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Le capital, la spéculation et la finance au XIXe siècle/Chapitre 1

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CHAPITRE PREMIER

DE LA FORMATION DES CLASSES RICHES ET DES PRÉTENDUES INJUSTICES HISTORIQUES


  1. La loi économique de l’inégalité des richesses et son caractère naturel.
  2. Comment l’inégalité des richesses n’empêche pas le nombre des hommes de s’accroître et n’empire point la condition des prolétaires.
  3. De la richesse qui est bienfaisante et de celle qui nuit à autrui.
  4. Des faits de conquête et du mélange des races.
  5. De l’abus de la législation au profit d’une classe.
  6. De l’augmentation de la richesse générale en ce siècle.
  7. De l’amélioration de la condition des classes populaires et de l’ascension continue des couches inférieures de la démocratie en France et en Angleterre.
  8. Les anciennes et les nouvelles classes moyennes.
  9. De la proportion entre les possédants et les non-possédants en France et en Belgique.
  10. : en Prusse et en Saxe.
  11. Pourquoi il y a tant de grandes fortunes aux États-Unis.
  12. Des formes de la capitalisation.
  13. De l’épargne des domestiques et des professions libérales.

I. — L’inégalité des conditions est une loi de l’humanité. Non seulement elle correspond à l’inégalité des résultats de l’activité des hommes durant cette vie, mais encore elle est nécessaire au développement de la civilisation. Pour que les sciences et les arts soient cultivés, pour que les grandes entreprises exigeant chez leurs directeurs une application exclusive de l’esprit puissent se former, il faut qu’il y ait dans la société des classes dont les membres soient affranchis de [fin page1] la nécessité du travail manuel. L’État en libère ses fonctionnaires et employés ; mais les fonctions économiques exigeant la même liberté d’esprit sont si nombreuses que la jouissance d’une richesse acquise soit par un travail antérieur, soit par l’hérédité, est le moyen le meilleur d’en assurer l’accomplissement. Au fur et à mesure de l’accroissement des populations et de la complication des rapports sociaux, des classes riches se forment naturellement et nécessairement. Les tribus de chasseurs et de nomades peuvent ne connaître d’autre inégalité que celle des forces physiques ; mais, dès que l’humanité s’élève, l’inégalité sociale s’accuse ; et, comme Le Play l’a justement remarqué à l’encontre des théoriciens du socialisme, le progrès a toujours consisté à éliminer les institutions communautaires et les tutelles communales ou corporatives, qui dans les anciens régimes arrêtaient l’essor des individualités les mieux douées pour les ramener au niveau des autres familles de la même classe[1]. L’inégalité est dans l’ordre social l’expression de la loi de différenciation des fonctions, en sorte que, selon une expression de saint Thomas d’Aquin, nomen ordinis inœqualitatem im­portat[2].

La démocratie, qui est la reconnaissance d’une égale capacité du droit pour tous les membres de la société et d’une participation de tous les citoyens au gouvernement de la chose commune, ne suppose nullement le nivellement des richesses. Le développement même de la population et la complication plus grande de rapports que comporte cette forme sociale amènent nécessairement plus de diversité dans les conditions. L’expérience, qui se déroule depuis un siècle soit en Europe soit en Amérique et en Australie, montre le plein épanouissement du principe démocratique coïncidant avec un grand développement de l’inégalité des richesses. En effet, une production abondante des biens économiques et la multiplication des capitaux peuvent être obtenues seulement grâce à l’effort énergique d’un grand nombre d’hommes jusqu’au dernier jour de leur existence pour conquérir cette condition plus heureuse décrite par Cicéron en ces deux mots otium cum dignitate, ou tout au moins pour l’assurer à leurs descendants. Voilà pourquoi mieux la législation civile garantit la propriété individuelle et sa transmission héréditaire, plus le total des richesses s’accroît. Toute limitation posée à l’accumulation de la richesse individuelle, — si d’ailleurs la justice est observée, — ne pourrait que diminuer la somme des efforts utiles dont la société bénéficie (§3).

II. — La richesse d’un nombre relativement petit d’individus chez les peuples modernes n’empire nullement la condition des autres membres de la société, des prolétaires, pour trancher le mot. Non seulement ceux-ci n’en sont pas plus pauvres ; mais ils sont à même de tirer un parti plus avantageux de leurs bras et de leurs aptitudes personnelles. C’est toujours dans les foyers de la richesse que les salaires sont les plus élevés.

Toutefois, la répartition inégale de la richesse n’est-elle pas un obstacle au développement de la population, ou, en d’autres termes, un plus grand nombre d’hommes ne pourraient-ils pas vivre sur une somme donnée de produits, si les biens étaient partagés également ?Les socialistes le prétendent et c’est un préjugé très répandu[3]. La meilleure réfutation de cette allégation est assurément l’accroissement des populations appartenant au groupe de la civilisation occidentale depuis un siècle, où précisément toutes les barrières à l’essor des individualités ont été abaissées, et la comparaison de ce rapide accroissement à la lenteur de l’augmentation du nombre des hommes dans les âges précédents. Mais la question est assez importante pour qu’il vaille aussi la peine de la résoudre par l’analyse économique. [fin page2-3]

Les consommations plus abondantes des riches ne diminuent la part proportionnelle des pauvres dans la répartition du produit général que dans la mesure où ils dénaturent personnellement plus de produits, absorbent plus de nourriture et de boissons, consomment plus de vêtements, entretiennent des chiens ou des chevaux de luxe. Or, cette puissance de consommation personnelle au delà de la moyenne est limitée assez étroitement par la nature même. Le cas le plus saillant qu’on en puisse citer est celui des Landlords, qui transforment des terres labourables en parcs de chasse. La question est discutée avec beaucoup d’aigreur en Angleterre et en Écosse, où, au fur et à mesure que l’agriculture rend moins, l’opération s’est faite dans de grandes proportions. Les radicaux et le brillant économiste catholique M. Devas s’entendent pour réclamer des lois qui empêcheraient les propriétaires d’abuser ainsi de la terre. Mais ces consommations personnelles des classes riches sont peu de chose eu égard à la somme de la consommation nationale ; car, dans notre temps, les riches sont peu nombreux proportionnellement à la masse de la nation, et, en fait de superflu, le tabac et l’alcool, ces grandes consommations populaires, ont une bien autre importance. Ce sont là les consommations qu’avec les destructions publiques de la guerre et de la paix armée on peut justement rendre responsables de la diminution de la population possible chez les nations modernes.

Le luxe qui consiste en services, en domestiques, en objets manufacturés, soieries, meubles, etc., ne nuit point en soi à la population ; car l’équivalent des dépenses du riche consommateur se retrouve dans les gages des domestiques, dans les salaires des ouvriers, dans les profits des manufacturiers.

Le luxe des temps anciens consistait surtout à entretenir une suite nombreuse. Au quinzième siècle, il fallut l’énergie des Tudors pour mettre une barrière aux great retinues des seigneurs anglais, et la noblesse française garda jusqu’à Louis XIII les mêmes habitudes. Ce luxe-là était éminemment communautaire, — nous ne disons pas communiste, — car il faisait vivre un grand nombre d’hommes sur le même patrimoine et au même foyer, selon une échelle hiérarchique. Encore aujourd’hui, les apologistes des parcs à daims de l’Écosse soutiennent que le personnel de gardes, de piqueurs et de serviteurs qu’entraînent les grandes chasses, équivaut, comme nombre, aux familles de laboureurs que la culture de l’avoine ferait vivre misérablement dans les Highlands.

Le luxe moderne, au contraire, qui est tout en objets manufacturés, fait vivre, par ses achats, des artisans, des ouvriers, des entrepreneurs. Les conditions de vie matérielle et morale des classes laborieuses en ont été changées, leur lieu d’habitation aussi :tandis que jadis les populations se développaient peu à peu là où les subsistances étaient abondantes, aujour­d’hui, elles s’accumulent rapidement là où les occasions de travail se présentent, près des champs de houille, dans les ports de mer, dans les grandes cités industrielles et les capitales. Mais quant au nombre d’hommes que ce luxe bourgeois nourrit, il est plus grand que celui qui vivait du luxe féodal, d’autant plus que les domestiques, écuyers, clercs et familiers de toute sorte des châteaux du moyen âge, étaient, par la force des choses, voués généralement au célibat.

Cependant, dira un économiste rigoriste, si tous les bras et tous les capitaux s’employaient uniquement à produire des subsistances peu coûteuses, un plus grand nombre de convives pourrait s’asseoir au banquet de la vie, n’y servît-on que le brouet noir de Sparte. Si cet argument était juste, on devrait le pousser jusqu’au bout, substituer à la production de la viande la culture des céréales, et parmi celles-ci préférer le seigle au froment, la pomme de terre et le maïs au blé, ce qui, de réforme en réforme, nous ramènerait au régime des races inférieures. Heureusement l’objection ne contient qu’une petite parcelle de vérité. La majeure partie de ce superflu, qui nous est devenu si nécessaire, tabac, sucre, alcool, soie, est obtenu du sol, sans nuire à la production des aliments essentiels. C’est le résultat d’une meilleure utilisation des forces de la nature, due elle-même à un plus grand emploi [fin page 4-5] des capitaux et à une meilleure combinaison des forces humaines. La suppression des jachères et la culture intensive ont partout marché de pair avec l’introduction de ces produits de luxe. Il est parfaitement vrai que la formation de nouveaux capitaux est la condition sine qua non du développement de l’agriculture, du commerce et des manufactures.

L’économie politique a fait justice d’un autre préjugé aussi répandu que celui contre lequel nous nous élevons et qui voyait dans le luxe la source de l’accroissement de la richesse générale. Il est l’effet, non la cause. Ceux qui épargnent sont plus utiles à la société que ceux qui consomment, ceux qui capitalisent que ceux qui dépensent. C’est bien certain ; mais dans les choses humaines les causes et les effets s’enchaînent et, en fait, le désir d’augmenter ses jouissances, la possibilité d’y arriver sont le grand stimulant à la constitution de nouveaux capitaux. Or, c’est là l’intérêt majeur d’une société en voie de progression ; l’augmentation de la population en dépend absolument[4].

Il faut donc reconnaître, dans ce désir d’augmenter ses jouissances, qui est commun à tous les hommes et que les moralistes appellent le goût du luxe, un des plus grands moteurs du progrès. Bien des objets de consommation populaire ont commencé par être des objets de luxe et ne sont entrés peu à peu dans la consommation générale que parce que le haut prix payé d’abord par les riches a stimulé leur production. Ainsi en a-t-il été, au xive siècle, du linge de lin, de chanvre et de coton, alors que les masses se vêtissaient uniquement de lainages et de peaux de bêtes, grande cause des maladies de la peau. C’est parce qu’à la fin du xve siècle les classes éclairées recherchaient à grand prix les copies des manuscrits qu’on tenta de les multiplier au moyen de la xylographie et des caractères mobiles ; de là est sorti cet art de l’imprimerie qui semble avoir atteint aux dernières limites du bon marché. C’est parce que les riches voulaient, il y a quatre-vingts ans, du sucre à tout prix que la culture de la betterave s’est implantée en Europe après de longs et coûteux tâtonnements et qu’aujourd’hui elle fournit au peuple un aliment aussi sain que peu coûteux.

Combien l’Église, sans avoir besoin de ces analyses économiques, a été sage en ces matières !Elle n’a jamais condamné la richesse ni l’inégalité des fortunes et du genre de vie qui en découle, mais seulement le luxe purement personnel, l’intempérance et l’ostentation. Elle a prêché la sobriété et la mortification[5]. En imposant à tous les jeûnes, les abstinences, elle répondait, indépendamment de son but spirituel, à une convenance économique, tellement qu’en Angleterre et en Allemagne, longtemps après la Réforme, des ordonnances de police ont essayé de les conserver. En laissant au riche un pouvoir discrétionnaire de disposition, qui est de l’essence de la propriété, elle veut qu’il fasse de ses biens un usage tel qu’il tourne au bien commun. Enfin la charité est un devoir si rigoureux et la piété est tellement excitée à se porter vers les œuvres de bienfaisance que la subsistance de tous ceux qui ne peuvent se soutenir par leur travail est assurée dans une société inspirée par l’esprit du catholicisme. Il n’y a pas un siècle que les Philosophes et les hommes d’État reprochaient aux grandes fondations charitables de rendre trop douce la condition des prolétaires et de ne pas leur donner assez d’intérêt à travailler. On voudrait bien les retrouver aujourd’hui pour parer aux nécessités du résidu social qui se forme dans nos sociétés industrielles[6].

L’augmentation des consommations dans les classes populaires se produit trop souvent sous la forme grossière de l’intempérance, de l’alcoolisme, et elle est le grand obstacle à la formation de la première épargne qui assurerait la constitution du foyer. Mais dans les classes élevées, sous l’influence des courants démocratiques, le luxe n’est pas actuellement un obstacle réel à la constitution suffisante de nouveaux capitaux ; car pour une famille ancienne qui se ruine, dix familles nouvelles s’élèvent par l’épargne et prennent sa place. A ce degré de l’échelle sociale, le grand danger du luxe est bien moins celui d’une nuisance économique que d’une déviation morale. Il développe en effet l’orgueil, alourdit l’âme et étouffe chez ceux qui s’y livrent l’esprit de charité. Voilà pourquoi, dans les grandes villes modernes, les pauvres sont parfois si incomplètement secourus.

III. — Nous supposons dans ce qui vient d’être dit que la richesse des classes aisées et supérieures a été acquise conformément à la justice, c’est-à-dire en respectant le droit des autres hommes à acquérir eux-mêmes des biens semblables, ce qui est l’essence de la liberté civile, et en s’abstenant de porter la main sur les biens qu’ils ont effectivement acquis.

Le travail personnel sous toutes ses formes, l’emploi dans l’agriculture, les arts mécaniques, le commerce, du capital, qui n’est pas autre chose que du travail accumulé et perpétué en son effet utile, le défrichement du sol et la plus-value qui lui est donnée, la constitution des grandes entreprises manufacturières et commerciales, l’invention scientifique et ses applications industrielles, les spéculations du commerce, les profits retirés des services rendus aux personnes et de l’exercice des professions dites libérales, voilà les sources d’une richesse aussi bienfaisante pour la communauté qu’avantageuse à ceux qui en jouissent.

La douloureuse expérience de ce siècle a assurément fait justice de la conception des Physiocrates et de Condorcet, à savoir que par cela seul que les hommes seraient libres et affranchis d’entraves dans l’exercice de leur activité économique, ils deviendraient meilleurs et que la société jouirait de la paix ; mais il n’en reste pas moins prouvé par l’observation des faits que tout accroissement de la richesse d’un particulier par des moyens légitimes concourt au bien commun et tend en soi à améliorer la condition des autres hommes. C’est d’ailleurs l’exercice du droit, qui naît dans l’individu et que la société a pour mission de protéger. Aussi est-ce avec raison qu’un théologien, examinant récemment la question de savoir si, sous prétexte d’harmonie et d’équilibre social, l’État avait le droit de limiter la richesse des particuliers, lorsqu’elle est légitimement acquise, répond énergiquement que non[7]. C’est là que commence le socialisme d’État.

Quant à la richesse qui provient de la spoliation par la conquête ou par l’abus de la législation en faveur d’une classe particulière, de la fraude et du dol sous leurs diverses formes, elle est évidemment malfaisante.

La question débattue en ce livre est précisément de savoir quelle est l’importance relative dans l’état actuel des sociétés des richesses légitimement acquises et des richesses malhonnêtes. Cela nous amènera à discuter ce qui est légitime ou non dans certains phénomènes économiques contemporains, particulièrement dans les spéculations qui se produisent sur les marchés et sur les bourses.

IV. — Nous serons très bref sur les injustices du passé ; car elles n’ont, dans la plupart des pays d’Europe, aucune importance pratique réelle. Sans doute, dans les sociétés primitives, où la guerre régnait en permanence, les hommes énergiques aimaient mieux conquérir que travailler, et la race dominante se constituait un domaine éminent sur les possessions des classes laborieuses exigeant d’elles des redevances et des corvées. Un poète crétois a exprimé avec naïveté l’état d’esprit des conquérants des âges barbares :

Ma grande richesse est ma lance ; mon glaive et mon fort bouclier sont mes fidèles gardiens ; avec mes armes je laboure, avec mes armes je moissonne ; avec elles j’exprime le doux jus du vin ; ce sont elles qui me donnent le droit d’être seigneur de mes serfs. Ceux qui n’osent porter ni la lance, ni le glaive, ni le fidèle bouclier tombent à mes pieds, me vénèrent comme leur maître et m’adorent comme le Grand Roi[8].

C’était là le droit des gens païen, et Aristote classe parmi les modes naturels d’acquisition la chasse aux bêtes sauvages et aux hommes que la nature a faits pour servir[9]. Il est dommage que les apologistes de la traite musulmane en Afrique ne lisent pas le grand stagyrite. Ils pourraient invoquer son autorité.

Les Romains ne furent pas des conquérants moins durs. Non seulement ils épuisaient les nations soumises de tributs et de corvées pour nourrir dans l’oisiveté le peuple-roi ; mais encore, au temps de la République, toute la vie économique, soit dans la ville, soit dans les provinces, fut dominée par de grandes sociétés de Publicains, qui achetaient le Sénat et le Forum pour pouvoir impunément se livrer à toutes les exactions et à tous les monopoles[10].

Depuis que le Christianisme a eu pris définitivement l’empire de la société, ces violences et ces exploitations de l’homme par l’homme ont été singulièrement adoucies ; le droit de conquête ne s’est plus appliqué qu’à la souveraineté politique : il a respecté les biens des particuliers. Les derniers progrès du droit des gens ont fait disparaître la mise au pillage des villes prises d’assaut et assuré le respect des propriétés privées sur mer. L’invasion des Hongrois à l’est, celle des Normands à l’occident, au dixième siècle, marquent la fin des migrations des peuples et des expropriations en masse des vaincus. La possession des fiefs resta seule, pendant le moyen âge, soumise à des causes de révocation pour félonie ou refus de service ; mais les dépossessions des seigneurs normands, au quinzième siècle, suivant que la France ou l’Angleterre triomphait, sont les dernières applications du droit féodal, de quelque importance, qui se soient produites chez nous. A partir de cette époque, la propriété des fiefs acquit une stabilité égale à celle des autres genres de propriété, en sorte qu’elle leur était complètement assimilée en fait. Augustin Thierry, sous la Restauration, mettait son talent au service des pires inventions de l’esprit de parti, en prétendant que les ouvriers et les paysans d’aujourd’hui sont les descendants des serfs du moyen âge, tandis que les classes supérieures représenteraient les conquérants !

Depuis le dixième siècle, en France, en Angleterre et en Allemagne, le fond de la noblesse, à l’exception d’un très petit nombre de familles historiques, a été complètement renouvelé au moins trois fois. Par quels procédés cette transformation se réalisait, on peut en avoir une idée dans le travail si curieux du baron de Verneilh sur l’Avènement des nouvelles couches sociales sous l’ancien régime[11].

La bourgeoisie se renouvelle encore plus rapidement. La principale cause en est dans le mélange des sangs, qui s’opère incessamment, depuis que le christianisme a aboli les obstacles au mariage fondés sur les différences de naissance et établi au contraire des prohibitions pour cause de parenté. En remontant au 4e degré, chaque individu vivant aujourd’hui a 16 ascendants ; au 5e, 32 ; au 6e, 64 ; au 10e, 1.024 ; au 12e, 4.096, ce qui nous reporte au seizième siècle !En comptant seulement trois générations par siècle pour les femmes comme pour les hommes (et l’on reste ainsi au-dessous de la vérité), il est d’une certitude mathématique que chacun de nous compte plus de seize millions d’aïeux vivant au douzième siècle. Une telle puissance de fusion des races annule tous les efforts en sens contraire résultant de la recherche de la parité de condition dans les alliances. Platon pouvait déjà dire :

Quant à ceux qui vantent leur noblesse et disent qu’un homme est de bonne maison parce qu’il peut compter sept aïeux riches, leur ignorance les empêche de fixer le genre humain tout entier. Chacun de nous a des milliers d’aïeux et d’ancêtres, parmi lesquels il se trouve souvent une infinité de riches et de pauvres, de rois et d’esclaves, de grecs et de barbares[12].

Le savant écrivain auquel nous empruntons cette démonstration peut affirmer, sans contradiction possible, que tous les Français descendent de Charlemagne[13] ! La prescription est donc dans son essence de droit naturel, et c’est à bon droit que les moralistes estiment qu’une possession séculaire vaut titre[14] ; car au bout de ce temps le mélange des races, s’il n’est pas accompli, est bien avancé.

Un fait physiologique de grande conséquence travaille encore en ce sens. Les familles de condition supérieure se reproduisent moins que celles de condition plus modeste, et, si l’on tient compte exclusivement de la succession au nom par les fils, comme c’est le cas dans nos sociétés occidentales, elles disparaissent très rapidement[15]. La pratique constante des représentants des familles supérieures d’épouser des héritières filles généralement de nouveaux enrichis, d’une part, la succession aux biens par les femmes, qui a prévalu en ce siècle dans toute l’Europe continentale, d’autre part, activent considérablement ce mélange des races et des fortunes[16].

L’instabilité des fortunes est devenue très grande par suite de la prépondérance de plus en plus grande dans la société moderne de ce qu’on peut appeler les mobiles économiques.

En France, chaque immeuble change de mains tous les dix-neuf ans en moyenne, savoir : tous les quarante-cinq ans par aliénation à titre onéreux, tous les trente-cinq ans par succession. Le mouvement de circulation était sans doute moins rapide dans l’ancien régime ; cependant il existait aussi en France, où la législation admettait le libre commerce de la terre. Les substitutions n’y ont jamais eu la même importance qu’en Angleterre et en Allemagne. Ce sont ces institutions artificielles qui rendent encore vivants aujourd’hui, de l’autre côté du détroit, le souvenir des spoliations résultant des guerres civiles ou de l’abus de la législation de classes, l’expropriation des crofters des Highlands après la défaite des Stuarts, en 1746, la conquête de Cromwell en Irlande, les usurpations des biens communaux et les inclosures du temps de la reine Élisabeth en Angleterre.

Warren Hastings a été le dernier des grands pillards historiques et l’indignation que le récit de ses exactions dans l’Inde souleva chez la nation anglaise indique bien le changement qui s’était opéré dans la conscience publique.

Grâce à Dieu, notre histoire ne présente aucun de ces crimes. Au contraire, sous la direction de la dynastie capétienne, les légistes ont constamment tendu à transformer en propriété utile les tenures des paysans, en réservant seulement aux seigneurs des droits plus honorifiques que lucratifs, en sorte que, avant 1789, une grande partie du sol arable appartenait aux cultivateurs sous les noms de bail à rente foncière, de censive, d’albergement et autres titres variant selon les localités seulement dans le détail. Au lieu de favoriser les propriétaires par des droits de douane sur les subsistances, comme en Angleterre depuis Charles Ier, la royauté cherchait, au milieu de toutes les erreurs de la réglementation, à faire prévaloir l’intérêt du consommateur. Loin d’être des spoliateurs, le clergé, la noblesse, la haute bourgeoisie ont été dépouillés de leurs biens par les confiscations révolutionnaires. Les pensions considérables attribuées, dans les derniers règnes, à la noblesse de cour étaient un des abus les plus saillants de l’ancien régime, et l’on comprend que l’opinion ait fini par en être vivement irritée ; mais, comparées à l’ensemble de la production nationale, ces pensions n’entraînaient qu’un prélèvement insignifiant. Les pots-de-vin modernes, perçus à l’abri de la responsabilité ministérielle sur les fournitures et les concessions administratives, sont beaucoup plus importants ; seulement la comptabilité publique ne les relève pas. Ce n’est donc pas chez nous que le socialisme peut se présenter comme le vengeur des droits historiques violés.

V. — La même loi physiologique efface aussi tous les jours les effets des procédés législatifs par lesquels une classe particulière avait pu jadis s’attribuer des avantages pécuniaires sous forme d’exemption de taxes ou même des impôts perçus à son profit sur la masse des contribuables.

Nous n’entendons pas flétrir indistinctement sous ce nom les privilèges dont le clergé et la noblesse ont joui durant longtemps sous l’ancien régime. M. Taine a montré que leurs privilèges correspondaient, dans l’organisation sociale qui s’était développée au moyen âge, à des fonctions remplies gratuitement et que leurs exemptions d’impôt n’étaient en réalité que la rémunération de services rendus.

Toutefois au xviie et au xviiie siècle, ces privilèges n’étaient plus justifiés, parce qu’une nouvelle organisation administrative rendait ces services au lieu et place des anciens ordres. La fiscalité royale les avait déjà restreints de telle sorte que dans les années qui ont précédé 1789 les privilèges de la noblesse proprement dite étaient peu lucratifs[17]. Malheureusement cette même fiscalité, jointe à une grande ignorance des principes économiques, avait multiplié les offices de toute sorte[18], et, à défaut de traitement, elle y avait attaché des exemptions de la taille, des franchises pour le sel, qui faisaient que le poids principal des impôts retombait sur l’habitant de la campagne. Il y avait comme deux parties dans la nation, dont l’une, la population rurale, était d’autant plus grevée que l’autre, la population urbaine, l’était moins.

Ce que l’administration française faisait inconsciemment, à la même époque le gouvernement anglais le faisait systématiquement à l’égard de la malheureuse Irlande. Dès le milieu du XVIIe siècle, ce pays s’éveillait à la vie industrielle : les manufactures de laine, les verreries, la navigation se développaient spontanément. Défense fut faite aux Irlandais d’avoir des fabriques de laine ou des verreries, d’exporter du bétail vivant ou des peaux, de faire aucune navigation directe avec l’étranger ou les colonies anglaises. En même temps, le partage égal et forcé des successions était imposé aux papistes, les familles protestantes bénéficiant seules du droit d’aînesse et de la liberté testamentaire. Cette odieuse oppression, continuée jusque dans les premières années de ce siècle, a ruiné irrémédiablement l’Irlande, et, comme la différence de religion, l’antagonisme national, l’absentéisme systématique des Landlords ont séparé profondément les deux races dans la vie privée, la prescription, ce grand remède des choses humaines, n’a pu effacer dans ce pays la trace de tant d’injustices[19].

La notion de l’égalité de tous les citoyens devant l’impôt est entrée si profondément dans la conscience publique de nos jours qu’on ne la viole plus ouvertement. Cependant, les socialistes d’État voudraient retourner les injustices du passé et se servir de l’impôt comme un moyen de changer la répartition des richesses. Avant eux, à Florence, la démagogie et la tyrannie s’unissant sous le règne des premiers Médicis, avaient eu recours à ce procédé pour écraser leurs adversaires politiques. Aujourd’hui, on essaye de pallier cette spoliation par des sophismes économiques ; ainsi ont fait quelques cantons suisses en établissant l’impôt progressif[20]. Mais cette expérience paraît devoir diminuer gravement la richesse générale dans les cantons qui l’ont tenté et l’on doit condamner les abus de pouvoir de quelque côté qu’ils viennent.

Nous aurons, en vertu de ce principe, à nous demander s’il n’y a pas des réformes importantes à faire en France pour dégrever les faibles, sans pour cela chercher à détruire les riches. L’Angleterre a donné depuis quinze ans les meilleurs modèles de cette politique financière (chap. xiii, §8).

Les droits de douane protecteurs peuvent facilement être portés à un point qui assure des profits à des classes particulières de producteurs aux dépens de la masse de la nation. Dans certains cas, ils se justifient soit comme une taxe somptuaire, soit comme le moyen d’introduire une industrie nouvelle dans un pays neuf, soit encore comme un expédient pour maintenir la population et les capitaux dans un vieux pays éprouvé par ce que M. Ad. Coste appelle judicieusement les crises de travaux publics[21]. Mais quand ces droits sont généralisés et poussés trop loin, ils deviennent une forme de l’exploitation de la masse de la nation par une classe de privilégiés. C’est le caractère qu’avaient les corn laws en Angleterre au siècle dernier et dans la première moitié du dix-neuvième. C’est celui qu’ont les tarifs douaniers que font voter aux États-Unis les grands manufacturiers, après avoir à force d’argent corrompu le suffrage universel. Déjà cet abus de la législation avait servi de thème à Henri George pour un de ses ouvrages les plus spécieux[22]. L’excès a été poussé encore plus loin par le tarif Mac Kinley, édicté à la suite du grand effort d’argent fait par les monopolistes pour assurer, en 1889, l’élection de M. Harrisson (chap. viii, §8). Là est l’origine d’un certain nombre de grandes fortunes américaines, qui ne se seraient jamais constituées sous un régime de liberté économique et de moralité politique (§ 11).

En Allemagne, les Kartelle, constitués avec la faveur du gouvernement et l’abri des droits protecteurs, en sont arrivés à vendre bon marché à l’exportation, tandis qu’ils surélèvent les prix à l’intérieur (chap. viii, § 6). Les statistiques que nous reproduirons plus loin en rendent saillants les résultats : l’enrichissement rapide des classes riches, l’appauvrissement relatif des classes pauvres (§ 10). Ce sont des exemples qu’il faut avoir toujours présents à l’esprit pour ne pas transformer un expédient en système.

VI. — Les abus anciens n’ont généralement pas laissé de traces appréciables, nous l’avons démontré, et quant aux abus modernes leur influence n’a pas été telle qu’elle ait empêché un accroissement des populations européennes proportionné à celui de leurs richesses.

Quoi qu’on puisse penser des procédés des statisticiens qui évaluent, par exemple, la fortune privée de la France à 180 ou 200 milliards de francs, celle de l’Angleterre à 218, celle de l’Allemagne à 158, celle de l’Europe entière à 1.000 milliards, celle des États-Unis à 350, la richesse est certainement beaucoup plus grande de notre temps qu’il y a cent et deux cents ans[23].

Dans cet énorme accroissement des valeurs inventoriées, il faut évidemment tenir compte de la hausse dans l’évaluation, qui correspond à la diminution du pouvoir d’acquisition des métaux précieux. Tous les prix ayant monté, — les produits comme les salaires[24], — naturellement les capitaux sont exprimés par des chiffres supérieurs : c’est une rectification que chacun comprend. Il n’y en a pas moins une augmentation réelle dans la quantité des capitaux. Quoiqu’inégalement réparti, cet accroissement n’a nullement empiré la condition des classes qui doivent demander leur subsistance journalière au travail manuel. A être prolétaire, il vaut beaucoup mieux l’être dans une société riche et dense que dans un milieu pauvre et dépourvu. Les emplois du travail sont plus réguliers et les salaires plus élevés. L’état d’équilibre d’une population agricole assez nombreuse pour avoir la commodité des arts essentiels, tout en ayant assez de terre pour occuper tous ses membres, sans sacrifier les jouissances dues à l’abondance des productions spontanées du sol, cette heureuse condition n’est dans l’histoire qu’un point où il est impossible de s’arrêter : la grande loi providentielle des générations humaines le fait bien vite dépasser. C’est grâce à ses énormes accumulations de capitaux que la Grande-Bretagne peut, en 1890, nourrir 34 millions d’habitants tandis qu’elle en avait au plus 5 millions au commencement du dix-septième siècle. L’accroissement de la fortune des classes hautes et moyennes, loin d’avoir déprimé la condition du peuple, est au contraire la cause directe, la cause mécanique, allions-nous dire, de son amélioration : car ces capitaux recherchent le travail, le payent mieux et le rendent plus productif en s’associant avec lui moyennant un taux d’intérêt réduit. Ce sont là des notions élémentaires qu’il ne faut jamais perdre de vue quand on parle de capitalisme, de société capitalistique.

Avant d’aborder l’examen des moyens par lesquels ces capitaux se sont accumulés aux mains des industriels, des propriétaires fonciers, des commerçants, des capitalistes proprement dits ou détenteurs de valeurs mobilières, nous voulons appeler encore une fois l’attention sur ces deux faits décisifs, à savoir : que d’une part la condition des classes populaires s’est améliorée en ce siècle d’une manière continue et que d’autre part, partout où règnent la justice et la liberté économique, les familles de condition moyenne, celles qui possèdent au moins un embryon de patrimoine, tendent à se multiplier entre le petit nombre des riches et la grande masse des prolétaires, par l’ascension d’une élite parmi ces derniers bien plus que par l’abaissement des premiers.

VII. — Le délégué socialiste que le Gouvernement français a envoyé à la conférence de Berlin en 1890, le citoyen Delahaye, s’est inspiré d’une vieille tactique de Karl Marx et d’Hyndmann, en prétendant, dans le factum qu’il a déposé, que les populations ouvrières au moyen âge étaient plus heureuses que de nos jours. C’est un procédé qui réussit toujours auprès des conservateurs à courtes vues et aide à faire passer les thèses les plus dangereuses.

La vérité est que, au moyen âge, les artisans de certaines corporations, dont les produits étaient recherchés, et les paysans qui possédaient des biens communaux fertiles avaient une prospérité supérieure à celle de la majorité des travailleurs manuels de nos jours ; mais ces groupes privilégiés, qui, dans l’ensemble de la société, tenaient la place de la bourgeoisie moderne, n’étaient qu’une faible minorité, et on ne saurait juger par leur condition de celle de la masse.

Dans l’ensemble, la condition matérielle des travailleurs manuels s’est améliorée considérablement, comparativement à l’ancien régime et tout particulièrement depuis soixante et quinze ans, c’est-à-dire depuis la fin des guerres de la Révolution et du premier Empire. L’accroissement de leur nombre en est la preuve à lui seul, nous ne saurions trop le répéter ; mais cet accroissement même fait que le progrès, se répartissant sur un nombre plus considérable de familles, est moins saillant que si un groupe limité en avait profité exclusivement. Les hommes avancés en âge sont des témoins irrécusables en pareille matière. Le great old man anglais, M. Gladstone, dans un discours qu’il prononçait, le 26 octobre 1889, à Saltney, pour l’inauguration d’un Mechanic’s Institute, traçait un tableau saisissant des améliorations qu’il avait vu se réaliser dans la condition des masses populaires depuis sa jeunesse. Toutes les statistiques arrivent à la même démonstration. Un savant de grande autorité, M. Leone Levi, dans un travail intitulé : Wages and Earnings of the working classes, a démontré qu’en Angleterre, de 1857 à 1884, le revenu moyen des familles de la classe ouvrière a augmenté de 30 pour 100 et que cet excédent de ressources est loin d’avoir été absorbé par la hausse des prix, parce que beaucoup d’objets de consommation ont baissé, malgré une augmentation très considérable de toutes les consommations populaires. Quoique, selon une remarque faite déjà par Le Play et que M. Gladstone a rappelée, le travailleur anglais n’épargne pas comme il le pourrait et soit, sous ce rapport, inférieur à l’ouvrier du Continent, les épargnes possédées par la classe ouvrière et la classe moyenne inférieure dans les savings banks, les sociétés de construction, les friendly societies et les trades unions montent à près de 4 milliards de francs[25].

Ce sont là des statistiques sérieuses. Elles réduisent à leur juste valeur les calculs fantaisistes de M. Delahaye. Il a prétendu prouver la ruine progressive de la classe ouvrière en France, en disant qu’en 1835 la moyenne du compte de chaque déposant à la caisse d’épargne était de 511 francs, tandis qu’en 1880 il était de 333 francs. On a judicieusement fait remarquer que la moyenne du compte des déposants était sous l’influence directe du maximum fixé par la loi aux dépôts. Or ce maximum était en 1835 de 3.000 francs, tandis qu’on 1880 il était de 1.000 francs ; son relèvement à 2.000 francs par la loi de 1881 a amené tout de suite un relèvement parallèle du solde moyen dû aux déposants ; il a été de 505 francs 38 en 1890. Ce qui est au contraire très significatif, c’est : 1° le nombre total des déposants qui indique la catégorie de la nation qui épargne : il était, en 1835, de 400.000, en 1884 de 4 millions, en 1890 de 7.266.096, y compris 1.504.688 à la caisse postale ; 2° le rapport du chiffre, total des dépôts à la population ; en 1835, le total des dépôts partagé par tête d’habitant n’aurait donné que 1 fr. 91 par habitant, tandis qu’en 1890 il donnait 86 fr. 49[26].

Les affirmations de M. Delahaye pour l’Angleterre ne sont pas plus exactes. M. Leone Levi constate qu’en réalité, en trente années, alors que la somme des revenus des grandes fortunes s’abaissait d’un tiers, le revenu total de la classe moyenne inférieure gagnait 37 pour 100 et celui de la classe ouvrière augmentait de 59 pour 100. Les impôts qui grevaient les consommations populaires ont été largement diminués, tandis que ceux chargeant les classes riches et moyennes ont été augmentés (chap. xiii, § 8). En réalité, aujourd’hui, les ouvriers anglais qui ne fument pas et ne consomment pas de boissons alcooliques échappent en grande partie à l’impôt.

M. Robert Giffen, de son côté, conclut ainsi un travail sur le développement contemporain du capital :

Au cours des cinquante dernières années, il y a eu un progrès général ; mais dans les dernières années ce progrès a été moindre au sommet de l’échelle sociale que dans les échelons inférieurs. On a prétendu que depuis cinquante ans la condition des masses avait subi une détérioration spéciale. Les statistiques de la mortalité et d’autres encore m’avaient déjà disposé à m’élever contre cette allégation et les statistiques sur l’accroissement du capital m’autorisent encore à protester contre elle. Il y a eu progrès général et l’effet nécessaire d’un accroissement continu du capital est un effet de dissémination. Si la propriété foncière avait été constamment en absorbant de plus en plus des épargnes nationales par la rente (unearned increment), ma conclusion serait différente ; mais l’unearned increment est évidemment peu de chose (cf. chap. iv, § 2). Ce que tous ces chiffres s’accordent à établir, c’est qu’il y a eu un exhaussement régulier de la condition des masses depuis plusieurs siècles et que ce progrès se manifeste en grande partie par des additions constantes à la classe supérieure des artisans. Il y a bien un résidu social, qui ne s’améliore pas beaucoup et par comparaison semble à peine s’améliorer dans l’ensemble ; mais ce résidu certainement diminue en proportion et probablement diminue quant à son chiffre total de siècle en siècle et de période en période[27].

Si l’on pouvait faire pour la France des calculs aussi précis, on arriverait à des résultats semblables[28] ; car toutes les fois qu’on peut suivre l’histoire d’une branche du travail, à moins qu’il ne s’agisse d’un de ces métiers que les progrès de la technique tendent à faire disparaître, on constate une amélioration considérable du salaire effectif et des conditions de vie de l’ouvrier[29]. Les grosses fortunes sont bien moins nombreuses[30] chez nous ; car il n’y a pas eu de concentrations de la propriété foncière ou d’exploitations de pays lointains semblables à celles qui se sont produites en Angleterre. M. P. Leroy-Beaulieu est certainement dans le vrai, quand il estime qu’il n’existe pas plus de 700 ou 800 personnes ayant 250.000 francs de rente ou davantage, ni plus de 18.000 à 20.000 revenus compris entre 50.000 et 250.000 fr. Les fortunes colossales d’un Hirsch ou d’un Rothschild sont sans doute des faits forts importants, car à certains moments leurs possesseurs peuvent exercer une action prépondérante sur les marchés ; mais, comparativement à la masse de la richesse nationale, ces fortunes sont peu de choses. Elles sont comme la pointe d’une pyramide qui s’élève très haut et attire tous les regards ; le centre de gravité ne s’en trouve pas moins près du sol dans les larges assises qui composent ses échelons inférieurs.

Ce qui prouve bien le grand fait de l’amélioration de la condition des classes populaires, malgré les souffrances des déclassés qui s’accumulent dans les bas-fonds des grandes cités, c’est que, dans tous les pays où le capital est considérable, les ouvriers nationaux ne veulent plus remplir les fonctions les plus pénibles du travail. Ils les abandonnent à des immigrants étrangers qui manquent de travail ou étaient plus malheureux dans leur patrie. Ce n’est plus dans les états de l’Europe occidentale qu’on trouverait à lever des armées de volontaires, comme on en formait si facilement au siècle dernier[31]. Les classes populaires ont un autre idéal de vie et l’émigration contemporaine est autant déterminée par le désir de s’élever que par la souffrance actuelle. L’inquiétude générale, qui s’est emparée en ce siècle des masses ouvrières dans tous les pays civilisés, a sans doute des causes morales ; mais elle s’est aussi développé en proportion des progrès réalisés. Là où le peuple est écrasé par la souffrance physique, il demeure inerte. Voilà ce que démontre l’observation des faits contemporains comme l’étude des faits historiques. C’est ainsi que le progrès économique est au développement de la démocratie dans le rapport de cause à effet.

VIII. — Le progrès général de la masse, le développement constant d’une classe moyenne inférieure émergeant du sein des travailleurs manuels qui savent épargner et s’ingénier : tels sont les traits caractéristiques de notre état social moderne fondé sur la liberté du travail et l’égalité civile. Ils suffisent assurément à le justifier ; mais il ne faut pas perdre de vue que ce progrès se répartit sur une masse si vaste qu’il s’atténue forcément pour les individus. Aussi, jamais l’effort pour l’amélioration du sort des classes populaires ne saurait s’arrêter, et l’existence d’une catégorie de déclassés et de victimes laissera toujours à la charité une large place dans l’économie sociale.

Il ne faut pas non plus fermer les yeux sur une transformation sociale qui est en action depuis le xvie siècle et qui a eu pour résultat de détruire certaines classes moyennes très remarquables par leur valeur politique et morale. Le grand fractionnement des marchés, l’état d’isolement dans lequel chaque canton vivait, la prédominance presque absolue de l’état d’économie naturelle qui caractérisaient les conditions économiques du moyen âge proprement dit, du xiii° siècle par exemple, favorisaient le développement des petits propriétaires ruraux ou tenanciers héréditaires ainsi que des artisans urbains. Dès le xvie siècle, à la suite des guerres, mais aussi du progrès des voies de communication et de l’économie basée sur l’échange, les petites exploitations rurales autonomes ont été compromises[32]. Leur nombre a diminué dans tous les pays, mais surtout dans l’Italie du Sud et en Angleterre. La concurrence des pays lointains en ce siècle-ci, jointe à une grave altération des idées présidant à la transmission du patrimoine, ont ébranlé de nos jours cette classe si intéressante là où elle s’était maintenue, notamment en France et dans l’Italie du Nord[33]. Nous dirons plus loin comment elle peut être soutenue dans cette lutte nouvelle pour la vie (chap. iv, §13).

De même les progrès de la technique ont, dans beaucoup de branches de l’industrie, fait disparaître les artisans chefs de métier. Aucune institution ne pouvait empêcher ces transformations de se produire parce qu’elles sont le résultat de progrès scientifiques et que dans l’ensemble elles réalisent pour l’humanité une économie de forces.

Heureusement, dans l’état économique moderne, d’autres forces sont en action qui contrebalancent et au delà ces phénomènes douloureux. Le travail dans l’agriculture acquiert de plus en plus de valeur et les plaintes universelles des grands propriétaires européens contre la cherté croissante de la main-d’œuvre indiquent bien les difficultés d’être de la grande propriété. Le jour où les profits agricoles seront de nouveau en voie de croissance, la petite propriété reprendra son mouvement en avant. Dans l’industrie manufacturière, la construction des machines, la naissance de métiers nouveaux, qui se développent précisément par suite de la constitution de la grande industrie pour lui servir d’appareil distributeur, les progrès de la spécialisation dans certaines branches du travail, la multiplication des fonctions d’ingénieur et de contremaître font que, toutes compensations faites, le nombre des travailleurs ayant un métier classé, des skilled labourers, comme on les appelle en Angleterre, est plus considérable qu’autrefois et tend à s’accroître[34]. Enfin, la constitution des grandes entreprises en actions et la multiplication des valeurs mobilières ont créé des classes moyennes, qui n’existaient pas autrefois, et celles-là se développent rapidement.

En définitive, dans l’ancien régime, sous l’action de causes très complexes, des classes moyennes de haute valeur, qui ont été le prototype de la bourgeoisie contemporaine, s’étaient constituées dans les communes urbaines et dans quelques campagnes de l’Europe Occidentale, comme des ilots au milieu de l’organisation seigneuriale. Au contraire, le régime économique moderne tend par toutes ses forces à multiplier les classes moyennes avec des degrés indéfinis et il en a fait dans les pays civilisés le noyau de la société. Si l’on veut avoir une idée de la constitution d’une société, où l’activité économique, la liberté du travail et l’égalité civile n’existeraient pas, il faut visiter la Russie ou le Mexique. Ces deux pays sont à peine entrés depuis trente ans dans le grand courant de la civilisation moderne : ils commencent seulement à jouir de bienfaits que nous ne goûtons plus assez, parce que nous les possédons en pleine sécurité depuis longtemps. L’ancien régime y est encore vivant dans ses conséquences ; or, c’est là que se produisent les plus grands extrêmes de richesse et de pauvreté. Les classes moyennes, qui les rapprocheraient et les atténueraient, existent à peine. Elles sont trop peu nombreuses pour exciter l’émulation des classes inférieures et l’apathie des prolétaires provient surtout de l’absence de toute espérance pour une amélioration de leur sort. Quand on a vu ces pays, on en revient plus sympathique à cette société bourgeoise que des esprits légers sacrifient volontiers aux déclamations socialistes, mais qui, malgré ses défauts, constitue un réel progrès sur les anciennes organisations sociales.

IX. — Les familles, qui sont en voie d’acquérir ou qui possèdent héréditairement un petit patrimoine, sont le véritable centre de gravité de la société. De leur multiplicité et de leur stabilité dépend en réalité la sûreté de l’ordre social. Elles se recrutent incessamment par l’ascension à la propriété de ceux des prolétaires qui ont su épargner. La plus ou moins grande facilité de gravir cet échelon est le meilleur encouragement à une vie laborieuse et économe, et, sans calomnier la nature humaine, on peut affirmer que le journalier agricole qui a acquis un lopin de terre, que l’ouvrier qui a acheté une obligation, modifie inévitablement ses opinions économiques. Par contre, les paysans, qui sont obligés de vendre leur bien héréditaire et viennent grossir le prolétariat des villes, les boutiquiers qui, après avoir fait faillite, sont réduits à être commis, deviennent trop souvent des socialistes haineux.

Dans nos sociétés occidentales (et dans cette expression nous comprenons les États-Unis, le Canada, l’Australie, qui sont comme des extensions de l’Europe), les familles possédant un petit patrimoine, de la terre ou des valeurs mobilières, selon les pays, sont fort nombreuses. Des écrivains socialistes ont contesté dans ces derniers temps ce fait capital. L’un d’eux prétend que les 850.000 décès, qui ont lieu en France année moyenne, ne donnent ouverture en moyenne qu’à 200.000 successions, ce qui prouverait que les possédants sont, par rapport aux non-possédants, seulement dans la proportion d’un cinquième[35]. D’après lui, cette proportion irait toujours s’abaissant et il n’y avait en France que 6.899.000 possédants à la date de 1887. Tout est faux dans ces allégations. Il y a bien plus de 200.000 successions ouvertes par an. L’Administration de l’enregistrement constate année moyenne environ 481.000 déclarations de succession ; comme pour les immeubles il faut faire des déclarations dans chaque canton de la situation des biens, il y a des doubles emplois : mais les successions entraînant des déclarations multiples sont bien moins nombreuses que celles n’entraînant qu’une déclaration. On ne saurait abaisser ce chiffre au delà de 400.000 successions annuelles ; car un certain nombre de successions, dans lesquelles il n’y a que des titres au porteur, échappent en fait au fisc. Mais où le sophisme est manifeste pour toute personne qui réfléchit, c’est dans le rapprochement du nombre des successions du chiffre total des décédés. Les enfants y figurent pour une proportion considérable : or, ils ne laissent de succession que bien rarement, parce qu’ils n’avaient pas eux-mêmes hérité de leurs parents. Pour laisser une succession, il faut ou avoir hérité ou avoir acquis un patrimoine par soi-même. Sur les 860.000 décès constatés en 1886, ceux des personnes ne dépassant pas vingt-cinq ans étaient au nombre de 325.000. Il reste donc 540.000 décès ayant pu donner lieu à une ouverture de succession et 400.000, peut-être 450.000, y ont donné lieu effectivement. La proportion des possédants aux non-possédants est donc de plus des deux tiers, peut-être des trois quarts. La vérité est juste le contraire de ce qu’on a audacieusement affirmé[36].

Toutes les recherches que l’on peut faire sur les différentes manifestations de la richesse aboutissent à des résultats identiques. Il y avait en France, d’après le recensement de 1886, 9.038.020 ménages proprement dits, auxquels il faut ajouter 1.525.062 ménages d’individus isolés, c’est-à-dire des célibataires ayant survécu à leurs parents, et aussi beaucoup de jeunes gens, vivant séparés de leur famille par suite des nécessités de leur travail. Plus du tiers de ces ménages ont une attache à la terre et les deux tiers sont propriétaires de leur habitation.

Les 14.212.650 cotes foncières existant en 1889 correspondent à 8.422.284 propriétaires, si l’on accepte le calcul de l’Administration, qui compte 59,4 propriétaires par 100 cotes, ou à 7.816.930 propriétaires, si, avec M. de Foville, on réduit ce rapport à 55 p. 100 cotes. Dans ce chiffre les propriétés donnant un revenu suffisant pour dispenser leurs possesseurs d’un travail personnel sont relativement peu nombreuses. En 1881, M. Leroy-Beaulieu, dans son Essai sur la répartition des richesses, estimait seulement à 50 ou 60.000 le nombre des propriétaires urbains ou ruraux retirant de 6 à 7.000 francs de rente de leurs propriétés. Le nombre n’en a certainement pas augmenté. Plus de 6 millions 1/2 de ces cotes (déduction faite de la propriété bâtie) ne portent pas sur plus de 10 hectares[37], ce qui représente au moins 4 millions de petits propriétaires ruraux[38].

Le recensement de 1886 compte seulement 2.331.481 agriculteurs, chefs d’exploitation vivant exclusivement de leurs terres ; mais sur les 1.311.089 fermiers et métayers la majeure partie possède aussi quelques terres et dans les villages beaucoup d’ouvriers agricoles sont propriétaires de leur maison.

Le recensement des habitations, auquel l’Administration des contributions directes a procédé en 1888 pour évaluer la propriété bâtie, a mis ce fait en pleine évidence. Sur 8.302.272 maisons d’habitation (déduction faite de 612.251 non occupées), 5.460.355 sont habitées par leur propriétaire, ce qui fait plus de 65 p. 100, les deux tiers, pour la France entière. Cette proportion à Paris n’est que de 29,7 p. 100 ; elle augmente peu à peu au fur et à mesure qu’il s’agit de villes moins importantes : elle est de 46,4 p. 100 dans les communes de 10.000 à 20.000 âmes, de 51,1 p. 100 dans celles de 5.000 à 10.000 âmes, de 57,7 p. 100 dans celles de 2.000 à 5.000 âmes, puis de 73 p. 100 dans les villes au-dessous de 2.000 âmes et dans les communes rurales. Il y a des différences sensibles entre les provinces de la France sous ce rapport. Dans une région qui comprend la Normandie, la Bretagne, l’Ile-de-France. L’Orléanais, l’Anjou, le Poitou, la Champagne, ainsi que dans les Bouches-du-Rhône et les Landes, les maisons habitées par leurs propriétaires dans les communes rurales (au-dessous de 2.000 âmes) représentent à peu près le tiers du total des habitations, mais dans l’Est et dans presque tout le Midi elles en représentent du 80 au 90 p. 100. Dans 2.270 communes, on n’a pas pu découvrir une seule propriété imposable qui fût louée[39] !

En Belgique, la diffusion de la propriété foncière est encore plus grande. En 1864, sur 100 cotes foncières, 88 correspondaient à un revenu de 1 à 265 francs, 11 a un revenu de 265 à 2.640 fr., et une seulement à un revenu supérieur à 2.640 fr. Les revenus de la lre catégorie représentaient 29,66 p. 100 de l’ensemble des revenus fonciers, ceux de la 2e, 50,29 p. 100 et ceux de la troisième 20,05 p. 100. Quant au nombre absolu des propriétaires du sol et des maisons, il était, en 1848, de 758.512, d’après un relevé d’alors, le seul qui ait été fait. En admettant le même rapport qu’à cette époque entre le nombre des cotes foncières et celui des propriétaires (9/7), il y aurait eu 850.000 propriétaires en Belgique en 1864, et 908.000 en 1886. Leur nombre s’accroît de 4.000 en moyenne par an. Toutefois il y a eu un ralentissement depuis 1880, sous l’influence de la crise industrielle et agricole[40].

Quant à la propriété mobilière, elle échappe à toute espèce de statistique dans son ensemble : on peut seulement poser quelques points de repère.

En France, sur une population, classée par nature de condition sociale, de 36.970.681 âmes, en 1886, on a relevé 15.847.725 personnes exerçant une profession et faisant vivre 19 millions 172.748 parents et enfants, [41] plus 1.950.268 domestiques attachés à la personne. Sur ces 15.847.725 individus formant la population active, 8.109.103 sont des patrons, des paysans cultivateurs, des chefs d’emploi, des titulaires de profession : les ouvriers, journaliers et commis sont au nombre de 7.739.622. Les premiers possèdent évidemment un certain capital indépendamment du mobilier proprement dit destiné à l’usage domestique.

Le nombre des inscriptions de rentes était, en 1886, de 3.861.280 pour 743 millions de rente 3 pour 100 et 4 1/2 ; au 31 décembre 1889, il était de 4.708.348 pour 856 millions de rente. Cela ne veut pas dire qu’il y ait un pareil nombre de rentiers, car la même personne possède souvent plusieurs inscriptions. M. Leroy-Beaulieu évaluait à environ un million le nombre des possesseurs de rente en 1881. Il est évidemment plus considérable aujourd’hui ; car, au fur et à mesure que les grands emprunts se classent, la rente se dissémine davantage. Tandis que, de 1869 à 1881, le chiffre total des rentes doublait, le nombre des inscriptions quadruplait. La multiplication des souscriptions irréductibles, qui se produisent dans les emprunts nationaux, témoigne aussi de la dissémination de la rente de plus en plus large.

Le nombre des actions des six grandes compagnies de chemins de fer était, au 31 décembre 1889, de 3.059.000, dont 1.456.670 nominatives. La moyenne du nombre d’actions détenues par chaque titulaire est de 12 à l’Ouest, de 14 au Midi, de 16 à l’Orléans, de 18 au Nord, de 15 à l’Est et au Lyon, ce qui représente une valeur de 10 à 32.000 francs. Pour 30.155.146 obligations existant à la même date, il y avait 20.887.614 titres répartis entre 659.914 certificats nominatifs, dont la moyenne est de 32 titres, soit un capital de 14.000 francs. Les études que l’on a pu faire à diverses époques sur les certificats nominatifs des titres des grandes compagnies prouvent que la moyenne des titres par certificat a toujours été en diminuant[42]. Au lieu d’une moyenne, le Crédit foncier publie la statistique échelonnée de la répartition de ses actions, et rien n’est plus significatif. En 1888, ses 341.000 actions se partageaient entre 22.249 titulaires, parmi lesquels 4.012 actionnaires possédaient une action, et 11.083 possédaient de 2 à 10 actions. Mais c’est surtout sous la forme de titres au porteur que les obligations des chemins de fer et du Crédit foncier sont cachées une à une dans les doubles fonds des armoires. Ce ne sont pas ces titres-là que l’on est exposé à trouver par gros paquets dans le portefeuille de quelque société de crédit (chap. x, § 9).

Si les obligations des grandes compagnies sont devenues le placement favori de la petite épargne, c’est en grande partie grâce à la vente à bureau ouvert que les compagnies ont inaugurée et qui, en supprimant les frais de publicité stériles, est en même temps la plus avantageuse pour elles. Elles placent ainsi en moyenne 1.500 obligations par jour. Dans la seule année 1890, les six grandes compagnies ont placé 463.484 obligations, qui leur ont produit 198 millions. Depuis les conventions de 1883, elles ont émis dans ces conditions près de 3.600.000 obligations, soit plus de 1.400 millions de francs[43].

Lorsqu’en janvier 1888 les titres au porteur des obligations de la Ville de Paris de 1871 ont été renouvelés, on s’est assuré que plus de la moitié des intéressés possédaient seulement soit une seule obligation entière, soit de 1 à 6 quarts d’obligation[44].

Enfin les livrets de caisses d’épargne sont actuellement au nombre de sept millions, nous l’avons vu (§ 7) et la moyenne de chacun dépasse 500 francs. [fin page32-33]

En résumé, on peut affirmer, avec M. de Foville, qu’en France la majeure partie de la fortune mobilière appartient à de fort petites gens.

Sans doute, il y a dans ces chiffres beaucoup de doubles et de triples emplois, la même personne possédant une inscription de rente, des obligations et un livret de caisse d’épargne. Beaucoup de petits propriétaires ruraux ont aujourd’hui quelques obligations. Mais, on ne saurait le méconnaître, le mouvement économique général, et particulièrement les caisses d’épargne, la représentation des parts de propriété ou de créance dans les grandes entreprises par des actions et des obligations d’un chiffre peu élevé, ont facilité beaucoup la formation des épargnes et la constitution de ce que nous pourrions appeler des embryons de patrimoines[45].

X. — Des études statistiques faites par M. Soetbeer sur le mouvement de la richesse publique en Prusse et en Saxe, de 1876 à 1890, nous montrent des phénomènes analogues avec certaines nuances résultant de la situation économique de ces pays. En Prusse, dans cette période, le montant total des revenus a passé de 7.857.100.000 marcs à 9.366.100.000 marcs. L’accroissement s’est fait surtout sentir pour les revenus supérieurs à 2.000 marcs. Ceux de 2.000 marcs à 6.000 ont augmenté de 28 pour 100 comme nombre et de 30 p. 100 comme chiffre total ; ceux de 6.001 à 20.000 marcs de 57 pour 100 comme nombre et de 66 p. 100 comme valeur ; ceux de 20.000 marcs à 100.000 marcs de 66 p. 100 comme montant et valeur ; ceux au delà de 100.000 marcs ont doublé comme nombre et aussi comme valeur, peu s’en faut[46]. Quant à la classe ayant un revenu entre 420 et 1.650 marcs qui a passé de 16.840.444 personnes à 18.562.145 dans cette période, son revenu total et son revenu moyen ont aussi augmenté, quoique dans des proportions inférieures[47]. Mais pour la classe ayant un revenu inférieur à 420 marcs, qui a passé de 6.359.856 personnes à 8.383.359, il y a diminution du revenu moyen par tête. Cela s’explique par l’énorme accroissement des populations de l’Allemagne et aussi par le fait du régime économique inauguré en 1879, qui a gravement grevé les consommations populaires (§5). L’essor pris pendant cette période par l’industrie manufacturière, par le commerce d’exportation, le développement de la Bourse de Berlin expliquent très bien comment les classes moyennes ont surtout prospéré.

Quoique dans ces dernières années, le bien-être ait progressé plus rapidement en Prusse que dans le Royaume-Uni, les classes aisées et riches sont toujours beaucoup plus riches en Angleterre qu’en Prusse. En 1889, le total des revenus montant à plus de 3.000 marcs s’élevait en Angleterre à 12.903 millions de marcs ; en Prusse, les revenus de plus de 2.000 marcs ne s’élevaient ensemble qu’à 3.169 millions de marcs. Ce rapprochement explique pourquoi l’on ne voit pas se produire encore en Allemagne le phénomène, si frappant en Angleterre, de l’arrêt presque complet de l’accroissement des grandes fortunes coïncidant avec un accroissement très rapide des petits et des moyens patrimoines (§ 7). Il semble que, pour que le fleuve de la richesse ralentisse son cours et se répande en largeur, il faut qu’il ait atteint un certain étiage. A l’accumulation succède alors une période de diffusion. Cette dernière n’est pas encore arrivée pour les pays du Nord de l’Allemagne, dont l’essor économique ne remonte en réalité pas plus haut qu’à 1871.

Quant à la propriété foncière, nous n’avons pas de données postérieures pour la Prusse à une enquête faite en 1878. Il en ressort qu’il y avait dans le royaume 1 million 559.712 propriétés rurales, savoir : 32.488 appartenant à la grande propriété, c’est-à-dire ayant un revenu net imposable supérieur à 1.500 marcs et occupant les 37,9 p. 100 du territoire, 182.410 appartenant à la moyenne propriété (revenu net de 300 à l.500 marcs) et occupant le 29,7 p. 100 du territoire, 266.187 petites propriétés, d’un revenu inférieur à 300 marcs, constituant une exploitation selbstaendige, occupant le 18,9 p. 100 du territoire, enfin 1.078.627 propriétés parcellaires occupant le 13,5 p. 100 du territoire. Dans les provinces dont l’état économique est analogue au nôtre, comme le Schleswig-Holstein, le Hanovre, la Westphalie, la petite et la moyenne propriété réunies occupent les deux tiers du territoire. Dans la province Rhénane et la Hesse-Nassau, la propriété parcellaire en occupe le tiers. Quant à la grande propriété, elle est surtout importante dans la Poméranie, la Silésie, la Prusse occidentale, la Posnanie. Elle couvre plus de la moitié de ces provinces ; mais il faut tenir compte du peu de fertilité du sol autant que de l’état économique plus arriéré des populations et de la persistance plus prolongée du régime seigneurial dans cette partie de l’Allemagne.

A la même date, il y avait 3.178.530 maisons d’habitation, propriétés privées, dans le royaume[48].

XI. — Il y a aux États-Unis une grande diffusion de la richesse. La classe des farmers propriétaires cultivateurs est toujours la base de la constitution sociale du pays, quoique la grande propriété se soit développée depuis vingt ans en raison des conditions dans lesquelles se fait la colonisation du Far-West[49].

Il en est de même de la propriété mobilière. La North American Review de novembre 1888 donne des exemples de la diffusion des titres de certaines entreprises :

Dans les chemins de fer New-York-Central, Union-Pacific, Western-Union, Northern-Pacific et autres compagnies du même caractère, c’est-à-dire anciennement fondées et d’un capital de même importance, le nombre des actionnaires varie pour chacune de 6.000 à 8.000. Une trust company a 23.000 actionnaires inscrits sur ses livres et d’autres en ont davantage encore. La plupart d’entre eux n’ont qu’un petit nombre d’actions, cinq à dix au plus. Ce sont des femmes et des hommes de profession qui placent peu à peu leurs économies. Leurs voisins moins économes les rangent dans la classe des monopolistes et des rentiers gorgés de titres !

Autant qu’on en peut juger par les résultats du Census de 1890, a dit avec raison Mgr Keane, la condition réelle des choses va en s’améliorant dans ce pays. La proportion des personnes possédant des propriétés soit dans le sol, soit dans.les banques d’épargnes et les building associations, dans le commerce et les entreprises industrielles ou dans les polices d’assurance, semble s’accroître d’une manière constante. Nous sommes loin de vivre dans l’île d’Utopie. Il y a beaucoup de choses à améliorer ou auxquelles il faut porter remède ; mais les faits montrent qu’il y a lieu non pas de désespérer de l’avenir, mais de se mettre à l’œuvre avec une confiance légitime[50].

Cependant, quand on étudie la constitution économique actuelle des États-Unis, on est surtout frappé par la formation d’un grand nombre de fortunes énormes dans un espace relativement restreint. Quelques chiffres expliqueront ces cris contre la ploutocratie, qui retentissent si fréquemment dans les meetings populaires et dans la chaire de l’autre côté de l’Atlantique.

Un journal de Philadelphie a, en 1891, essayé de donner une esquisse de la formation des grandes fortunes de 1852 à 1891. A la première de ces dates, un ouvrage, the Wealthy men of Massachussetts, présentait comme un fait étonnant que dans cet État 1.920 personnes possédassent ensemble un total de 284.689.000 dollars. 18 possédaient au delà d’un million de dollars ; parmi eux un négociant de Boston, appelé Ebenezer Francis, avait 3.590.000 dollars, gagnés dans le commerce et le prêt à intérêt, et M. Abbott Laurence, d’une ancienne famille, avait une fortune de 2.600.000 dollars. Après cette première couche d’ultra-millionnaires, dix personnes possédaient juste un million de dollars chacune. Le reste des richards d’alors avait beaucoup moins : la moyenne de leur fortune n’était pas de 150.000 dollars. On faisait en ces temps primitifs commencer la richesse à 150.000 dollars dans Boston et à 50.000 dans le reste de l’État !

Ces chiffres paraissent insignifiants aujourd’hui. M. Thomas G. Shearman, de New-York, calculait récemment qu’il y a dans tous les États-Unis 70 personnes possédant ensemble au delà de 2.700.000.000 de dollars, avec une fortune moyenne de 37.500.000 dollars chacune. Dans la seule ville de Pittsburg, on citait, à la fin de 1890, 77 personnes ayant à elles seules autant que les 1.920 richards du Massachussetts en 1852. 13 possédaient chacune plus de 3 millions de dollars et ensemble plus de 127 millions.

Une différence très importante est que les grosses fortunes d’il y a quarante ans étaient presque toutes gagnées dans le commerce ou dans les professions libérales. Un nombre notable d’agriculteurs figurait aussi sur la liste de 1852. Les grosses fortunes d’aujourd’hui ont leur première origine dans les spéculations de toute sorte auxquelles donna lieu la guerre de la Sécession (chap. x. § 5). Elles se sont ensuite, sur cette première base, accrues et développées dans les chemins de fer et les grandes combinaisons manufacturières[51]. C’est là le résultat de la politique économique suivie depuis 1864 (§ 5) et des monopoles de toute sorte auxquels elle a permis de se constituer (chap. viii, § 7).

Ce qui est de nature à atténuer l’effet que peuvent produire à première vue les chiffres des grandes fortunes aux États-Unis, c’est que nulle part elles ne se démembrent plus vite et n’ont moins le caractère héréditaire qui en fait un objet de jalousie pour la démocratie. Dès 1852, sur les 1.920 riches du Massachussetts, 775 avaient commencé par être complètement pauvres. Parmi les 70 cent-millionnaires d’aujourd’hui, la proportion est encore plus forte[52].

XII. — Le progrès économique se mesure à la fois par l’augmentation des consommations populaires normales, autrement dit par l’élévation du standard of living, et par l’accroissement des capitaux résultant de l’épargne. Le second de ces éléments amenant nécessairement au bout d’un certain temps le développement du premier, c’est à lui surtout que s’attachent les statisticiens. L’on présente assez souvent comme une mesure de l’épargne nationale le total des émissions de valeurs mobilières faites durant l’année dans un pays, déduction faite des amortissements, remboursements, conversions. Ce chiffre a son importance et les variations, qui se produisent d’une année à l’autre dans les émissions, sont un indice pour apprécier la prospérité plus ou moins grande des affaires, le point où elles en sont sur la courbe qui exprime leurs variations périodiques. Mais cela ne donne pas du tout l’idée de l’épargne et de la capitalisation effectives d’un pays[53].

En effet, cette statistique laisse en dehors les constitutions et incorporations de capitaux que propriétaires, fermiers, industriels font eux-mêmes. Le meilleur placement que puisse faire un agriculteur, c’est d’augmenter son capital d’exploitation. Il en est de même du manufacturier. Les meilleures affaires sont celles qui se développent sur leurs profits. Les petits propriétaires français enfouissent ainsi dans le sol chaque année une capitalisation considérable. Dans les pays nouveaux, non seulement toute l’épargne est employée à défricher, mais encore les propriétaires escomptent l’avenir en faisant largement appel au crédit. C’est la contrepartie de l’augmentation de la dette hypothécaire que l’on y constate (chap. iv, § 8). La même chose peut être dite des constructions nouvelles destinées à l’habitation ou à un usage industriel : elles sont fort nombreuses dans tous les pays ; ce sont en grande partie des maisons modestes appartenant à la couche inférieure des classes moyennes. C’est ainsi qu’aux États-Unis une enquête faite par le département du travail en 1889, sur la condition des femmes ouvrières dans les 17 principales villes de l’Union, a démontré que dans toutes les villes de second ordre et aussi à Philadelphie, malgré ses 900.000 habitants, chaque famille ouvrière habitait une maison distincte. Sur 13.555 familles touchées par cette enquête, 2.470 étaient propriétaires de leur habitation. C’est là l’heureux résultat des loan and building societies[54].

Ces sociétés mettent leurs membres à même de devenir propriétaires de leur habitation, en leur prêtant des sommes remboursables par annuités dès qu’ils ont eux-mêmes constitué un premier fonds par des versements mensuels, généralement d’un dollar. Originaire de Philadelphie, cette forme de la coopération s’est répandue à la fois dans le Far-West et dans les États voisins. Les loan and building so­cieties se sont multipliées beaucoup dans ces dernières années dans le Massachussetts, le Connecticut, le Maryland, le New-Jersey, l’État de New-York. Elles se sont acclimatées aussi en Californie et en Louisiane. Dans le New-Jersey, en 1882, il y avait 128 associations comprenant 20.000 membres : en 1890, elles sont au nombre de 2.254, avec 71.726 membres. En Pennsylvanie, il y avait à la même date 1200 associations de ce genre ayant environ un actif de 94 millions de dollars, 41 millions de dollars de versements annuels et 18 millions de dollars de bénéfices. On estimait leur nombre total en 1890 dans l’Union à 6.000, avec 1.410.000 membres, et un capital accumulé de 455.554.000 dollars. Ces associations sont de plus en plus une des institutions fondamentales de la démocratie américaine. Avant même d’acquérir une propriété, les souscripteurs d’une loan and building society deviennent des gens sobres et économes. Les sociétés de tempérance et les associations catholiques poussent beaucoup à leur fondation. Les Chevaliers du travail, depuis qu’ils ne peuvent plus prétendre à transformer l’ordre social, tournent de ce côté leur activité.

Mais les assurances sur la vie sont, dans les pays anglo-saxons, la forme favorite que prend l’épargne populaire.

A l’occasion du 38e rapport du surintendant des assurances de l’État de New-York, où se trouvent presque toutes les grandes compagnies, le Moniteur des Assurances du 15 février 1890 fait ressortir l’importance prise par les compagnies qui se sont adonnées spécialement à l’assurance ouvrière. Elles sont au nombre de quatre dans l’État de New-York. Elles avaient en cours au 31 décembre 1888 2.748.801 polices assurant un capital de trois cent millions de dollars, soit en moyenne 108 dollars. Ce mode d’assurance, par l’appel fait aux meilleurs sentiments de famille, amène à l’épargne des groupes sociaux, qui sans cela y seraient restés réfractaires. A 25 ans, un ouvrier peut assurer aux siens 200 dollars en cas de décès avec une prime hebdomadaire de dix cents. Les compagnies qui font ce genre d’assurances encaissent des primes si minimes que, sans elles, ces petites sommes seraient dissipées en futilités. Outre les compagnies faisant l’assurance ouvrière, le rapport contient le nom et les états de 170 sociétés enregistrées sous le nom de cooperative associations, ayant pour objet à la fois de donner des secours en cas de maladie et de constituer un fonds spécial au profit des veuves et des orphelins des sociétaires. Un des traits les plus honorables du caractère américain, c’est que la rente viagère, qui répond à une pensée égoïste, y est presque inconnue : tous ces capitaux sont payables après décès, c’est-à-dire témoignent du dévouement et de l’esprit de famille. Ces 170 sociétés, en 1888, avaient en cours 1.188.508 polices couvrant près de 3 milliards de dollars de capitaux. Il y a, dit-on, plus de 500 sociétés de ce genre dans l’Union américaine.

Cette merveilleuse diffusion de l’assurance ne s’est pas faite toute seule : elle est le résultat de l’action énergique des grandes associations nationales ou professionnelles et des églises, qui usent de tous leurs moyens d’influence pour engager leurs membres à assurer l’avenir de leurs familles. « Nous estimons un élément très important du catholicisme pratique, disent dans leur lettre pastorale les Pères du 3e concile national de Baltimore, les diverses sociétés catholiques fondées sur la mutualité et les associations ouvrières qui y sont liées. Leur but doit être et est effectivement d’encourager la sobriété, l’épargne, l’activité économique. »

En Angleterre, les friendly societies, les affiliated orders (Odd-Fellows, Foresters, Druids, etc.), les Trades Unions, qui reposent sur le principe de la mutualité et aussi des sociétés anonymes, comme la Prudential, ont donné un développement considérable aux assurances ouvrières de capitaux payables après décès ou en cas d’accident. La Prudential notamment a créé dans ce but une branche spéciale, industrial insurance, dans laquelle les primes sont encaissées hebdomadairement et les frais de perception payés par l’assuré. En 1888 elle avait à ce titre 8.518.619 contrats en cours. 500.000 nouveaux contrats avaient été souscrits dans la seule année 1888. Son succès a déterminé d’autres sociétés, comme the Guardian, the Marine and generat et the Gresham, à entrer dans cette voie[55].

En France, tout est encore à faire. Mais le développement que peut prendre cette forme de l’épargne dans les sociétés modernes sous la seule action de l’initiative privée et de l’association, devait être mis en lumière[56].

XIII. — Parmi les classes qui constituent de nouveaux capitaux et s’acheminent ainsi vers la richesse d’un pas plus ou moins rapide, les plus nombreuses sont peut-être celles qui rendent des services non industriels, depuis les gens de loi et les médecins jusqu’aux domestiques.

Les agriculteurs, les artisans, les commerçants, les vrais producteurs en un mot supportent toutes les chances des entreprises, et, si quelques-uns font des fortunes, beaucoup ne réussissent pas et dissipent en salaires les capitaux qu’ils avaient au début de leurs entreprises (chap. ii § 5).

Au contraire, les médecins et les hommes de loi à qui ils ont recours, les littérateurs et les artistes qu’ils subventionnent sont généralement indifférents aux saisons plus ou moins favorables, aux prix plus ou moins élevés des marchandises. Ils n’en ressentent le contrecoup que de loin et ne voient leurs profits diminuer que quand la dépression des affaires est très accentuée. Ceux d’entre eux qui ont un talent suffisant ont à toutes les époques fait de grosses fortunes. L’antiquité nous a laissé le souvenir des richesses accumulées par des médecins, des rhéteurs, des acteurs célèbres. Au moyen âge, quand la jurisprudence et la médecine ne furent plus exclusivement exercées par des clercs, les hommes de loi gagnèrent beaucoup et ils sont devenus en Italie, en Angleterre, en France, la souche de familles qui ont pris rang dans la noblesse et ont acquis la terre. Il est aujourd’hui bien peu de familles nobles en Europe à l’origine desquelles on ne trouve un homme de loi ou qui ne se soit relevée par l’alliance avec la fille de l’un d’eux. Sur de moindres proportions, on peut observer la même chose pour les médecins et les chirurgiens.

La fortune des hommes de loi se développait difficilement là où la terre était inaliénable ; mais dès qu’elle fut entrée dans le commerce, ils l’achetèrent et pénétrèrent dans les cadres de l’aristocratie foncière. Leur essor a été surtout favorisé par l’accroissement du numéraire et par la reconnaissance de la légitimité des contrats de crédit : constitutions de rente, commandites, prêts à intérêt. L’avènement des valeurs mobilières a facilité encore la conservation et l’accroissement de leurs accumulations.

Souvent cette classe a abusé de ses relations avec la souveraineté et avec le pouvoir judiciaire pour exagérer ses profits et se livrer à des extorsions déguisées sous le nom de frais de justice. Dans toute l’Europe, pendant le moyen âge, les hommes de loi paraissent avoir largement profité de leur position, soit comme juges, soit comme conseils. En France, à partir du xvie siècle, le mal fut encore augmenté par la vénalité des offices. Le nombre des officiers de justice fut multiplié au delà de toute proportion avec les besoins du public, et la nécessité de récupérer l’intérêt de la somme consacrée à l’acquisition de leur charge les poussa à augmenter les frais, les épices, dont ils chargeaient les plaideurs[57]. Ils devinrent alors vraiment une classe parasite.

Ces abus ont à peu près disparu, si ce n’est à Paris autour de la justice consulaire et quand il s’agit de grandes affaires financières. Les frais de justice exorbitants, dont nous nous plaignons aujourd’hui, sont presque exclusivement le fait du fisc, qui a su transformer les avoués, les notaires, les huissiers, les greffiers en agents de perception et rejeter sur eux l’odieux d’une spoliation des petits patrimoines qu’il devrait seul porter.

Au degré inférieur de l’échelle sociale, les domestiques épargnent beaucoup plus que les ouvriers proprement dits et les artisans pour les mêmes raisons et aussi parce que la domesticité correspond généralement aux années de la jeunesse et du célibat. Parfois, les épargnes qu’ils ont réalisées durant cette période disparaissent quand surviennent les charges de famille ou qu’ils exercent pour leur compte un commerce de détail ou une petite industrie ; mais ces épargnes sont souvent aussi le point de départ d’un petit patrimoine.

Jadis, les domestiques n’avaient d’autres ressources pour leurs économies que le bas de laine ou l’acquisition de quelques animaux domestiques que les coutumes rurales les autorisaient à garder chez leur maître ou qu’ils confiaient à des voisins à titre de cheptel[58]. C’est une des catégories de personnes que la reconnaissance du prêt à intérêt et surtout les caisses d’épargne et les valeurs mobilières ont le plus poussées à l’économie.

Il s’est formé, dans ces dernières années, en France des associations pour l’achat en commun de valeurs à lots. La plus connue est la Fourmi, qui en est à sa onzième série et gère près de 30.000 comptes. A côté d’elle, il en est des multitudes plus modestes, mais dont les noms baroques, la Tirelire, le Bas-de-laine, la Boule-de-neige, la Pelote, la Mascotte, la Glaneuse, la Pondeuse, le Semeur, indiquent l’horizon dans lequel vivent leurs fondateurs. Les valeurs à lots, quoiqu’étant sur les grands nombres un placement moins avantageux que les autres titres, ont le mérite de surexciter l’esprit d’épargne dans les couches inférieures des populations en y associant l’espérance d’une chance. Un premier effort est souvent fait pour acquérir une valeur à lot qui ne le serait point pour aller à la caisse d’épargne ; or, le premier pas en matière d’épargne est le plus difficile comme le plus méritoire.

  1. La Réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens (7e édit., Mame, 1887), livre VI, chapitre XLVIII.
  2. De rebus publicis et principis institutione, lib. III, c, ix.
  3. V. les littérateurs cités par M. de Laveleye, qui s’approprie leurs idées dans les Principes d’économie politique (Hachette, 1882), p. 265. — Cpr. l’ouvrage du même auteur Luxury (London, 1890, Sivan and Sonnenschein).
  4. Il est toutefois deux cas dans lesquels la consommation des produits de luxe diminue les moyens d’existence des classes inférieures :— 1° quand les riches dépensent tous leurs revenus sans constituer de nouveaux capitaux par l’épargne ; car il ne suffit pas que des produits soient demandés sur le marché pour que des manufactures s’élèvent et que les ouvriers travaillent ; il faut que les entrepreneurs trouvent des capitaux abondants et à bon marché, sinon l’industrie ne se développe pas. C’est le cas des nations pauvres où le luxe des riches contraste avec la misère et l’inertie générales ; — 2° lorsque les produits de luxe consommés viennent de l’étranger ou que les propriétaires dépensent au loin les produits du sol, le pays est peu à peu épuisé. Le goût des Romains pour les épices, la soie et les pierres précieuses de l’Inde, contribua beaucoup à ruiner l’Empire. Au siècle dernier et au commencement de celui-ci les nobles russes et polonais, qui possédaient presque tout le territoire, offraient des débouchés aux manufactures de la France et de l’Angleterre ; mais c’était aux dépens des habitants de leurs terres, dont ils retiraient des fermages et qu’ils laissaient privés d’emplois industriels. La fameuse maxime des économistes : les produits s’échangent contre des produits ; ou encore : un peuple ne peut pas acheter plus qu’il ne vend, n’est pas d’une application universelle ; il est des conditions sociales dans lesquelles une partie des produits achetés à l’étranger est soldée avec des épargnes et des capitaux. Un peuple, comme un individu, peut manger son capital. Dans ces cas-là, la protection douanière est un moyen de faire naître les industries de luxe dans le pays et de permettre au moins aux ouvriers et entrepreneurs nationaux de vivre de ce qu’il plaît aux riches de gaspiller. Henri IV l’avait admirablement compris. Sully raconte en termes charmants comment ce grand prince rompit avec la vieille pratique des lois somptuaires, qui n’avaient jamais servi à rien, pour élever dans le pays les premières manufactures de soieries et de draps d’or. (Economies royales (édit. Petitot, t. IV), pp. 261 et suiv.)
  5. Sur le caractère essentiellement relatif du luxe et la convenance pour chacun de vivre selon son état dans la société, V. saint Thomas, Summa theolog., 2a2æ, quæstio LXXXIII, art. 6, quæstio CXIX, art. 1, 2, 3, et quæstio CLXXXVIII, art. 7.
  6. Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XXIV, chapitre 29. On se rendra compte du revirement qui s’est opéré sous ce rapport dans la science en lisant le beau livre de M. Hubert Valleroux : la Charité avant et depuis 1789 dans les campagnes de France (Paris, 1890, Guillaumin), et l’article Fondations, du même auteur, dans le Nouveau dictionnaire d’économie politique.
  7. P. Marin de Boylesve S. J., la Question ouvrière, p. 30 (Haton, 1891).
  8. Hybrias, dans Athénée, XV, 50, schol. XXIV. La Rigmal Saga indique aussi très nettement comment des conquêtes successives avaient formé les trois classes de la société Scandinave. Le code de la société brahmanique connu sous le nom de lois de Manou a pour objet de donner la sanction de la religion à toutes les oppressions des descendants des vaincus par les conquérants.
  9. Politique, liv. I, chap. III §8. « La guerre est un moyen naturel d’acquérir, puisqu’elle comprend cette chasse que l’on doit donner aux bêtes fauves et aux hommes qui, nés pour obéir, refusent de se soumettre ». V. aussi « ibid., §2. D’après Thucydide (liv. I, chap. v), le brigandage (ληστεια) n’était pas chose déshonorante dans les premiers temps de la Grèce.
  10. Voy. le livre de M. A. Deloume : les Manieurs d’argent à Rome (Thorin, 1890,1 vol. in-8). Le savant secrétaire perpétuel de l’Académie de législation de Toulouse établit que ces puissantes sociétés, qui affermaient les impôts, le domaine et les grands travaux publics, étaient organisées sous la forme de commandite par actions. Il fait judicieusement remarquer que leur puissance devint d’autant plus écrasante qu’elles jouissaient d’une situation absolument privilégiée. La liberté d’association et le droit de constituer des sociétés de capitaux survivant à la personne des associés n’existaient pas dans le droit romain. Les particuliers, qui n’exerçaient pas eux-mêmes l’agriculture ou le commerce, n’avaient d’autre emploi pour leurs capitaux que l’usure privée ou l’achat de parts dans les sociétés des Publicains.
  11. Brochure in-8, Bordeaux, Ferret, 1879.
  12. Théétète 175 A, édit. Estienne, p. 134 de l’édition Didot.
  13. Etude sur le principe aristocratique, par G. Le Hardy. Caen, 1872.
  14. V. Opus theologicum morale, par Ballerini et Palmieri, t. III. (Prat l, l) pp. 152, 160.
  15. V. sur ces questions une note de M. de Kerallain dans la traduction française des Etudes sur l’ancien droit et la coutume primitive de Sumner-Maine (Thorin, 1885), pp. 206-208, et l’Histoire de la Science et des Savants depuis deux siècles, par A. de Candolle (2e édit. Genève-Bâle, 1885), pp. 154 et suiv.
  16. « J’ai vu en Bretagne, dit Bernardin de Saint-Pierre, des gentilshommes qui descendaient des plus anciennes maisons de la province et qui étaient obligés pour vivre d’aller en journée faucher les foins des paysans. » Etudes de la nature, t. III, p. 239. L’Allemagne est le seul pays chrétien où la différence de naissance soit demeurée au point de vue civil un obstacle au mariage : et cependant, même dans ce pays, au xve siècle, on trouve parmi les paysans (bauern) des descendants de familles nobles. Des nobles tombés dans la pauvreté mariaient leurs filles à de riches paysans, dont les enfants plus tard se considéraient eux-mêmes comme demi-nobles. « En étudiant l’histoire des cadets de beaucoup de grandes familles, on les suit pendant deux ou trois générations ; puis ils disparaissent, ils redescendent peu à peu au rôle de cultivateurs ou quelquefois sont absorbés par les classes ouvrières, sans qu’on sache ce qu’ils sont devenus. » Blondel, les Classes rurales en Allemagne au moyen âge, dans la Réforme sociale du ler novembre 1891.
  17. V. Taine, l’Ancien Régime, pp. 82 à 92. Stourm, les Finances de l’ancien régime et de la Révolution, t. I, pp. 238 et suiv., t. II, pp. 476 et suiv.
  18. Ces offices étaient achetés par la bourgeoisie des villes ou des bourgs. Il y en avait de si infimes que leurs titulaires confinaient en réalité aux classes populaires, malgré les titres pompeux dont ils étaient revêtus.
  19. V. the Revival of manufactures in Ireland, by M. F. Sullivan, dans the American catholic quarterly Review, octobre 1881.
  20. V. les Solutions démocratiques de la question des impôts, par Léon Say, t. I, chap. iv (Guillaumin, 1886)
  21. Nouvel exposé d’économie politique et de physiologie sociale (Guillaumin, 1889), pp. 237 et suiv., p. 351.
  22. V. son ouvrage Free Trade and Protection (New-York, 1885). Les vingt premiers chapitres sont irréfutables. L’exagération du protectionnisme fournit aux revendications socialistes un argument très plausible. Les ouvriers demandent à l’intervention de l’État dans l’organisation industrielle de les faire participer aux bénéfices que la législation douanière assure aux patrons.
  23. V. de Foville, la France économique (2e édit., 1890), pp. 521 et suiv. L’éminent statisticien répond justement aux entrepreneurs de révolutions sociales qui trouveraient que 180 ou 200 milliards partagés entre 38 millions d’habitants feraient toujours 4 à 5.000 francs par tête, qu’on partage bien en nature de l’or, du blé, du vin, mais qu’on ne peut pas partager de la même manière des capitaux industriels, des fonds de commerce dont la valeur repose essentiellement d’une part sur leur agrégation et de l’autre sur la confiance que l’on a dans la sécurité de la propriété. Le partage ou même seulement l’appropriation par la collectivité des grandes entreprises industrielles et commerciales, ainsi que des hôtels et des châteaux, ferait disparaître la plus grande partie de cette accumulation de richesse, que nous chiffrons par 180 ou 200 milliards pour la France.
  24. Néanmoins, la valeur de toutes les céréales et des vêtements communs a baissé depuis le commencement du siècle. C’est tout à l’avantage des classes populaires dans le budget desquelles l’alimentation, spécialement la consommation du blé, figure pour une proportion beaucoup plus considérable que dans les dépenses des classes riches ou moyennes. V. Appendice, la Question monétaire en 1892.
  25. M. René Lavollée a présenté à l’Académie des sciences morales et politiques un excellent résumé de ce travail sous ce titre, qui en fait ressortir la portée : La Loi d’airain du salariat et la hausse des salaires en Angleterre. (Voy. le compte rendu de mars 1890.)
  26. Nous relevons dans le texte l’altération des éléments statistiques qu’a commise M. Delahaye ; mais il faut reconnaître que tous les dépôts des caisses d’épargne ne sont pas faits par des personnes de condition moyenne. Le gouvernement, pour mettre la main sur la plus grande masse de capitaux disponibles, a élevé beaucoup trop haut le maximum des dépôts des caisses d’épargne, et il est bien des personnes riches qui trouvent commode de placer à vue au 4 p. 100 ou au 3 1/2 p. 100 2.000 francs (4.000 francs par ménage, puisque le mari et la femme peuvent avoir des comptes distincts), alors qu’aucune banque sérieuse ne leur donnerait plus de 1 ou 1 et 1/2 p. 100 dans ces conditions. Mais le total des comptes inférieurs à 1.000 francs, qui en 1890 était de 5.875.820 comptes, avec un avoir de plus d’un milliard de francs, indique bien l’usage de plus en plus large que les classes populaires font de cette institution.
  27. The Growth of capital (London, 1890), p. 113. M. Marshall, l’éminent professeur de Cambridge, déclare que M. Leone Levi et M. Robert Giffen ont complètement prouvé l’amélioration de la condition des ouvriers en ce siècle. Selon lui, Thorold Rogers a donné une idée exagérée du bien-être des travailleurs du xve siècle en généralisant des faits exceptionnels. Principles of Economies (2e édit., London, 1891), t. I, p. 45 et pp. 709 et suiv.
  28. V. Beauregard, Essai sur la théorie du salaire. La main-d’œuvre, son prix (Laroso et Forcel, 1887) p. 61 et suiv., p. 114.
  29. L’étude des ouvriers du bâtiment à Paris a prouvé que depuis 1830 les salaires des ouvriers de toutes les catégories ont plus que doublé. L’élévation du coût de la vie n’a pas dépassé 40 p. 100. Si la condition de la famille ouvrière est cependant toujours à peu prés la même, c’est que cette augmentation du salaire réel a été employée à améliorer le vêtement, le logement, la nourriture, surtout et à diminuer le temps consacré au travail. V. dans la Réforme sociale du 16 septembre 1891, les Variations des salaires à Paris dans l’industrie du bâtiment depuis 1830, par M. E. Delaire. Cpr. la Question ouvrière : charpentiers de Paris, par M. P. du Maroussem (1891, Rousseau). Dans les petites villes et surtout dans les campagnes le progrès définitif est beaucoup plus accentué, parce que les causes de dépenses (loyer, repas pris au dehors), ne se sont pas développées dans les mêmes proportions.
  30. V. de Varigny, les Grandes fortunes en France et en Angleterre, ch. iii. Sur les 700 millionnaires (possesseurs d’un million de livres st.), existant dans le monde entier, 200 se trouveraient en Angleterre.
  31. L’armée anglaise se recrute presque exclusivement par des Irlandais. Son recrutement devient de plus en plus difficile et le niveau moral des recrues baisse ; car tous les hommes énergiques aiment mieux émigrer. Comp. le curieux livre de M. Albert Babeau, l’Armée sous l’ancien régime, sur la manière dont le recrutement s’opérait jadis en France. Il y a un demi-siècle, la Suisse a aboli les capitulations qui assuraient autrefois des débouchés à ses jeunes gens de toutes les classes dans les armées du roi de France, du Pape, du roi de Naples.
  32. D’après M. Knapp, les Devoirs de la vassalité et l’organisation économique fondée sur le capital, dans le Jarhbuch fur Gezetgebung, Verwaltung de Schmoller (Leipzig, 2e livraison 1891), « les premiers capitalistes, ce sont les anciens grands seigneurs fonciers. Les malheurs dont les paysans furent victimes pendant la guerre de Trente ans et pendant celle de Sept ans contribuèrent à accroître les grands domaines. Les seigneurs, réunissant plusieurs fermes et plaçant la tête de chacune un fermier, se transformèrent en rentiers. Les redevances en argent se substituèrent aux redevances en nature… » En réalité, c’est au xvie siècle, et non pas seulement au xviiie, qu’il faut reporter le commencement de cette transformation économique.
  33. V. notre ouvrage le Socialisme d’Etat et la Réforme sociale, chap. x.
  34. V. Marshall, Principles of Economies, loc. cit.
  35. A. Chirac, l’Agiotage sous la troisième République (Savine. 1888), t. I, p. 43, p. 356 ; t. II, p. 286.
  36. V. M. de Foville, dans l’Economiste français du 26 juillet 1890.
  37. On a tort, croyons-nous, de fixer à 6 hectares au lieu de 10 la limite de la petite propriété. Sauf dans les régions de culture maraîchère et de vignobles, 10 hectares constituent encore une petite exploitation. Sans doute, beaucoup de propriétés de plaisance, autour des villes et sur le littoral, ont moins de superficie et sont confondues, dans cette statistique, avec la propriété paysanne ; mais, d’autre part, dans les régions montagneuses, bien des paysans possèdent des domaines supérieurs à 10 hectares. Nous avons indiqué, dans notre ouvrage le Socialisme d’Etat et la Réforme sociale (2e édit., pp. 473 et suiv.), les éléments qui peuvent donner une idée de l’importance de l’intérêt dans le sol des paysans, soit comme propriétaires individuels, soit par les jouissances communales. On en atténue grandement l’importance, croyons-nous, quand on dit qu’ils possèdent seulement le cinquième du territoire.
  38. Les petits propriétaires ont évidemment moins de cotes que les grands ; par conséquent, nous croyons qu’il convient d’appliquer à cette classe la proportion de 59,4 propriétaires pour 100 cotes, donnée par l’Administration des contributions directes, plutôt que celle de 55 pour 100. Les femmes sont propriétaires, il est vrai, comme les hommes et, dans une famille, il y a souvent deux cotes foncières, l’une sous le nom de l’homme et l’autre sous celui de la femme ; mais, dans la classe rurale, la fortune de la femme consiste le plus souvent en une reprise sur les biens de son mari. Pour toutes ces raisons, nous estimons que les quatre millions de petits propriétaires inscrits aux rôles correspondent au moins à trois millions de ménages de paysans propriétaires.
  39. De Foville, dans l’Economiste français du 17 janvier 1891.
  40. L’Impôt, par H. Denis, professeur à l’Université de Bruxelles (1889, Bruxelles), pp. 154-157.
  41. Le rente consolidée en Angleterre tend aussi de plus en plus à se disséminer. En 1884, sur 180.430 comptes de rentiers, il y en avait plus de 149.000 au-dessous de 100 livres st. et 62.435 au-dessous de 10 livres. (Bulletin du Ministère des finances, 1884, t. II, p. 333.) Quelques années auparavant, on ne comptait que 108.000 détenteurs de consolidés.
  42. L’Epargne française et les Compagnies de chemins de fer, par Alfred Neymarck. Paris, Guillaumin, 1890.
  43. L’Economiste français du 18 juillet 1891.
  44. L’Economiste français du 15 septembre 1888.
  45. Même en Italie, malgré une triste situation financière, la richesse générale s’accroît régulièrement d’après M. L. Bodio, Di alcuni indici misuratori del movimento economico in Italia (Roma, 1891, 2e édit.), pp. 118 et suiv.
  46. Pour la Saxe, où les constatations statistiques sont plus rigoureuses, on arrive au même résultat, ce qui donne un grand degré de vraisemblance aux évaluations de M. Soetbeer. Son travail a été reproduit en partie dans le Bulletin du ministère des Finances, 1891, t. I, pp. 563 et suiv.
  47. Les dépôts des caisses d’épargne de toute sorte ont considérablement augmenté pendant cette période.
  48. Bulletin du ministère des Finances, 1891, t. I, p. 349.
  49. V. notre ouvrage les Etats-Unis contemporains, 4e édit., t. II, p. 169.
  50. American catholic quarterly Review, juillet 1891. Voy. dans le même sens un article de Mgr Spalding, évêque de Peoria, dans le Catholic World de septembre 1891.
  51. Nous empruntons ces chiffres à un article de M. Joseph Chailley, dans l’Economiste français du 16 mai 1891.
  52. Cf. les Etats-Unis contemporains, t. II, p. 165, et de Varigny, les Grandes fortunes aux Etats-Unis et en Angleterre.
  53. V. Robert Giffen, the Growth of capital, pp. 151 et suiv. Chaque année, M. Georges de Laveleye publie dans le Moniteur des intérêts matériels un tableau des émissions publiques classées en emprunts d’Etats et de villes, — établissements de crédit, — chemins de fer et sociétés industrielles, — conversions. Il évalue à 6 milliards de francs le montant net des émissions de 1888, à 8 milliards ½ celles de 1889, à 5 milliards celles de 1890. Il faut en effet déduire des chiffres bruts : —1° les conversions ; —2° les titres qui restent dans les caisses des établissements de crédit ; — 3° les transformations en sociétés anonymes d’entreprises existant auparavant sous une autre forme légale. Il ne faut pas s’attacher exclusivement aux lieux d’émission ; car il y a des années, par exemple 1890, où il y a eu fort peu d’émissions à Paris et où cependant notre place a acheté énormément de valeurs sur les places étrangères. V. un spécimen de ces études dans le Bulletin de statistique et de législation du ministère des Finances, 1891, t. I, pp. 85-87.
  54. Nous avons publié, dans 4e édition de notre ouvrage les États-Unis contemporains (Plon, 1889), une notice spéciale sur le mécanisme de ces institutions. V. aussi un article de M. Raffalovich dans l’Economiste français du 28 mars 1891.
  55. Working class insurance, by T. Mackay (London, 1890, Stanford), et the Friendly societies movement and affiliated Orders by J. Frome Wilkinson (London, 1888, Longmans).
  56. Si l’on veut essayer d’apprécier l’importance de la capitalisation nationale, il faut faire, à propos des compagnies d’assurances, une observation qui s’applique aussi aux banques, aux sociétés de crédit foncier, etc. Ces compagnies font fructifier les fonds provenant des primes en achetant des valeurs mobilières, en faisant des prêts fonciers que la statistique cherche à évaluer et qu’elle pourrait être tentée d’ajouter au montant des primes encaissées par elles. Il n’y a là cependant qu’une seule épargne, qu’une seule capitalisation.
  57. Sous Louis XIII, un intendant de province parlant d’une petite ville dit : « Les habitants de cette ville ont généralement fort peu de biens. Leur occupation principale est l’exercice de la justice. » D’Avenel, Richelieu et la Monarchie absolue (Plon, 1890, t. IV), pp. 36 à 58.
  58. V. un exemple dans les Ouvriers européens de F. Le Play, 2e édit. Monographie du bordier de la Basse-Bretagne, §§ 7 et 12.