les fils d’Abraham et de tout le passé de ce peuple, qui est notre ancêtre spirituel, étant d’abord selon la chair celui de Jésus et de Marie, à cause aussi de cette infaillible prophétie, qui nous le montre rentrant un jour dans notre Eglise et ne formant avec nous qu’une même société, nous n’estimons pas que, malgré des griefs trop fondés et accumulés depuis plusieurs siècles, un chrétien ait le droit de parler des Juifs en général sans ménagement et sans respect. »
  19. V. dans la République Américaine, par A. Carlier, t. I, l’histoire de la constitution des chemins de fer transcontinentaux et de la dilapidation du domaine public qui s’est produite à cette occasion.
  20. La fortune personnelle de la maison de Hanovre, ce qu’on appelé le fonds Guelfe dont le gouvernement prussien s’empara en 1866, a été, dit-on, confiée à M. de Bleichrœder pour le faire fructifier. Ces sommes, qui devraient s’élever actuellement à 16 millions de thalers paraissent avoir été employés en partie en besognes politiques par le prince de Bismarck jusqu’à leur récente restitution.
  21. L’oukase par lequel le Tzar a ordonné la construction du chemin de fer Transsibérien (juin 1891) insiste sur ce que cette grande entreprise sera exclusivement russe et ne fera appel à aucuns capitaux étrangers. Cette déclaration est prématurée ; mais elle témoigne du besoin d’indépendance financière qu’éprouve le gouvernement russe.
  22. Manuel du spéculateur à la Bourse, pp. 35, 36, 87.
  23. J.-B. Say, Cours complet d’Economie politique. 8e partie, chap. xv. Courcelle-Seneuil, Traité théorique et pratique d’Economie politique (2e édit 1867, Guillaumin), t. II, pp. 252 à 255.
  24. Pendant que nous revoyons les dernières épreuves de cet ouvrage, le Congrès des États-Unis est saisi de deux projets de bills inspirés par la Farmer’s alliance qui prétendent supprimer au moyen de pénalités énormes : 1° toutes les opérations à terme sur les denrées agricoles (on futures), excepté si le vendeur justifie de la possession des objets vendus au moment du contrat, ou s’il s’agit de livraisons successives à faire à des établissements publics, grands consommateurs ; 2° spécialement tous les marchés à primes simples ou doubles (puts and calls, privileges, options). Les farmers s’imaginent que les ventes à découvert sont la cause des bas prix actuels des produits du sol. Les protestations les plus vives ont accueilli ces bills et les boards of trade ont été unanimes pour démontrer que les opérations à terme étaient indispensables au commerce et que, si par impossible elles venaient à n’être plus pratiquées, les cours des produits agricoles tomberaient encore plus bas. Mais quant aux marchés à prime, ils ont déclaré se désintéresser des mesures législatives qu’on pourrait prendre contre eux. Les boards of trade en effet n’admettent pas ce genre d’opération dans les contrats passés sous leurs règles et dans leur local. Elles se produisent seulement au dehors ou dans les bucket-shops. Ils estiment que, sauf quelques cas où ce genre d’opérations peut être employé utilement comme assurance pour des opérations fermes, la plupart du temps elles ne sont qu’une forme du jeu et que le commerce sérieux pourrait parfaitement s’en passer, quoique, d’ailleurs, elles soient sans grande influence sur la cote. Il serait donc possible que, d’après ces déclarations, le Congrès votât un acte interdisant les marchés à prime sous des pénalités plus ou moins grandes. Mais, au bout de peu de temps, il ne serait sans doute pas plus appliqué que celui qui existe dans les statuts de l’Illinois. Le chief police de Chicago, interrogé sur ce qu’il faisait contre les joueurs, a répondu qu’il ignorait l’existence de ce statut. Cependant il s’est décidé à poursuivre quelques bucket-shops, ce à quoi l’opinion publique a applaudi. Il n’y a rien autre à faire.
  25. Un économiste italien de grande distinction, le marquis Vilfredo Pareto, a établi par la méthode monographique la somme d’impôts que payait une famille ouvrière en 1889 en Italie. La famille A d’artisans, composée de quatre personnes entièrement laborieuses et économes, a gagné 2.380 francs. Elle paye en impôts divers 565 fr. 63 centimes, ce qui ne lui laisse qu’une épargne disponible de 24 fr. 70 ; or, cette famille ne fume ni ne consomme d’alcool ; elle échappe par conséquent à deux des principaux impôts. Une famille d’ouvriers anglais dans une condition analogue, habitant Londres et dont le budget a été dressé par miss Miranda Hill a un gain annuel de 19/15 francs, sur lesquels elle paye seulement 84 fr. 05 d’impôts. V. Journal des Economistes de sep­tembre 1890.
  26. Les chambres ont eu le tort de rejeter un amendement de M. Léon Say, exemptant de l’impôt les bâtiments servant à l’habitation personnelle du propriétaire cultivateur, lorsque l’évaluation locative de ces bâtiments ne dépassait pas 50 francs. Ce nouvel impôt grèvera lourdement la population des campagnes à la longue.
  27. V. l’excellente brochure de M. Georges Michel, Une iniquité sociale, les frais de ventes judiciaires d’immeubles (Guillaumin, 1890).
  28. V. dans Russische Revue de 1891. p, 367, l’article de M. Von Keussler : Schutz des Bauerlandes.
  29. V. entre autres dans le Nouveau Dictionnaire d’économie politique (Guillaumin, 1889-1892), les articles fondations et mainmorte, il est curieux de les comparer aux mêmes articles dans l’Encyclopédie.
  30. Journal des Economistes d’octobre 1890.
  31. V. le rapport général de M. Léon Say sur l’Exposition d’Economie sociale de 1889 (Imprimerie Nationale, 1891), p. XXII.
  32. Le Saggio statistico sulle associazioni cooperative in Italia, publié en 1890, par la Statistique générale du royaume, indique 49 società dei braccianti auxquelles il faut ajouter 42 società dei muratori, qui sont organisées sur le même type. On peut citer comme très remarquable la società dei braccianti de Ravenne, constituée en 1881, et qui comprenait, au 31 décembre 1889, 2.127 membres. Grâce à l’excellente constitution des banques populaires, des caisses d’épargne et des banques d’émission qui caractérise l’Italie, cette intéressante société a trouvé des ressources de crédit considérables.
  33. Cette statistique est très approximative. V. l’excellent ouvrage le Crédit agricole en France et à l’étranger, par Louis Durand (Paris, Rousseau, 1891).
  34. Cette pratique est courante dans les sociétés anonymes qui se forment en France pour promouvoir certaines œuvres d’intérêt public, comme la fondation d’écoles, la construction d’habitations populaires (chap. v, § 5). La Caisse générale d’épargne de Belgique fait des prêts à 2 1/2 p. 100, au lieu de 3 p. 100, aux sociétés pour la construction d’habitations ouvrières, qui, renonçant à posséder elles-mêmes des immeubles, ont pour objet exclusif de faire des avances aux ouvriers et limitent à 3 p. 100 les dividendes du capital versé.
  35. V., sur les banques populaires italiennes, notre étude les Faits économiques et le mouvement social en Italie (Paris 1889, Larose et Forcel). En Italie certaines banques fondées uniquement dans un intérêt privé se décorent du titre de banca popolare pour se concilier la faveur publique. De même aux Etats-Unis des lanceurs d’affaires commencent à prendre les formes propres aux loan and building societies. Il importe que les fédérations placées à la tête de ces sociétés prennent des mesures pour éviter toute solidarité entre les vraies institutions coopératives et des entreprises qui n’en ont que l’apparence et qui pourraient les discréditer.
  36. Pour défendre en pareil cas son encaisse, la Banque d’Angleterre place ses consolidés disponibles en reports dans les banques de manière à raréfier l’argent sur le marché libre et à augmenter momentanément sa réserve. Dans la dernière crise (1890-1891), les principales joint stock banks ont senti la nécessité de concerter leur action avec celle de la Banque d’Angleterre. V. the Economist, 6 juin 1891, the proposed banking combination.
  37. V. le Socialisme d’Etat et la Réforme sociale (2e édit.), chap. iii :les Associations rurales en Allemagne, et chap. iv :l’Association des honnêtes gens sur le terrain des affaires. V. aussi les Etats-Unis contemporains (4e édition), t II, p. 375. En Autriche, les antisémites, après une agitation, qui a été stérile et souvent dangereuse, paraissent être entrés dans une voie plus judicieuse en fondant des sociétés coopératives, des assurances mutuelles, des unions de consommateurs et de producteurs chrétiens. (V. l’Association catholique du 15 juin 1891.) C’est une tentative intéressante à suivre.
  38. Aux États-Unis, les besoins d’une société en voie de formation avaient amené certains évêques et curés à constituer des banques ; mais le 3e Concile National de Baltimore, en 1884, l’a interdit formellement, v. canon 274.