Le capital, la spéculation et la finance au XIXe siècle/Chapitre 6

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CHAPITRE VI

LA MORALE DANS LE COMMERCE ET L’INDUSTRIE


  1. La morale et les affaires.
  2. La fonction économique du commerce.
  3. La force obligatoire du contrat et les vices du consentement : la violence, le dol et la fraude.
  4. La notion de l’équivalence dans les contrats commutatifs et la théorie du juste prix.
  5. La fixation légale des prix et le jeu de l’offre et de la demande comme mode de détermination du juste prix.
  6. Les conditions anciennes du commerce.
  7. L’organisation moderne du commerce.
  8. La concurrence : son principe et ses limitations morales.
  9. La question des grands magasins.
  10. Des monopoles et de leurs diverses sortes.
  11. Les anciens et les nouveaux monopoles.

I. — Avant d’exposer les grandes spéculations commerciales de notre temps sur les marchandises et sur les valeurs de Bourse, nous voulons rappeler les principes de morale qui doivent guider les hommes dans les contrats à titre intéressé, ou dans les échanges, pour parler la langue économique.

Les jugements que le public porte sur les transactions commerciales tombent généralement dans deux excès.

Ou bien on les condamne au nom de sentiments non raisonnés et de préjugés, et, une fois devant la réalité des faits, on se dérobe en déclarant que la morale est inapplicable au commerce[1]. [fin page 189]

Ou bien par une réaction inévitable, on amnistie indistinctement toutes les manœuvres par lesquelles les hommes s’enrichissent, même aux dépens de leurs semblables, pourvu qu’elles se produisent en grand et que le succès les couronne.

L’économiste ne peut adopter ni l’une ni l’autre de ces manières de penser. Si une pratique est réellement nécessaire à la vie du genre humain, elle est légitime, et si elle est immorale dans son essence (et non pas seulement par la fraude qu’on y introduit), elle n’est ni nécessaire, ni utile à la conservation de la vie civile.

Ce critérium premier, auquel on est forcément ramené, nous en trouvons la formule la plus complète dans le corps de décisions qu’a élaboré la théologie morale. Elle s’est, en effet, approprié les résultats de la philosophie stoïcienne et de la jurisprudence romaine, et les a constamment tenus au courant des formes nouvelles de l’activité humaine.

Le principe qui le domine est celui de la liberté ; car, toute vie humaine ayant une valeur propre, on ne saurait apporter de limitation à la liberté de l’individu qu’autant qu’un acte offense effectivement la loi morale. Charger les consciences de fardeaux non justifiés est un attentat grave à la liberté humaine. Des lettrés superficiels et ignorant les faits économiques ont seuls pu taxer de relâché ce corps de décisions auquel, dans le cours des siècles, scolastiques, civilistes, canonistes et casuistes ont apporté chacun leur tribut[2].

L’application de cette doctrine aura pour résultat de justifier dans bien des cas les pratiques du commerce et de réduire à leur pure valeur de survivance coutumière des préjugés, qui ont pu du reste avoir une base réelle dans d’autres états sociaux (§ 6).

En même temps, elle fera entendre une condamnation sévère à des pratiques contemporaines que couvrent à l’envi l’impunité judiciaire et de lâches complaisances dans la vie du monde[3].

Sans doute, la loi civile ne peut atteindre tous les actes coupables ; elle doit en laisser un grand nombre impunis pour ne pas empêcher le bien de se produire. Il n’en importe que plus de former la conscience individuelle et publique : la conscience individuelle d’abord, car la pénétration des idées de justice, dans le plus grand nombre d’âmes, est le moyen primordial de moralisation : la conscience publique aussi, car l’opinion, par la presse, par l’association, voire par cette mise en interdit qu’on appelle le boycottage, peut beaucoup pour faire prévaloir la morale dans les affaires au delà du point où le législateur civil est obligé de s’arrêter.

Seulement il faut savoir exactement en quoi consiste la morale dans les affaires et ne pas y mêler des préventions renouvelées d’Aristote, qui déclare le commerce méprisable, parce que les commerçants recherchent le gain, au lieu de s’occuper uniquement de l’acquisition de la sagesse !

C’est la perspective du gain seule cependant qui peut engager les commerçants à accomplir le vaste travail que comporte le service d’approvisionnement et à courir les risques qui y sont inhérents (chap. vii, § 1). Une saine morale leur demandera seulement : — 1° d’observer dans toutes leurs opérations les règles de la justice commutative ; — 2° d’accomplir le précepte de la charité dans la mesure où il est obligatoire pour chacun selon ses facultés et d’après les circonstances externes ; — 3° de coordonner leur recherche du gain au but suprême de la vie par une discipline intérieure[4]. [fin page190-191]

Les deux derniers points sont du domaine de la conscience individuelle. Nous avons à déterminer ici seulement les règles de la justice commutative dans les affaires.

II. — Les régies que nous allons résumer s’appliquent aussi bien aux échanges conclus directement entre producteurs et consommateurs qu’à ceux faits par les commerçants de profession. Il n’y a pas à ce point de vue de distinction essentielle entre ces deux classes. Le consommateur dans ses achats et le producteur dans ses ventes cherchent chacun à faire une bonne affaire, tout comme le commerçant. Ce dernier seulement fait de l’échange sa profession principale.

L’essence du commerce est d’acheter en vue de revendre, ce qui comporte essentiellement la spéculation, c’est-à-dire la prévision de la hausse ou de la baisse des prix. Il devient une fonction spéciale dans toute société qui sort de l’état rudimentaire. Transporter les produits, les distribuer en détail au fur et à mesure des besoins des consommateurs, entretenir d’une manière constante des approvisionnements dans des centres où consommateurs et producteurs trouvent à leur moment et abondamment, soit les subsistances, soit les matières premières de leur industrie, voilà le triple service que rend le commerce et qui justifie ses gains.

Non seulement le commerçant recueille les produits épars chez les agriculteurs ou les artisans disséminés ; mais encore il les classe selon leurs qualités, il les assortit, leur fait parfois subir une dernière préparation répondant aux habitudes du consommateur, toutes choses qui ne sont pas indifférentes ; car c’est ce qui en fait des produits marchands, selon l’expression courante.

Quelque élevés que les gains du commerce aient pu être à certaines époques (§ 6), ils sont toujours très inférieurs aux dépenses que les consommateurs auraient eu à faire pour se procurer directement les produits. La concurrence les réduit de plus en plus ; mais en soi ils ont une cause parfaitement légitime, quand même le commerçant n’a ajouté aucune élaboration au produit et ne l’a pas transporté luimême. Le service d’approvisionnement est celui auquel les deux autres se ramènent en réalité[5]. Il a pris de nos jours une importance spéciale (§ 7). C’est à bon droit que l’économie politique moderne a condamné l’erreur des Physiocrates, qui rangeaient les commerçants parmi les classes stériles et qu’elle les regarde comme producteurs d’utilité, ainsi que les agriculteurs et les manufacturiers.

III. — Le contrat crée des obligations entre les hommes, à cause précisément de leur liberté native et de leur égalité spécifique. La force obligatoire du contrat, toujours reconnue en principe, était paralysée dans les régimes sociaux qui attachaient les hommes à différentes professions suivant leur naissance par des engagements forcés et ne reconnaissaient pas la liberté de la propriété. Elle l’était surtout par le symbolisme juridique, qui, chez les peuples primitifs, confondant le mode de preuve avec l’obligation, faisait dépendre celle-ci de l’accomplissement de certains rites. La philosophie et le christianisme ont successivement fait prévaloir de plus en plus l’idée que le contrat a, par lui-même, une force obligatoire[6].

Le consentement doit être libre. Or, la liberté des contractants peut être viciée par deux causes : la crainte ou l’erreur.

Nous ne parlerons pas de l’annulation des obligations contractées sous l’empire de la crainte ; car les faits de violence sont devenus insignifiants dans notre état social. [fin page192-193]

Quant à l’erreur seule, isolée des manœuvres qui ont pu la déterminer, elle n’est une cause de nullité des contrats que lorsqu’elle tombe sur la substance même de la chose qui en est l’objet (art. 1110 du Code civil) ; dans ces conditions, elle est rarement invocable. Mais le dol, qui produit l’erreur, et la tromperie sur la qualité de la marchandise vendue sont d’autant plus fréquents que le commerce s’étend et que la moralité positive diminue (chap. xiii, § 4).

Les jurisconsultes romains se préoccupèrent de bonne heure de la répression du dol. Ils ont poursuivi le dol d’abord dans les contrats dits du droit des gens, dans les formules desquels ils introduisirent les clauses exigeant la bonne foi, ex fide bona, œquius melius, in fiducia, ut inter bonos bene agier ; puis le préteur Aquilius Gallus créa l’action de dolo malo, où Cicéron pouvait voir à juste titre l’everriculum malitiarum omnium. En effet, d’après Labéon, il faut entendre par dol omnem calliditatem, fallaciam, machinationem ad circumveniendum, fallendum, decipiendum alterum adhibitum, ce que Domat traduit : « toute surprise, fraude, finesse, feintise et autre mauvaise voye pour tromper quelqu’un ; » en sorte que, suivant un autre jurisconsulte, le juge peut atteindre tout acte perpétré per occasionem civilis juris contra naturalem œquitatem[7].

Le droit canonique et les législations modernes n’ont eu sous ce rapport qu’à suivre la jurisprudence romaine. Les jurisconsultes durent veiller à ce que l’on n’abusât pas des rescisions offertes par cette exception. Ils déclarèrent que les tromperies, qui n’avaient pas été la cause déterminante pour laquelle on avait contracté, n’entraîneraient point la nullité du contrat, afin de maintenir la stabilité des conventions. La conscience, dans la condamnation des mensonges et tromperies, va naturellement plus loin que la jurisprudence civile. Il faut, dans cet ordre d’idées, redire avec le jurisconsulte Paul :non omne quod licet honestum est[8] et avec Cicéron : ita nec ut emat melius nec ut vendat, quidquam simulabit aut dissimulabit vir bonus[9].

La dissimulation par le vendeur des vices de la chose, s’ils sont cachés, ou si, par sa position professionnelle de marchand, il est seul en état de les connaitre, est contraire à la morale[10]. La loi civile n’a pu faire de ce principe qu’une application assez restreinte aux vices rédhibitoires. Des lois récentes dans tous les pays ont réprimé, même par des peines correctionnelles, les simples tromperies et appellations mensongères données à des produits d’un usage général, sur lesquels la fraude est particulièrement dangereuse pour la santé ou pour la production, tels que les vins, les beurres, les engrais[11]. Ces fraudes, en effet, ont pris de nos jours une redoutable extension en proportion même des progrès de la chimie et de la plus grande capacité professionnelle des producteurs[12]

La condamnation au point de vue de la conscience de la réticence sur les vices de la chose vendue est de grande conséquence. Les moralistes décident que l’on ne peut vendre une créance dont le débiteur est insolvable, alors que le vendeur connaît cette situation et que l’acheteur l’ignore[13]. C’est sur ce principe que Daguesseau, en 1720, dans son Mémoire sur le commerce des actions de la Compagnie des Indes, se basait pour soutenir que, l’effondrement total des actions étant dès lors certain, on ne pouvait plus les vendre ; car c’était vouloir repasser sa perte à autrui[14]. De nos jours, la même solution doit être, semble-t-il, appliquée aux valeurs de Bourse que l’on sait, par des informations particulières, n’avoir pas de valeur réelle, au moins si on les vend à un prix qui ne soit pas en rapport avec cet alea[15].

IV. — Les jurisconsultes romains, après avoir réprimé le dol qui aurait déterminé un contrat et particulièrement les tromperies sur la nature ou les qualités de la marchandise, avaient estimé que la lésion qu’une partie éprouverait sur le prix, soit en ayant vendu à trop bon marché, soit en ayant acheté trop cher, n’appelait pas l’intervention du magistrat. Chacun,. leur semblait-il, avait ou devait avoir une notion assez nette de la valeur de l’argent pour ne pas se laisser prendre aux exagérations de langage usitées dans les transactions courantes[16]. Ils ne méconnaissaient nullement le principe que la valeur des produits et des services, quoique variant incessamment, est déterminée par des lois naturelles et est appréciée sûrement par le bonus pater familias, c’est-à-dire par l’opinion des gens à ce connaissant. Constamment, soit dans certaines actions, soit dans les restitutiones in integrum, les magistrats et les arbitres avaient à appliquer cette notion[17]. Aussi un rescrit de Dioclétien put-il, sans contredire à aucun principe juridique, accorder au vendeur la faculté de faire rescinder la vente faite pour un prix inférieur de plus de moitié à la valeur de la chose, alors même qu’aucun dol n’avait été employé[18].

C’est la première manifestation de la théorie du juste prix. Elle est l’application juridique de cette notion économique que, dans les contrats commutatifs, les produits ou services échangés doivent être équivalents, puisque l’avantage que reçoit l’une des parties est la cause de l’avantage qu’elle s’engage à procurer à l’autre partie[19]. Le prix payé par l’acheteur est la cause de l’obligation du vendeur de livrer la chose ; la livraison de la chose par le vendeur est la cause de l’obligation de l’acheteur de payer le prix. Cette notion plus épurée du droit paraît due à l’influence chrétienne. Saint Paul avait dit : « ne quis supergrediatur neque circumveniat in negotio fratrem suum, quoniam vindex est Dominas de his omnibus[20]. » Cette doctrine fut d’abord appliquée au vendeur qui n’avait pas reçu l’équivalent de sa chose, parce qu’habituellement sa position est plus mauvaise que celle de l’acheteur. C’est le cas notamment de celui qui cherche à vendre un immeuble, cas auquel le droit civil moderne a restreint l’application de la loi romaine. Mais le principe dans sa généralité s’applique aussi à la situation inverse de l’acheteur qui ne reçoit pas l’équivalent de son argent.

Effectivement les plus anciens monuments du droit canonique insistent sur l’injustice qu’il y a à abuser de la position spéciale d’un acheteur pour lui vendre au delà du prix courant. « Placuit ut presbyteri admoneant plebes suas ut et ipsi hospitales sint et non carius vendant transeuntibus quam mercato vendere possint, » dit un ancien concile[21]. D’après saint Thomas, qui généralise la solution, il est également injuste d’acheter au-dessous du juste prix et de vendre au-dessus[22]. La spéculation commerciale, la recherche du gain ne pouvait plus désormais s’exercer que sur les éléments impersonnels du marché et non plus exploiter la situation personnelle de tel ou tel acheteur. « Indigentia istius vel illius hominis non mensurat valorem, sed indigentia communitatis eorum qui inter se commutare possunt, » écrit Buridan, avec une remarquable précision de langage[23].

Un principe fécond de moralité et de modération pénétrait ainsi dans la société. La liberté nécessaire aux transactions, la légitime recherche de l’intérêt personnel n’en étaient nullement gênées ; car saint Thomas ajoute avec beaucoup de justesse : Justum pretium non est punctualiter determinatum, sed magis in quadam œstimatione consistit, ita quod modica additio vel minutio non videtur tollere œquitatem justitiœ[24]. C’est là-dessus que les scolastiques postérieurs ont basé leur distinction entre le supremum, le medium et l’infimum justum pretium, disant qu’il était défendu de vendre au-dessus du supremum et d’acheter au-dessous de l’infimum justum pretium, sans que cette classification ait ajouté plus de précision au principe posé par le grand docteur.

Cette règle morale s’appliquait seulement au domaine de la conscience. Saint Thomas expliquait fort bien que le législateur civil devait se borner à réprimer les abus les plus graves, notamment à rescinder la vente, seulement quand le vendeur éprouvait une lésion d’outre moitié[25].

La théorie du juste prix dut engager davantage les législateurs municipaux dans une pratique que leur avait léguée le Bas-Empire, à savoir : de fixer les prix des produits sur le marché intérieur aussi bien dans l’intérêt des producteurs que dans celui des acheteurs[26]. C’était là une institution communautaire rentrant dans la donnée générale des régimes de contrainte et de classification sociale, propres au moyen âge ; d’ailleurs elle n’était pas poussée à l’extrême, car sur les foires la concurrence reprenait tous ses droits. Habituellement, elle n’était appliquée qu’aux marchands de détail (en allemand Krœmer par opposition à Kaufman). Les négociants en gros, qui faisaient les opérations de transport et le service d’approvisionnement y échappaient au moins quand il ne s’agissait pas du blé (cf. chap. viii, § 1).

Les scolastiques enseignaient que quand il y avait une fixation légale des prix, — si d’ailleurs cette fixation était juste[27], — les particuliers devaient l’observer. Mais ils reconnaissaient aussi que les prix étaient fixés naturellement par la commune estimation et qu’ils variaient fréquemment, indépendamment du travail ou des frais de transport qui y auraient été incorporés, suivant le rapport des offres et des demandes, [fin page198-199] quia pretium rei est mutatum secundum diversitatem loci vel temporis[28].

V. — Quoique les fixations légales des prix usitées au moyen âge et dans l’ancien régime fussent surtout inspirées par la croyance erronée que le législateur pouvait faire à sa volonté le bon marché et dominer les conséquences de la rareté des marchandises, il faut cependant tenir compte de l’isolement où se trouvaient les villes et les cantons ruraux ainsi que du fractionnement des marchés. Des monopoles locaux étaient constamment à redouter et à déjouer.

Les producteurs et les propriétaires ou détenteurs d’agents productifs, dit M. de Molinari, étaient pour la plupart en possession d’un monopole naturel dû à l’étroitesse et à l’insuffisance du marché. Grâce à ce monopole, ils pouvaient établir le prix de leurs services plus ou moins au-dessus du taux nécessaire auquel les aurait ramenés la concurrence. De là la nécessité de coutumes, de réglementations ou de taxes destinées à y suppléer[29].

C’est au nom de ce principe, quoique les mêmes raisons de fait n’existent plus, que certaines municipalités françaises taxent encore le pain et la viande, par une pratique unique dans le monde civilisé.

L’idée que la mise en présence des offres et des demandes est la meilleure détermination du juste prix était en germe dans la théorie sur les ventes faites aux enchères. On admettait que le juste prix était déterminé par le résultat même de la vente ; c’est là en effet que les offres et les demandes se produisent de la manière la plus impersonnelle[30]. Elle était aussi à l’état latent dans les règlements municipaux, qui obligeaient à apporter toutes les marchandises sur le marché et à conclure les transactions en public ; car le propre du marché est de mettre en présence les offres et les demandes et de laisser leur égalisation se faire d’elle-même[31].

Quand les communications furent moins intermittentes, cette vérité devint évidente, surtout dans les pays où le commerce était le plus développé. Là où l’ancien état économique se maintenait, comme en France et en Allemagne, Gerson, Biehl, Trithemius, Langenstein déclaraient que le gouvernement étant plus sage que les citoyens, c’était à lui à tarifer les marchandises et les salaires, sans tenir compte des variations du marché et uniquement d’après leur prix de revient[32]. Mais en Italie et en Espagne les canonistes avaient des vues plus judicieuses. Bernardin de Sienne et saint Antonin de Florence insistent pour que, tout en combattant les monopoles, on ne cherche pas à empêcher les différences normales de prix qui peuvent se produire selon les temps, les lieux et les personnes[33].

Au siècle suivant, un progrès ultérieur dans la doctrine se réalise. Médina, célèbre théologien espagnol, reconnaît expressément en 1513 que les prix des marchandises peuvent être légitimement fixés par le jeu des offres et des demandes[34]. Les abus résultant des fixations officielles des prix, qui la plupart du temps prétendaient imposer des salaires trop bas aux ouvriers et des prix au-dessous du cours aux marchands, faisaient naître, au point de vue même de la conscience, des difficultés dont les écrivains engagés dans les anciennes idées ne savaient se tirer. Molina citait en 1591 les maux de toute sorte occasionnés en Portugal par la taxation des prix et leur inefficacité pratique[35]. Enfin le cardinal de Lugo, qui avait été appelé d’Espagne pour succéder à Suarez au Collège romain, se demande, dans son fameux traité de Justifia et Jure, s’il vaut mieux fixer le prix des denrées par une loi ou un décret du magistrat, ou bien l’abandonner à l’appréciation mobile des hommes, c’est-à-dire aux fluctuations du marché : Dubitari solet an expediat magis quod pretia rerum lege taxentur vel magistratus decreto, quam quod incertœ et variabili hominum œstimationi relinquantur (t. I, disp. XXVI, sect. IV, n° 50), et après avoir rapporté les avis des auteurs, il s’exprime ainsi : cette question regarde plutôt les politiques que les théologiens, et il y a de part et d’autre des raisons et des difficultés. » Il fait ressortir l’inconvénient spécial résultant d’une taxe uniforme pour des marchandises qui, bien que de même espèce, présentent nécessairement des différences dans la qualité, telles que les étoffes, l’huile, le vin, le blé. Puis il continue en faisant ainsi appel à son expérience personnelle :

En Italie, où il n’existe pas de taxe du blé, on souffre rarement de la disette, et le blé est presque toujours à plus bas prix qu’en Espagne, où ce sont les prétentions des vendeurs qui ont forcé d’établir la taxe. Celle-ci, en effet, devient plus nécessaire lorsqu’il y a lieu de craindre qu’il ne s’établisse des monopoles, c’est-à-dire plus ordinairement là où il ne se trouve qu’un petit nombre de marchands, surtout pour les objets de première nécessité. L’obligation de passer par leurs mains contraint les acheteurs de subir leurs exigences ; tandis que si les vendeurs sont nombreux, ils s’entendent plus difficilement pour hausser les prix. Il s’établit alors entre eux une concurrence à qui écoulera le plus promptement ses marchandises en alléchant les acheteurs par des prix plus doux.

Après ces grandes leçons de l’expérience, comment un théologien allemand contemporain, le Père Lehmkuhl, peut-il exprimer le vœu d’une taxation universelle des salaires et des produits[36] ?

VI. — Pour que le jeu de l’offre et de la demande soit un mode légitime de détermination des prix, — et là où il est possible, il est le seul légitime[37], — il faut un certain nombre de conditions économiques : amplitude du marché, connaissance de la chose objet du contrat chez les parties, liberté de leur part ; en un mot, il faut que la concurrence existe en fait comme en droit. Là où elle ne peut se produire, le législateur est obligé, même de nos jours, d’en revenir aux taxations de prix pour empêcher les abus du monopole (§11).

Ces conditions n’ont pas toujours existé. Ne pas tenir compte de ce fait quand on juge le passé est aussi injuste qu’il est absurde de prétendre en faire revivre les institutions, d’ailleurs fort imparfaites, dans un milieu complètement différent.

Là est l’explication des préventions contre la profession commerciale qui ont été si répandues. Elles ont eu sans doute pour première cause les tromperies et les mensonges auxquels les marchands ont recours trop souvent. « Ce n’est pas chose facile, disait Trithemius, de garder toujours une stricte probité, lorsqu’on est engagé dans le commerce.  » C’est ce qui inspirait déjà à Cicéron, d’ailleurs si plat devant les chevaliers exploiteurs des impôts et usuriers en grand, son jugement sévère sur le commerce de détail.

Il faut aussi tenir compte d’un préjugé particulier aux lettrés. Aristote, qui voit dans le brigandage, tel que le pratiquaient de son temps les ancêtres du roi des montagnes, un mode naturel d’acquisition, déclare le commerce méprisable, parce que les gains réalisés par l’échange ne sont pas immédiatement fondés sur la nature[38]. « Les marchands sont les plus faux et les plus sordides d’entre les hommes, écrivait Érasme. Ils pratiquent la plus méprisable des industries. Bien qu’ils soient menteurs, parjures, voleurs et ne soient occupés qu’à duper les autres, ils veulent être partout les premiers, et, grâce à leur argent, ils y réussissent. »

Le vulgaire croit que le commerce n’augmente pas la richesse publique, parce qu’il se bornerait à faire passer les valeurs d’une main dans une autre, en prélevant un bénéfice au détriment des producteurs et des consommateurs.

L’analyse économique démontre que, par le fait du transport, de l’approvisionnement, de la distribution, il y a une véritable production d’utilité. La qualité qu’ont les produits de satisfaire des besoins humains varie en effet suivant les lieux, et d’autre part le temps épargné par le commerçant tant aux producteurs qu’aux consommateurs est, contrairement à un vieux dicton, ce qu’il y a de plus coûteux au monde.

La place inférieure, attribuée au commerce dans la hiérarchie des industries comparativement à l’agriculture et aux arts manufacturiers[39], s’explique cependant par deux considérations.

1° Le commerçant trouve son gain dans l’écart entre le prix d’achat et le prix de vente. Il réalise souvent des profits, même quand ses prix d’achat ne sont pas rémunérateurs pour le producteur ou quand ses prix de vente sont très durs pour le consommateur. Les années de disette étaient autrefois les belles années du commerce maritime dans la Méditerranée. L’intérêt immédiat du commerçant n’est donc pas aussi étroitement lié que celui de l’agriculteur ou du manufacturier à l’intérêt général. Des intermédiaires peuvent élever de grandes fortunes dans les époques de calamité publique, notamment pendant les guerres. C’est seulement sur une période d’une certaine durée que se manifeste l’identité d’intérêts des trois grandes branches du travail humain.

2° Le marchand de profession, qui achète seulement en vue du profit qu’il retirera de la vente, a un avantage marqué sur le producteur isolé, agriculteur ou artisan, qui est généralement obligé de vendre immédiatement. Il est d’ailleurs le seul des deux contractants à connaître l’état du marché et son opinion fait, en réalité, les prix. Cet avantage est très marqué là où le commerce se fait sous la forme de troc. Le marchand européen, qui se procure une dent d’ivoire en donnant au noir d’Afrique une pièce de cotonnade bariolée, profite évidemment d’une différence de valeur réelle suivant les lieux. Mais il y a autre chose dans cette transaction : le prix monte pour l’acquéreur en raison de l’utilité subjective, du plaisir qu’il retirera de la possession de la cotonnade et cette pièce de cotonnade est la seule que de longtemps il ait l’occasion d’acquérir. Le marchand, au contraire, est influencé uniquement par la valeur en échange courante qu’a la cotonnade au lieu de production et par le prix qu’il peut retirer en Europe de la dent d’ivoire. De là l’énormité de ses profits[40].

Par la force des choses, le commerce, dans l’antiquité, reposait plus ou moins sur des monopoles de fait[41]. Les risques aussi étaient en proportion. Au moyen âge encore, les commerçants devaient être des hommes de guerre. Ils ne réussissaient dans leurs expéditions lointaines qu’à la condition de former des groupes étroitement solidarisés, comme les Lombards, les Florentins, les Hanséates, les Génois, les Catalans. Ils faisaient le commerce dans l’Europe continentale à peu près comme les Européens le font aujourd’hui en Chine et au Japon, avec la concurrence entre eux en moins. Le génie de quelques hommes rares trouvait dans ces circonstances le moyen de s’élever très haut. Tel fut Jacques Cœur. Il faut lire dans le beau livre de M. de Beaucourt le récit de sa grandeur commerciale et de l’envie qu’elle excitait. « Naguères il était un povre compaignon, dit Jouvenel des Oursins ; mais j’ai veus par lettres escrites de sa main qui se dit presque riche de V à VI cent mille escus : aussi il a empoigné toute la marchandise de ce royaume et partout a ses facteurs, qui est enrichir une personne et appovrir mille bons marchands. » La protection dont le pape Nicolas V le couvrit dans sa disgrâce suffirait à justifier ce grand homme, quand même une meilleure connaissance des faits économiques ne nous ferait pas reconnaître dans ces accusations le langage de la jalousie[42]. Nous ne connaissons rien dans l’histoire de comparable à l’énergie et à la hardiesse de conception des marchands italiens qui du xiie au xive siècle établissaient leurs comptoirs dans toutes les contrées de l’Europe[43]. Ils furent les propagateurs les plus actifs d’une culture supérieure et il n’est point étonnant que les conciles et les Papes par leur intervention constante, que les princes, par leurs faveurs, les aient encouragés et soutenus, jusqu’au jour où chaque pays eut une classe industrielle et commerçante nationale. Au xvie et au xviie siècle, les marchands hollandais et anglais ont joué hors d’Europe le même rôle au profit de leur patrie respective, mais sans avoir la même grandeur morale ni remplir le morne rôle de haute civilisation.

En réalité, jusqu’au commencement de ce siècle, le commerce dans l’intérieur des pays continentaux portait seulement sur des objets de luxe, dont le prix élevé pouvait couvrir les frais de transport. Sur les rivages de la mer ou le long des fleuves facilement navigables, il avait en outre pour objet les céréales, au moins dans les années de disette. Nous avons sous les yeux un Traité général du commerce imprimé à Amsterdam en 1781, où sont décrites les opérations du commerce qu’on faisait à cette époque dans les divers pays de l’Europe. Les profits dont il est question sont bien supérieurs à ceux d’aujourd’hui, mais aussi quels risques !Accidents de transport terrestre ou maritime, droits de douane et péages à chaque passage, gênes de toute sorte et intermédiaires de tout rang imposés au commerçant par les autorités locales, chances de guerre, d’embargo ou de blocus, difficultés des règlements judiciaires à l’étranger, complication et haut prix des changes, mais aussi exploitation du producteur local et rançonnement du consommateur, tel est le tableau du commerce d’il y a cent ans. Voici notamment ce qu’il était dans les pays méridionaux de l’Europe :

Comme l’argent y est rare, spécialement parmi les paysans et les fermiers de la campagne, les riches particuliers qui possèdent quelques capitaux ont les plus belles occasions d’en tirer un bon parti, en avançant des sommes, avant le temps des récoltes, aux paysans qui très souvent sont dans le besoin. Dans ces conjonctures, le capitaliste fait presque toujours la loi à l’emprunteur, qui s’engage de rembourser la somme qu’on lui avance en denrées ou marchandises de la récolte prochaine. Les vins, les huiles, les blés, la soie et d’autres pareils articles sont ordinairement les objets sur lesquels les capitalistes dans ces pays font leurs spéculations. Il n’y a point d’année qu’ils n’en retirent un bénéfice au moins honnête et il arrive fréquemment qu’ils font des profits considérables. On en sera peu surpris, si l’on fait attention que les capitalistes, en avançant leur argent aux paysans, stipulent expressément dans leurs conventions que la valeur leur en sera délivrée en marchandises au prix qu’on spécifie, qui presque toujours est fort au-dessous de ce que ces marchandises vaudront probablement au temps de la récolte, quand même elle serait abondante. On voit dans ces sortes de spéculations des exemples de bénéfices de 30 et même 100 p. 100 ; les plus ordinaires sont depuis 10 jusqu’à 30 et même 50 p. 100. C’est principalement dans les pays méridionaux, comme dans l’Andalousie, la Catalogne et le royaume de Valence, en Espagne, dans la Provence, le Languedoc, la Bourgogne, la Champagne et quelques autres provinces de France, dans le Piémont et d’autres pays en Italie, que ce commerce se fait avec le plus d’avantage pour ceux qui s’y livrent avec une sage circonspection. Il y a dans ces différents pays beaucoup de négociants étrangers qui s’y sont établis, afin d’y faire le commerce de commission et de spéculation en même temps, en achetant soit aux habitants même de la campagne, soit à de riches particuliers qui ont acheté de ceux-ci les fruits de la récolte, les articles qu’il leur faut pour envoyer à leurs amis dans l’étranger.

On retrouve encore aujourd’hui quelques traits des anciennes conditions du commerce dans le marchand, qui achète sur les foires et les marchés les produits de l’agriculture ou ceux des industries domestiques. Il a la même position avantageuse et ses profits d’intermédiaire sont souvent excessifs[44]. Mais dans le grand commerce, la concurrence entre les négociants et surtout l’établissement des grands marchés où règne la publicité la plus large et où les producteurs sont organisés, eux aussi, diminue de plus en plus cet avantage du marchand contre le producteur isolé et réduit le taux de ses profits. Sans doute de puissants négociants prennent sur ces marchés une situation prépondérante et élèvent de grandes fortunes ; mais ils le doivent à l’immensité de leurs opérations ; car le bénéfice qu’ils prélèvent sur chaque consommateur et chaque producteur est beaucoup plus réduit que celui des petits ou moyens marchands d’autrefois (§ 9).

VII. — La constitution de ces grands marchés pour les principales matières premières et denrées de large consommation est un des phénomènes qui donnent à notre siècle, au point de vue économique, un caractère tout spécial.

Au lieu des champs de foire, des halles, des changeurs et courtiers investis d’un monopole, des sauf-conduits, des exemptions de droit de transit et du jus stapulœ, des tribunaux spéciaux, nous voyons aujourd’hui, aux jonctions des chemins de fer et dans les gares maritimes, des docks immenses, dans lesquels les marchandises sont emmagasinées, classées selon des types marchands, soignées jusqu’au jour de leur entrée dans la consommation, dispensées provisoirement du paiement des droits de douane, en sorte que, selon les variations des cours, le négociant peut les réexporter sur un marché plus avantageux. Des journaux, des offices de publicité spéciaux à chaque nature de marchandises munis du télégraphe électrique et du téléphone, tiennent les intéressés plusieurs fois par jour au courant des stocks disponibles, des affaires conclues, des cours pratiqués. [fin page208-209]

Une sorte de hiérarchie s’est établie entre ces marchés. Au-dessus de ceux qui recueillent les denrées près des lieux de production s’élèvent des marchés que leur situation géographique fait des centres de distribution. On les appelle marchés régulateurs, parce que c’est là que les prix se nivellent et que la distribution s’opère par des ordres envoyés aux marchés secondaires. C’est ainsi qu’en Europe le marché des blés et des farines s’est établi à Londres, au Havre, à Paris, à Marseille, à Odessa, à Manheim, à Romanshorn et autres villes du lac de Constance où viennent aboutir les lignes ferrées l’Europe centrale. Le marché des cotons s’est fixé à Liverpool, à Brème et au Havre ; celui des cuivres et des métaux précieux à Londres ; celui des fontes en Angleterre, à Glascow et à Milddleborough ; celui des soies à Lyon, à Milan et à Londres ; celui des cafés à Amsterdam et au Havre ; celui des laines à Londres et à Anvers ; celui des sucres à Hambourg, à Magdebourg, à Amsterdam, à Paris ; celui du pétrole à Brème, etc. Cette organisation assure une économie considérable de forces et de temps aux commerçants et aux industriels. Parmi ceux-ci, quelques-uns, les plus grands, trouvent cependant avantage à s’approvisionner directement aux lieux de production. Mais c’est l’exception.

Les grandes foires du moyen âge, dont aujourd’hui encore celle de Nijni-Novogorod demeure un spécimen si intéressant, étaient comme des ébauches de cette organisation. Les marchés modernes sont des foires permanentes et spéciales. Des procédés commerciaux particuliers et une organisation appropriée s’y sont développés[45].

Cette concentration des marchés a un résultat considérable : tandis que jadis la consommation était toujours exposée à se trouver à court, aujourd’hui, pour tous les produits qui répondent à des besoins généraux, l’approvisionnement dépasse d’une manière à peu près constante la consommation. Les écarts énormes des prix au détriment du consommateur ne sont plus possibles. En ce qui touche les céréales, par exemple, durant l’hiver de 1816 à 1817, à Strasbourg, l’hectolitre de froment se vendit un moment 80 francs. En 1819, il se vendait à Toulouse 17 francs. De 1870 à 1885, il a oscillé seulement entre 25 fr. 65 et 19 francs dans toute la France. Dans l’intérieur du pays, il y avait autrefois des variations de 6 à 7 francs par hectolitre entre l’Ouest et le Nord d’une part, et le Sud-Est de l’autre. L’écart ne dépasse pas 2 fr. par quintal métrique aujourd’hui. En 1887, après le vote du droit de 5 francs, tout l’effort de la spéculation est à peine arrivé à relever pendant deux mois le prix de 1 fr. à 1 fr. 50 au-dessus des cours précédents, augmentés du droit de douane. Voilà les résultats de l’amplitude du commerce au point de vue des consommateurs. En même temps, grâce au développement du service d’approvisionnement, les producteurs sont assurés de pouvoir toujours écouler leurs produits au moment qui leur convient, au moins à la cote des cours la plus basse. C’est un avantage considérable. Mais ils n’ont plus que rarement la chance de vendre de loin en loin à ces prix exorbitants, qui restaient dans les mémoires et leur paraissaient devoir être le prix normal[46].

Un pareil progrès, si l’on y réfléchit, est la meilleure justification de l’ordre économique qui s’est développé depuis que des principes scientifiques inspirent la législation au lieu de l’empirisme d’autrefois. Cet état des marchés rend, il est vrai, possibles les spéculations à la hausse ou à la baisse qui sévissent parfois ; mais leur action perturbatrice sur les prix est sans comparaison, on vient de le voir, avec les effets de la rareté et de l’intermittence des approvisionnements qui caractérisaient l’ancien état économique. Sans doute ce changement est dû surtout au progrès des voies de communication ; mais il l’est aussi à la liberté du commerce. Les marchands fréquentant la Loire faisaient frapper en 1598 une médaille avec cette légende : ex libertate commercii ubertas, comme une protestation contre la réglementation du commerce des céréales, que le chancelier de L’Hôpital avait introduite en France, et qui, pour le grand malheur de la monarchie, dura jusqu’à la veille de 1789. L’expérience a démontré qu’elle était pour beaucoup dans les disettes des deux derniers siècles[47] (chapitre viii, § 1).

Revenons maintenant à la concurrence, qui est le grand régulateur des marchés et l’âme de cette transformation économique.

VIII. — La concurrence est à la fois un principe de justice et un instrument de progrès[48]. Du moment que l’État n’assume pas la charge de fournir des emplois réguliers aux citoyens, de leur garantir un profit rémunérateur et au besoin de les nourrir, il faut bien qu’il laisse chacun libre de gagner sa vie et celle de sa famille, en trouvant des acheteurs à ses produits. L’intérêt général, ici encore, coïncide avec celui des particuliers. Les produits sont faits pour les consommateurs, il ne faut pas l’oublier, et tout consommateur a droit à les avoir au meilleur marché possible[49]. Nul n’a le droit d’imposer au public des marchandises créées plus chèrement et le progrès exige que le producteur incapable soit éliminé par le producteur le plus capable. C’est là un combat pour la vie parfaitement légitime.

Il faut seulement que ce combat soit loyal ; or, il est souvent vicié par des manœuvres et des fraudes qui font succomber l’homme honnête sous le coup de rivaux moins scrupuleux.

Parmi ces manœuvres, la plus ancienne est la constitution de monopoles artificiels par la coalition des détenteurs d’une marchandise, l’accaparement exercé par les plus forts. Nous en parlerons plus loin avec le développement qu’exige un sujet si complexe (chap. viii).

Une autre pratique est l’élimination des concurrents en vendant au-dessous du prix normal pendant un certain temps, dans le but de relever ensuite les prix. C’est ce que les Anglais appellent underselling. En France, on reproche à la Société de graineterie française d’user de ce procédé sur les marchés de l’Ouest pour décourager les propriétaires qui voudraient soumissionner aux adjudications. Quand ils se présentent, elle fait des rabais énormes, sûre de se rattrapper sur les autres adjudications d’où elle a, précisément par ces manœuvres, écarté à l’avance toute concurrence. Ces procédés soulèvent l’indignation publique[50]. Et cependant nous les avons vu employer spontanément, et presque inconsciemment, par de petits industriels et des marchands, d’ailleurs excellents chrétiens, vis-à-vis de plus petits qu’eux.

Cette pratique paraît à première vue contraire à la morale, quand l’un des adversaires n’a pas d’autre supériorité que d’avoir plus de capitaux et de pouvoir tenir plus longtemps et quand il vend réellement à un prix ruineux[51].

Néanmoins il est aussi difficile de formuler une règle morale précise sur l’emploi de ces procédés que de l’empêcher en fait.

D’abord, qu’est-ce que vendre au-dessous du juste prix[52] ?Tel prix ruineux pour un producteur peut ne pas l’être pour un autre, et ces luttes industrielles, en forçant chacun à réduire ses prix de revient, sont la source du bon marché réel et définitif. C’est dans l’intention d’éliminer un concurrent que consiste le caractère immoral de cette manœuvre. Elle ne peut donc faire que difficilement l’objet d’une incrimination pénale[53]. Puis le grand nombre des concurrents étant souvent un mal (chap. viii, § 6), les mesures prises de concert par les producteurs pour en réduire le nombre peuvent-elles être condamnées, si d’ailleurs chaque concurrent a eu un fair play ?En 1889, dans une espèce caractéristique, la Court of appeals d’Angleterre a amnistié, mais seulement à la majorité, la pratique de l’underselling.

Les principales compagnies de navigation, qui font régulièrement le service de transport entre l’Angleterre et les ports de Chine, ont depuis bien des années conclu un accord pour s’en assurer le monopole. Dans ce but, elles accordent dans toutes les saisons uniformément un rabais de 5 p. 100 sur leurs tarifs aux expéditeurs, qui s’engagent à ne faire transporter à aucune époque de marchandises par des steamers étrangers à la Conférence (c’est le nom que ce syndicat s’est donné). Aux mois de mai et de juin, époque des expéditions de thé, des steamers viennent solliciter les exportateurs et leur offrir des frets plus bas. C’est ainsi que des navires de la Mogul Steamship C°, pour triompher de la Conférence, offrirent des frets très bas auxquels celle-ci répondit par un abaissement tel de ses tarifs que la Mogul Steamship C° ne put obtenir quelques frets à Shang-Hai et à Hong-Kong qu’à des taux ruineux. Elle imagina alors d’actionner en dommages-intérêts les compagnies coalisées, comme ayant empêché l’exercice de son industrie.

Sa demande fut repoussée en première instance par lord Coleridge, qui déclara que la concurrence dans le commerce comme au barreau, comme dans la vie publique, entraînait forcément l’élimination d’autrui. Ce jugement fut maintenu par la Court of appeals. Cependant l’un des juges, lord Esher, donna, son avis en faveur des plaignants, parce que « la Conférence avait abaissé ses frets bien au-dessous de ce que comportait son but commercial, à un taux si bas que si elle eût dû continuer, elle se serait ruinée ». Mais la majorité de la cour suivit l’avis de lord Bowen, d’après qui on ne saurait pas plus poser de limites à la concurrence commerciale qu’aux flots de la mer, lorsque d’ailleurs, comme dans le cas prévu, on ne peut alléguer aucune fraude. « L’usage général du commerce, ajoutait-il, est de sacrifier la récolte d’une année comme une semence pour faire des gains futurs et l’on ne peut incriminer personne pour vendre à plus bas prix qu’au taux qui peut paraître rémunérateur[54]. »

Même quand elle ne viole aucun principe positif de justice, la concurrence entraîne souvent à des actes dont la dureté a quelque chose de blessant. Il peut y être remédié seulement par les règles que des syndicats professionnels formés librement imposeraient à leurs membres. On peut citer comme un exemple de ces pratiques modératrices de la concurrence la règle du Stock Exchange de Londres, qui interdit à ses membres de publier des annonces dans les journaux et de se livrer à des réclames[55]. Mais des associations libres peuvent seules prendre de pareilles mesures sans danger : des corporations publiques, en pareil cas, dépassent toujours la mesure et suppriment la concurrence au maintien de laquelle le public a droit.

IX. — Nous avons dit un peu plus haut (§ 6, in fine) que dans les marchés modernes de grands marchands s’élevaient, concentrant entre leurs mains la majeure partie des opérations commerciales et qu’il en résultait un abaissement des prix pour le consommateur. Il faut peut-être retourner la proposition. En effet, l’abaissement des prix laissant de moins en moins de profit pour le marchand intermédiaire, il faut qu’un marchand opère sur de grandes quantités pour réaliser des bénéfices. Les petits commerçants disparaissent : quelques-uns seuls survivent et deviennent très importants. C’est un fait d’observation que plus un article comporte de grands écarts entre le prix d’achat au producteur et le prix de vente au consommateur, plus le commerce est disséminé. En France, actuellement, l’orfèvrerie, la bijouterie de luxe, la vente au détail des diamants et des gemmes sont beaucoup moins concentrés que le commerce des blés, des cafés, des sucres, des laines.

Il y a là un enchaînement de causes et d’effets où il faut reconnaître l’action d’une loi économique naturelle. La même cause pousse à la concentration, non pas de tout le commerce de détail, mais de certaines de ses branches (vêtements, ameublements de qualité ordinaire, épiceries, conserves) dans ces grands magasins, dont Paris offre les types les plus remarquables, mais qu’on retrouve aussi à Londres, à Milan, à Rome.

Il y a là évidemment une transformation dans l’organisation commerciale indépendante des procédés particuliers pour attirer la clientèle que nous venons de discuter. Le succès des grandes sociétés coopératives de Londres[56], à Paris, de la Société des employés de l’État et de la Ville, établie rue Christine, surtout des wholesale societies anglaises, qui ne font aucun frais de publicité, en est la preuve et indique que dans l’avenir les unions de consommateurs doivent profiter des méthodes commerciales nouvelles inaugurées par les fondateurs des grands magasins dans leur intérêt personnel[57]. En Allemagne et en Autriche les artisans et les petits commerçants déployent la même animosité et font appel aux mêmes mesures législatives contre les sociétés coopératives qu’ils le font chez nous contre les grands magasins. Vraisemblablement, beaucoup de petits commerçants, qui ne sont qu’intermédiaires, sont destinés à être éliminés. Ceux qui sont en même temps producteurs, qui créent ou réparent des produits selon le goût individuel du client et lui donnent en quelque façon une garantie personnelle, les tailleurs, les armuriers, les horlogers, par exemple, se maintiendront toujours s’ils savent se syndiquer pour acheter en commun les matières premières, pour créer des marques de fabrique collectives, s’ils usent, en un mot, de toutes les ressources de l’association.

L’État ne saurait légitimement détruire les grands magasins pour maintenir artificiellement une classe moyenne de petits commerçants, quelque intéressante qu’elle soit. Tout ce qu’il peut, c’est de favoriser leurs associations, de leur accorder les dégrèvements fiscaux nécessaires, de mieux proportionner, s’il y a lieu, les impôts grevant les établissements commerciaux à leurs bénéfices respectifs[58]. Mais il doit se garder d’établir sur les grands magasins un impôt progressif : d’abord à cause de son injustice absolue ; l’État n’a pas plus le droit d’empêcher un commerçant d’avoir un grand magasin qu’un propriétaire d’avoir beaucoup de terres ; puis parce que l’étude des faits a montré qu’à Paris les mesures fiscales excessives dirigées contre les grands magasins auraient pour résultat unique d’en laisser subsister deux seulement et de supprimer des entreprises moyennes organisées sur ce type, qui maintiennent au moins entre eux la concurrence.

X. — L’expression de monopole indique la position d’un individu ou d’une association, qui est seul à vendre un objet.

Il y a des monopoles naturels résultant de la propriété de certains terrains favorisés par la nature, comme les grands crus, ou d’emplacements auxquels des besoins spéciaux donnent une grande valeur. De véritables monopoles résultent aussi de l’excellence dans l’exercice d’une profession libérale ou mécanique. Ceux à qui cette position privilégiée est faite peuvent, au moins en justice, en tirer librement parti, c’est-à-dire pousser le prix de leurs produits ou de leurs services jusqu’au point où ceux qui voudront en jouir consentiront à les payer[59]. Ainsi font les grands chirurgiens, les avocats célèbres, les propriétaires des côtes ensoleillées de la Méditerranée.

Heureusement la Providence a voulu que ces objets en quantité strictement limitée ne fussent pas de première nécessité. S’ils l’étaient, comme les subsistances dans une ville assiégée, le pouvoir public aurait le droit de les taxer, ou plutôt de les réquisitionner moyennant une indemnité équitable[60].

Dans l’ancien état matériel du monde, il y avait, par suite de l’isolement dans lequel chaque localité vivait, une foule de monopoles de ce genre, forêts, gîtes de fer, chutes d’eau, etc. Instinctivement les peuples avaient tourné la difficulté en laissant plus ou moins les forêts dans le régime de la communauté et en faisant des moulins l’objet de banalités seigneuriales ou communales. Plus les communications se développent, plus ces monopoles deviennent rares et se réduisent à des objets de luxe. Des procédés chimiques permettant d’extraire l’acide sulfurique des pyrites ont enlevé aux gisements de soufre de Sicile leur antique monopole. Les découvertes de nouveaux gîtes minéraux dans les contrées les plus diverses produisent le même résultat. Le pétrole du Caucase et bientôt celui de l’Inde viennent faire concurrence sur tous les marchés du monde aux exploitations de la Pensylvanie et de la Galicie. Seule, la propriété urbaine fait exception. Mais à toutes les difficultés pratiques d’une taxe des logements, — il y en avait parfois au moyen âge, — s’ajoute le grave inconvénient qu’il y aurait à attirer encore davantage les populations rurales dans les villes par une baisse artificielle des loyers (chap. iv, § 2).

La constitution d’un monopole factice par la coalition des intéressés a toujours été considérée, à Rome[61], au moyen âge[62] et dans les temps modernes, comme contraire à l’ordre public. Partout la souveraineté s’est réservé le droit de constituer des monopoles quand des raisons de police ou de bonne administration lui paraissent le rendre nécessaire, et, dans ce cas, elle fixe les prix auxquels ceux qui jouissent de ce monopole pourront vendre leurs produits et leurs services.

Malgré la prohibition légale des monopoles privés, les accaparements commerciaux paraissent avoir été assez fréquents dans l’ancien régime. Au moins incriminait-on comme telles des opérations de spéculation qu’une meilleure connaissance des faits économiques nous ferait peut-être regarder comme légitimes, si à distance nous pouvions connaître exactement les faits (chap. viii, § 1).

Les moralistes anciens ont discuté beaucoup pour savoir si le fait de constituer un monopole était par lui-même — indépendamment de la violation de la loi positive, — contraire à la justice. Ils résolvaient la question par la négative, pourvu que les prix ne fussent pas portés au delà du summum justum pretium ; or par justum pretium il fallait, disaientils, entendre le prix qui se serait établi, s’il n’y avait pas eu de monopole ; la charité seule pouvait être lésée, selon les circonstances, si cette limite n’avait pas été dépassée[63].

Ces discussions se trouvent avoir aujourd’hui une application nouvelle. En effet, si les accaparements commerciaux, qui se produisent de temps à autre, sont évidemment coupables au point de vue moral, on ne peut qualifier ainsi les combinaisons qui se forment entre producteurs pour amortir entre eux la concurrence et vendre leurs produits à un prix rémunérateur. C’est là l’objet des syndicats, des Kartelle, des pools, qui se forment partout dans le monde industriel moderne (chap. viii, § 6). C’est le cas aussi de toutes les unions ouvrières, qui cherchent à faire porter leur salaire au plus haut point et qui y réussissent souvent, avec l’approbation générale de l’opinion[64].

Mais il faut absolument sauvegarder la liberté des industriels, qui ne veulent pas faire partie de ces combinaisons. La liberté du travail peut seule empêcher les membres des syndicats de dépasser les prix qui assurent une rémunération suffisante à l’industrie, précisément ce que les casuistes appelaient le summum justum pretium. Tout écart de leur part amène, en effet, de nouveaux concurrents dans le champ industriel.

XI. — Parmi les grandes entreprises de notre époque, un certain nombre doivent la majeure partie de la plus-value de leurs capitaux au monopole que l’État leur a concédé et sont devenues, grâce à ces privilèges, de véritables puissances. En France, par exemple, l’action de la Banque de France de 1.000 francs dépasse 4.000 francs, celle du Crédit Foncier émise à 500 fr. touche à 1.200 francs. Ne sont-ce point là des constitutions abusives de capitaux et le régime moderne ne reproduit-il pas un des principaux abus de l’ancien ?[fin page222-223]

Depuis le xviie siècle tout le commerce maritime lointain en France, en Angleterre, en Hollande, était exercé par de puissantes compagnies investies d’un monopole et même de quelques-uns des attributs de la souveraineté. Les industries manufacturières nouvelles obtenaient souvent au xviiie siècle la concession d’un monopole, surtout dans les pays arriérés. Dans la Sicile et le malheureux royaume de Naples, sous l’inintelligente domination des Espagnols, presque tous les commerces, presque toutes les industries étaient monopolisés[65]. Il en était de même dans les États allemands et particulièrement en Prusse.

Frédéric II, dit Mirabeau, dans son Histoire de la monarchie prussienne, avait une espèce de passion pour les compagnies de commerce : compagnie de l’Elbe, compagnie de l’Oder, compagnie du Levant, compagnie des harengs, compagnie du sel, compagnie d’assurances, compagnie maritime, compagnie du bois à brûler, etc., etc. : telle est en masse la bizarre nomenclature des sociétés monopoleuses qu’il établit.

La première de ces compagnies entreprit le commerce des grains sur deux des plus grands fleuves de l’Allemagne ; c’est en 1750 que fut créée celle des Indes, à Emden ; Frédéric II avait déclaré port franc cette petite ville dans cette unique vue ; mais une compagnie si peu naturelle tomba en 1769 et de ses débris il s’en forma, dans la même ville, une pour la pêche du hareng.

« En 1774, Frédéric accorda le commerce exclusif du sel de mer et des cires à une compagnie, avec liberté de faire le commerce maritime sous son pavillon. En 1765, il donna le tabac en ferme à une autre compagnie.

« Enfin Frédéric II, dans son âpre climat, ne craignit pas de privilégier une compagnie pour la vente du bois à brûler à Berlin et à Potsdam et le fit ainsi monter à un taux excessif. Persuadé qu’il était indifférent que tels ou tels, dans son pays, retirassent les profits du commerce, ou comment ils les percevaient, pourvu qu’en effet on y gagnât, convaincu que les compagnies faisaient moins la contrebande que les particuliers, séduit par l’appât des sommes que lui offraient toutes ces associations, Frédéric II s’y prêtait avec complaisance et leur accordait des faveurs signalées, sans lesquelles les compagnies ne sauraient subsister et avec lesquelles même elles ne peuvent se soutenir longtemps, de sorte qu’en écrasant les autres elles-mêmes tombent en ruines. Quelque faiseur de projets montrait-il à Frédéric II un moyen d’acquérir de l’argent pour son trésor ou même pour sa caisse particulière, il ne balançait point à lui accorder un privilège, que l’auteur du projet disait toujours nécessaire au maintien de sa spéculation. Toutes ces compagnies avaient quelque monopole qui les mettait en état d’exister au prix de la subsistance des peuples. Frédéric lui-même s’en était réservé plusieurs très importants : outre le sel, monopole général de tous les gouvernements européens, c’étaient le tabac, le café, les cartes à jouer, le bois à brûler. Lorsqu’il voyait que l’on trouvait de grands avantages dans le monopole qu’il avait donné, il prenait l’entreprise pour son compte et les entrepreneurs en devenaient les employés.

Grâce aux économistes de la fin du siècle dernier et du commencement de celui-ci, ces monopoles disparurent avec l’ancien régime ; mais d’autres se sont élevés sous le nouveau pour pourvoir à certains grands services publics : tels sont les compagnies de canaux, les chemins de fer, les télégraphes, les banques d’émission, les grandes entreprises de navigation, qui, sans avoir de monopole de droit, en ont un de fait par les subventions postales. Bien des monopoles locaux se sont constitués aussi : dans les ports, les compagnies des Docks et magasins généraux ; dans toutes les villes, les compagnies de distribution des eaux et du gaz, parfois celles des omnibus et des tramways.

Proudhon, dans un ouvrage fameux : le Manuel du spéculateur à la Bourse, a célébré cette constitution d’une féodalité industrielle, s’élevant du sein de l’anarchie industrielle, comme devant aboutir forcément à l’exercice par l’État de tous les grands services économiques, d’abord sous la forme d’un Empire industriel et plus tard sous celle d’une République industrielle. Les collectivistes allemands, qui, par l’intermédiaire de Lasalle et de Karl Marx, ont emprunté en réalité toutes leurs idées à Proudhon, ont applaudi au rachat des chemins de fer prussiens par l’État et auraient appuyé également l’expropriation des compagnies d’assurances, si M. de Bismarck eût donné suite à cette idée. [fin page224-225]

Dans la plupart de ces cas, la concurrence est impossible. L’exemple des chemins de fer américains le prouve : la fusion des compagnies ou leur coalition a abouti pratiquement dans ce pays à la constitution de monopoles, sans les contrôles que comporte chez nous la concession par l’autorité publique.

La question se pose donc, en réalité, entre la régie directe par l’État ou la Commune et la concession sous des conditions déterminées, notamment de tarifs maxima[66].

La première solution a depuis longtemps prévalu pour les postes et les télégraphes et l’on est en voie de l’étendre aux téléphones. L’Allemagne et la Belgique exploitent directement leurs chemins de fer, sans que l’expérience se soit encore définitivement prononcée en faveur de ce système ou l’ait condamné.

En ce qui touche la construction des chemins de fer, aucun grand pays jusqu’ici ne les a fait exécuter directement par l’État. Les compagnies en France, en Italie, en Allemagne, en Autriche et même en Russie, les ont construits dans des conditions beaucoup plus économiques que les gouvernements ne l’auraient fait. Les finances publiques y auraient succombé. On l’a bien vu lorsque l’État français a prétendu exécuter directement le fameux plan Freycinet : il a été obligé d’y renoncer en plein cours d’exécution et de recourir aux compagnies pour l’achever. La combinaison adoptée en France et en Italie paraît la plus sage ; car elle réserve dans l’avenir à l’État un magnifique domaine industriel et elle lui donne dans le présent un droit très efficace sur le taux des tarifs et leur fonctionnement[67]. Les compagnies les appliquent chez nous de telle sorte que le petit n’est nullement sacrifié au puissant. En fait, ce régime a depuis longtemps réalisé ce que les États-Unis ont dû demander à l’Interstate commerce act de 1887[68]. On peut dire que sur cent critiques dirigées contre l’exploitation des compagnies françaises, quatre-vingt dix-neuf reposent sur l’ignorance des faits ou le mécontentement de gens qui n’ont pu réussir dans des prétentions non justifiées.

On peut discuter sans doute sur la durée des concessions et sur les clauses diverses des conventions passées avec les compagnies et soutenir que l’État eût pu exiger davantage[69]. Mais il ne faut pas oublier que sous le gouvernement de Juillet et la deuxième République, quand l’État voulait faire des conditions trop rigoureuses et mesurer étroitement les concessions, les chemins de fer ne se construisaient pas. Le temps perdu si fâcheusement n’a été regagné que du jour où les conventions de 1855 ont donné aux compagnies la puissance financière nécessaire à l’accomplissement de leur œuvre.

L’augmentation de valeur considérable de leurs actions, qui a eu lieu, s’est produite sur un espace de temps tel que la plus grande partie a été réalisée par les acheteurs de seconde et de troisième main. Les actions et obligations de chemins de fer constituent avec la rente, peut-on dire, la fortune de la bourgeoisie française et elles tendent à se disséminer de plus en plus (chap. i, §9). Puis il faut tenir compte du changement, qui, de 1850 à 1892, s’est produit dans le taux de la capitalisation : il n’a pas été moindre d’un tiers, l’intérêt des placements faits dans des entreprises de ce genre ayant baissé de 6 à 4 p. 100. C’est la vraie cause de la plus-value des actions des compagnies ; car depuis 1865 leur dividende est resté stationnaire (chap. ii, §5, note). Enfin, dans les années qui précéderont l’expiration des concessions, la baisse les ramènera graduellement à leur taux de remboursement.

Au point de vue social, c’est une grande question que de savoir jusqu’à quel point il ne vaut pas mieux que les employés de chemins de fer dépendent des Compagnies au lieu d’être des fonctionnaires de l’État, quel régime leur assure plus de liberté et met mieux en relief chez eux la valeur morale et la responsabilité personnelle. Les démocraties modernes n’ont pas résolu jusqu’à présent le problème délicat d’assurer à leurs nombreux fonctionnaires l’indépendance civique, en la conciliant avec les exigences de la discipline professionnelle.

Actuellement, chez nous, les compagnies de chemins de fer et d’assurances sont le refuge des nombreuses familles qu’un ostracisme sectaire poursuit. Dans l’ordre des intérêts sociaux, maintes questions ont été mieux résolues par les Compagnies que par l’État, par exemple les économats et les caisses de retraite pour leurs employés.

On peut d’ailleurs dire de ces puissances financières ce qu’on disait des ordres, des corporations, des privilégiés de l’ancien régime : elles sont dans notre société démocratique des limites à l’omnipotence de l’État et dans des moments de crise, elles peuvent lui apporter un appui précieux. C’est le cas de la Banque de France, qui, grâce à son autonomie relative, a soutenu le crédit public en des temps difficiles et qui demeure la seule partie saine de notre édifice financier (chap. xiii, § 11).

Néanmoins ce n’est pas une raison pour multiplier les monopoles. Le système des banques nationales des États-Unis, qui donne à toute banque se conformant aux conditions légales le droit d’émettre des billets, vaut en principe beaucoup mieux que le système qui a prévalu en France et en Angleterre. Les services, qui justifient le monopole de la Banque de France, n’étaient assurément pas une raison pour en donner un semblable au Crédit foncier (chap. iv, § 11)[70].

La multiplication des monopoles municipaux est très fâcheuse. L’expérience de Paris a montré comment autrefois le monopole des voitures et aujourd’hui celui des omnibus sont fort onéreux pour le public. Là où un service unitaire s’impose, comme pour les distributions d’eaux et de gaz, les municipalités, à l’expiration des concessions, seront de plus en plus amenées à les exercer en régie[71].

C’est sur le terrain municipal surtout qu’une faveur légitime des autorités locales peut aider à la formation et au développement d’associations ouvrières. Les nations d’Anvers, les artèles d’Odessa et des villes Russes[72] sont un exemple de l’adaptation possible de ces associations au service des docks dans les ports.

Des réglementations nouvelles de la puissance publique deviennent nécessaires aussi pour répondre aux conditions actuelles des marchés et empêcher des abus de s’y produire. Aux États-Unis et en Angleterre, on s’est plaint non sans raison des accords intervenus entre les compagnies de chemins de fer et certaines grandes entreprises commerciales, qui aboutissaient en fait à donner à ces dernières des avantages particuliers, presque des privilèges, pour l’usage de la voie ferrée et des ports. Dans ces cas-là la concurrence n’est qu’un mot, puisque, sur un point donné, il ne peut y avoir pratiquement qu’une ligne. Un des plus jeunes États de l’Union américaine nous semble avoir heureusement résolu la question.

Le Nord-Dakota en 1890 et en 1891 a édicté des lois aux termes desquelles tout individu ou toute société a le droit de créer un [fin page228-229] elevator sur les voies ferrées. Les compagnies doivent le mettre en communication avec la voie principale. Tout elevator créé ainsi et généralement tout magasin destiné à conserver les grains, moyennant un profit, doit recevoir au même tarif tous les grains qui lui sont apportés, sans que son propriétaire puisse imposer des tarifs différents à qui que ce soit ni faire de faveurs à personne. Les tarifs maxima d’emmagasinement sont fixés par la Commission des chemins de fer. Le classement des grains est fait par des inspecteurs nommés par une commission d’État et selon les types adoptés par cette commission, qui constituent le North Dakota grade ; tout mélange de blé de types différents est défendu dans les elevators publics ; chaque semaine une statistique officielle de toutes les existences dans les elevators est publiée.

Les towns et cités de l’État sont obligés dans certaines circonstances d’établir des entrepôts pour l’emmagasinement gratuit et le classement des laines provenant de la tonte.

Cette législation répond à l’organisation des marchés et aux procédés du commerce moderne (chap. vii, §§ 2 et 8), Elle est de nature à prévenir les accaparements auxquels la possession des elevators par les grandes compagnies donne lieu et les abus dans le classement des grains qui se produisent pour complaire à de puissants intérêts privés. De vives plaintes s’étaient en effet élevées à propos de la manière dont ces opérations se faisaient aux elevators de Saint-Louis. En même temps, la loi du Nord-Dakota a grand soin de réserver le droit, pour tout propriétaire ou tout commerçant, d’emmagasiner son blé où il veut et le vendre en dehors des marchés publics, en sorte qu’aucune atteinte n’est portée à la liberté du commerce[73]. [fin page230]

  1. Ainsi faisait Me du Buit, dans l’affaire de la Société des Métaux : « La spéculation à découvert, est-ce un bien, est-ce un mal ?Au point de vue moral, c’est un mal, parce que la spéculation procure des gains faciles et qu’elle est la cause de pertes effroyables. Au point de vue des affaires, d’une manière générale, c’est un bien, parce que c’est seulement grâce à cette spéculation que le marché existe… Cet abus, si je me place au point de vue du moraliste, je suis obligé de le condamner ; si je me place au point de vue de l’économiste, tous sont unanimes sur ce point, il faut s’en féliciter. » V. le Droit du 20 juin 1890.
  2. La casuistique, malgré les railleries de Pascal, est parfaitement légitime dans son principe, puisque son objet est le respect de la liberté individuelle dans les cas déterminés qui se présentent. Elle a été pour la doctrine une source précieuse d’informations par les nombreux faits qu’elle a observés et décrits. Les abus qu’on a pu lui reprocher proviennent, soit du défaut de jugement de quelques casuistes, soit de la fausse méthode qui, dans les écoles, a fait poser des cas imaginaires au lieu de se borner à étudier ceux fournis par la pratique.
  3. Nous suivons principalement dans ce chapitre l’Opus theologicum mo­rale, vol. III, de Justifia et Jure, des PP. Ballerini et Palmieri, de la Société de Jésus, professeurs au collège romain (Prato, 1890). Cet ouvrage donne le dernier état de la science et emprunte une autorité particulière à la position qu’ont occupée ses auteurs dans la première université romaine.
  4. Thomas, Summa theologica, 2a 2æ, quæstio 77, art. 1 et 3.
  5. De plus en plus les opérations de transport, au moins sur les grandes lignes de communication, tendent à être accomplies par des entreprises spéciales, qui n’achètent et ne revendent pas. C’est une application de la loi économique de la spécialisation des fonctions ; mais les opérations de transport sont toujours commandées par les commerçants en vue du service d’approvisionnement.
  6. Sur l’action de l’Église dans le moyen âge primitif, pour faire prévaloir le libre contrat contre le symbolisme juridique et les régimes de contrainte, V. Henry Sumner Maine, Ancient Law, chap. ix. On ajoutait souvent le lien du serment pour suppléer à la force que la loi civile refusait à certains engagements. On vit au moyen âge se renouveler cet expédient, dont on trouve dans le droit romain et dans le droit grec de si curieux exemples. Mais si l’effet du contrat, à ces époques, était limité quant à la translation des biens, il était presque illimité dans ses effets sur la condition des personnes, puisqu’on pouvait vendre sa liberté ou au moins se constituer serf ou homme lige. Le droit moderne, en plaçant le statut personnel hors du commerce, a rendu ces contrats-là sans objet.
  7. Cicéron, de Officiis, lib. III, c. 14, 15. Digeste, De dolo malo, fr. 1, §2. Domat, Lois civiles, liv. I, titre 18, § 3. Dig., De doli mali et metus exceptione, fr. 1, §l.
  8. Paul, au Dig., de Regulis juris, fr. 144. Cicéron, de Officiis, lib. III, c. 15. On impute habituellement aux jurisconsultes romains d’autoriser la fraude dans les marchés en alléguant le passage suivant de Paul : Quemadmodum in emendo et vendendo naturaliter concessum est quod pluris sit minoris emere quod minoris sit pluris vendere et invicem se circunscribere. (Dig., locati conducti, fr. 22, § 2.) M. Francis de Monge, dans ses savantes leçons sur les Pandectes, à l’Université de Louvain, a montré que le sens de ce passage est déterminé par un fragment d’Ulpien rapportant une opinion de Pomponius : In pretio emptionis et venditionis naturaliter licere contrahentibus se circumvenire (Dig., de Minoribus, fr. 16, § 4) : il signifie seulement que la lésion sur le prix n’était pas, aux yeux des jurisconsultes romains de l’époque classique, une cause de rescision des contrats. Nous indiquons un peu plus loin dans le texte (§ 4) la raison de cette différence.
  9. Encore faut-il, pour entraîner l’obligation de restitution, même dans le for de la conscience, que ces mensonges aient été la cause du contrat et aient porté tort à l’acheteur. C’est ainsi que Ballerini, s’appuyant sur Molina, dit : « Si vero mendacia et doli non induxerunt ad contrahendum, quia alter fidem non adhibuit, sciens hanc esse consuetudinem celebrantium similes contractus… Sæpe mercatores, mentientes ac juramento affirmantes vel rem plus valere vel carius se eam emisse ac multa alia, contingentes tam ut vendant aut carius vendant quam ut emant aut vilius emant, excusabuntur ab onere rescindendi hujus modi contractus, tum etiam a restitutione partis ejus pretii quod ita acceperunt ad limites usque justi pretii rigorosi. » (Opus theologicum morale, t. III, p. 520.)
  10. S. Thomas, Summa theolog., 2a 2æ, quæstio 77, art. 2 et 3.
  11. V. les lois françaises des 27 juillet 1869, 14 mars 1887, 4 février 1888, 13 juillet 1889, 11 juillet 1891.
  12. Comme il ne faut rien exagérer, on doit tenir compte des usages commerciaux. S. Antonin de Florence a prévu, au xve siècle, un cas qui se présente fréquemment de nos jours : « Cum aliqui sophisticant ea quæ vendunt, ut se servent indemnes et cura aliquo lucro congruo, quia si venderent puras res emptores non vellent dare justum pretium, quia alii vendunt alia sic mixta minori pretio, videntur posse excusari, dummodo non fiant mixturæ quæ noceant… Summa theol., pars la, t. I, c. 17, § 4, cité avec approbation par Ballerini-Palmieri, t. III, p. 703. V. les solutions personnelles que donnent ces auteurs, p. 701. L’usage connu et accepté de tous autorise la vente des succédanés sous le nom de la marchandise, pourvu que le prix soit établi en conséquence.
  13. Ballerini-Palmieri, Opus theolog. morale, t. III, p. 705, 706.
  14. Œuvres complètes (édit. in-4o, t. X, 2e part.), pp. 237 et s.
  15. Gury, Theologia moralis, n° 895, se montre moins rigoureux et semble refuser seulement cette faculté à celui qui a des informations en raison d’une position officielle : Quæritur an possis pretio currente vendere rem quam scis mox minoris valituram. Affirmativa probabilius et verius. Ratio est quia pretium presens est justum et nondum immutatum, modo tamen hæc scientia sit privata ; si enim communis esset, jam pretium mutaretur. Aliquando tamen peccare potes contra caritatem. Dans la séance de la Société d’économie politique du 5 août 1891, M. Frédéric Passy a déclaré que, « s’il était permis de profiter d’informations ou de renseignements honnêtement obtenus pour opérer à la Bourse dans des conditions meilleures que ses concurrents, il en était tout autrement, si c’était à raison de fonctions publiques et par des moyens répréhensibles que le spéculateur se trouvait en possession d’une information particulière. La science économique et la morale le stigmatisent comme un joueur qui se sert de cartes biseautées ».
  16. V. Digeste, de Minoribus, fr.16, § 4. Locati conducti. 22, § 2, fr.23. Cf. S. Augustin, de Trinitate, libr. XIII, cap. 3 : Vili vultis emere et caro vendere. Livre des Proverbes, XX, v. 14. Malum est, malum est dicit omnis emptor et cum rescesserit gloriatur.
  17. V. entre autres, Dig., de Minoribus XXV annis, frag.27, § 1.
  18. Code Justinien, de Rescendenda venditione, lois 2 et 8.
  19. Cet équivalent peut d’ailleurs consister seulement dans un alea ; c’est sur cette notion que sont fondées toutes les assurances. Les progrès de la statistique permettent d’évaluer les risques de plus en plus exactement,
  20. Ad Thessalonicenses, I, c. vi.
  21. Decretum Gregorii, lib. III, tit. 17, de Emptione et Venditione, cap. i.
  22. Summa Theologica, 2a 2æ, quæstio 77, art. 1 et 4, et quœstio 61, art. 4 : Utrum justum sit simpliciter idem quam contrapassum.
  23. Ethicorum, lib. V.quæstio 16, cité par le savant professeur de Louvain, M. Brants, les Débuts de la science économique dans les écoles françaises au xiiie et au xive siècles (Paris, Champion, 1881), p. 58
  24. Summa Theologica, 2a 2æ, quœstio 77, art. 1, ad primum.
  25. S. Thomas, S. Th., 2a 2æ, quœstio 77, art. 1, ad primum.
  26. Code Justinien, de Episcopali audientia I, 1, et les formules de Cassiodore.
  27. Ballerini, t. III, p. 671, fait à ce propos cette remarque judicieuse :« Pretium legale quod a principe statuitur supponit jam aliquem communem et publicam rei æstimationem, quæ, collatis simul omnibus circumstantiis, instar regulæe ipsi est. Ex communi autem et publica æstimatione originem immediate habet pretium quod vulgare dicitur et naturale. » V. dans le même sens Molina, Disputationes de justitia et jure (Colon, 1654), disp. 345.
  28. S. Thomas, S. Th., 2a 2æ, quæstio, 77, artic. 4, ad secundum, et ibid., art 2, ad secundum : « Mensuras rerum venalium necesse est in diversis locis esse diversas propter diversitatem copiæ et inopiæ rerum ; quia ubi res magis abundant consueverunt esse majores mensuræ. Cf. ibid., artic. 3, ad quartum : « In casu præmisso, in futurum res expectatur esse minoris valoris per superventum negotiatorum. »
  29. Journal des Economistes, janvier 1886, p. 32. — Les règlements des prix par les corporations ou par les statuts des villes du moyen âge cherchaient à mettre le prix des produits en rapport avec les besoins de la vie du producteur et avec les moyens du consommateur. Ces tentatives d’équilibre, que l’on essayait d’imposer aux petits marchands locaux, s’évanouirent forcément le jour où les produits étrangers arrivèrent sur le marché. (V. Cunningham, Growth of English commerce and indutry, p. 244.) Mais, même à l’époque où les fixations des prix dans l’intérêt des membres des corporations étaient le plus en honneur, les scolastiques avaient parfaitement reconnu que la valeur des produits ne dépend pas du travail normal que l’ouvrier y a consacré, selon la théorie de Karl Marx, mais bien de l’utilité qu’ils ont sur le marché pour le consommateur. « Labor operantis nunquam cadit sub venditione ; sed solum opus ; emens non emit plus propter laborem, sed propter fructum operis, ad quem nihil facit labor operantis, » dit Durand de Saint-Pourçain au commencement du xiv siècle. Decisiones in Libr. Sentent., (éd. Paris, de Roigny, 1550), lib. IV, dist. 25, q. 3, cité par M. Brants, Débuts de la science économique, p. 60. Cf. St Thomas in libr. III Sentent, dist. 33, quæst. 5, ad primum.
  30. Un des plus grands progrès commerciaux de notre époque consiste précisément dans l’organisation périodique de ventes aux enchères pour les principales matières premières (chap. vii. § 3).
  31. Certains règlements sur les marchés à terme tendent à faire revivre cette pratique sous une autre forme (chap. vii, §§ 13 et 14).
  32. V. citations dans Endemann, Studien in der romanisch-canonistichen. Lehre, t. II, pp. 30 à 48, et dans Janssen, Geschichte des deutschen Volkes, t. I (4e édit.), pp. 410 à 412. Ce dernier écrivain a le tort de présenter comme l’expression permanente et absolue de la doctrine chrétienne des vues inspirées à des écrivains recommandables par les circonstances économiques au milieu desquelles ils vivaient et aussi par des préjugés d’école. Quand on étudie l’histoire économique de l’Allemagne, on est frappé de l’opposition qui régnait entre la pratique des villes du Rhin et du Sud d’une part et les théories économiques basées sur l’ancien régime féodal, qui subsistaient encore chez les écrivains. En fait, la productivité du capital sous la forme d’argent a été reconnue de très bonne heure dans certaines parties de l’Allemagne. V. dans Endemann, Studien, t. II, pp. 152 et suiv., pp. 374 et suiv., les passages relatifs aux oppignerationes germanicæ. La discussion mémorable sur la légitimité d’une allocation fixe de 5 p. 100 allouée par les marchands à ceux qui leur apportaient des fonds à faire fructifier, discussion qui eut lieu à Ingolstadt, à Bologne et à Vienne (V. Janssen, loc. cit., pp. 407 et suiv., note), en est une preuve. Prétendre attribuer à l’influence néfaste du droit romain la manifestation d’une nouvelle forme de la vie économique est puéril.
  33. Cités par M. Brants, les Débuts de la science économique, p. 62.
  34. De Restitutione et contractibus, cité par Scaccia, Tractatus, p. 120, n° 65.
  35. Molina, Disputationes de Justitia et Jure, nos 364 et 365.
  36. Nous citons textuellement : « At quoniam privata æmulatione ad justos limites adduci multa nequeunt, ne læsione sive justitiæ sive caritatis omnia scateant, nostris temporibus atque inter nostrorum temporum conditiones vix non necessarium est sive pretium rerum sive mercedem operariorum publica lege regi saltem, si nequeat plane determinari. » Theologia moralis (3e édit. Freiburg, Herder), t. I, p. 715.
  37. V. la remarque, citée plus haut, de Ballerini-Palmieri et surtout, t. III, p. 671, la critique d’une décision de Lugo reconnaissant aux princes le droit de transférer le domaine par des fixations légales de prix au-dessous de la valeur réelle des marchandises.
  38. Politiq., liv. I, chap. iii, §§ 16, 18, 23.
  39. Saint Thomas : « Oportet quod perfecta civitas moderate mercatoribus utatur », et « Dignior est civitas si abundantiam rerum habeat ex territorio proprio quam si per mercatores abundet ». Cpr. Le Play, la Réforme sociale, chap. xxxviii, § 3.
  40. Ces phénomènes ont été pour la première fois très bien analysés par Cunningham, Growth of English commerce and industry, p. 62-66.
  41. « Ainsi s’explique, dit de Metz Noblat, l’énorme richesse de certains peuples commerçants de l’antiquité. Ils exerçaient un commerce de monopole et s’en réservaient les immenses profits, tantôt en enveloppant leurs opérations d’un profond secret, tantôt en recourant à la force des armes pour écarter la concurrence d’autres nations. Les mêmes faits se sont reproduits dans des temps très rapprochés de nous. Le poivre, la cannelle, le café, le coton, le thé ne se peuvent produire, ou ne se produisaient jadis que dans des contrées lointaines avec lesquelles la plupart des nations de l’Europe n’avaient pas de relations directes. Ces denrées, très rares en Occident, y valaient dix, quinze, vingt fois autant que sur les lieux de production. Les commerçants les achetaient au prix courant sur les marchés de l’Inde, de l’Arabie, de la Chine, etc., et les revendaient en Italie, en France, en Espagne, à un prix bien supérieur au prix d’achat accru des frais d’échange et de transport. C’est là ce qui fit la fortune de Gênes et de Venise, au moyen âge, et, plus tard, du Portugal, de l’Espagne et de la Hollande. » Les Lois économiques (2e édit., Pedone-Lauriel, 1880), chap. xiii.
  42. Histoire de Charles VII, t. V, p. 404 (Picard, 1891). On peut dire la même chose, au moins dans une certaine mesure, des plaintes qui s’élevèrent en Allemagne dans les dernières années du xve siècle et les premières du xvie contre les grandes compagnies de commerce que quelques riches marchands de Nurenberg, d’Augsburg, de Wurzburg avaient formées. Les accusations qu’a recueillies Janssen (Geschichte des deutschen Volkes, t. I, pp. 385 à 396) signalent bien certaines opérations d’accaparement analogues au syndicat des cuivres et des étains et qui eurent du reste la même fortune (chap. viii, § 12) ; mais d’autres sont évidemment les récriminations des marchands qu’avait évincés la substitution du marché de Lisbonne au marché de Venise pour les produits de l’Orient. Il faut aussi tenir compte de l’affolement du public par une hausse des prix dont il ne pouvait apprécier alors la cause réelle, l’augmentation déjà sensible des métaux précieux. Une critique plus juste aurait pu, croyons-nous, faire un certain départ entre ces incriminations confuses et parfois contradictoires.
  43. V. sur les mœurs et la culture intellectuelle des marchands italiens du xiie siècle la Vie de Saint François d’Assise, par Lemonnier (1890, Lecoffre), tome I, chapitres i et ii.
  44. Dans une situation en apparence très différente les quatre ou cinq grands magasins de nouveautés de Paris obtiennent souvent des prix extrêmement favorables de la part des industriels, qui, condamnés à produire en grand, sont réduits à courir après un acheteur presque unique. Le remède est dans la constitution des producteurs en syndicats (chap. viii, § 6).
  45. Une monographie historique du commerce des céréales mettrait en évidence les principaux traits de cette grande transformation.

    Le prix des blés et des farines tend de plus en plus à se niveler sur tous les marchés, — sauf la différence résultant des droits de douane et des frais de transport, — par l’action du commerce international.

    Le système des réserves particulières a disparu complètement. L’on ne voit plus, comme il y a cinquante ans, des propriétaires s’enorgueillir d’avoir trois récoltes dans leurs greniers. Les plus à leur aise vendent graduellement ou tout au plus attendent le printemps, selon un ancien usage, qui du reste ne répond plus à la réalité des faits ; car les récoltes de l’Australie et de la Plata arrivent en janvier et février sur nos marchés. En tous cas, avant la nouvelle récolte, tout le blé de l’année précédente a passé aux mains du commerce.

    Les petits et moyens marchands de blé, qui existaient dans chaque localité avant les chemins de fer, ont perdu beaucoup de leur importance. Ils se bornent à recueillir les produits de la culture moyennant une légère commission : mais fort peu ont des réserves et spéculent sur une hausse attendue. Ce serait fort dangereux pour eux. Les meuniers des campagnes, qui subsistent encore, se bornent de plus en plus à moudre pour le petit cercle des cultivateurs voisins. La minoterie se concentre dans les places qui servent de marché aux céréales. Là où il existe des droits de douane, le régime des entrepôts et des admissions temporaires pour les exportations fait une nécessité absolue de cette concentration. Quant aux boulangers, ils ne font plus d’approvisionnements à l’avance sur place et ils achètent au jour le jour les farines de commerce que les commis voyageurs vont leur offrir à domicile. Les réserves locales disséminées, ce que l’on appelle les stocks invisibles, vont donc en diminuant.

    Cette concentration des existences et cette prépondérance du grand commerce ont été amenées par le bas prix des transports. Les farines et les blés ont sur les chemins de fer des tarifs spéciaux très favorables, en sorte que les blés peuvent aller dans un sens et les farines dans l’autre. Nous avons observé ce fait aux Etats-Unis comme en Europe : les blés du Texas vont se faire moudre à Saint-Louis dans le Missouri et reviennent sous la forme de farines dans les fermes qui les ont produits. La meunerie a passé définitivement dans le domaine de la grande industrie et les puissantes minoteries, qui se sont mises à la hauteur des progrès mécaniques et que favorisent des avantages naturels, font de plus en plus en Europe le commerce d’importation. Les farines, que recherche la boulangerie de luxe, sont en effet obtenues par le mélange de blés de diverses provenances. Ce nouveau régime commercial constitue une garantie contre les disettes et les prix excessifs, au moins pour les peuples qui ont dans leur industrie des moyens d’acquisition et des ressources disponibles. En l’état du réseau des chemins de fer et des canaux et avec les sources diverses d’approvisionnement, même pendant une guerre continentale ou maritime, les prix hausseraient sans doute ; mais l’approvisionnement matériel des pays qui en seraient le théâtre ne serait pas compromis, si ce n’est pour les places investies.

  46. Nous reproduisons ici un tableau des variations du prix du blé dans l’Allemagne du Nord pendant les deux derniers siècles, par lequel M. Moritz Kantorowicz résume une étude sur die Wirksamkeit der Speculation im Berliner Kornhandel, publiée dans le Jahrbuch fur Gesetzgebung, Verwaltung, de Schmoller, en 1891.
    PRIX 1866—1890
    BERLIN
    1725—1749
    HANOVRE
    1725—1749
    ERFURT
    1651—1675
    ERFURT
    1624—1649
    BERLIN
    plus bas 148,25 marcs
    sept.-oct. 1884
    20 mgr.
    sept.-oct. 1728
    11 3/8 Louisd.
    avril-mai 1739
    3 3/8 Silberg.
    avril-mai 1658
    25 Silbergr.
    sept. 1636.
    plus haut 266,67 marcs
    avril-mai 1874
    61 mgr.
    sept.-oct. 1740
    22 Louisd.
    sept.-oct. 1740
    16 1/2 Silberg.
    sept.-oct. 1651
    82 1/2 Silbergr.
    mars 1639
    Rapport 100 : 180 100 : 305 100 : 195 100 : 490 100 : 330
  47. Le Play pouvait justement invoquer, en faveur de la liberté du commerce des céréales, l’exemple de la Russie, qui en 1840 se trouvait, sous le rapport des communications, à peu près au même point que la France au xviiie siècle. V. les Ouvriers européens (2e édition), t. II, pp. 152-153. La propagation par certains professeurs de contrevérités économiques a eu pour résultat de pousser plusieurs gouverneurs de province, pendant la disette que la Russie vient de traverser en 1891-92 à prendre des mesures qui rappellent celles de Necker et de Calonne, à défendre par exemple aux commerçants d’acheter les blés. Le résultat immédiat, nous assurent des témoins placés sur les lieux, a été une aggravation de la rareté et de la cherté des blés. Un témoignage non moins important sur les avantages de la liberté commerciale, même avant les chemins de fer et la navigation à vapeur, est celui du cardinal Consalvi, constatant les heureux effets du motu-proprio, par lequel Pie VII, en 1801, avait aboli tout le système des approvisionnements publics : « On s’aperçut très promptement de la différence par rapport aux vivres, et Rome, qui avait toujours vécu dans les transes de ne pas être ravitaillée durant toute l’année et qui alors n’avait pas en magasin pour 40 jours de subsistances, ne manqua jamais de rien, même dans les saisons les moins propices. A dater de ce moment, et sans que l’autorité s’en mêlât, Rome se vit toujours abondamment pourvue. » Mémoires (Plon, 1865), t. II, p. 260.
  48. V. sur ce sujet un article par le Père Fristot S. J., dans la Revue catholique des Institutions et du Droit de janvier 1890.
  49. Ce droit peut souffrir cependant des dérogations fondées sur les devoirs des citoyens envers la communauté nationale. Le législateur peut forcer à payer plus cher certaines marchandises nationales que les marchandises étrangères similaires pour retenir des hommes et des capitaux sur le territoire. Il peut grever de taxes somptuaires certains produits de luxe, comme l’alcool ou le tabac. Mais il doit apporter la plus grande modération dans l’exercice de ce droit pour ne pas enrichir une classe de citoyens au détriment des autres. (Cpr. chap. i, § 5.)
  50. V sur la Graineterie française l’interpellation de M. René Brice à la Chambre des députés le 29 octobre 1887. A cette date, le xixe siècle a publié des renseignements d’après lesquels cette société aurait été fondée en 1871 au capital de 10 millions, par deux individus d’origine allemande, qui faisaient auparavant le commerce des fourrages l’un à Tours, l’autre à Metz. Elle a sa maison principale dans un port de la Baltique, à Libau, en Courlande. V. aussi la Réforme sociale de 1889, t. I, pp. 274 et suiv.
  51. On peut rapprocher de cette pratique la vente des articles sacrifiés par les grands magasins comme moyen de se créer une réputation de bon marché. Mais peut-on empêcher quelqu’un de faire un cadeau aux consommateurs, pour se faire de la réclame, voire de la popularité ?Saint Thomas enseigne que chacun peut vendre spontanément sa marchandise au-dessous du juste prix, Summa Th., 2a 2æ, quæstio 78, art. 2, ad septimum.
  52. Le Père Fristot, dans le travail cité plus haut, s’exprime ainsi sur cette question :

    « En dehors des cas de fraude qui appartiennent à la justice naturelle, il ne parait pas que le concurrent qui abaisse les prix ou propose une marchandise de moindre valeur, dont l’infériorité peut être vérifiée par l’acheteur, viole un droit naturel de justice, lorsque, par ces moyens, il détache la clientèle de son voisin et l’attire à lui. On ne démontre pas que la possession en matière de clientèle suffise à constituer un monopole. Néanmoins ne peut-il se faire qu’en agissant de la sorte il pèche, et même gravement, contre la charité ?Evidemment oui, si, sans y être contraint par sa propre nécessité, en faisant déserter le concurrent, il le prive d’un moyen nécessaire à son existence ou à sa situation. Mais, encore une fois, on ne voit pas qu’il y ait là une violation de la justice, entraînant l’obligation de restituer le dommage ainsi causé.

    « Un commerçant peut-il abaisser le prix de vente au-dessous du prix rémunérateur, au risque de ruiner ses concurrents ?A part la considération de charité que nous venons d’indiquer, peut-on taxer d’injustice celui qui abandonne à l’acheteur le bénéfice auquel il avait droit et même lui livre quelque chose du sien ?Mais si, en agissant de la sorte, il s’expose à faire faillite, il pèche envers tous ceux auxquels il a fait du tort.

    « Celui qui affronte des pertes momentanées afin de ruiner ses concurrents et ensuite faire remonter les prix, pèche-t-il par injustice envers ceux-ci ou envers les acheteurs ?S’il use du monopole ainsi usurpé pour élever le prix de vente au-dessus du maximum admis par l’appréciation commune, il commet une injustice envers les clients. Envers ses concurrents, il a péché contre la charité ; mais est-il tenu strictement à restitution ?Il semble qu’ici les casuistes seraient partagés… l’équité naturelle ne fournit pas à elle seule un terrain solide sur lequel un vendeur, quel qu’il soit, puisse fonder un droit primordial et antécédent à la clientèle.

    « Et tel paraît être en effet le sentiment presque unanime des théologiens casuistes. Ils touchent ce point lorsqu’ils examinent s’il est permis de vendre au-dessous du taux légal établi par le pouvoir civil et à quoi est tenu celui qui y a contrevenu. Or, s’ils admettent que le délinquant est obligé de payer l’amende ou l’indemnité à laquelle il a été condamné par sentence judiciaire, ils hésitent à affirmer qu’avant cette sentence il soit tenu en conscience à restitution ou à compensation ; le plus grand nombre et les plus considérables par l’autorité et la science se prononcent pour la négative. C’est qu’ils contestent à ce taux légal le caractère de loi obligeant en conscience et le considèrent comme une simple loi pénale. Or, cette distinction n’aurait pas de fondement, si la loi qui établit le taux légal ne faisait que sanctionner et codifier une obligation de ne pas vendre au-dessous du juste prix. »

    Ballerini et Palmieri (Opus theologicum morale, t. III, p. 674) sont encore plus affirmatifs : après avoir traité l’espèce indiquée par le P. Fristot, ils ajoutent : « Idem autem dicendum videtur si pretium non lege sed communi existimatione statutum sit et nequeant mercatores absque suo damno infra illud vendere : sed tune licebit ei, remota utique fraude, merces suas infimo pretio vendere, et si alii vendant summo, nam et illud est pretium justum et ipse jure suo utitur nec tenetur aliorum lucrum procurare. »

    Il faut rapprocher cette solution de ce que nous disons au texte sur la difficulté d’établir d’une manière uniforme le prix de revient, qui dans l’espèce constituerait l’infimum justum pretium.

  53. A notre connaissance la législation de la Caroline du Nord est la seule à punir l’underselling. Un acte de 1889, chap. 374, voté pour lutter contre les trusts, a un article 5 ainsi conçu : « Tout marchand, courtier, manufacturier ou négociant en matières premières de quelque sorte que ce soit ou leur agent qui vendra des marchandises, des matières premières, des articles manufacturés pour moins que leur coût actuel de production dans le but de renverser des concurrents, sera considéré comme coupable de misdemeanor et puni… Il est entendu que cette loi ne sera pas interprétée de manière à empêcher les personnes qui désireraient s’associer ou s’unir en une forme légale quelconque pour acheter des marchandises ou objets quelconques destinés à leur usage propre et se défendre contre toute élévation du coût ou du prix d’achat de marchandises ou objets quelconques destinés à leur consommation personnelle ou à celle de quelques-uns d’entre eux. » Confier à des tribunaux le soin de décider quel est actuellement le coût de production d’un objet est une chose bien grave. Sera-ce le coût de production moyen ou le coût de production dans l’établissement le mieux outillé ?
  54. V. the Economist du 20 juillet 1889.
  55. Les fabricants de fils à coudre de Lille et de Commines ont créé entre eux depuis 1889 un syndicat où l’on est arrivé, comme par le cours naturel des événements, à étudier toutes les réformes possibles de cette vieille industrie. On y a arrêté des conventions dont le caractère propre, nous dit-on, est de conjurer certains effets de la concurrence et de relever la dignité et la considération de la profession,
  56. Voici les résultats nets donnés en 1889 par les cinq grandes cooperative societies de Londres organisées sur le civil service plan, qui, à la différence des sociétés coopératives de consommation ordinaires, vendent au-dessous des prix usuels du commerce de détail au meilleur marché possible et vendent en fait à des acheteurs étrangers :
    Noms des sociétés Chiffre total les recettes en liv. st Bénéfices nets sur les ventes et revenus divers Distribution aux acheteurs en p.100 de leurs achats
    Army and Navy coop. society 2.651.059 98.608 3.72
    Civil service supply association 1.788.322 45.682 2.55
    Civil service cooperative society 481.120 16.648 3.46
    Junior Army and Navy stores 600.724 8.390 1.40
    New civil service coopération 158.317 2.983 1.88

    Les actions de ces sociétés ont en même temps gagné de larges dividendes, et, quand quelqu’une est mise en vente, elle est négociée à un prix très supérieur au versement opéré au début. Les employés de ces grands magasins coopératifs sont largement intéressés aux bénéfices. (Economiste français du 21 mars 1891.)

    En Allemagne, la société coopérative de Breslau, fondée en 1865 par 26 personnes avec un capital de 79 thalers, a des succès semblables. En 1889, ses 30.598 souscripteurs ont fait pour 7.349.669 marks d’achats sur lesquels un bénéfice brut de 1.136.793 marks a été réalisé. Les frais généraux l’ont réduit à 792.669 marks, ce qui a permis de distribuer aux acheteurs un boni de 10 p. 100 et d’augmenter encore les réserves. (Economiste français du 9 mai 1891.)

  57. Les frais généraux varient de 13 p. 100 à 40 p. 100, selon qu’ils s’appliquent à un magasin de grande concentration ou à un magasin petit ou moyen. Même parmi les grandes sociétés coopératives anglaises citées à la note précédente, les frais généraux varient en raison inverse du montant de leurs ventes d’une manière très remarquable. En 1888, ceux de l’Army and Navy avaient été de 8 p.100, ceux du Civil Service supplyco A. de 8,29 p. 100, ceux du Civil service cooperative Society de 11,32 p. 100, ceux du Junior Army and Navy de 12,84 p.100. V. dans le Nouveau Dictionnaire d’économie politique l’article Grands magasins par M. Georges Michel, et dans la Revue d’économie politique de mai-juin 1891 un article de M. Victor Mataja, le brillant professeur de l’Université d’Innsbruck.
  58. Il faut se garder, dans le remaniement des lois sur les patentes, de chercher à faire prévaloir par des taxes différentielles la spécialisation dans la vente des produits. La spécialisation dans le commerce comme dans la production varie incessamment suivant une foule de considérations économiques générales et locales. Un des plus grands abus des corporations d’autrefois était de l’imposer. C’est souvent en vendant plusieurs produits divers qu’un petit marchand ou fabriquant arrive à faire des bénéfices, là où ses concurrents plus routiniers se trouvent en perte.
  59. V. les auteurs cités par Ballerini et Palmieri. Ils combattent leur solution par des raisons qui nous paraissent reposer sur une erreur d’analyse économique. Opus theologicum morale, t. III, pp. 679-680.
  60. Le propriétaire d’une source, qui fournit aux habitants d’une commune, hameau ou village, l’eau qui leur est nécessaire, ne peut en changer le cours : il peut seulement réclamer une indemnité, s’il n’y a pas titre ou prescription au profit des habitants (art. 643 du Code civil).
  61. V. Code Justinien, de Monopoliis et conventu negotiatorum illicito vel artificio ergolaborum nec non balneatorum prohibitis et pactionibus illicitis. Cf. Suétone, Vita Tiberii, cap. 30.
  62. V. les textes recueillis par Du Cange, Glossarium, v° Monopolium. La reconnaissance du principe est d’autant plus remarquable que, par suite de l’inféodation d’une foule de professions et de commerces, les monopoles légaux étaient extrêmement multipliés au moyen âge et dans l’ancien régime. V. Marquard, de Jure mercatorum (Francfort, 1662), liv. iv, chap. vi et vii.
  63. V. Gury, Theologia moralis (édit. H. Dumas) n° 914, 915 et suiv, Ballerini-Palmieri, Opus theolog. morale, t. III, pp. 694-699.
  64. V. Lehmkuhl, Theologia moralis, t. I, p. 709.
  65. V. Tommaso Fornari, Delle teorie economiche nelle provincie Napolitane del secolo XIII al 1734 (Milano, 1882), p. 12 et passim.
  66. La question du droit pour l’État de fixer les prix dans ces cas est simplifiée pratiquement, parce qu’aucune entreprise de services communs, depuis un chemin de fer jusqu’à une distribution d’eau ou de gaz dans une ville, ne peut s’établir sans obtenir le droit d’expropriation ou l’usage de la voie publique. En l’accordant, l’État fait ses conditions ; mais, une fois ces concessions accordées, la propriété des compagnies est aussi sacrée que celle des particuliers et l’État ne peut sans injustice revenir sur les conditions débattues et acceptées librement. V. une remarquable étude du jurisconsulte américain T. M. Cooley, State regulation of corporate profits, dans the North american Review, septembre 1883.
  67. En Angleterre aussi, le Parlement fixe les tarifs maxima de transport par l’acte de concession et il se réserve de les remanier à sa volonté. V. notamment l’acte du10 août 1888. La fixation légale des prix est le corollaire forcé de la constitution d’un monopole par la Puissance publique.
  68. Sur l’Interstate commerce act des Etats-Unis, v. l’ouvrage magistral d’A. Carlier, la République américaine (Guillaumin, 1890), t. II, p. 568.
  69. Les rachats des canaux sous le gouvernement de Juillet, et surtout celui des petites lignes de chemins de fer en 1880 ont donné lieu à bien des critiques. Toutes les fois que l’État porte atteinte à des droits acquis, il est placé dans l’alternative ou de spolier ou d’accorder des indemnités exagérées. On le voit journellement dans les affaires d’expropriation : grande raison pour ne pas constituer sans nécessité absolue des monopoles sur lesquels il faut plus tard revenir !
  70. Les mêmes observations s’appliquent à l’érection de certaines fonctions en monopoles. C’avait été un des plus grands abus de l’ancien régime depuis le xvie siècle. La France, par suite de la réaction économique de la période Napoléonienne, a vu rétablir quelques-uns de ces monopoles. Celui des notaires, des huissiers, des avoués peut être cependant justifié, quoique l’exemple des pays Anglo-Saxons montre que d’autres réglementations, respectant la liberté des professions, peuvent offrir des garanties analogues au public.
  71. V. sur cette question J. James, professeur à l’Université de Pensylvanie, the Relation of the modem municipality to the gas supply (1886).
  72. V. dans la Réforme Sociale de 1890, t. II, les excellents articles de M. G. Afanassiev, professeur de l’université d’Odessa, sur les artèles russes.
  73. En 1891, le Kansas et le Nebraska ont adopté une législation semblable sur les public elevators.