Le capital, la spéculation et la finance au XIXe siècle/Chapitre 7

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CHAPITRE VII

LES SPÉCULATIONS COMMERCIALES


  1. Comme quoi la spéculation est l’âme du commerce : sa distinction d’avec le jeu, l’agiotage et l’accaparement.
  2. De l’importance des approvisionnements dans l’ordre économique moderne et de la baisse du taux des profits commerciaux.
  3. Des opérations du commerce : les ventes en disponible.
  4. Les magasins généraux et l’usage des warrants.
  5. Des opérations à terme et de leurs avantages pour le commerce et l’industrie.
  6. De l’utilité spéciale des opérations à la baisse.
  7. Origine et développement des marchés à terme.
  8. L’intervention des corporations commerciales dans la fixation des conditions des marchés à terme et dans la détermination des types marchands.
  9. Comment des marchés à terme parfaitement sérieux peuvent se régler seulement par le paiement de différences.
  10. Des modalités diverses dont sont susceptibles les marchés à terme : primes, options, facultés.
  11. Des arbitrages commerciaux.
  12. De l’usage des ventes à terme comme assurances.
  13. Une institution nouvelle : les caisses de liquidation des opérations à terme.
  14. Des moyens pratiques d’assurer la sincérité des cours.
  15. Du jeu ou des marchés fictifs, impossibilité de leur répression.
  16. De l’agiotage.

I. — La spéculation, comme l’indique l’étymologie, consiste à prévoir les chances de gain pour les réaliser et les chances de perte pour les éviter. Elle est l’essence même du commerce, parce que les prix courants des produits variant incessamment selon les temps et les lieux, le commerçant est exposé dans son service d’approvisionnement à subir la dépréciation des marchandises achetées par lui. A la rigueur, le détaillant, dans les états économiques où les consommateurs ne savent pas s’organiser et se défendre, peut leur vendre au prix auquel lui-même a acheté en l’augmentant de son bénéfice, sans les faire profiter des baisses de prix qui se seront produites sur la denrée depuis qu’il l’a achetée[1].[fin page231] Mais cela est impossible au commerçant en grand. Il subit forcément les risques de moins-value. Il doit donc bénéficier des chances de plus-value. Son art consiste à éviter les premières et à faire son profit des secondes. Cette prévision est l’exercice naturel des facultés supérieures de l’esprit humain. Les différences de fortunes en résultant sont aussi légitimes que celles provenant de l’inégalité des forces physiques. Dans l’un comme dans l’autre cas, l’effet productif acquis est différent ; or, c’est de là que découlent en réalité les inégalités sociales.

C’est à grand tort que des socialistes quelque peu clercs ont attaqué la légitimité de la plus-value que des marchandises peuvent prendre entre les mains du marchand par le seul fait d’un changement dans les conditions du marché, indépendamment des frais de transport et de la rémunération de son travail. La théorie du juste prix ou de l’équivalence comme condition de justice dans les contrats commutatifs, que les docteurs chrétiens ont élaborée, n’a rien de commun avec le sophisme de Karl Marx, d’après lequel la valeur de chaque produit devrait être déterminée par la somme d’heures de travail normal (sic) qui y ont été incorporées. Depuis saint Thomas, ils ont toujours reconnu que le juste prix était celui qui résultait de la commune estimation par opposition à l’exploitation de l’ignorance ou de la passion individuelle. Partout où la concurrence existe, partout où il y a un marché ouvert, le jeu des offres et des demandes fait le juste prix[2] (chap. vi, § 5).

Les gains du commerce ne peuvent pas plus être tarifés, ni même être ramenés, en conscience, à une mesure fixe, que ses risques de perte ne peuvent être arbitrés à l’avance. La concurrence en est le seul régulateur, en fait comme en droit.

Le commerçant de profession n’est pas d’ailleurs seul à spéculer et les gens du monde, qui déclament contre la spéculation, s’y livrent chaque jour, à moins qu’ils ne soient des imprévoyants et des dissipateurs. Le père de famille, qui achète en gros ses provisions au moment des récoltes, spécule. Le propriétaire d’autrefois, qui gardait dans ses greniers la récolte de plusieurs années pour attendre un prix plus élevé, était un spéculateur, comme le capitaliste qui achète à la Bourse les actions des sociétés industrielles qu’il juge devoir prospérer, comme celui qui fait construire ou achète une maison dans un quartier où il estime que la population s’accroîtra. Ainsi que la concurrence, la spéculation est un instrument de progrès. M. Leroy-Beaulieu l’a dit judicieusement : une société où tout le monde ne voudrait placer ses fonds que d’une manière sûre, où chacun se résignerait à un intérêt de 3 à 4 p. 100 sans espérance de plus-value, une telle société n’aurait aucune activité industrielle et serait vouée à la routine.

Un exemple célèbre de spéculation nous a été conservé par les livres saints ; c’est celui de Joseph, qui, étant ministre du Pharaon, prévit qu’à sept années d’abondance extraordinaire succéderaient sept années de disette et qui dans cette prévision fit de grands approvisionnements de céréales. La famine survenant, il les vendit aux Égyptiens, si bien que non seulement ils durent donner au Roi tout leur argent et tous leurs troupeaux, mais qu’ils furent encore obligés de lui remettre leurs terres, dont ils avaient jusque-là la pleine propriété, et de les reprendre de lui comme tenanciers perpétuels chargés d’une redevance du cinquième des produits[3].

Une pareille spéculation choque les idées que nous nous faisons aujourd’hui du rôle de la Souveraineté : les anciens ne le comprenaient pas ainsi. Mais en elle-même elle est conforme à la stricte justice et l’Écriture la cite à l’éloge de la sagesse de Joseph. En effet, très profitable à la Couronne, elle avait en même temps assuré au peuple la conservation de sa vie.

Aristote relate également un certain nombre de spéculations plus discutables, parce qu’un élément d’accaparement s’y mêlait[4].

Le jeu, que l’on condamne justement au point de vue moral, parce qu’il dégrade celui qui s’y livre et compromet l’accomplissement de ses devoirs, est précisément l’inverse de la spéculation. Au lieu de chercher un gain dans l’appréciation des conséquences de faits réels sur le marché, le joueur le demande exclusivement au hasard (§ 15).

Il faut aussi distinguer soigneusement la spéculation, qui est la prévision rationnelle des variations des prix, de deux abus qui peuvent s’y superposer : lagiotage et l’accaparement. Lagiotage, selon la définition de Daguesseau[5], consiste dans des manœuvres ayant pour but de provoquer artificiellement la hausse ou la baisse. Quant à l’accaparement, c’est la constitution d’un monopole par des particuliers dans le but de supprimer la concurrence.

Dans le langage courant, ces quatre expressions sont souvent prises l’une pour l’autre ; mais l’on ne saurait trop éclaircir ces idées et distinguer ces choses. Ce qui explique cette confusion, c’est que les mêmes personnes se livrent parfois simultanément à ces pratiques si diverses au point de vue moral et si différentes dans leurs résultats économiques,

II. — Nous avons dit dans le chapitre précédent comment le commerce contemporain opérait dans des conditions toutes différentes d’autrefois. Abondance des approvisionnements, sûreté matérielle, promptitude et facilité des opérations de transport, concurrence et réduction du taux des bénéfices, voilà ce qui le caractérise.

Chacun se rend bien compte de l’économie de capitaux qui résulte de l’organisation du commerce de détail en pensant aux sommes qu’il faudrait immobiliser s’il devait acheter à la récolte toutes ses provisions de l’année et au loyer qu’il faudrait payer, s’il était obligé de les emmagasiner chez lui. Le commerçant en grand ou approvisionneur rend les mêmes services à l’industrie et au commerce de détail. Les industriels, ayant la facilité d’acheter leurs matières premières seulement quand ils en ont besoin, engagent un capital moindre dans les affaires.

Tous les gouvernements comprennent l’importance qu’ont ces grands marchés, où les approvisionnements affluent. Ils multiplient les chemins de fer et les canaux ; ils améliorent l’outillage des ports ; ils recourent, pour les développer, aux surtaxes d’entrepôt, aux tarifs différentiels de chemins de fer. Heureux quand de fausses mesures ne compromettent pas ces approvisionnements, qui constituent le capital par excellence des peuples modernes et assurent leur sécurité[6] !

Grâce précisément à l’existence d’un commerce de spéculation organisé d’une manière permanente et aux procédés qu’il emploie (§ 11), il n’est pas nécessaire que les marchandises soient toutes apportées matériellement sur les grands marchés. Les produits des champs et des mines peuvent rester emmagasinés dans les centres commerciaux secondaires établis près des lieux de production. Les négociants établis sur les marchés régulateurs, qui sont tenus au courant par toutes sortes d’informations de la consistance des stocks visibles, comme on appelle les existences emmagasinées dans ces conditions, les dirigent au moment voulu sur le point où la consommation les réclame par un télégramme envoyé à leur agent, voire par un signal sémaphorique adressé à une cargaison flottante, bientôt sans doute aussi par un ordre téléphoné.

Le résultat de cette organisation est que les approvisionnements tendent presque toujours à dépasser les besoins de la consommation. De là ces stocks importants de blé, de coton, de sucre, qui existent dans les entrepôts au moment de la nouvelle récolte et qui empêchent des paniques de se produire quand on est encore incertain sur son résultat. Autrefois, au contraire, l’approvisionnement tendait habituellement à rester au-dessous de la consommation. Un pareil changement fait sentir ses effets sur toutes les parties de l’ordre économique. Le taux des bénéfices commerciaux s’est réduit depuis trente ans par un phénomène semblable à celui de la baisse de l’intérêt et de la diminution des profits industriels (chap. ii, § 5) ; et à son tour, nous l’avons vu (chap. vi, §9), cette réduction du taux des profits pousse encore à la concentration du commerce.

On peut s’en faire une idée en étudiant les transformations du commerce des céréales en Angleterre dans ce siècle[7]. Avant l’abolition de l’échelle mobile, en 1846, il n’y avait point de stocks permanents ; le régime de l’entrepôt en douane n’avait été établi qu’en 1815. En raison des risques occasionnés à la fois par les droits de douane, qui croissaient automatiquement, et par les chances des transports, — un voyage aller sur lest et retour avec chargement de grains dans la mer Noire durait huit mois, — les importateurs n’opéraient qu’en prévision de gros bénéfices ; 10 à 20 pour 100 étaient un minimum. Sur les expéditions de la mer Noire, on demandait à gagner 100 à 200 pour 100. Aujourd’hui, les bénéfices sont extrêmement réduits, d’abord parce qu’à Londres même le nombre des négociants de blés s’est beaucoup multiplié et qu’ils ont dû abaisser leurs prix de vente au profit du consommateur ; puis parce que la concurrence que les importateurs se font profite même au producteur russe, à qui ils doivent faire des conditions meilleures[8]. Les quelques raids sur le marché, que peuvent faire de temps à autre des spéculateurs audacieux (§ 16), sont loin d’égaler en importance le bénéfice acquis à la fois aux consommateurs et aux producteurs par cette diminution du taux des profits commerciaux.

III. — Les opérations du commerce sont des opérations en disponible ou des opérations à terme[9].

Les ventes en disponible (en anglais spot) sont ainsi appelées parce que le vendeur livre immédiatement ou dans un très bref délai, déterminé par les usages locaux, une marchandise qu’il a sous la main et dont il peut disposer. Quant à l’acheteur, pour les raisons que nous avons exposées au chapitre ii, § 7, il se réserve fréquemment un délai de paiement et règle son achat en effets de commerce à une échéance plus ou moins rapprochée. [fin page236-237]

La vente aux enchères publiques est le procédé commercial le plus propre à assurer la bonne foi, à régulariser les affaires et à fixer les prix au juste point qui résulte des offres et des demandes. Elle ne peut pas s’appliquer d’une manière générale ; mais il est à regretter que, dans nos habitudes commerciales françaises, il n’en soit guère fait usage que pour les ventes d’objets mobiliers ou de marchandises provenant d’une liquidation. Dès le xviie siècle, la Compagnie des Indes hollandaise avait organisé remarquablement deux fois par an des ventes publiques d’épiceries. L’usage s’en était assez généralisé. En 1768 notamment, on vendait de cette manière les diamants à Amsterdam[10]. Au xviiie siècle, la Compagnie des Indes française avait imité cette pratique. Ces ventes-là ont cessé avec les grandes compagnies ; mais, depuis d’assez longues années, dans les ports d’Australie, les laines de l’intérieur sont mises aux enchères ; à Londres et à Anvers, les importateurs font procéder à des époques fixes à des ventes aux enchères de marchandises répondant à de larges besoins industriels, tels que les laines, les fourrures, les cuirs, les peaux[11]. En France, une loi du 28 mai 1858 et un décret du 30 mai 1863, qui ont essayé d’introduire ce genre de vente, ont rencontré une vive résistance de la part des courtiers et autres intéressés, dont cela dérangeait les habitudes. Cependant, des ventes publiques périodiques ont lieu, au Havre, pour les bois d’ébénisterie, les peaux et les laines, à Bordeaux, pour les laines et les peaux[12]. La Bourse du commerce, établie récemment à Paris, travaille à instituer des ventes publiques de laines indigènes, qui seraient très utiles à la production nationale ; mais jusqu’à présent elle n’a pu triompher de la force d’inertie des intéressés[13].

Les opérations en disponible répondent habituellement aux besoins immédiats de la consommation. Le vendeur en ce cas ne spécule pas à proprement parler ; il réalise un bénéfice ou liquide une perte. C’est l’acheteur qui spécule : s’il prévoit la baisse, il ne s’approvisionne qu’au jour le jour ; au contraire, s’il prévoit la hausse, il étend ses achats, sauf à user des facilités que lui offrent les magasins généraux pour warranter ses marchandises.

IV. — Les magasins généraux ou docks, comme on les appelle en Angleterre, et elevators aux États-Unis, sont de vastes locaux situés près des gares et sur les ports, où les marchandises sont emmagasinées, classées et soignées[14]. Ils remplissent souvent les fonctions d’entrepôt réel pour la douane ; dans ce cas un décret est nécessaire pour les autoriser : sinon ils peuvent s’établir en vertu d’une simple autorisation préfectorale. Les magasins généraux de l’une et de l’autre catégorie délivrent en représentation des marchandises déposées dans leurs salles des récépissés transmissibles par voie d’endossement, en sorte qu’elles peuvent, par une série de ventes en disponible ou à terme, changer de propriétaire sans être matériellement changées de place. Au récépissé est joint un autre titre, le warrant, qui peut être endossé à une tierce personne et lui confère sur la marchandise un droit de gage sans qu’elle soit déplacée. Les magasins généraux ne doivent se dessaisir de la marchandise que si le warrant leur est représenté acquitté[15]. Le warrant, né en Angleterre et en Amérique, s’est acclimaté en France depuis 1848 et surtout depuis 1858. Il offre des facilités précieuses de crédit, sans gêner le commerçant dans la disposition de sa chose. La Banque de France accepte les warrants comme l’équivalent d’une troisième signature, d’après un tarif variable suivant la nature des marchandises. L’endossement de warrants est devenu une garantie usuelle dans les relations des négociants avec leurs banquiers. De plus, les compagnies qui exploitent les magasins généraux peuvent, depuis la loi du 31 août 1870, faire directement des avances sur les marchandises déposées dans leurs docks. Cette extension de leur rôle est fâcheuse. Ces établissements devraient se borner à leur fonction de dépositaire et il serait utile qu’ils fussent établis par les grandes corporations commerciales (§ 8) comme des services publics locaux[16].

Quoique l’on puisse warranter toutes sortes de marchandises, même des produits achevés, c’est surtout sur les matières premières ou les objets de grande consommation (blés, sucres, huiles, alcools, filés, peignés de laine) que la pratique des warrants est utile au commerce. Dans les temps de dépression des prix, le montant de l’avance est presque égal à la valeur de la marchandise, et, comme le taux de l’intérêt n’est pas élevé, le warrant permet au négociant de conserver la disponibilité presque complète de son capital, de prolonger sa position dans l’attente d’une hausse ; par conséquent, son emploi tend à éviter les dépréciations extrêmes des cours. Parfois néanmoins c’est un point d’appui pour des opérations dont le but est d’accaparer momentanément le marché (chap. viii, § 2).

V. — Dans les opérations à terme, le vendeur doit livrer la marchandise à une époque déterminée. S’il ne l’a pas actuellement, la vente est dite à découvert. On a parfois prétendu, par une mauvaise argumentation scolastique, que ces contrats étaient illégitimes parce qu’ils portaient sur des choses futures n’existant pas encore dans la nature. Ce raisonnement est faux ; car les parties ont traité non pas sur des corps certains, sur des objets déterminés dans leur individualité, mais sur des choses fongibles ; il y a une certitude morale absolue pour le vendeur de pouvoir se procurer ces objets ; ce n’est qu’une question de prix[17].

Les opérations à terme sont indispensables à l’industrie : elle a besoin de compter sur des livraisons de matières premières à des époques fixes et à des prix déterminés pour établir ses prix de revient. Les chemins de fer, toutes les grandes usines s’assurent à l’avance leur approvisionnement en charbon par des marchés de ce genre. Les soumissions de fournitures faites à l’armée et aux établissements publics sont aussi des marchés à terme[18]. La situation est, en réalité, la même que celle de l’acheteur à crédit, qui achète légitimement, quoiqu’il n’ait pas en sa possession actuelle l’argent qu’il s’engage à payer au terme convenu.

Pour que les commerçants et les soumissionnaires fassent face à ce service régulier d’approvisionnements, il faut qu’à leur tour ils stipulent des livraisons qui leur seront faites aux époques correspondant à leurs engagements. Si nos négociants en blé ou en coton devaient emmagasiner tout le blé et tout le coton qu’ils devront livrer aux minoteries et aux filatures dans le courant de l’année, ils seraient grevés par des pertes d’intérêt et des frais de magasinage qu’ils évitent en achetant eux aussi à terme sur les marchés des lieux de production (§ 2).

C’est ainsi que le marché à terme s’établit sur toutes les places où les transactions sur un article deviennent régulières et où les négociants se rencontrent pour traiter entre eux. Les blés, les laines, les cotons, les filés, les laines en suint, les peignés de laine, les cafés, les sucres, les alcools, les suifs sont partout l’objet de ventes et achats à livrer à des échéances, qui s’échelonnent de mois en mois et qui comprennent parfois douze mois, c’est-à-dire qui vont jusqu’à une nouvelle récolte. C’est ce qui se fait sur les cotons à la Nouvelle-Orléans. Il n’est pas jusqu’aux pommes de Normandie sur lesquelles, dès le mois de juillet, on ne fasse des transactions qui portent par mois successifs jusqu’en février. Les produits achevés, les matières premières employées seulement pour des produits de qualité supérieure, les denrées de luxe ne répondant qu’à une consommation restreinte et intermittente ne se prêtent pas à ce genre d’opérations et ne s’achètent en fait qu’en disponible sur échantillon, après agrément de la marchandise.

Le marché à terme comporte un développement nouveau de la spéculation ; car l’horizon du négociant, au lieu de comprendre seulement les stocks visibles et existant actuellement, doit s’étendre jusque sur la production future. Les prix des produits naturels du sol varient en effet non seulement d’après la consistance de chaque récolte, mais encore d’après les perspectives de la récolte prochaine. Les statistiques des différentes denrées au cours de chaque campagne, statistiques plus ou moins exactes si elles sont officielles, plus ou moins sincères si elles émanent de maisons de commerce privées, jouent un grand rôle dans les fluctuations des cours ainsi que les renseignements sur l’état des récoltes en terre.

La perspective d’une guerre fera hausser tous les approvisionnements disponibles, depuis les céréales jusqu’au fer, en raison des destructions qu’elle comporte et relèvera de même la cote des livraisons futures. Même dans le cours ordinaire des choses, les vicissitudes qui résultent de l’alternance des périodes de prospérité et de dépression générale des affaires, la réaction d’une industrie sur l’autre, par exemple, l’influence de l’état de l’industrie sidérurgique sur l’extraction de la houille, sont encore des éléments de variation des prix que la spéculation à terme doit prévoir, escompter et par là même régulariser.

Les statistiques de la production, le développement d’une presse spéciale aux divers genres de commerce ont donné une base plus régulière aux opérations commerciales et laissé moins de part au hasard et au coup d’œil individuel du marchand. Le télégraphe surtout a changé radicalement les procédés de la spéculation. Il a enlevé aux puissants marchands l’avantage des services spéciaux d’information dont ils avaient le monopole ; il a mis en communication tous les marchés et permis à chacun, par le libre usage des fils, de faire partout exactement les mêmes opérations. Les spéculations purement locales sont devenues impossibles. Le petit marchand de blé qui veut spéculer dans le cercle d’un arrondissement, est infailliblement ruiné : il ne peut être que le commissionnaire des grandes maisons qui étendent leur action sur les grands marchés du monde, où tous les prix arrivent à peu près à se niveler. Grâce à ces éléments d’information constants et réguliers, les grandes spéculations s’exercent toujours aujourd’hui non contre la réalité des faits, mais dans leur sens. Les plus avisés et les mieux outillés se hâtent d’en profiter.

La spéculation ne fait pas, comme se l’imaginent les personnes étrangères aux affaires, les oscillations des prix, sauf dans les cas, fort exceptionnels en somme, d’accaparement ou d’écrasement du marché ; elle les atténue au contraire en répartissant aux époques successives de livraison les stocks surabondant à certains moments ou en prémunissant les consommateurs contre la panique résultant du vide momentané des entrepôts. [fin page242-243]

Des études statistiques faites sur le marché du blé et du seigle à Berlin, de 1850 à 1890, par M. Moritz-Kantorovitz ont permis de comparer les prix du terme pendant ces 49 ans sur les mois de printemps et d’automne, pour lesquels les ventes à livrer sont faites, avec les prix qui, à ces mois-là, avaient été effectivement pratiqués en disponible[19]. Il en est résulté que les écarts soit en plus soit en moins de la spéculation à terme sur les faits qui s’étaient réalisés, autrement dit ses erreurs de prévision, allaient toujours en s’atténuant. De 15 p. 100, elles étaient tombées à 5 p. 100, Il a fallu les perturbations causées par le relèvement des droits de douane pour augmenter ces écarts dans les cinq dernières années. Des études semblables faites sur les mercuriales du marché de Buda-Pesth par M. David Cohn mettent le même fait en pleine lumière. Est-ce parce que les facultés intellectuelles des spéculateurs vont en s’affinant ? Peut-être ; mais c’est surtout parce que la direction donnée au commerce par les ventes à terme de la spéculation comparées aux cours actuels du disponible a précisément pour effet d’atténuer l’effet des éléments accidentels d’appréciation, de ce que les Allemands nomment die konjonctur et que nous appelons l’impressionnabilité du marché. Les méthodes commerciales, dont l’emploi est encore nouveau sur bien des marchés, deviennent d’un usage plus sûr. Les différences effectives, qui se produisent entre la prévision et l’événement, sont dues à l’abondance plus ou moins grande des récoltes, chose que personne ne peut prévoir avec certitude.

L’existence d’un marché à terme régulier permet aux capitalistes d’apporter aux industriels et aux négociants le secours de leurs capitaux, dans les mêmes conditions qu’ils le font pour les spéculateurs à la Bourse par le mécanisme des reports. Voici comment se pratique cette opération : quand les cotes des mois prochains, époques des livraisons futures, sont plus élevées que la cote du mois courant ou du disponible, les détenteurs vendent à des capitalistes des parties en disponible et les leur rachètent à terme à un prix légèrement supérieur qui constitue le report. Un industriel, un négociant, allège ainsi son stock, sans autre sacrifice que le prix du report ou la différence des deux ventes ; il ne sacrifie pas sa marchandise, comme par une vente définitive[20].

Cette opération est analogue au warrantage d’une marchandise déposée dans un magasin général ; mais la forme en est plus souple et elle est moins onéreuse. Le report sur marchandises est une pratique qui commence à peine à se produire sur quelques places. On ne saurait trop en souhaiter le développement ; c’est un emploi des capitaux disponibles, dont disposent les banquiers, beaucoup plus utile au point de vue général que les reports faits à la Bourse sur les valeurs de spéculation.

Le marché à terme est aussi en règle générale favorable aux producteurs ; car il assure un débouché constant à leurs produits. Sans lui, il y aurait de longues périodes pendant lesquelles les agriculteurs ne trouveraient pas à vendre leurs produits ou ne pourraient le faire qu’à des marchands locaux portés par l’absence de concurrence à les exploiter. C’était autrefois une des formes de l’usure dont on retrouve partout la trace (chap. vi, § 6). Elle était infiniment plus dommageable pour les agriculteurs que ne le sont les brusques oscillations auxquelles donnent lieu de loin en loin les corners ou même les campagnes de baisse. Aujourd’hui, au contraire, en Europe comme aux États-Unis, tout propriétaire est sûr de pouvoir vendre ses produits au jour qu’il veut et à un prix en rapport avec la cote du marché régulateur. Ceux qui s’en plaignent n’ont qu’à voir le sort qui est fait aux producteurs de fruits, de légumes, de bétail et de toutes les denrées pour lesquelles il n’y a pas de marché à terme établi. Ils sont complètement à la merci des intermédiaires. Tel est aussi le cas à Paris des petits fabricants de meubles, qui ne peuvent écouler leurs produits qu’en recourant à la trole ou qui sont obligés de les engager au mont-de-piété. Ainsi que le disait un grand spéculateur, M. Keerne, dans une enquête à New-York en 1882, s’il n’y avait pas à Chicago un grand marché sur les blés où chaque jour la spéculation fait des affaires immenses, si l’on réduisait toutes les opérations à celles du comptant, souvent pendant trois ou quatre semaines le farmer ne pourrait vendre ses produits ; le prix même n’en serait pas fixé. Au lieu de cela, la spéculation fixe tous les jours les prix : ils sont connus instantanément dans tout le pays par le télégraphe, et les agents des spéculateurs achètent à ces prix toutes les quantités offertes par le farmer. Un pays surtout qui, comme l’Amérique, a à exporter des produits naturels, blé, coton, pétrole, a intérêt au développement de la spéculation ; car elle ne peut se soutenir que par l’exportation. Elle achète en quantités qui dépassent la demande actuelle ; elle soutient les prix en vue de revendre plus cher à l’Europe.

Il y a aussi du vrai dans ce que disait un autre déposant célèbre, Jay Gould, c’est que les erreurs de la spéculation retombent principalement sur elle et que, dans l’ensemble, c’est surtout le monde des spéculateurs qui supporte les pertes causées par de fausses manœuvres. Témoin M. Hodges Hutingdon, l’un des plus grands négociants en blé de Chicago, qui en janvier 1891 s’est retiré, après avoir perdu 85 millions de dollars, en déclarant que décidément il n’avait pas la bosse des affaires !

Néanmoins, on ne saurait nier qu’il n’y ait souvent des répercussions fâcheuses sur le producteur ; seulement elles sont généralement temporaires, et la baisse exagérée se produit surtout pour lui à la suite des débâcles des corners ou tentatives d’accaparement (chap. viii, § 2).

VI. — Pour que le marché soit alimenté, pour qu’un courant constant de transactions assure l’amplitude et la régularité de l’approvisionnement, il faut bien qu’il y ait des haussiers et des baissiers, c’est-à-dire des personnes qui envisagent d’une manière différente les perspectives de variation des prix de la marchandise. L’individualité du jugement de chaque homme, la justesse et la rapidité de conception plus ou moins grande, la différence même de tempérament font qu’avec des éléments d’information identiques les spéculateurs prennent des positions différentes, les uns croyant à la hausse, les autres à la baisse. C’est ainsi qu’ils se fournissent réciproquement des contreparties. Les acheteurs à terme sont forcément des spéculateurs à la hausse. Ils sont intéressés à ce que la marchandise, à l’époque où ils doivent en prendre livraison, ait augmenté de valeur. En sens inverse, les vendeurs à terme sont forcément des spéculateurs à la baisse : ils sont intéressés à ce que la marchandise ait moins de valeur au moment où ils devront l’acheter eux-mêmes pour en faire livraison[21]. Sans discuter ici le point de vue des gouvernements, qui ont de tout temps considéré les baissiers sur les fonds publics comme des ennemis, il est certain que cette appréciation ne saurait s’étendre aux spéculateurs engagés à la baisse sur les blés, les cotons ou toute autre marchandise. Ils pourraient au besoin se poser comme les défenseurs de l’intérêt du consommateur[22].

Ils lui ont rendu dans plusieurs occasions des services signalés et ce sont eux qui finissent par faire échouer toujours les tentatives d’accaparement. En 1888, il s’était formé à Buda-Pesth un corner pour faire hausser le maïs et il y était effectivement parvenu. Une spéculation à la baisse (une contremine, comme on l’appelle en Allemagne) s’établit immédiatement : elle attaqua la hausse par des ventes à découvert (blanco-verkaufe), provoqua des importations pour se couvrir et faire baisser effectivement le maïs et elle déjoua ainsi les desseins des accapareurs[23].

C’est à l’existence d’une spéculation à la baisse que l’Europe a dû de ne pas subir sur le blé des prix de famine à la suite de l’insuffisance de la récolte de 1891. Au mois de juillet, les grands spéculateurs de Chicago avaient essayé d’enlever les cours : les baissiers leur tinrent énergiquement tête et au mois de septembre ils avaient ramené les cours à un niveau en rapport avec l’état réel des choses. La prohibition de l’exportation des céréales par le gouvernement russe, au lieu de causer une panique, comme on s’y attendait, n’influença pas le marché général des blés. Les spéculateurs à la baisse réussirent d’autant mieux que l’excès de la hausse avait fait partout sortir des stocks invisibles (chap. vi, § 7) qu’on ne soupçonnait pas[24].

C’est un des exemples qui montrent le mieux comment l’existence d’une spéculation étendue, avec le double rôle que haussiers et baissiers y remplissent, tend à ramener les prix à leur juste niveau et élimine l’élément d’impression, de raréfaction locale et momentanée qui serait susceptible de fausser l’élément naturel de détermination des prix, c’est-à-dire le rapport des offres aux demandes, des besoins aux moyens de les satisfaire.

Mais la spéculation à la baisse ne peut absolument se produire que par des ventes à terme. Avant que les marchés à terme existassent, la rectification d’une hausse exagérée se réalisait seulement par la débâcle des cours : les haussiers éprouvaient des pertes encore plus fortes et les consommateurs avaient souffert plus longtemps[25].

VII. — Les marchés à terme ont dû exister de tout temps sous une forme ou l’autre[26]. Au quatorzième siècle, nous les voyons pratiqués à Florence sur les parts des monti. Dès le dix-septième siècle ils étaient usuels à Amsterdam sur les marchandises les plus diverses, épices, café, grains, huile de baleine, salpêtre et surtout sur les eaux-de-vie, avec toutes les modalités possibles[27]. C’est de là que l’usage s’en est répandu, d’abord en Angleterre, puis en France[28]. Il n’en est pas question dans les livres de droit ; mais, en matière commerciale surtout, l’usage est souvent bien plus ancien que les documents de jurisprudence qui le constatent.

Il est une catégorie de ventes à terme que l’ancienne jurisprudence a connues et qui sont encore pratiquées, ce sont les ventes maritimes à livrer à l’heureuse arrivée du navire. La vente sur échantillon n’est pas possible la plupart du temps. Le navire n’est pas forcément déjà en voyage ; la marchandise n’est souvent pas encore chargée ; enfin, dans bien des cas, le vendeur se réserve de désigner le navire, et promet seulement soit un prompt embarquement, soit un débarquement à un mois déterminé. Pour le règlement de ces affaires, il a fallu que les usages commerciaux de chaque place déterminassent les types, les sortes de marchandises remplissant les obligations du vendeur. Naturellement on a admis une échelle de proportion entre certains types que l’acheteur est également obligé de recevoir, mais pour un prix proportionné, au cas où le marché a porté sur une marchandise de qualité moyenne, average. Si le vendeur ne remplit pas son engagement, l’acheteur a droit à des dommages-intérêts, qui consistent naturellement dans la différence existant entre le cours auquel il a acheté et celui du jour où le marché est résilié. Jusqu’à l’arrivée du navire, l’acheteur peut repasser son marché, se faire vendeur à son tour de la marchandise. D’autre part, le vendeur, qui prévoit une hausse et aimerait mieux vendre sa marchandise en disponible, peut se racheter avant l’époque de la livraison. En un mot, toutes les combinaisons des marchés à terme étaient en germe dans les ventes maritimes.

Nous le verrons plus loin (§ 9), la circulation des filières et des warrants, qui s’était introduite peu à peu dans beaucoup de places de commerce, à Marseille et à Londres pour les blés, à Paris pour les blés et les sucres, à Bordeaux pour les trois-six, constituait déjà un marché à terme ; mais ce genre d’affaires a pris depuis vingt ans une extension considérable et il s’est créé pour le faciliter et le régulariser des organismes spéciaux qu’on appelle bourses de commerce, exchanges, boards of trade.

Les bourses diffèrent des marchés ordinaires en ce qu’on y traite exclusivement sur des échantillons ou des types, tandis que dans les marchés les marchandises elles-mêmes sont apportées matériellement. Dans les marchés, les producteurs, les consommateurs et les négociants se rencontrent ; dans les bourses, les négociants sont seuls en présence. Il faut se garder, en voyant naître ce nouvel organisme, de croire qu’un intermédiaire inutile et parasite s’est développé. C’est au contraire un rouage supérieur qui s’est établi pour coordonner l’action des marchés proprement dits.

En effet, dans une société où le service de l’approvisionnement régulier et constant est devenu un service économique fondamental (§ 2), les négociants qui en assument la charge ont constamment besoin de traiter non pas seulement avec les producteurs et les consommateurs, mais aussi entre eux pour partager et assurer les risques qu’ils ont assumés. Les opérations à terme, avec tous les développements et modalités qu’elles comportent (reports, arbitrages, primes, facultés, § 9), sont les moyens par lesquels ils répartissent entre eux ces risques et maintiennent l’équilibre entre les différents marchés. Les bourses de commerce sont fréquemment jointes à un marché proprement dit ; mais par la superposition de ce nouvel organe, ce marché devient le centre ou l’un des centres régulateurs pour tout un genre de marchandises.

Il faudrait suivre l’histoire de chaque branche du commerce pour voir comment peu à peu les affaires à terme se sont d’abord introduites, puis comment les corporations spéciales se sont formées et ont institué des bourses pour les régulariser. Le Cotton Exchange de la Nouvelle-Orléans, un des mieux organisés, date de 1871 ; le Board of trade de la même ville pour les céréales est de quelques années postérieur. Les Produce Exchanges de Chicago et de New-York pour les blés sont un peu plus anciens. Dès 1840, du reste, les affaires à terme avaient pris une grande extension sur les places américaines. A Liverpool, le marché à terme existait sur les cotons dès le milieu du siècle. A Berlin, c’est après 1860 qu’il a été constitué régulièrement ; à Londres, il ne s’est établi sur les blés qu’après 1870, mais il existait depuis longtemps pour d’autres marchandises ; celui de Buda-Pesth pour les céréales diverses date de 1884 ; celui de Manheim pour les blés, de 1888. Milan et Barcelone en ont aussi actuellement[29]. En France, il s’est développé peu à peu à Marseille, à Paris, au Havre, pour les blés, les sucres, les huiles. Nos villes du Nord : Lille, Roubaix, Reims, en ont constitué sur les alcools, les lins, les laines. Aujourd’hui, il n’est pas de place de commerce de premier ordre, où les affaires à terme sur les principales marchandises intéressant la région ne soient traitées dans une bourse. Ce sont de nouvelles méthodes commerciales en rapport avec les grands changements qui se sont opérés dans le monde. Les moralistes, les jurisconsultes, qui les jugent d’après des précédents empruntés à un autre état économique, sont exposés à faire fausse route. C’est ce qu’indiquait fort bien, à propos d’une application malencontreuse des principes de la common law à des affaires à terme, un publiciste des États-Unis.

Les affaires à terme sur les céréales et le coton se sont seulement récemment développées en une vaste et systématique pratique commerciale. Une telle manière de commercer n’a été rendue possible que par les moyens de s’assurer des informations journalières sur les stocks et les prix d’une marchandise donnée dans les principaux marchés du monde et sur l’étendue et l’état des nouvelles récoltes au fur et à mesure de l’année agricole. La grande extension des communications télégraphiques, les merveilleux services d’information créés par les Exchanges et le service météorologique institué par le Gouvernement fournissent ces renseignements à chaque commerçant et à chaque manufacturier. C’est d’après ces données qu’il forme son opinion et base ses demandes pour la conduite de ses affaires.

Or, chaque manufacturier et chaque commerçant doit constamment être aux aguets pour savoir les prix qu’il aura à payer ou ceux auxquels il pourra vendre. Il s’assure des approvisionnements à l’avance sur les prix tels qu’il les estime. Mais un commerçant, s’il est sage et prudent, ne s’engagera pas absolument et sans réserves à faire ou à prendre livraison des quantités de marchandises portées en ses contrats. Des informations subséquentes sur l’état des récoltes et des stocks peuvent modifier matériellement les conditions sur lesquelles il avait basé ses estimations. Il doit donc se réserver, s’il le peut, de repasser ses contrats à la première occasion favorable de manière à prévenir ou à limiter les pertes qui pourraient résulter pour lui d’un changement dans les conditions du marché. Cet effort pour se protéger soi-même est rationnel et il n’y a aucun motif pour le déclarer illégal.

… Sans doute, il est immoral de recevoir l’argent de quelqu’un sans rien lui donner en échange ; mais tout commerçant est obligé de prendre à sa charge des risques résultant d’une hausse ou d’une baisse des prix, et ces risques sont l’objet de ces transactions. Elles n’ont rien d’immoral[30].

VIII. — Les conditions des ventes maritimes et les opérations des marchés à terme ne peuvent pas être réglées minutieusement par les parties, comme la vente d’une terre passée devant notaire. La majeure partie des transactions dans les bourses de commerce, comme dans les bourses de valeurs, sont purement orales. Non seulement la rapidité des transactions commerciales ne se prête pas à des contrats dont chaque détail serait débattu et elle exige la fixation préalable des conditions générales de ces marchés ; mais le fait même que ces ventes portent sur des choses fongibles a nécessité la détermination des types marchands.

Les usages sont la loi du commerce. Encore faut-il que ces usages soient constatés, établis et modifiés selon les circonstances. C’est ce qu’ont fait les grandes corporations commerciales qui existent sous des formes diverses dans toutes les places importantes[31].

Il a fallu dès l’origine (§ 7) établir ces types, déclarer dans quel degré d’équivalence ils seraient les uns par rapport aux autres ; car presque partout il est admis que le vendeur à terme, par exemple de café santos ou de coton good average, peut accomplir son obligation en livrant à l’acheteur des marchandises soit d’un type supérieur, soit d’un type inférieur : dans le premier cas, il a droit à une bonification ; dans le second, c’est à lui au contraire à subir une déduction[32]. Sans l’établissement de ces types marchands, il n’y aurait pas de marché à terme et de spéculation suivie possible. Les producteurs y sont également intéressés : cela les soustrait à l’exploitation du marchand local qui déprécie leurs produits dans chaque cas. Les agriculteurs américains sont, sous ce rapport, dans une excellente situation, grâce au merveilleux système d'elevators annexés à chaque gare et où des inspecteurs classent immédiatement leurs blés dans un des types reconnus, tandis que les propriétaires russes sont sans défense contre les marchands qui classent leur blé selon leur volonté[33] ( chap. vi, §11). L’établissement de ces types est une chose fort délicate. Les spéculateurs qui veulent accaparer le marché cherchent à les réduire le plus possible de manière à diminuer les facilités qu’ont les vendeurs à découvert de se dégager par une livraison effective. C’est un des points qui exigent le plus d’attention de la part des corporations commerciales chargées de régler les marchés.

Elles ont dû aussi organiser les arbitrages et les expertises auxquels donnent lieu les livraisons de marchandises dans les marchés conclus dans ces conditions.

Il a fallu encore, pour s’accommoder à la rapidité nécessaire à ce genre de transactions, déterminer les lieux et heures où elles s’opéreraient ; obliger les courtiers à les quoter ; arrêter chaque jour la cote des cours pratiqués, enfin déterminer les unités de quantité sur lesquelles porteraient ces marchés. Ces unités sont toujours élevées. (Au Havre on ne fait de marchés à terme sur les cotons que par 50 balles pesant 10.000 kilos.) On a voulu écarter de ces spéculations les personnes étrangères aux affaires ou qui n’ont pas les moyens suffisants pour les entreprendre. C’est une mesure essentiellement moralisatrice.

Il a fallu enfin fixer les époques de liquidation et déterminer de quelle manière serait arrêtée la cote aux jours de liquidation, de manière à servir de base au règlement des affaires qui doivent se solder, non par une livraison effective, mais par le paiement d’une différence.

Comme on l’a vu, les termes pour lesquels les ventes à terme peuvent être faites sont multipliés et étendus. On n’a pu les restreindre au mois prochain, comme les affaires sur les valeurs mobilières. En effet les ventes à terme de marchandises ont pour objet dernier d’assurer l’approvisionnement de la consommation ou de l’industrie.

Les marchés à terme sur marchandises ne pouvant être exécutés qu’avec une certaine latitude de temps, le vendeur sur un mois peut livrer la marchandise depuis le premier jour du mois jusqu’au dernier : le vendeur sur les quatre premiers mois de l’année a le droit de livrer au jour qu’il veut pendant cette période. Les règlements des marchés ou bourses de commerce ont dû prévoir minutieusement les notifications qui doivent être faites par le vendeur à l’acheteur, le délai dans lequel l’acheteur doit prendre livraison et payer le prix convenu, sauf à demander une expertise, s’il y a lieu[34].

Il est parfaitement libre aux parties de déroger à ces règles et c’est en cela que les règlements des corporations commerciales modernes diffèrent de ceux des corporations anciennes ; mais leur intention contraire doit être formellement exprimée[35].

Le dernier jour du terme étant advenu, il est procédé par des liquidateurs spéciaux, généralement agréés par ces corporations et présentant des garanties morales et pécuniaires, au règlement et à la compensation de toutes les ventes et achats faits en sens inverse par les négociants qui ont traité en bourse. La base en est un cours, qui est arrêté à une heure déterminée soigneusement, de manière à ne laisser place à aucune incertitude. C’est ce qu’on appelle le cours de compensation. Sa fixation est l’objet d’une sorte de petite crise, qui se renouvelle à chaque liquidation. Dans les heures qui précèdent sa fixation, les spéculateurs multiplient leurs achats ou leurs ventes de manière à faire fixer ce cours, d’où dépend le sort des affaires qu’ils ont conclues dans le courant du mois, d’une manière favorable à leurs intérêts. La concurrence et la compétition se produisent à ce moment-là avec une grande intensité.

La constitution spontanée de ces corporations commerciales, qui jouent un rôle si important pour la régularisation des opérations sur les marchés et les bourses, est un des faits les plus curieux de notre époque. En France, là où il existe des chambres de commerce officielles, elles ont pris l’initiative de ces règlements ou bien ont approuvé ceux que rédigeaient des assemblées spéciales d’intéressés. A Paris, tous les règlements relatifs au marché des farines, du blé, du seigle, des sucres, des alcools et des huiles ont été élaborés d’abord par le Cercle du Louvre, où se réunissaient les négociants. La Bourse du commerce ne date que de 1886. Elle réunit maintenant dans son local et fait bénéficier de ses services communs les corporations commerciales spéciales qui s’étaient formées spontanément. Aujourd’hui, la loi sur les syndicats professionnels rend très simple la formation de ces corporations et c’est la forme qu’elles adoptent toutes les unes après les autres. Quelquefois, elles se constituent cependant autrement. A New-York et à Londres, elles ont pris la forme de sociétés par actions pour l’exploitation d’un local. Seulement, pour devenir actionnaire du Corn market de New-York, de la Corn exchange association de Londres, de la Corn trade association de Liverpool, il faut exercer la profession de négociant ou de courtier en blés et être agréé par le comité exécutif[36]. Il y a là une application de la société par actions, qui dépasse de beaucoup le but que le code assigne aux sociétés commerciales, le partage d’un gain ou d’une perte (cf. chap. v, § 6).

Ces corporations acquièrent une grande puissance précisément par les services collectifs dont elles assurent la jouissance à leurs membres. Le Cotton Exchange de la Nouvelle-Orléans a des services d’information si sûrs et si prompts que son secrétariat est à même le 1er septembre à midi de publier une statistique complète de la récolte et du commerce du coton aux États-Unis dans l’année qui vient de finir le 31 août. A Paris, le marché des farines douze marques a organisé avec une telle perfection la classification et le contrôle des farines qu’il a porté très haut le renom de la minoterie française. C’est à bon droit que, lors de l’Exposition universelle de 1889, un grand prix lui a été décerné.

C’est surtout par la constitution d’un service complet d’expertise et d’arbitrage que ces corporations s’imposent[37]. Quand sur une place l’une d’elles l’a constitué dans de bonnes conditions, un groupe dissident a beaucoup de peine à en établir un second de même valeur ; or, faute de le faire, il n’inspire pas de confiance et tombe au niveau des boutiques à spéculation que les Américains appellent bucketshops.

Comme en fait de commerce les usages font loi, les règlements établis par ces corporations sont appliqués par les tribunaux même aux marchés passés en dehors de leurs locaux, à moins de stipulation contraire expresse. Là où elles se sont constituées librement, elles sont assez strictes et relativement inaccessibles au gros public[38] ; mais quand elles dépassent une certaine mesure, comme elles ne sont pas des corps publics et privilégiés, rien n’empêche les intéressés de constituer des corporations rivales. C’est ce qui est arrivé à New-York et aussi à Londres, où l’on compte jusqu’à trois corporations de cette sorte pour le commerce des blés.

IX. — Des opérations très sérieuses peuvent parfaitement se résoudre par le paiement de simples différences. Les négociants et les industriels sont obligés de modifier incessamment l’état de leurs engagements suivant les cours. Ils le font en revendant ce qu’ils ont acheté à terme, en rachetant ce qu’ils ont vendu à livrer. Pour faciliter ces ventes et reventes successives, l’usage du commerce a introduit depuis bien longtemps les filières, en anglais transférable notices, en allemand schlussbriefe[39]. Sous sa forme la plus usitée actuellement, c’est un avis ou un ordre de livraison émis par le vendeur et transmis à tous les acheteurs successifs par des endossements qui occupent une large bande de papier[40]. Des courtiers spéciaux, appelés filiéristes ou liquidateurs, la font circuler et règlent, le jour où la marchandise est livrée et payée par le dernier acheteur au premier vendeur, toutes les différences résultant des cours divers auxquels les ventes et reventes ont été faites pendant la circulation de la filière.

Par suite de ces ventes et reventes successives, il peut arriver que le dernier acheteur d’une filière soit le vendeur primitif. C’est ce qu’on appelle une filière tournante. Sur les places anglaises et américaines, ainsi qu’à Brème, cette opération est appelée ring (anneau).

Lorsque la filière est arrivée aux mains d’une personne, qui n’a pas elle-même revendu, elle est arrêtée.

Le livrataire, comme on l’appelle, doit prendre livraison et payer le prix dans un délai strictement déterminé, car on veut éviter la prolongation indue du règlement de la filière. S’il ne prend pas livraison ou ne paye pas, il est exécuté, c’est-à-dire que la marchandise est revendue à ses risques et que son nom est affiché ; ce qui le rend désormais incapable d’opérer à la Bourse.

Partout l’usage impose l’acceptation d’une filière à tout acheteur à terme. Le vendeur à terme a le droit de faire livraison suivant sa convenance, soit en créant des filières sur son acheteur, soit en lui endossant des filières déjà créées. En effet, ainsi que le dit un arrêt de la Cour de Paris du 23 juin 1885, la vente par filière a pour but de donner une impulsion et une rapidité plus grandes à la spéculation. Le vendeur créateur de la filière y trouve cet avantage d’obtenir de son acheteur un prix plus élevé que dans la vente ordinaire, à raison de la facilité même que celui-ci trouve à revendre et à transmettre la livraison conventionnelle, facilité qui peut se renouveler sans autre limite que le prix de la livraison finale effective et matérielle.

Il y a bien des nuances dans l’emploi de ce procédé de vente commerciale. Les usages locaux peuvent amener des solutions différentes sur les nombreuses questions juridiques qu’il soulève. Mais les traits essentiels en sont partout les mêmes.

L’usage presque universel des filières a précédé de bien des années l’organisation des marchés à terme telle qu’elle existe aujourd’hui sur les places commerciales les plus progressives. Or, le règlement par de simples différences de toutes les ventes et reventes sauf la première et la dernière est l’essence même de la filière. Il ne faut donc pas en faire un grief contre la spéculation moderne et les nouvelles institutions qu’elle a organisées pour liquider les opérations à terme (§ 13).

Assurément, si l’on construisait l’ordre économique sur la théorie pure, on trouverait dans ces ventes et reventes successives des frottements inutiles et l’on incriminerait cette activité commerciale, qui, au lieu d’aller droit au but, l’approvisionnement, s’arrête à mi-chemin, au bénéfice réalisé sur la différence ; mais en fait un grand marché ne peut exister que si de nombreux commerçants de tout rang s’intéressent dans ses opérations et y apportent leurs capitaux et leur sagacité. Il faut prendre les hommes comme ils sont, non comme ils auraient pu être dans une autre création.

Etant donnée cette manière de régler un très grand nombre d’opérations, il n’y a rien d’étonnant à ce que les quantités sur lesquelles elles portent dépassent de beaucoup les stocks existants. Les marchandises sont comme multipliées par le nombre des transactions dont elles sont l’objet. C’est ainsi qu’à Anvers, en 1888, les affaires en laines peignées se sont chiffrées par un déplacement réel de 3 millions de kilogrammes et par des transactions pour 30 millions de kilogrammes ; en 1889, le chiffre en est monté à 60 millions[41]. Dans le premier semestre de 1887, à New-York, les ventes en disponible avaient été de 48.836.000 bushels et les ventes à terme de 867.594.000 bushels, soit 17 fois plus environ. Ce dernier chiffre représente presque le double de la production annuelle moyenne des États-Unis. L’écrivain qui a recueilli ces chiffres calculait que l’ensemble des marchés à terme pendant l’année sur les différentes places américaines qui traitent les blés devait dépasser quatre milliards de bushels, soit deux fois la récolte totale du monde[42] ! On a signalé à plusieurs reprises des faits semblables sur le marché des cotons à Liverpool, sur celui des cuivres à Londres[43]. Sans doute, de pareils chiffres correspondent à des périodes de vive spéculation ; mais en soi il n’y a rien que de normal à ce que le montant additionné des ventes à terme dépasse de beaucoup les existences disponibles[44].[fin page260-261]

X. — Les marchés à terme fermes sont ceux par lesquels le vendeur s’oblige purement et simplement à livrer à un terme fixé et l’acheteur à prendre livraison à ce terme. Les deux parties peuvent, si cela leur convient, reporter leur marché à une époque de livraison plus éloignée[45] ; mais cela ne peut résulter que d’un nouvel accord ; elles sont liées l’une et l’autre par une convention ferme et définitive.

Au contraire, dans les marchés à prime ou puts and calls, comme on les appelle en anglais, moyennant une prime fixée au moment de leur conclusion, l’acheteur se réserve le droit de ne pas prendre livraison ou en sens inverse le vendeur se réserve, moyennant l’abandon de la prime, de se dédire de son marché. Dans la première hypothèse, c’est un acheteur qui limite sa perte en cas de baisse : il abandonnera la prime au lieu de prendre livraison de la marchandise. Dans la seconde hypothèse, c’est un vendeur à terme, qui, pour le cas où la hausse viendrait à se produire contre ses prévisions, veut pouvoir se libérer de son engagement en abandonnant la prime à l’acheteur au lieu d’être obligé d’acheter du disponible au cours du jour. Ce sont là en réalité des achats avec arrhes, moyennant l’abandon desquelles l’acheteur peut ne pas donner suite au marché. Les Romains pratiquaient ce contrat. Mais l’usage moderne en a fait un emploi que probablement ils ne connaissaient pas. On fait quelquefois à Marseille des marchés à terme et à primes échelonnés sur plusieurs mois pour les huiles. Chaque mois l’acheteur est le maître de résilier la livraison du mois et, en ce cas, il doit bonifier au vendeur une prime de tant pour cent kilogrammes sur les quantités non reçues.

Les marchés contenant cette faculté de dédit sont naturellement conclus à des cours un peu plus élevés que les marchés fermes pour le même mois : c’est cet avantage qui détermine la contre-partie à accepter l’éventualité du dédit.

Quand un spéculateur veut se mettre à l’abri des variations des cours dans un sens ou dans l’autre, il achètera et vendra à terme en payant une prime dans les deux cas ; il réclamera suivant l’événement l’exécution de l’un ou de l’autre des deux marchés en abandonnant la prime sur celui qui ne sera pas exécuté. Ces deux opérations peuvent être faites avec des individus différents. Mais un seul négociant qui croit pour sa part à la stabilité des cours, peut aussi, moyennant une prime double de la prime ordinaire, accorder à un autre négociant la faculté de se déclarer à son choix dans un certain délai vendeur ou acheteur d’une quantité donnée. C’est là le marché à double prime qu’on appelle option sur les places anglaises et américaines.

Dans les marchés avec facultés, le vendeur ou l’acheteur se réserve le droit de livrer ou d’exiger à l’époque indiquée le double ou le triple de la quantité achetée ferme au prix convenu. Le vendeur paie cette faculté en vendant au-dessous, l’acheteur en achetant au-dessus du cours.

On voit très bien l’utilité que les facultés peuvent avoir pour les opérations d’approvisionnement. A tel prix, un négociant réalisera aussi largement que possible, tandis qu’un autre ayant une prévision contraire croira agir sagement en augmentant ses approvisionnements.

Les marchés à prime et les options servent d’assurances à des négociants dont la position est trop chargée dans un sens (§ 2), et ils ont à ce titre un rôle nécessaire dans l’ensemble des transactions. Néanmoins, c’est surtout sous cette forme que l’élément parasite du jeu s’introduit dans les bourses de commerce (§ 15).

XI. — Plus le commerce s’étend par la communication des marchés, plus les opérations à terme deviennent l’instrument de combinaisons variées. [fin page262-263]

Tels sont les arbitrages divers qu’on peut faire soit sur la même place en revendant immédiatement à terme une quantité égale de marchandises qu’on a achetée pour l’importation de manière à s’assurer un prix, — soit sur les qualités différentes de la même marchandise, quand un écart anormal se produit entre elles ; on revend la marchandise achetée et on rachète la marchandise vendue au moment où l’écart des prix aura diminué ou augmenté de manière à gagner plus d’un côté qu’on ne perd de l’autre, — soit en faisant des ventes et en les rachetant sur des mois successifs, quand on juge l’écart des cours exagéré entre les époques, — soit encore en achetant à terme sur une place et en revendant sur une autre, quand il y a entre les cotes locales des écarts supérieurs aux frais de transport, — soit enfin en combinant un ou plusieurs de ces arbitrages[46].

Dans tous ces cas, fait justement remarquer M. Olivier Senn, le spéculateur ne pousse ni à la hausse ni à la baisse. Ses opérations tendent au contraire, par l’action réflexe qu’elles ont sur les cours, à les régulariser[47]. « Tous les arbitrages, ajoute-t-il, présentent plusieurs caractères : pluralité des opérations simples qui composent l’arbitrage, faible proportion des pertes et des bénéfices relativement à l’importance totale des transactions, nécessité d’une abondance d’informations et d’une précision d’exécution telles que les commerçants de profession seuls peuvent les entreprendre. » C’est dans ces opérations que s’accuse la supériorité du commerçant habile et instruit. Autrefois, les arbitrages n’étaient pratiqués que sur les lettres de change ; car l’argent était la seule chose qui eût un marché universel. Mais avec le développement des communications les arbitrages portent aujourd’hui sur les valeurs de bourse et sur les marchandises, qui sont traitées à terme sur un grand nombre de places importantes.

Ces opérations se règlent forcément par le paiement de différences, quoiqu’elles soient fort sérieuses. Elles jouent un rôle important dans le mécanisme des approvisionnements et tendent à la concentration et au développement des marchés. On dit constamment que, grâce à la facilité des communications, les marchandises se répartissent sur les diverses places en raison de leurs besoins et que les prix tendent de plus en plus à se niveler. Cela est très vrai ; mais ces mouvements de marchandises et ce nivellement des cours sont le résultat matériel des arbitrages conçus et combinés par les spéculateurs.

XII. — Les marchés à terme et les règlements par différences sont fréquemment employés comme assurance par les négociants pour se couvrir des risques qu’ils courent.

Dès qu’un importateur de coton au Havre, par exemple, sait que ses agents ont fait des achats à la Nouvelle-Orléans, il doit, pour peu qu’il trouve un prix favorable, revendre à terme cette cargaison. S’il sait ensuite que sa qualité est supérieure à la qualité moyenne et qu’il peut espérer la vendre à un bon prix en disponible, il doit immédiatement couvrir ses ventes à terme par des achats sur le même mois. Il garde ainsi pour lui les chances favorables d’écouler au mieux sa marchandise.

Les engagements que les négociants prennent portent souvent sur des mois éloignés : or, il est imprudent, comme le dit un proverbe commercial très expressif, de rester sur une seule jambe, surtout pendant longtemps. Ceux qui sont sages se couvrent par des opérations en sens inverse ; leurs gains en sont limités ; mais ils ne risquent pas au moins d’être emportés par la première perturbation des cours contraires à leurs prévisions.

Les industriels doivent aussi, dans certains cas, recourir aux mêmes opérations pour se garantir contre les baisses de prix sur les matières premières, qui surviendraient pendant la durée de la fabrication et entraîneraient fatalement la vente en baisse de leurs produits. Me du Buit expliquait fort bien cette combinaison dans sa plaidoirie pour M. Laveissière, par un exemple tiré de ce qui se passait dans l’industrie des cuivres, pendant la période de dépression qui précéda la campagne de hausse (chap. viii, § 12).

Lorsqu’un industriel avait absolument besoin d’acheter du cuivre, lui qui aurait dû se précipiter sur le cours de 40 livres, il était obligé de s’assurer contre la baisse. Quand il avait besoin d’acheter 1.000 tonnes de cuivre à 40 livres, il les achetait sur le disponible du marché, et le même jour il revendait à terme à découvert à 40 livres les mêmes 1.000 tonnes qu’il avait achetées. Pourquoi ? Son raisonnement était simple : Si le cuivre baisse d’ici à trois mois, il est vrai que je vendrai la marchandise fabriquée avec une baisse de 4 livres, mais je retrouverai sur le rachat de ma vente à découvert l’écart du prix que j’aurai subi au comptant. Si, au contraire, le cuivre monte, ma vente à découvert me laissera une perte ; mais comme je vendrai mon cuivre fabriqué plus cher, je m’y retrouverai. Il faisait donc une opération blanche à découvert, une opération sans résultat, une simple compensation, uniquement pour s’assurer que son bénéfice industriel ne lui serait pas enlevé par la baisse possible.

Dans le courant de 1890, une sorte de laine peignée est tombée de 7fr. le kilog. à 5 fr. 25. Les tisseurs de Roubaix, qui sont obligés d’acheter leurs laines d’avance, n’ont pu éviter les conséquences de cette baisse de la matière première désastreuse pour leurs produits, qu’en faisant des ventes de laines à livrer pour des quantités égales.

Voilà des opérations se réglant par des différences, qui sont juste le contraire du jeu et de l’agiotage, et qu’on ne saurait incriminer. Elles constituent, il faut le reconnaître, de nouvelles méthodes de traiter les affaires correspondant aux conditions des grands marchés modernes d’approvisionnement. Les ventes à terme sont un moyen, dont, comme de toute autre opération commerciale, on peut user sagement ou déraisonnablement, honnêtement ou dans un but coupable.

XIII. — L’importance croissante des ventes à terme dans l’ensemble des opérations commerciales a amené les corporations commerciales, dont nous avons déjà parlé, à prendre diverses mesures pour en assurer l’exécution loyale. Elles ont dû surtout se préoccuper d’assurer : — 1° la liquidation régulière des affaires à terme ; — 2° l’exécution des engagements résultant de ces opérations, de manière à ce que les spéculateurs de bonne foi ne fussent pas les victimes de malhonnêtes gens.

La circulation des filières, en se prolongeant pendant un long espace de temps, équivalait à des opérations à terme sans délai déterminé. C’était donner une occasion à la fraude. Des courtiers peu scrupuleux pouvaient, en faisant entrer des acheteurs fictifs dans la filière, retarder son règlement de deux, trois ou quatre jours, et se réserver ainsi les chances d’une hausse ou d’une baisse pendant ces quelques jours. Pour remédier à ces abus, les corporations commerciales ont d’abord multiplié les époques de liquidation, de manière à ce qu’au moins les négociants qui ont contracté sur des mois éloignés aient le moyen de se couvrir au moyen d’arbitrages sur des termes plus rapprochés (§ 12). A Amsterdam, à la fin du xviiie siècle, il n’y avait dans l’année que quatre époques de liquidation[48] ; aujourd’hui, il y a une liquidation par mois sur toutes les bourses de marchandises. Même à Paris il y a des liquidations de quinzaine pour les sucres blancs et les farines douze marques. En même temps, les Boards of Trade, les Exchanges américains et anglais, en France les assemblées du commerce ont déterminé strictement les limites de la circulation des filières et empêché leur chevauchement d’un mois sur un autre.

Pour donner une sanction efficace à ces mesures, elles ont institué des liquidations centralisées dans lesquelles toutes les filières sont apurées par des liquidateurs agréés par ces corporations et placés sous leur surveillance. Les règlements de plusieurs bourses, notamment de celle de Paris, prescrivent l’affichage des filières pendant qu’elles sont en cours. Chaque membre du marché peut prendre ainsi la position qui lui convient : surtout tous les négociants peuvent se rendre compte de la nature et de l’origine des opérations qui sont conclues dans le mois.

Les mêmes négociants figurant sur plusieurs filières, tantôt comme acheteurs, tantôt comme vendeurs, les différences qui leur sont dues et qu’ils doivent se compensent réciproquement jusqu’à due concurrence : après que les bulletins de liquidation leur ont été délivrés, ils se doivent seulement des soldes. Ce procédé, pratiqué jadis sur les foires de Lyon (chap. iii, § 8) aux fameux quatre payements de cette ville, est appelé aujourd’hui clearing par les Anglais et les Américains. Il a été d’abord appliqué à la compensation des engagements des banquiers à Londres et à New-York. Puis les Boards of Trade l’ont employé pour la liquidation des affaires en marchandises et il a été réimporté chez nous. Il est en pleine vigueur à Paris sur les marchés des grains, des graines, des farines, des sucres, des alcools[49]. Le même usage a été introduit à Vienne, à Buda-Pesth, à Berlin, à Brème.

Restait toujours le danger pour la partie qui a contracté sérieusement d’avoir en face d’elle une partie qui s’est engagée au delà de ses moyens. La garantie morale offerte par le courtier qui a fait circuler la filière était insuffisante et l’on a été amené à établir un système de garanties réelles. M. Olivier Senn en expose ainsi les raisons :

1° Les délais pour lesquels se traitent les affaires en marchandises sont souvent très longs : dix mois, un an, plus même ; la situation de la maison avec laquelle on traite peut changer du tout au tout dans cette période.

2° Sur tous les articles traités à terme en grandes quantités, les mouvements, hausses et baisses, sont considérables et rapides. En un an, de décembre 1886 à décembre 1887, le cuivre a monté de plus de cent pour cent ; le café, qui en mai 1886 valait 45 francs au Havre, montait en 1887 jusqu’à 125 francs pour retomber à 95 fr. et au-dessous en juin ; en une seule bourse, il a quelquefois monté ou baissé de 8 à 10 francs, soit jusqu’à 15 pour 100 de sa valeur.

3° D’autre part, les grandes opérations du commerce moderne, qu’on appelle arbitrages, sont toutes basées sur des différences de prix très faibles, entre le terme en Europe et la marchandise à importer, au pays d’origine entre le terme sur deux marchés différents, etc. Pour être rémunératrices, elles doivent être faites sur de grandes quantités ; de plus, la nécessité de conclure les ventes et achats qu’elles impliquent, simultanément ou du moins à un très court intervalle, exclut la possibilité de stipuler des garanties, de choisir même avec un soin minutieux les maisons avec lesquelles on contracte. Faute de garanties d’usage, équivalant à une certitude d’exécution, ces opérations sont impossibles, le profit espéré n’étant plus en rapport avec le risque couru.

Dans les grands marchés américains, à New-York, à Chicago, à la Nouvelle-Orléans, les corporations commerciales, exigent que ceux qui s’y livrent fassent dans des banques placées sous leur surveillance ou dans la caisse même de la corporation un dépôt (original deposit) consistant en espèces, en valeurs mobilières, au besoin en warrants proportionnés à l’importance de leurs opérations, comme le font nos agents de change quand ils exigent des couvertures de leurs clients. Cet original deposit doit être complété par des suppléments appelés margins, marges, qui sont exigées jour par jour de l’acheteur, quand les cours haussent, du vendeur, quand ils baissent. L’intérêt en est payé aux clients. La caisse, qui reçoit ces dépôts et ces marges, peut même se charger du règlement des différences. C’est ce qui a lieu au Produce Clearing de Liverpool établi en 1876 et à Brème pour les cotons et les blés. L’usage des marges a été introduit à Buda-Pesth en 1888. Le marché de Vienne n’est entré qu’à moitié dans cette voie[50]. [fin page268-269]

C’était déjà un progrès sérieux. Un plus considérable encore a été réalisé sur quelques places du Continent par l’institution des Caisses de liquidation des affaires à terme, qu’on appelle en Allemagne Warenliquidation Kassen. Elles ne suppriment pas l’intermédiaire des courtiers ; mais, comme le disent leurs statuts, elles ont pour objet « de garantir à un vendeur et à un acheteur la bonne exécution des marchés à terme enregistrés par elle sur la présentation des contrats par les courtiers ». En effet, non seulement ces caisses exigent des opérateurs à terme le versement de garanties qui puissent couvrir les variations des cours, ouvrent un compte courant à chaque opérateur et lui paient les intérêts sur ses dépôts et ses marges ; mais, par suite de la garantie attachée à cet enregistrement, acheteurs et vendeurs traitent en définitive avec elles, comme à la Bourse on traite en fait avec le Parquet ou la Coulisse (chap. ix, § 5). Des commissions d’expertise et d’arbitrage, auxquelles tous ceux qui s’adressent à la Caisse doivent se soumettre en cas de contestation, complètent cette institution.

La première caisse de liquidation des opérations à terme a été créée en 1882 au Havre pour les affaires en cotons et en cafés. En 1887, Anvers a créé une caisse de ce genre pour les cafés et les laines peignées ; puis sont venues les caisses d’Amsterdam, de Rotterdam, de Marseille, de Hambourg pour les cafés et les sucres, de Roubaix-Tourcoing, de Reims[51] pour les peignés de laine, de Magdebourg pour les sucres, de Leipzig pour les peignés ; enfin le grand Produce clearing house de Mincing Lane à Londres a adopté, en 1888 et 1889, une manière de procéder semblable pour le café, le sucre, le thé et les soies grèges.

Sur toutes les places où une caisse de liquidation a été établie, le marché a pris une grande extension ; car les spéculateurs ont pu y opérer avec sécurité et pratiquer notamment les reports avec facilité.

A Paris, l’usage des deposits et des marges n’a pu s’établir par suite de la résistance des intéressés. La Banque commerciale et industrielle a bien établi à la Bourse du commerce une caisse de garantie pour les affaires à terme ; mais les règlements des divers marchés (farines, grains, huiles, alcools, sucres) ne rendant pas les dépôts et les appels de marge obligatoires, un petit nombre de contrats seulement sont enregistrés par elle. Il est fâcheux que la place de Paris reste réfractaire à l’introduction d’une institution aussi utile[52].

XIV. — Une caisse de liquidation bien administrée régularise en effet les affaires à terme et en écarte les parasites ; car quand elle est acceptée par les principaux négociants, personne ne peut plus faire d’opérations à terme sans passer par son intermédiaire[53]. Elle est également à même d’empêcher ce qu’on appelle l’étranglement du marché qui se produisait lorsqu’un gros spéculateur achetait par ses courtiers toutes les filières en cours. Toutes les affaires sont désormais enregistrées et connues journellement du public.

Mais quand une institution de ce genre est, en fait, aux mains de spéculateurs sans scrupule qui la font gérer par des prête-noms dans leur intérêt exclusif, ils peuvent s’en servir pour exagérer leurs propres spéculations et écraser leurs adversaires d’autant plus facilement que, par le mouvement de la caisse, ils connaissent leur jeu. C’est ce qui est arrivé à Hambourg en 1888, et à Magdebourg en 1889. Après un agiotage effréné sur les cafés, puis sur les sucres, ces caisses ont dû, chacune, atermoyer la liquidation de toutes les opérations. [fin page270-271]

Les affaires à terme sont regardées, en Allemagne, par les Agrariens, comme la source de tous les maux de l’agriculture. En 1885 ils demandaient qu’on les réprimât au moyen d’un impôt exorbitant. Le Reichstag, après avoir admis le principe d’un impôt spécial sur ce genre d’affaires, fut amené par la force des choses à le fixer seulement à 2/10 p. 1000. Les affaires à terme n’ont point été découragées par ce taux modéré, et cet impôt, qui vaut mieux que beaucoup d’autres, a rapporté, en 1889, 18 millions au Trésor. Les mêmes préjugés, auxquels se joignent les intérêts de certains commerçants, prennent texte des abus commis à Hambourg et à Magdebourg pour réclamer la suppression des caisses de liquidation. Certaines pétitions adressées au Reichstag demandaient même que l’État se chargeât de ce genre d’opérations et instituât une Reichsliquidation Kasse chargée de diriger et de moraliser le marché à terme !

Ce serait absurde ; car, comme les opérations à terme elles-mêmes, la caisse de liquidation est un instrument commercial perfectionné dont l’effet dépend des mains qui le manient. Nous pouvons invoquer dans ce sens l’exemple de la caisse de Roubaix-Tourcoing créée, en 1887, par l’initiative d’un homme éminent, M. Louis Cordonnier. Cette caisse a amené dans cette ville la constitution d’un marché pour les laines peignées, qui fait une utile concurrence à celui d’Anvers, créé pour alimenter l’industrie allemande. La caisse de Roubaix-Tourcoing a réalisé, en outre, sur toutes les autres institutions semblables, un grand progrès en donnant à son conseil d’administration le pouvoir, non pas d’atermoyer toutes les opérations par une sorte de faillite collective, comme on l’a fait à Hambourg et à Magdebourg, mais de prévenir les excès de la spéculation. L’article 14 de son règlement porte ce qui suit sous la rubrique manœuvres illicites :

Si, pour quelque cause que ce soit, la cote officielle sur le mois en cours dépassait de 10 pour 100 la cote du mois suivant, le conseil d’administration et le bureau de la chambre arbitrale réunis auront le droit, s’ils le jugeaient absolument nécessaire, de retarder l’échéance d’une opération en bonifiant au receveur 1 pour 100 de la valeur sur le prix de vente par cinq jours de retard indivisibles.

Une clause semblable existait dans le règlement de la caisse de liquidation de Reims.

La jurisprudence avait dû déjà se préoccuper de déjouer les manœuvres qui faussent les cours aux époques de liquidation. Ainsi dans une espèce jugée par le Tribunal de la Seine le 5 avril 1875 un spéculateur étranger avait fait un corner sur les farines : il avait accaparé le disponible et acheté de grandes quantités à terme ; un négociant de Paris, vendeur de 15.000 sacs sur juillet, avait été forcé de se laisser racheter en Bourse, le 3 août, après sommation ; le marché avait eu lieu à un prix supérieur de 25 p. 100 aux cours précédemment pratiqués ce jour-là ; le vendeur était un tiers associé à la spéculation et le lendemain 4 août les cours normaux du 1er et du 2 août se présentaient de nouveau à la cote officielle ! Le Tribunal décida que l’importance des dommages-intérêts devait être déterminée par lui, sans tenir compte de cours fantaisistes et arbitraires. Mais de nombreux jugements en sens contraire, et qui du reste s’appliquent à des espèces où il n’y avait pas une fraude envers un individu déterminé, prouvent combien il serait difficile aux tribunaux d’apprécier en général si les cours à l’époque de la liquidation étaient ou non faussés par la spéculation. La clause arbitrale, insérée dans les statuts des chambres de compensation et acceptée à l’avance par les parties, est bien plus pratique[54].

La plupart des Boards of trade ou Produce exchanges des États-Unis ont cherché à prévenir les étranglements du marché en investissant les commissions exécutives, au cas où l’on exige de nouvelles marges du droit de déterminer la valeur des produits sur lesquels portent les contrats sans tenir compte des prix fictifs qui pourraient être allégués : de même, au cas de non-livraison à la date du contrat, la commission doit régler la différence due par le vendeur à l’acheteur d’après le cours du jour de la liquidation ; « étant toutefois entendu que cette disposition n’autorise pas des réclamations d’un caractère extortionate d’après des cours manipulés précisément en vue de servir de base à des réclamations de ce genre[55]. »

Mais les corporations commerciales américaines usent rarement de ce pouvoir discrétionnaire.

D’une manière générale, il vaut beaucoup mieux, comme on le fait à Roubaix-Tourcoing, exiger ab initio des dépôts élevés et même limiter le crédit ouvert aux personnes qui usent de la caisse, ce qui arrête net les écarts de la spéculation, que d’exiger seulement des marges faibles, comme au Havre, puis, quand les cours montent, de les augmenter beaucoup : cela précipite la ruine des spéculateurs de second ordre et laisse le champ libre aux meneurs du marché[56]. En effet (§ 16), par le seul fait de leur position prépondérante, les gros spéculateurs peuvent influencer momentanément les cours dans le sens de la hausse ou de la baisse. Les principales chambres de commerce allemandes, notamment celle de Brème, en réclamant énergiquement le maintien des Caisses de liquidation, se prononcent en ce sens.

Le petit nombre des types marchands, sur lesquels portent les ventes à terme et qui sont les régulateurs du cours de toutes les autres sortes, facilite souvent les manœuvres de l’agiotage. On a accusé la Caisse de liquidation pour les cafés d’Hambourg de les avoir restreints arbitrairement. On se plaint aussi que les types sur les peignés de laine à Berlin soient en trop petit nombre.

Les règlements du marché des grains de cette ville ont été l’objet de plaintes semblables, si bien qu’en septembre 1888 M. de Bismarck, prétendant que les spéculateurs avaient réussi à abaisser par des ventes à découvert le prix du seigle pour neutraliser les nouveaux droits de douane, a transporté des négociants au ministre du commerce la nomination de la commission administrative de la bourse aux céréales de Berlin et a exclu de cette commission les marchands de grains. La nouvelle commission, fidèle aux instructions du maître, décida que les seigles pesant 72 kilos au moins à l’hectolitre pourraient seuls être livrés en exécution des marchés à terme. Comme les seigles allemands atteignent généralement ce poids, tandis que les seigles russes restent un peu au-dessous, c’était un moyen indirect de favoriser les premiers. En fait, l’année d’après le poids des blés indigènes s’étant trouvé très faible, cette mesure s’est retournée contre la production nationale[57].

La détermination des types admis dans les marchés à terme a une grande influence sur toute la cote. Ce que, dans ce cas, le gouvernement prussien faisait, pour complaire aux agrariens, les corporations commerciales peuvent évidemment le faire dans un autre sens.

XV. — Des éléments factices se mêlent en effet à ces transactions et il ne faut pas se dissimuler le développement sur toutes les grandes places de commerce des marchés fictifs, qui sont une forme du jeu et de l’agiotage.

Le jeu est une des passions humaines qui prennent les formes les plus diverses, depuis la loterie, en Italie, jusqu’au pari mutuel sur nos champs de course. Au dix-septième siècle, on pariait dans les villes de commerce sur l’arrivée de tel ou tel navire, dans les capitales sur la mort de tel ou tel personnage politique[58] ; des constitutions pontificales durent même, à Rome, défendre les paris sur l’élection du futur pape ou la nomination des cardinaux[59].

Quand les marchés à terme furent entrés dans les usages commerciaux, les négociants et même les gens étrangers au commerce qui voulaient jouer ont imaginé de le faire en simulant une vente à terme : ni l’une ni l’autre partie n’admet l’hypothèse d’une livraison ; tout se borne au paiement d’une différence dans un sens ou dans l’autre, selon qu’au jour de la livraison le cours de la marchandise est plus élevé ou plus bas[60]. Tel est, par exemple, le cas de ce coiffeur marseillais, pour prendre l’espèce d’un arrêt de la Cour d’Aix, qui achète le 1er mars 10.000 quintaux de blé à 27 francs, livrables fin avril ; cela veut dire que si, à ce moment, le blé vaut 28 francs, le vendeur devra payer à l’acheteur 10.000 francs ; s’il est tombé à 26 francs, c’est l’acheteur qui devra les payer au vendeur. On joue de même au Havre sur les cafés et les cotons, à Reims sur les laines, à Paris sur les huiles et les sucres, partout sur les valeurs mobilières.

Les anciens arrêts du Conseil, qui défendaient les opérations à terme sur les fonds publics, ne visaient pas les marchandises. C’est la Convention qui imagina de prohiber absolument tout marché à terme pour déjouer les agioteurs qu’elle accusait de l’échec du maximum[61]. Ces lois insensées ne lui avaient pas survécu et il paraît prouvé que les rédacteurs de nos Codes avaient entendu laisser toute liberté aux opérations à terme sur les marchandises. Mais en 1824 la Cour de Paris et la Cour de cassation (arrêt de Forbin-Janson) crurent devoir considérer comme des paris les opérations à terme se réglant par des différences. Le perdant pouvait dès lors, en invoquant l’exception de jeu (art. 1965 du Code civ.), se soustraire à l’obligation de payer sa dette. En pratique, rien n’était plus difficile pour les tribunaux que de décider s’il y avait eu jeu ou non. Les cours d’appel, contrairement aux tribunaux de commerce, avaient prétendu en trouver la preuve dans le fait que l’opération devait se résoudre par le paiement d’une simple différence ; mais elles étaient arrivées à annuler ainsi des opérations très sérieuses et parfaitement légitimes.

Loin de décourager les joueurs et les spéculateurs aventureux, cette jurisprudence donnait une prime à la malhonnêteté ; car, en cas de perte, le joueur de mauvaise foi se dérobait à ses engagements, tandis que l’honnête homme payait. C’est donc à bon droit que la loi du 28 mars 1885 a reconnu « comme légaux tous marchés à terme sur effets publics et autres, tous marchés à livrer sur denrées et marchandises, lors même qu’ils se résoudraient par le paiement d’une simple différence[62] ».

Il en est ainsi à peu près chez tous les peuples civilisés, soit par la disposition de lois expresses, soit par un usage qui a frappé de désuétude les lois anciennes. Chose curieuse, c’est en Amérique, là où la spéculation est le plus aventureuse et l’agiotage parfois le plus immoral, que la législation se montre le plus hostile aux opérations à terme. De loin en loin, une cour de justice les déclare nulles en se basant sur la common law. Quelques États ont en outre édicté des statuts pour prohiber les transactions sur denrées futures, les options ou marchés à primes, les opérations faites avec marges. Ces lois restent absolument lettre morte : ce sont seulement des satisfactions platoniques données à l’opinion par les politiciens des législatures, au lendemain de quelque grave perturbation causée par l’excès de l’agiotage[63].

En Belgique, en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Autriche, en Hollande, en Espagne, les marchés à terme dans toutes leurs variétés sont aujourd’hui reconnus par la législation[64]. Il en est de même en Angleterre, quoique parfois on ait appliqué les vieilles lois qui défendent les jeux et loteries aux transactions du Stock Exchange sur la demande d’un débiteur de mauvaise foi.

La difficulté, en pareille matière, est double : d’abord l’assimilation de ces opérations, même celles les plus avide, aux paris, est inexacte. Le vendeur qui spécule sur la baisse, l’acheteur qui spécule sur la hausse s’appuyent toujours sur des conjectures, des prévisions plus ou moins bien étudiées. Ni l’un ni l’autre ne croit courir seulement la chance comme celui qui jette les dés. Ensuite, si l’on se reporte aux explications données plus haut sur les nombreuses opérations commerciales qui doivent forcément se régler par des différences, on reconnaîtra que le critérium sur lequel se fondait autrefois la jurisprudence pour distinguer entre les opérations à terme était inexact. Il fallait en arriver à une pure recherche d’intention et c’est ainsi que, en 1858, le Sénat Rhénan, faisant application des principes du Code civil français, avait dû poser la question[65].

La meilleure distinction qui ait été faite en cette matière est celle du nouveau Code pénal hongrois, art. 416, § 1. Il punit des peines de la banqueroute « celui qui s’est rendu insolvable par des jeux de bourse et par des spéculations ne rentrant pas dans le cercle normal des ses affaires ». En effet les gens qui, sans être commerçants, sans être de la partie, font des spéculations commerciales, sont non seulement coupables d’une imprudence grave, mais ils sont des parasites. Ils ne participent en rien au grand service de l’approvisionnement par lequel les opérations, qui de près ou de loin y concourent, trouvent leur justification. Ils opèrent à vide et généralement à faux ; car ils se précipitent aveuglément du coté où l’entraînement commun fait déjà pencher le marché. Non seulements ils se nuisent à eux-mêmes, mais encore leurs opérations factices peuvent dans certains cas fausser les cours en trompant les négociants sur l’état réel des offres et des demandes. C’est ce genre de spéculateurs que les règlements des corporations commerciales cherchent à exclure du marché.

XVI. — Le jeu sur les différences de valeur des marchandises n’en reste pas au point que nous décrivions tout à l’heure, ou du moins c’est le cas des petits spéculateurs et des simples qui s’aventurent à l’aveugle sur cette mer pleine d’écueils.

Les grands joueurs cherchent à faire arriver l’événement, — hausse ou baisse, — sur lequel ils ont parié : c’est ce qui constitue l’agiotage (§ 1) et ce qui fait au point de vue moral son caractère absolument coupable[66].

Les haussiers (bulls) et les baissiers (bears) sont organisés en deux partis qui se livrent des luttes acharnées, en employant les moyens les plus immoraux. Les fausses nouvelles répandues à voix basse ou les journaux financiers spéciaux étaient l’enfance de l’art. On recourt aujourd’hui à de fausses statistiques de la production pour influencer les cours[67].

On cherche parfois, disait Alfred de Courcy, l’origine d’une nouvelle sinistre démentie le lendemain. On dit avec une certaine indifférence et par euphémisme : ce n’était qu’un bruit de bourse. Le vrai nom de ces bruits, c’est escroquerie et brigandage. Les hommes qui les répandent sont des brigands.

Un écrivain génois du xviie siècle, Raphaël de Turri, décrit les manœuvres de ce genre auxquelles se livraient ses compatriotes et les efforts qu’ils faisaient pour fausser les cours par des transactions fictives. Un édit des États généraux de Hollande de 1677 les stigmatise et les punit[68]. Elles n’en continuèrent pas moins à Amsterdam et ailleurs.

L’article 419 du Code pénal punit les fausses nouvelles répandues pour amener la hausse ou la baisse. Mais en fait ces manœuvres sont impossibles à saisir : témoin cette histoire qui se passe aux États-Unis :

Le célèbre spéculateur Daniel Drew, quand il était le maître de l’Erie Railway, donna un jour une information importante à un diacre de son église, mais en lui recommandant expressément de ne la communiquer à personne. Le diacre, comme Daniel Drew l’avait présumé, n’eut rien de plus pressé que de la répéter à tous les diacres de sa connaissance. Ils en firent usage à leur détriment et au grand bénéfice de Daniel Drew. Le premier diacre vint le trouver la mine allongée et se plaignit du résultat désastreux de son information confidentielle. Sur quoi Daniel Drew, reconnaissant que son ami pouvait avoir été induit en erreur par son fait, lui paya complètement le montant de sa perte. Mais, répartit le diacre, il y a aussi le diacre Jones, le diacre Brown et le diacre Smith qui ont fait de lourdes pertes. C’est possible, répliqua le bienveillant spéculateur ; mais ne vous avais-je pas recommandé de ne rien leur dire de ma confidence ?

La multiplication même des achats à terme ou des ventes à livrer peut influencer les cours en hausse ou en baisse, et, quelle que soit pour les joueurs l’issue de leurs manœuvres, elles ont toujours le grave inconvénient de fausser les cours ; car la cote du disponible est forcément influencée par celle du terme[69]. Si cette manœuvre est poussée jusqu’à un certain point, elle peut même aboutir à l’accaparement (chap.viii, §2). Pendant près de trois ans, le marché des fontes écossaises, qui se tient à Glascow, et où toutes les affaires se font sur les récépissés des docks dans lesquels les fontes sont emmagasinées, a été troublé par un groupe de spéculateurs de Londres, absolument étrangers à la production et au commerce régulier des métaux. Ils ont à diverses reprises fait monter artificiellement les warrants de fonte de 42 shellings à 58, puis les ont ramenés en arrière sans qu’un changement dans les conditions de l’industrie se fût produit. Ces transactions portaient sur des futures et se réglaient exclusivement par des différences. Pendant ce temps, les fontes anglaises, dont le marché est à Cleveland et à Middle-borough, ne suivaient point ces énormes écarts des prix. L’industrie sidérurgique écossaise a éprouvé de graves dommages de ces perturbations dans les cours.

L’indignation causée par cette campagne a été telle qu’un membre du Parlement a proposé un bill cherchant à régler les ventes de warrants de fontes. Mais ce projet n’a pas abouti ; car le Parlement anglais ne se prête pas, comme les législatures américaines, à édicter des lois qui restent forcément sans application pratique.

L’action de ce groupe d’agioteurs a été singulièrement facilitée, parce que, d’après les conditions du marché de Glascow, acheteurs et vendeurs de warrants sur les mois prochains ont réciproquement le droit : le vendeur d’exiger la réception anticipée, l’acheteur de demander la livraison immédiate sous déduction de l’escompte. Une pareille clause semble faite tout exprès pour surexciter l’agiotage ; car, les warrants de fonte étant forcément en quantité limitée, la connaissance que haussiers ou baissiers ont de l’état des stocks leur permet d’étrangler leurs adversaires pourvu qu’ils soient assez forts pour cela. Les fabricants de fonte, qui ont créé le marché à terme des warrants, pour n’être pas obligés d’arrêter leur fabrication chaque fois que les commandes font défaut, devraient modifier ces conditions. C’est à eux, et non au législateur, à organiser rationnellement leur propre marché. Ils pourraient trouver des modèles dans nos Caisses de liquidation françaises.

Généralement les agioteurs de notre temps ont l’intelligence de jouer dans le sens naturel du marché, c’est-à-dire en exagérant seulement ses tendances réelles au lieu d’aller à l’encontre. Aujourd’hui, avec l’abondance des informations et les progrès de la statistique commerciale, ce jugement est plus facile et la victoire tend à se fixer du côté des gros bataillons, c’est-à-dire des gros sacs d’écus. Un acheteur à terme, s’il est suffisamment riche, en multipliant ses achats, force à se racheter à tout prix les vendeurs imprudents à découvert, qui n’ont pas les reins assez solides pour livrer effectivement. C’est ce qu’on appelle étrangler le découvert. En sens inverse, le spéculateur à la baisse, qui peut jeter plus de marchandises sur le marché que ses rivaux n’en peuvent acheter, écrase le marché. Il y a là tout un ordre d’escroqueries, qui échappent à l’action répressive de la loi et qui donnent au monde des affaires moderne un fâcheux aspect ; car le sentiment de l’honneur n’est plus assez rigide pour que ceux qui ont dû leur fortune à de telles manœuvres soient, dans le cercle des relations sociales, frappés de la réprobation qui flétrissait jadis l’usurier.

Cette constatation est d’autant plus triste qu’il faut en même temps bien se convaincre qu’aucune loi ne peut réprimer ces abus, parce qu’aucune définition légale ne saurait distinguer la transaction légitime et sérieuse de l’opération fictive et frauduleuse ; la distinction repose en effet essentiellement sur une question d’intention non pas même chez les deux parties, mais souvent chez une seule. Les marchés à terme, qui sont un des instruments de l’agiotage, sont aussi, nous l’avons vu, un moyen indispensable pour l’approvisionnement commercial. D’ailleurs, les achats en disponible sont également dangereux entre les mains d’agioteurs puissants, comme le prouvera l’histoire du syndicat des cuivres (chap. viii, § 12).

Heureusement l’amplitude des marchés modernes, le nivellement qui tend continuellement à s’opérer entre eux, la facilité des communications font prompte justice des exagérations factices des cours. L’immense majorité des agioteurs, les grands comme les petits, finissent par être ruinés. On le voit dans les tentatives d’accaparement qui se produisent de temps à autre et dont nous allons parler. Ceux qui surnagent et s’enrichissent le doivent évidemment à une justesse de vues pratiques qui s’allie malheureusement souvent avec la malhonnêteté ; mais elle leur fait, dans les circonstances ordinaires, remplir les services économiques d’ordre général que l’on demande à la spéculation commerciale. [fin page282-283]

  1. V. sur cette distinction, qui tend de plus en plus à s’effacer, mais qui, dans l’ancien régime, avait son importance (chap. vi, § 4), Arthur Crump, A new departure in the domain of political Economy (London, 1878), p. 15.
  2. La spéculation est reconnue comme légitime par saint Thomas : Summa theologica, 2a 2æ, quæst. 77, art. 3. « Si venditor déferons triticum ad locum ubi est caristia frumenti sciat multos post se venire qui deferant : quod si sciretur ab ementibus minus pretium darent. Hujusmodi autem non oportet licere venditorem… Respondeo… dicendum… in casu praemisso in futururn res expectantur esse minoris valoris per superventum negociatorum qui ab ementibus ignorantur, unde venditor, qui vendit rem secundum pretium quod invenit, non videtur contra justitiam facere, si quod futurum est non exponat. Si tamen exponeret vel de pretio subtraheret, abundantioris esset virtutis : quamvis ad hoc non videatur teneri ex justitiae debito. » En note, l’éditeur de Bar-le-Duc ajoute : « Similiter emptor, qui privatim novit pretium mercium brevi augendurn, potest eas emere pretio currente. Ita post B.Thomam, Cajetanus, Soto, Banes, Sylvius, Billuart et alii communiter contra paucos. » V. sur cette question le père Costa-Rossetti, Abriss eines Systems der national-OEkonomie im Geiste der Scholastik (1889, Herder, Freiburg) ; 1re partie, 1re section, n°V, die Lehre der Scholastik vom gerechten Preise verglichen mit der entwickelten Wertheorie.
  3. Genèse, chapitres 41 et 47.
  4. Politique, liv. I, chap. iv, § 6.
  5. Œuvres, t. X, 2e partie, p. 176. « Dans le sens qu’on y attache aujourd’hui l’agiotage signifie cette espèce de commerce du papier, qui ne consiste que dans l’industrie et le savoir faire de celui qui l’exerce, par le moyen duquel il trouve le secret de faire tellement baisser ou hausser le prix du papier soit en vendant ou en achetant lui-même qu’il puisse acheter à bon marché et revendre cher. »
  6. Les lois de 1885 et de 1887, qui ont établi des droits de douane de 3fr. puis de 5 francs sur les blés, ont eu pour résultat de diminuer les stocks de farine et de blé dans les entrepôts de Paris dans les proportions qu’indiqué le tableau suivant des existences au 1er avril :
    Farines Blés
    Années quintaux Années quintaux
    1884 622.861 1884 215.383
    1885 481.914 1885 83.645
    1886 386.449 1886 303.439
    1887 455.618 1887 149.545
    1888 174.641 1888 97.493
    1889 301.362 1889 218.851
    1890 140.146 1890 50.723

    Les droits de 1 fr. et de 2 francs, établis en 1887 sur les soies de provenance italienne, ont eu pour résultat de faire perdre au marché de Lyon sa prépondérance jusque-là absolue et de développer à son détriment ceux de Londres et de Zurich. V. le Monde économique du 3 janvier 1891.

  7. Der Englische Getreidehandel und seine Organisation, par le Dr Karl Fuchs (Leipzig, 1890). M. Raffalovich en a donné un excellent résumé dans l’Economiste français des 6 septembre et 15 novembre 1890.
  8. Autrefois les agents des négociants anglais se faisaient payer par les vendeurs russes une commission élevée : il y a vingt ans elle était encore de 2 et demi pour 100 ; elle ne dépasse plus aujourd’hui 1 ou 1 et demi pour 100, en attendant de disparaître tout à fait.
  9. Sur quelques places, notamment au Havre, on entend par ventes à livrer des ventes en disponible ; ailleurs (V. notamment Nouveau dictionnaire d’économie politique, v° Marchés à terme), on entend par là les opérations à terme. Pour éviter toute amphibologie nous ne nous servirons pas de cette expression.
  10. V. Samuel Ricard, Traité général du commerce de la Hollande ou d’Amsterdam (4e édit. Amsterdam, 1721), pp. 5 et suiv. ; Accarias de Serionne, Du commerce de La Hollande (Amsterdam, 1768), t. II, p. 274.
  11. En 1860, à Londres, on faisait périodiquement des ventes aux enchères de sucre, de cafés, de thés, de riz. V. Robert de Massy, Des halles et marchés et du commerce des objets de consommation à Londres et à Paris (1861, Imprimerie impériale), lre partie, p. 42.
  12. A New-York un grand importateur Muiroz, Portier, Grose et C°, procède chaque année à date fixe à une vente aux enchères de soieries et de velours provenant de Lyon, Zurich, Crefeld ; les maisons de détail non seulement de New-York, mais des principales villes des États-Unis, s’y donnent rendez-vous.
  13. Les ventes publiques de laines d’Australie à Londres et de la Plata au Havre et à Bordeaux diminuent depuis quelques années, parce que les grands fabricants cherchent de plus en plus à acheter directement leurs laines dans ces pays.
  14. V. dans las Instituciones de credito (Mexico, 1890) de l’éminent économiste M. Joaquin Casasus le chapitre vii : los almacenes generales de deposito.
  15. Les marchandises déposées dans les magasins généraux doivent être placées dans des sacs et étiquetées au nom de leurs propriétaires, en sorte qu’il ne peut y avoir en circulation plus de récépissés ni de warrants qu’il n’y a réellement de marchandises. C’est seulement pour les huiles que force est de les mélanger dans des récipients communs. Telle est la pratique française. Aux États-Unis et en Angleterre, les magasins généraux s’obligent seulement à rendre au déposant une quantité égale de fonte, de blé, de sucre, des mêmes types, ce qui peut amener leurs directeurs à spéculer eux-mêmes sur les marchandises ainsi déposées. C’est là un abus de confiance passible de la loi pénale. Malgré les dispositions de notre loi, en 1890, le directeur des Docks de Saint-Ouen, un nommé Dumont, a détourné au préjudice de déposants ou de porteurs de warrants réguliers 4.260.934 kilogrammes d’huile sur les 5.121.814 kil. dont il était dépositaire. Il a été condamné par la Cour d’assises de la Seine. C’est aux porteurs de warrants à s’assurer que leur gage existe réellement. L’autorisation préfectorale exigée pour la création de ces établissements ne signifie nullement que le gouvernement les surveille. Elle ne peut qu’induire en erreur les intéressés.
  16. En établissant, en 1888, à Vienne des magasins généraux publics qui délivrent des warrants, le législateur leur a expressément interdit de faire eux-mêmes des prêts sur leurs warrants (the Economist, 28 avril 1888).
  17. V. sur ce sujet Etude sur les marchés à terme en marchandises et leur liquidation, par Olivier Senn (Paris, Guillaumin, 1888) ; Der Waren Terminhandel, seine Technik und volkswirthschftliche Bedeutung par le Dr K. J. Fuchs (Leipsig, Duncker und Humblot, 1891) ; Der Getreide Terminhandel, par David Cohn (Leipzig, Duncker und Humblot, 1891).
  18. Les gouvernements ont de tout temps eu recours aux marchés à livrer pour s’assurer leurs fournitures, non que cette manière de procéder leur soit particulière, mais parce qu’ils sont de grands consommateurs et qu’autrefois ils étaient les seuls à avoir des besoins aussi considérables.
  19. Die Wirksamkeitder Speculation im Berliner Kornhandel 1850-1890, dans le Jarhbuch für Gesetzgebung, Verwaltung, de Schmöller (Leipzig, 1891), pp. 221 et suiv. Comparez David Cohn, Der getreide terminhandel, pp. 110 à 123, et un article de M, Raffalovich, dans l’Economiste français du 6 février 1892.
  20. M. Paul Dedyn, dans un rapport à la chambre de commerce de Verviers, expose ainsi l’opération qui peut se produire dans la situation inverse : « Dès que le stock du peigné correspond aux besoins courants, le report disparaît et par le fait l’opération de report qui détient la marchandise n’est plus employée. Le peigné ayant la même valeur sur le mois courant que sur les mois suivants, le stock est offert immédiatement… Personne n’a plus intérêt à vendre au même cours sur le mois courant ; car cette opération ne donnerait qu’une perte d’intérêts… Pour finir, si, à la fin de la saison, les stocks étaient réduits, la hausse se ferait d’une façon anormale par l’accaparement de la marchandise par certains consommateurs pour leurs besoins des premiers mois de l’année suivante. Le terme vient corriger cet état de choses par la cote qui naturellement s’établit en déport. Cette situation engage ceux qui détiennent la laine à la jeter sur le marché au prix du jour, puisqu’ils peuvent couvrir leurs besoins sur les mois de la nouvelle tonte avec un déport, qui est de plus en plus fort suivant la tendance du marché ou l’époque de la livraison plus ou moins éloignée. » Bulletin des laines de Roubaix-Turcoing, n° du 8 février 1890.
  21. La réciproque n’est pas vraie : les vendeurs ne sont pas toujours des haussiers et les acheteurs toujours des baissiers. Le vendeur peut être un haussier qui réalise et l’acheteur un baissier qui se couvre. En réalité, les opérations à terme amènent toujours à un moment des opérations en disponible en sens inverse et les unes et les autres maintiennent le marché en équilibre. (V. David Cohn, Der Getreide Terminhandel, p. 111.)
  22. L’incrimination des suroffres faite par l’article 419 du Code pénal est incompatible avec la reconnaissance des marchés à terme : « Tout acheteur à terme est un spéculateur à la hausse, de même que tout vendeur à découvert est un spéculateur à la baisse, » a dit justement le Tribunal de la Seine dans son jugement sur l’affaire des métaux. « Acheteur tantôt au comptant, tantôt à terme, Secrétan a pu légalement, aussitôt après ces mêmes achats et successivement, provoquer lui-même la hausse des cours sans pour cela pratiquer la suroffre sur les prix demandés par les vendeurs eux-mêmes tombant sous l’application de l’art. 419 du Code pénal. » (Cf. § 14.)
  23. David Cohn, op. cit., pp. 96-98, pp. 141, pp. 151-153. Cf. Arthur Crump A new departure in the domain of political Economy, p30.
  24. V. dans the Economist, 12 décembre 1891, Monthly trade supplement, une correspondance de New-York qui résume l’histoire du commerce du blé pendant l’année 1891.
  25. Les spéculateurs à la baisse sont vus avec moins de faveur dans le monde des affaires, quand, au lieu d’opérer sur un objet de consommation comme le blé, ils cherchent à déprécier les cours d’une matière première, comme le coton ou le cuivre. Les industriels qui l’emploient aiment mieux travailler à la hausse qu’à la baisse ; car leurs stocks de matières premières augmentent en valeur à chaque inventaire au lieu d’être dépréciés et il en est de même des produits qu’ils ont en magasin. Néanmoins, le public et les industriels eux-mêmes sont intéressés à ce que la spéculation à la hausse rencontre un frein dans les baissiers ; car, sans cela, l’élévation croissante des matières premières et des produits finirait par arrêter la consommation.
  26. Tolet, dans l’lnstructio Sacerdotum, lib. VIII, cap. 50, pose le cas suivant : en janvier, alors que le blé vaut 3 écus la mesure, on peut légitimement l’acheter en août pour 2 écus, parce qu’il y a vraisemblance que ce sera alors le prix courant. Les marchands qui parcourent les campagnes font encore aujourd’hui bien des opérations de ce genre. Elles sont la transition entre les affaires au comptant et les affaires à terme. V. David Cohn, pp. 27-28.
  27. V. Samuel Ricard (Traité général du commerce, Amsterdam, 4e édition, 1721, pp. 47 et suiv.) décrit toutes les combinaisons des marchés à terme : filières, options, primes pour recevoir et pour livrer. Il indique très bien la condition essentielle d’existence du marché à terme : c’est que « la marchandise se puisse taxer à un certain degré de bonté », en d’autres termes qu’elle soit chose fongible.
  28. A Hambourg, les affaires à terme sur marchandises étaient pratiquées dès la fin du xviiie siècle. V. Busch, Darstellung der Handlung (Hamburg, 1799).
  29. David Cohn (Der Getreideterminhandel, pp. 61 à 69) indique encore comme villes où les affaires à terme sur les blés sont traitées : Vienne, Trieste, Prague, Gzernowitz, Grœtz, Linz, Lemberg, Brême, Leipzig, Cologne, Hambourg, Francfort-sur-le-Mein, Stuttgart, Amsterdam, Rotterdam, Dunkerque, Lyon, Liverpool, Saint-Louis, Duluth en Amérique.
  30. The Picayune de la Nouvelle-Orléans, du 11 octobre 1891.
  31. La loi du 13 juin 1866 a dans ses tableaux annexes réglé pour les ventes commerciales les conditions, tares et autres usages qui sont applicables en France à défaut de conventions contraires. Mais dans les principales villes les chambres de commerce, qui autrefois étaient le seul organe professionnel du commerce, ont pris l’initiative d’établir les usages relatifs, par exemple, au conditionnement des laines et des soies. De moins en moins, la législation générale aura à s’occuper de ces questions.
  32. Ainsi, au Havre, les cotons d’Amérique sont classés d’après leur couleur et leur netteté dans les six catégories suivantes, que l’acheteur doit recevoir : 1, ordinary ; 2, good ordinary ; 3, low middling ; 4, middling ; 5, good middling ; 6, fair. Il en est de même pour les cafés. L’article 11 du règlement des affaires à terme est ainsi conçu : « Le café santos good average formant l’aliment du présent marché devra dans l’ensemble être équivalent à 2/6e supérieur, 3/6 good, 1/6e regular… Le good average sera, livrable jusqu’à 3 francs de réfaction ; le regular ne pourra être arbitré que jusqu’à 2 francs au-dessous du type. » Chaque livraison donne lieu à une expertise et à un arbitrage. En fait, les marchés à terme sont le moyen le plus naturel d’écouler les marchandises de qualité inférieure. « L’on profite des livraisons à terme pour se débarrasser des lots invendables en disponible et l’on voit ces lots passer de mains en mains sans jamais arriver à la consommation, jusqu’au moment où survient une disette de marchandises, » dit M. Ollivier Senn. Cette faculté de substituer un type à un autre pour l’exécution des marchés à terme est générale ; mais elle n’est pas de l’essence de ce genre d’opérations. Ainsi, sur le marché de Roubaix-Turcoing pour les peignés de laine, elle n’est pas admise, si ce n’est en cas da force majeure.
  33. V. the Economist du 29 juin 1885, et l’Economiste français du 4 janvier 1890.
  34. Dans les marchés à terme sur marchandises, il n’existe rien de semblable au droit d’escompte en vertu duquel l’acheteur à terme d’une valeur peut en exiger la livraison anticipée en en payant le prix (chap. ix, § 8).
  35. V. sur ces clauses contraires, qui sont fréquemment pratiquées à Buda-Pesth, David Cohn, op. cit., p. 22. Ce sont alors des fixen geschäften.
  36. Le droit d’entrée s’élève au New-York Cotton Exchange à 10.000 dollars. Une part (membership) ainsi acquise dans l’Association peut être cédée, en cas de mort ou de démission, à un nouveau membre, agréé comme tel par le comité. En cas de faillite ou d’exclusion, cette part est vendue publiquement. En même temps, le Cotton Exchange est une institution de prévoyance. Il assure des secours aux veuves et aux enfants des membres décédés. Il en est de même au Produce Exchange.
  37. La Caisse de liquidation des affaires à terme d’Anvers a une chambre arbitrale de conciliation pour les laines, composée de 12 arbitres, savoir : 4 négociants, 4 commissionnaires, 4 importateurs, 4 courtiers, qui est assistée par 21 experts, savoir : 7 importateurs, 7 commissionnaires, 7 courtiers. Il en est de même à Roubaix-Turcoing, à Reims et ailleurs.
  38. Les syndicats groupés à la Bourse du commerce de Paris admettent non seulement leurs membres, mais même tout patenté domicilié à Paris, à faire des opérations à terme à leurs conditions et par leur intermédiaire. Ceux qui ne sont pas membres des syndicats ont seulement des droits de commission un peu plus forts à payer. Ces restrictions sont très sages ; elles n’excluent, en fait, que les non-patentés, c’est-à-dire les non-commerçants. Les personnes non domiciliées à Paris peuvent opérer par l’intermédiaire et sous la garantie d’un patenté domicilié. Il en est de même au Havre. Ces règles ont pour but d’empêcher des personnes insolvables de contracter : elles sont essentiellement moralisatrices du marché.
  39. La filière sous le nom d’overweysing est décrite dans le Traité général du commerce de Samuel Ricard (4e édit. Amsterdam, 1721), pp. 48-49. Vraisemblablement elle devait être pratiquée sur les places italiennes auparavant. En France, elle est mentionnée pour la première fois dans un jugement du Tribunal de commerce de Marseille de 1823.
  40. En même temps qu’un avis de livraison, la filière peut être un ordre de livraison créé par le détenteur de la marchandise. Cet ordre spécialise alors la marchandise. Certains règlements, ceux des farines et des sucres, à Paris, notamment, exigent en ce cas que la filière, pour circuler, soit visée par les magasins généraux détenteurs, qui certifient la présence de la marchandise à l’entrepôt sous son numéro d’entrée. Pour les huiles à Paris on peut créer des filières sans marchandise, en spécialisant le lot qui fait l’objet de la livraison seulement lorsqu’on remet au receveur un bon de livraison.
  41. V. le Leipziger Monatsschrift fur textil Industrie, cité dans le Bulletin des laines de Roubaix-Turcoing, n° du 8 février 1890.
  42. Stevens, Futures in the wheat markets, dans the Quarterly Journal of Eco­nomies, de Boston, octobre 1887. Le 17 août 1891, entre neuf heures du matin et trois heures de l’après-midi, il s’est vendu dans le New-York Produce Exchange 21 millions de bushels de blé, tandis que les stocks visibles des États-Unis, à cette date, s’élevaient seulement, d’après les bulletins officiels, à 19.556.682 bushels. V. the Increase of gambling and its forms, by W. B. Curtis, dans the Forum (New-York), octobre 1891.
  43. L’Economiste français du 31 décembre 1887.
  44. Il y a à ce point de vue de grandes différences entre les marchés. Ainsi, à Buda-Pesth, d’après les relevés faits par M. David Cohn, en 1884, les transactions effectives, ventes en disponible, ont été de 6.643.000 quintaux métriques et les opérations à terme de 9.036.500 quintaux : en 1888, les transactions en disponible ont été de 8.085.000 quintaux métriques et les opérations à terme de 11.694.900 quintaux métriques. Quant aux contrats constatant ces opérations a terme (schlüsse), sur 9.595 en 1884, 1.021 ont été liquidés par une livraison effective (10,64 p. 100) et 8.574 par compensation (89,36 p. 100) ; en 1888, sur l3.069 contrats, 1.836 ont été liquidés par une livraison effective (16,35 p. 100) et 11.233 par compensation (83,65 p. 100) (op. cit., pp. 65-66).
  45. Les Prolongationengeschafte, comme on les appelle en allemand, jouent un grand rôle sur le marché aux blés de Berlin. V. Fuchs, op. cit., p. 12.
  46. Etude sur les marchés à terme en marchandises, pp. 185 et suiv., et David Cohn.op. cit., pp. 25 et 104-106.
  47. Tel est l’effet de l’opération suivante indiquée par M. A. Raffalovich, Nouveau dictionnaire d’économie politique, v° Arbitrage : « Un négociant de Breslau achète du seigle en Silésie ; pour s’assurer un prix favorable il vend à livrer ; son débouché direct serait Danzig ou Kœnigsberg ; en étudiant la cote, il voit que le seigle est coté à Amsterdam à un prix supérieur à celui qui y a cours ordinairement en comparaison de Danzig. Il vend son seigle à Amsterdam à terme et lorsque l’expédition s’en fera pour Danzig, il rachètera à Amsterdam et vendra à Danzig. Il aura même pu acheter à Danzig, où il compte expédier sa marchandise. En fin de compte, l’opération étant défaite par rachat, revente et livraison, elle aura eu pour conséquence d’amener des offres de seigle à Amsterdam, où le prix était élevé, et de faire des achats à Danzig, où le prix était bas. »
  48. Accarias de Serionne, le Commerce de la Hollande (Amsterdam, 1768), t. II, p. 286.
  49. Le marché des huiles reste seul à n’avoir pas de liquidation centralisée.
  50. V. Fuchs, op. cit., pp. 20 et 42 ; David Cohn, op. cit., p. 57. En allemand, l'ori­ginal deposit s’appelle Einschüsse et les marges, Nachschusse.
  51. Par suite de circonstances locales, la Caisse de liquidation de Reims a cessé de fonctionner en 1891.
  52. Ces caisses sont créées par l’initiative des corporations commerciales qui existent dans tous les grands centres sous une forme ou sous une autre (§ 8). Elles se constituent sous la forme d’une société par actions ; la caisse bénéficie en effet de certaines commissions. Les actions de la Caisse de liquidation du Havre, émises à 1.000 fr., ont valu un moment 2.300 fr. Elles valent en 1891 1.900 fr., et ont touché un dividende de 137 fr. 80.
  53. C’est là au moins le but que se proposent les corporations commerciales qui créent ces caisses ; mais comme des personnes étrangères à la ville peuvent en user par l’intermédiaire d’un courtier qui agit alors comme commissionnaire, il faut une grande surveillance sur les courtiers de la part du conseil de direction de la caisse pour que ce but soit atteint. Au Havre, on spécule de tous les points du monde sur les cafés par l’intermédiaire des courtiers agréés par la caisse. Des plaintes très vives se sont élevées sous ce rapport contre le fonctionnement de la Warenliquidation Kasse de Hambourg.
  54. Le règlement de la Warenliquidations-Kasse de Hambourg avait une disposition excellente en dispensant de tout appel de marges l’opérateur qui avait déposé soit un warrant soit un connaissement ; mais il autorisait le conseil d’administration à en dispenser les personnes qui lui paraissaient devoir faire face à leurs engagements. Cela ouvrait la porte à tous les abus. Fuchs, op. cit., p. 35.
  55. Le Cotton Exchange de New-York a une règle en vertu de laquelle « toute transaction faite sur un mois au-dessus du prix auquel ce mois est offert ou au-dessous du prix pour lequel ce mois est demandé, jusqu’à ce que ce qui est offert ait été pris et que ce qui est demandé ait été fourni, ne doit pas être considéré comme le prix du marché pour ce mois et ne doit pas être relaté sur la cote ».
  56. Olivier Senn, Étude sur les marchés à terme, p. 217.
  57. V. l’Association catholique du 15 septembre 1888, le Journal des Économistes du 15 septembre 1888, et l’Economiste français du 6 septembre 1890.
  58. Tolet (Instructio sacerdotum, lib. V, cap. 27), après avoir dit que le jeu, quand il n’y a pas fraude, est un mode légitime d’acquisition, ajoute : « Idem etiam dicendum de his, qui supra rerum certitudinem vel eventum sponsiones faciunt et deponunt. Vere enim per hanc viam dominium transfertur, dummodo non sit fraus ex altera parte, puta quia res ei est certa et fingit dubiam ; tunc enim restituere tenetur.
  59. Bulle de Pie IV, In eligendis ; bulle de Grégoire XIV, Cogit nos.
  60. En 1760, à Londres, la fureur du jeu était telle que de nombreux paris s’engageaient sous forme de ventes de lentilles vertes à livrer au moment de la récolte. L’apparition sur le marché des premières lentilles était attendue avec impatience, car c’était le moment du règlement de ces prétendues ventes. V. Mortimer, Every man his own broker (London, 1761), cité par David Cohn, op. cit., p, 100.
  61. Décret du 13 fructidor an III, art. 3 : « Tout homme qui sera convaincu d’avoir vendu des marchandises et effets dont, au moment de la vente, il ne serait pas propriétaire, est aussi déclaré agioteur et puni comme tel. » La loi du 28 vendémiaire an IV défend aussi les ventes à terme de marchandises sous les peines les plus sévères.
  62. D’après les travaux préparatoires et le texte même de cette loi, l’exception de jeu pourrait encore être opposée aux purs paris sur la hausse ou la baisse de valeurs ou de marchandises, qui dès l’origine devraient se résoudre par une différence : mais il faudrait pour cela prouver qu’une convention spéciale a été faite dans ce but, ce qui en fait n’arrive pas. La loi du 28 mars 1885 a eu pour but d’empêcher qu’on opposât cette exception aux marchés à terme, qui ont été conclus dans les formes usitées sur les bourses. V. jugement du Tribunal civil de la Seine, 1er décembre 1888, dans la Gazette des tribunaux du 19 janvier 1889. Cf. Levé. Code de la vente commerciale (Pedone, 1891), p. 434.
  63. En 1884, la législature de l’Ohio a passé un bill punissant d’une amende de 50 à 100 dollars, et d’un emprisonnement de un à trois mois, tous ceux qui feraient des transactions in margins or futures sur les blés, les huiles, les denrées alimentaires. Le Wisconsin, l’Arkansas, le Mississipi et l’lllinois ont des lois semblables depuis longtemps, mais qui restent sans application.
  64. Le Code de commerce portugais de 1888 est le seul code moderne, qui ait reproduit le système de la jurisprudence française antérieur à la loi de 1885. V. art. 365 à 380.
  65. V. David Cohn, op. cit., pp. 48 et suiv.
  66. Étymologiquement, agio veut dire la différence entre la valeur portée dans une lettre de change et le prix pour lequel elle est négociée. L’expression d’agiotage été employée d’abord pour désigner les spéculations sur les différences de valeur entre le papier-monnaie et les espèces métalliques. En soi, ces spéculations sont parfaitement légitimes et elles sont le seul frein efficace aux folies et au despotime des gouvernements qui recourent au papier-monnaie. L’on comprend dans quel but intéressé les gouvernements ont cherché à flétrir ces spéculations. Toutefois il faut reconnaître qu’elles ont dû bien souvent donner lieu aux manœuvres coupables que nous décrivons au texte.
  67. Cette manœuvre-là est déjouée par les corporations commerciales, qui établissent un service d’informations permanent placé à la disposition de tous leurs membres. Le Cotton Exchange de la Nouvelle-Orléans est arrivé sur ce point à la perfection. Chaque jour l’état de la température sur tous les points du Cotton belt est indiqué dans son grand hall par des dépêches télégraphiques.
  68. Henri Desaguliers en parle en ces termes, dans l’Instruction abrégée sur les livres à double partie (pp. 36-37), qui est jointe à l’édition de 1721 du Traité général du commerce d’Amsterdam, de Samuel Ricard : « Nous ne pouvons approuver de tels monopoles, qui ne butent (en se rendant maîtres des marchandises) qu’à se faire seuls riches et opulents, par tromperie et sur la ruine d’une infinité de familles, lesquelles se voient souvent (par de telles entreprises) réduites à la mendicité et à la misère, par une obscure soumission des chefs à se blouser dans leur propre ruine, en faisant comme les autres trompeurs, ainsi par considération, la volonté de tels Monopoleurs, ennemis du genre humain, lesquels prétendent, rendre un chacun esclave de leurs volontés avec mépris et selon leurs raisons (plutôt babil et caquets) ; les autres n’entendent rien dans le négoce ni commerce, il n’y a que leur esprit trompeur et superfin en supercherie qui sache tout, il n’y a point de Paon ou Pan, qui sache mieux faire la roue et se mirer dans sa queue aux rayons du soleil, que ces sortes de personnes dans leurs allées et venues ou directions et machinations. On laisse à toute chrétienne régence à faire leurs réflexions nécessaires pour pouvoir empêcher et prévenir de telles entreprises trompeuses et ruineuses pour tous les habitants de chaque ville. »
  69. C’est à tort que certains auteurs ont nié l’influence possible des opérations fictives sur les cours. Elle est très réelle. V. Arthur Crump, op.cit., p.21, et David Cohn, op. cit., pp. 73-74. Cf. the Economist, 4 et 11 février, 15 septembre 1888. D’après les règles du Cotton Exchange de la Nouvelle-Orléans, toute personne, qui a fait enregistrer une vente fausse, est punie de l’expulsion. La Caisse de liquidation du Havre punit de peines disciplinaires « le courtier garant convaincu d’avoir laissé en blanc le nom du contractant ou d’avoir fait enregistrer un contrat sans avoir au préalable conclu l’affaire ».