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Le capital, la spéculation et la finance au XIXe siècle/Chapitre 9

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CHAPITRE IX

LA BOURSE ET SON ROLE DANS L’ÉCONOMIE DES SOCIÉTÉS MODERNES


  1. La Bourse et les valeurs mobilières.
  2. Importance de ces valeurs dans les fortunes contemporaines.
  3. Les capitalistes et les marchands de titres.
  4. Les fonds internationaux et les arbitrages de Bourse.
  5. La concentration des marchés financiers et l’organisation corporative des bourses.
  6. La Bourse de Paris : le Parquet des agents de change et la Coulisse.
  7. Le Stock Exchange à Londres et à New-York.
  8. Les bourses allemandes.
  9. Les opérations de bourse : le comptant et le terme.
  10. Les deux instruments de la spéculation : 1° les reports ;
  11. 2° les marchés à prime.
  12. Les spéculateurs d’aventure ou les innocents à la Bourse.
  13. Le jeu et l’agiotage : la lutte des lois contre les mœurs.
  14. La psychologie de la Bourse : haussiers et baissiers.
  15. Comment le marché est mené par les rois de la Finance.
  16. Les agences véreuses de spéculation.
  17. Influence des crises de Bourse sur l’état économique d’un pays.
  18. La Bourse et l’opinion.
  19. Des impôts sur les transactions de Bourse comme moyen d’enrayer l’agiotage.

I. — La Bourse a pris graduellement dans la vie des peuples modernes une place telle que les moralistes austères, qui publient la cote sous la rubrique de temple de l’argent, y vont tous les premiers. Ils ont raison : car beaucoup des opérations qui s’y font sont parfaitement légitimes et elles sont nécessaires pour l’administration d’un patrimoine tel qu’il est ordinairement constitué. Seulement il y a dans ce temple des coulisses, voire des chausse-trappes, où, en dehors d’un petit nombre d’initiés, l’on ne s’aventure point impunément.

Puis, au milieu de cette masse de transactions, il se forme par moments des montées de hausse ou des déroutes de baisse analogues à ces fluctuations alternées du prix des marchandises que nous avons souvent signalées. Ces mouvements répondent généralement à des causes économiques appréciables ; mais ils sont souvent exagérés et poussés à l’extrême par des puissances qui se tiennent dans l’ombre. Les perturbations de la cote des valeurs mobilières ont une répercussion dans le pays entier, parce qu’un très grand nombre de familles en possèdent plus ou moins et elles atteignent des couches de populations plus profondes que ces vastes spéculations sur les marchandises dont nous avons parlé dans le chapitre précédent.

La Bourse est née le jour où il y a eu des valeurs mobilières proprement dites, c’est-à-dire transmissibles au porteur ou par un simple transfert[1]. Les titres de rente, luoghi dei monti, que Venise, Gênes, Florence, au moyen âge, émettaient parmi leurs citoyens, valaient plus ou moins selon les circonstances et leurs porteurs cherchaient naturellement à réaliser des bénéfices en les achetant et en les vendant à propos. Dès le quatorzième siècle, les ventes à terme se soldant par des différences étaient pratiquées sur les bords de l’Arno. Pour y couper court, la Seigneurie essaya du remède préconisé encore aujourd’hui par les personnes qui croient qu’on peut refréner les jeux de Bourse ; elle établit un impôt de 2 pour 100 sur chaque transaction (§ 19).

Au dix-septième siècle, Amsterdam avait une bourse très active. Dans les derniers temps du règne de Louis XIV, les effets royaux, bons du Trésor, assignations sur le produit des fermes, mandats des entrepreneurs de vivres, étaient à Paris l’objet de transactions suivies. Quand Law imagina sa colossale expérimentation financière, il trouva un public tout préparé pour se livrer à la folie d’agiotage dont la rue Quincampoix fut le théâtre (chap. xi, § 5). Après la liquidation du système, des édits de 1723 et de 1724 organisèrent la corporation des agents de change sur les bases qui subsistent encore aujourd’hui, et la Bourse est allée grandissant au fur et à mesure que les valeurs mobilières se multipliaient. Il y a ici, en effet, action et réaction ; les valeurs mobilières ne sont si recherchées que parce qu’elles trouvent toujours des acquéreurs sur un marché ouvert et impersonnel, comme l’est la Bourse, et que leur propriétaire peut rentrer dans la disposition de son capital au jour qu’il veut. Le taux d’intérêt de ces sortes de placements est, à cause de cet avantage, à sûreté égale, inférieur à celui des prêts hypothécaires. La Bourse a donc eu sa part dans la baisse du taux de l’intérêt, qui est le phénomène économique le plus important de la seconde moitié du dix neuvième siècle (chapitre xiii, § 3).

Au fur et à mesure que la civilisation occidentale s’étend dans des pays nouveaux, des bourses s’y élèvent. L’Inde anglaise en a à Calcutta, à Bombay et à Madras. Les bourses de Hong-Kong et de Shang-Haï sont le centre de transactions importantes sur toutes les valeurs de l’Extrême-Orient et particulièrement sur les emprunts chinois, sur les actions des diverses sociétés industrielles fondées dans l’Indo-Chine.

Les bourses, à l’origine, réunissaient à la fois les négociants proprement dits et les spéculateurs en valeurs mobilières. Encore aujourd’hui la Bourse est, d’après le Code de commerce français, le lieu où doivent s’opérer les transactions sur les métaux précieux et sur le papier de change. Mais, en cela comme en toutes choses, la loi de différenciation des fonctions a fait son œuvre. Les bourses de commerce et les bourses de valeurs sont aujourd’hui partout distinctes. A Paris et à Londres, les affaires sur les métaux précieux et le papier de change se traitent en dehors de la Bourse et sont l’objet d’un commerce spécial. Il faut aller dans les pays où il n’y a pas une circulation monétaire saine (chap. iii, § 10), à Bue­nos-Ayres, par exemple, pour trouver encore ces divers genres de transactions rapprochées matériellement.

Au sens moderne du mot, la Bourse s’entend uniquement du marché des valeurs et c’est de celle-là seule que nous nous occupons dans ce chapitre.

II. — Les fonds publics nationaux, certains fonds étrangers, les titres des emprunts émis par les villes et les autres organes du gouvernement local, les actions et obligations représentant les entreprises industrielles organisées en sociétés anonymes, voilà la matière des transactions de la Bourse. Ces divers éléments y figurent dans des proportions variables suivant qu’un pays a une dette publique plus ou moins considérable. Il en résulte des différences très grandes dans la situation économique des peuples ; mais, au point de vue qui nous occupe, Wall Street à New-York, a dans les valeurs de chemins de fer et des trusts industriels une matière à spéculation aussi abondante que le Stock-Exchange de Londres avec les fonds publics étrangers et la Bourse de Paris avec la rente française[2].

Dans les pays anciennement riches, une masse considérable de capitaux cherchent à se placer d’une manière permanente dans les valeurs mobilières. C’est là le support du marché, et, à la longue, c’est l’opinion des vrais capitalistes qui détermine le prix de ces valeurs.

Dans ces placements, les capitalistes sont déterminés par le revenu annuel que donne l’entreprise ou le fonds d’État dans lequel ils entrent et aussi par la plus-value qu’ils espèrent du développement de l’entreprise ou de l’amélioration du crédit de leur débiteur. Il y a là matière à une spéculation, c’est-à-dire à un exercice de la prévoyance, fort légitime. Ceux qui ont acheté de la rente italienne pendant la guerre de 1866 à 40 francs ou des actions de Suez à 250 francs en 1859 ont été récompensés de la justesse de leur appréciation des éléments politiques et économiques sur lesquels ils fondaient leur jugement.

M. de Foville évalue à environ 70 milliards le chiffre des valeurs mobilières de toutes sortes possédées par les Français en regard de 80 milliards attribués à la terre, de 40 milliards à la propriété bâtie et de 10 milliards pour les meubles proprement dits et l’outillage qui n’est pas représenté par des actions ou des obligations. A la même époque, M. Robert Giffen évaluait le capital possédé par les Anglais ainsi qu’il suit : la terre, à 42 milliards de francs ; la propriété bâtie, à 48 milliards ; les valeurs industrielles, nationales et étrangères ainsi que les fonds publics étrangers, à 115 milliards ; les fonds publics anglais nationaux et locaux, à 25 milliards : enfin, les meubles et l’outillage non compris dans les calculs ci-dessus de 20 à 25 milliards. Tout approximatifs qu’ils soient, ces chiffres donnent une idée de l’importance qu’ont les valeurs mobilières dans les fortunes modernes[3].

Une partie de l’épargne annuelle est absorbée par ces placements divers. En France, à partir de 1852, époque où les valeurs mobilières se sont, multipliées, les prêts hypothécaires sont devenus plus rares, et le paysan lui-même a moins acheté la terre dans les départements où les annonces de souscriptions publiques aux emprunts et où les réclames gouvernementales en faveur des obligations du Crédit foncier ont eu prise sur lui. Depuis que les produits agricoles ont commencé à se mal vendre, la somme des capitaux qui s’engagent annuellement dans le sol sous forme d’améliorations foncières a encore diminué, et une partie plus considérable des épargnes s’est rejetée sur les valeurs mobilières. Cette cause, qui n’est pas en rapport avec un progrès véritable de la richesse publique, a contribué puissamment à la hausse des rentes et, par contre-coup, à celle de toutes les autres valeurs.

III. — On entend par capitalistes, au sens exact du mot, les personnes qui cherchent à faire des placements permanents, soit comportant une sécurité absolue, soit ayant des chances de plus-value compensées naturellement par des aléas correspondants. Ils forment la contre-partie des fondateurs de sociétés anonymes, des gouvernements emprunteurs, enfin des spéculateurs proprement dits qui s’interposent entre eux et ces emprunteurs, ces fondateurs.

Les capitalistes n’achètent des titres qu’à leur moment et par fractions relativement petites. Les souscriptions publiques aux grands emprunts nationaux ne provoquent même une sortie extraordinaire de l’épargne que dans des proportions forcément limitées (chap. x, § 6). Aussi à côté d’eux, ou plutôt en face d’eux, il s’est de bonne heure établi des commerçants en titres qui sont constamment approvisionnés de valeurs mobilières et sont prêts à les acheter ou à les vendre à certains prix. Ce sont eux qui soutiennent le marché et font que pour certaines valeurs (celles que l’on appelle à New-York active securities) les capitalistes trouvent toujours à en acheter ou à en vendre. Pour les valeurs classées comme inactive securities, au contraire, il faut qu’ils trouvent une contrepartie par une heureuse coïncidence. Ils sont dans une position à peu près semblable à celle de la personne qui a une terre ou un cheval de luxe à vendre. En soi, — et en faisant abstraction des manœuvres frauduleuses dont il est trop souvent l’occasion, — ce commerce est aussi légitime que tout autre, et il est, on vient de le montrer, utile aux consommateurs, c’est-à-dire aux capitalistes.

On dit d’une valeur qu’elle est classée, quand elle est sortie des mains des marchands de titres, pour arriver dans les portefeuilles des particuliers qui la gardent comme placement.

Les expressions usitées dans les bourses anglaises (stock dealers) et les pratiques qui y sont usitée (§ 7) mettent bien en évidence la fonction propre des négociants en titres. On leur donne habituellement le nom de spéculateurs ; car la source de leurs profits est dans les différences en hausse ou en baisse des cours, et, comme tous les négociants, ils doivent, pour gagner, [fin page340-341] retourner leur capital le plus souvent possible, même en ne faisant qu’un petit bénéfice. Du reste l’expression de spéculateurs s’applique aussi aux gens qui viennent à la Bourse par occasion et y spéculent à l’aventure (§ 14), chose dangereuse pour eux et sans utilité réelle pour le public.

Les marchands de titres sont les banquiers, les financiers qu’on appelle la Haute-Banque, les établissements de crédit qui prennent à forfait ou à la commission les émissions d’emprunts et de valeurs mobilières. Il y a même, pour poursuivre la comparaison, au-dessous d’eux de petits détaillants et jusqu’à des brocanteurs (§ 16).

Dans un pays tel que la France, les capitalistes ne constituent pas une classe, à proprement parler ; car la bourgeoisie cherche à asseoir sa fortune à la fois sur la propriété bâtie, sur la terre et sur les valeurs mobilières. En Angleterre et aux États-Unis, les personnes vivant exclusivement du revenu de valeurs mobilières sont plus nombreuses ; mais, comme chez nous, une grande partie de ces valeurs est aux mains d’individus qui continuent à travailler dans les professions libérales et dans les professions manuelles (chap. i, § 11).

IV. — Tous les marchés du monde pour les principaux produits sont aujourd’hui en communication. Le marché des métaux précieux et des capitaux disponibles est essentiellement universel. Il en est de même en grande partie pour les valeurs mobilières. Un nombre considérable de valeurs sont cotées sur les principales bourses du monde et sont, à cause de cela, appelées valeurs internationales.

Sans doute certaines valeurs seront toujours recherchées seulement dans le cercle voisin du lieu où l’entreprise qu’elles représentent est établie. Ce sont souvent les plus solides et c’est le caractère qu’auraient les actions des banques populaires, les obligations hypothécaires des sociétés mutuelles de crédit foncier, si ces utiles institutions arrivaient à se multiplier en France ; mais les fonds d’État, les obligations des grandes villes, les actions des grands chemins de fer sont connus et appréciés à leur juste valeur par les hommes instruits de tous les pays. Naturellement ils se rendent acquéreurs des valeurs de ce genre qui leur paraissent les plus avantageuses dans quelque bourse que ce soit. Les capitalistes des pays où les capitaux sont abondants et l’intérêt bas deviennent ainsi les porteurs des rentes et des actions des pays jeunes ou des nations obérées. En fait, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, la Hollande, la Belgique et la Suisse sont les créanciers du reste du monde.

Actuellement, MM. Leroy-Beaulieu et Neymarck estiment à 20 milliards de francs les valeurs étrangères que nous possédons. D’après M. Robert Giffen, les valeurs étrangères et coloniales possédées en 1885 dans la Grande-Bretagne rapportaient à leurs propriétaires plus de 2 milliards et 200 millions de francs par an, ce qui supposerait un capital d’environ 40 milliards de francs. Cela constituait un accroissement de 7 milliards sur les sommes engagées de cette manière par les capitalistes anglais en 1875, à raison d’à peu près 750 millions par an et cet accroissement a continué. Le chiffre est assez beau pour que, malgré les 3 ou 4 milliards perdus par eux dans l’Amérique du Sud, la position financière de l’Angleterre ne soit pas compromise.

Un dixième des actions et obligations des chemins de fer français appartient à des Anglais, qui y voient des titres d’une sûreté égale aux leurs et rendant 1/2 ou 3/4 pour 100 de plus par an. Les rentes russes sont détenues par les capitalistes allemands et français, les actions et obligations des chemins de fer des États-Unis par les capitalistes anglais ; la rente italienne est en grande partie placée en Allemagne et en France[4] ; les fonds égyptiens sont la valeur favorite des Anglais et des Français. La France a fourni à l’Espagne tout le capital de ses chemins de fer et s’est chargée d’une bonne partie de sa dette publique[5]. L’Autriche-Hongrie et les pays scandinaves sont dans la dépendance financière de l’Allemagne, et cela explique leur politique.

Le change, ainsi que la balance des importations et des exportations de marchandises, est fortement influencé par les sommes considérables que certains pays doivent à des places étrangères pour les coupons de valeurs dont elles détiennent les titres[6]. C’est à cause de leurs énormes placements en valeurs étrangères que l’Angleterre et la France ont d’une façon constante des excédents si considérables d’importations. Les divers marchés deviennent ainsi solidaires les uns des autres. Les grands emprunts, par exemple ceux que nous avons eu à faire de 1815 à 1817 et de 1871 à 1872, sont en grande partie souscrits par les étrangers. En cas d’embarras momentané d’une place, elle trouve des ressources dans l’envoi et la vente sur les bourses étrangères de ces fonds internationaux. En janvier 1882, au moment du désarroi de la Bourse de Paris causé par la chute de l’Union générale, les valeurs italiennes ayant baissé, une partie importante fut achetée par les banquiers italiens et allemands. Depuis novembre 1890, Londres, fort éprouvé par des spéculations malheureuses sur les fonds argentins, ne cesse de vendre à Paris ses valeurs égyptiennes et à New-York ses valeurs américaines. Quelquefois même de simples écarts de change provoquent des mouvements de valeurs d’une place à l’autre[7]. Les arbitrages de bourse à bourse sont ainsi devenus, avec le change et le taux de l’escompte, l’un des trois grands régulateurs de la balance entre les créances et les dettes des nations. Les importations et les exportations de titres se combinent avec les importations et les exportations de marchandises, quoique aucune statistique ne les constate[8].

La télégraphie électrique a rendu plus étroite cette communication des bourses. A New-York un nombre considérable de maisons ont la spécialité de faire des transactions sur les valeurs mobilières entre Wall Street et le Stock Exchange. En trois minutes, un télégramme est envoyé de Wall Street à Londres et la réponse est reçue à New-York. En un seul jour, en décembre 1886, dix mille messages furent ainsi échangés entre les deux bourses[9].

Le téléphone, qui constitue un progrès considérable sur le télégraphe, a eu pour résultat, d’après M. Neymarck, de niveler les cours des marchandises ou des valeurs entre les bourses qu’il relie. On est arrivé, par exemple entre Paris et Bruxelles, à la parité complète des cours, tandis qu’il y a quelques années des différences de prix donnaient encore lieu à des arbitrages.

V. — Dans tous les pays, les bourses se sont hiérarchisées autour d’une bourse principale, qui est seule en relations suivies avec les autres grandes bourses du monde. Les bourses des villes de second ordre ne se maintiennent qu’à la condition de se faire une spécialité, comme Bruxelles, par exemple, pour les actions de tramways et les obligations des villes étrangères. En Allemagne, Berlin, Vienne et Francfort sont devenus absolument prédominants depuis 1870. Stuttgart, Dresde et les bourses de la Suisse allemande n’ont qu’une importance locale. Aux États-Unis, les bourses de Boston, de Philadelphie, de Chicago sont les satellites très humbles de Wall Street. En France, Paris a tout attiré à lui ; les bourses de Lille, de Bordeaux, de Marseille, de Besançon, de Lyon n’ont plus d’importance que pour certaines valeurs industrielles locales, charbonnages, usines sidérurgiques, salines, filatures. Lyon était un centre de spéculations actif jusqu’en 1882 ; mais il ne s’est jamais complètement relevé du désastre qu’il éprouva alors par l’effondrement de l’Union générale et de la Banque du Rhône et de la Loire. L’Angleterre est peut-être le pays où les bourses de second ordre, Leeds, Liverpool, Manchester, et surtout celles d’Écosse, ont le mieux su retenir le marché de certaines valeurs étrangères ; mais elles ne prétendent pas rivaliser avec le Stock Exchange pour les fonds internationaux dont il est le marché régulateur incontesté dans le monde[10].

Avant de décrire l’organisation des principales bourses, remarquons que partout des corporations y ont en fait, sinon en droit, le monopole des transactions sur les valeurs mobilières. Ce monopole se soutient parce que ces corporations règlent presque exclusivement les immenses opérations qui passent entre leurs mains par voie de compensation, comme les caisses de liquidation des opérations à terme le font pour les marchandises (chap. vii, § 13).

Le décret organique du 7 octobre 1890 sur les agents de change de Paris l’indique dans ces deux articles :

Art. 66. — Toutes les opérations engagées chez chaque agent de change par un même donneur d’ordres sont compensées en deniers et en titres de même nature. — Les opérations engagées chez plusieurs agents de change par un ou plusieurs donneurs d’ordres peuvent de même être compensées, si les diverses parties intéressées y consentent.

Art. 68. — Toutes les opérations faites entre agents de change sont soumises à une liquidation centrale effectuée par les soins de la Chambre syndicale. Par l’effet de cette liquidation, toutes les opérations entre agents de change sont compensées de façon à faire ressortir le solde en deniers ou en titres à la charge ou au profit de chacun d’eux ; les différents soldes débiteurs ou créditeurs sont réglés par l’intermédiaire de la Chambre syndicale.

Dans presque toutes les bourses, il y a des règlements analogues. La valeur incontestable de ce procédé de règlement assure le maintien du monopole de ces corporations ; car elles seules peuvent le pratiquer.

VI. — A Paris, soixante agents de change, dont les charges sont des offices transmissibles et héréditaires, représentant, avec leur fonds de roulement, une valeur moyenne de 2.600.000 francs, ont de par la loi le monopole de toutes les transactions sur les valeurs françaises et étrangères admises à la cote[11]. Le législateur avait voulu en faire seulement des intermédiaires, des sortes de notaires et de courtiers ; ils ne devaient faire d’opérations qu’après avoir reçu de leurs clients les titres qu’ils étaient chargés de vendre ou les sommes nécessaires pour payer ceux qu’ils achetaient ; ils ne pouvaient point se porter garants des marchés qu’ils faisaient. Jusqu’à l’an dernier, des règlements de 1724, 1766 et 1785 fixaient encore leurs droits et leurs devoirs. L’on peut penser s’ils étaient observés !C’est seulement la loi du 28 mars 1885 et un décret du 7 octobre 1890 qui ont mis la loi en harmonie avec la pratique. Un secret professionnel absolu couvre toutes les opérations faites à la Bourse : l’agent de change ne fait jamais connaître à son client la personne à qui il a vendu ou de qui il a acheté (il ne la connaît pas lui-même), ni même le confrère avec qu’il a opéré. L’agent est donc seul engagé vis-à-vis de son client et celui-ci n’a d’action que contre lui. Les agents de change sont organisés en corporation publique, la chambre syndicale a institué une caisse de liquidation pour régler par compensation les opérations de ses membres avec la rapidité exigée par les transactions de Bourse, chaque jour pour le comptant, chaque mois ou chaque quinzaine pour le terme, selon qu’il s’agit de rentes ou d’autres valeurs. La Corporation a une caisse commune, et, pour augmenter la confiance qui s’attache justement à ses membres, elle a volontairement assumé en fait la responsabilité solidaire de tous leurs faits de charge[12].

En réalité, chaque vendeur, chaque acheteur, chaque reporteur, chaque reporté traite avec la Corporation entière. De même que chaque agent fait application des ordres de vente qu’il a reçus à ses ordres d’achat, la caisse syndicale compense entre les soixante agents tous les titres qui sont levés, tous les capitaux payés pour acquisition de valeurs. Les capitaux et les titres employés en reports, c’est-à-dire en affaires qui se continuent d’une liquidation à l’autre, demeurent entre les mains de chaque agent sous la responsabilité de la corporation.

Les agents de change ont, en principe, le monopole des transactions sur les espèces métalliques, le papier de change et les valeurs mobilières. Mais leur nombre restreint fait qu’ils ont abandonné les deux premiers objets aux banquiers (§2) pour se restreindre au troisième, de beaucoup le plus lucratif. En effet, sur toutes les transactions opérées par leur ministère, ils perçoivent des droits selon un tarif arrêté par la Chambre syndicale et au-dessous duquel aucun membre n’opère. Ce tarif est sensiblement élevé au-dessus de celui auquel la concurrence le fixerait ; mais cette surcharge imposée au public est compensée par les garanties qu’offre la Corporation. Tout ce que nous pouvons dire dans ce chapitre sur les abus et les brigandages qui se produisent à la Bourse ne doit pas faire perdre de vue la légitimité et la nécessité d’un très grand nombre des transactions qui s’y opèrent. La Corporation des agents de change maintient en somme à la Bourse française la sécurité et l’honorabilité dont ont besoin ceux qui y viennent pour faire des affaires sérieuses, non pour y jouer ou y agioter. Elle est devenue une puissance capable de rendre au marché financier de grands services. Ainsi le 10 janvier 1891 la Chambre syndicale versa à elle seule 453 millions comme garantie du premier versement sur l’emprunt de 869 millions émis ce jour-là. Elle remplit, on le voit, un rôle fort utile pour le succès des émissions et le classement des emprunts. La Chambre syndicale serait même, dans les moments de crise suprême, en état de soutenir le marché financier et de remplir à peu près le même rôle que la Banque de France pour le marché commercial, si trop souvent les membres de la Corporation ne s’engageaient pas eux-mêmes dans des opérations de jeu, qui les rendent tous les premiers victimes de ces crises, et si d’autre part la Haute-Banque n’avait pas la main dans la plupart des charges, parce qu’elle a fourni à leurs titulaires le fonds de roulement nécessaire pour les exploiter.

Les agents de change ont évité de compromettre leur monopole légal en le défendant trop rigoureusement, ce qui eût amené le gouvernement à augmenter le nombre de leurs charges. Il est toujours de soixante comme en 1723 ! Après avoir en 1859 obtenu une dernière fois des condamnations judiciaires contre les coulissiers, les agents de change ont eu depuis cette époque la sagesse de faire l’abandon d’une partie de leurs courtages aux remisiers, qui leur apportent des affaires et suppléent à leur petit nombre, et surtout de laisser s’élever à côté d’eux les organisations nouvelles que réclamait le développement des affaires. Non seulement les banquiers et les grandes sociétés financières vendent de plus en plus des titres à bureau ouvert, pratique très favorable à la petite épargne ; mais encore la coulisse a pris une position considérable sur le marché financier. On appelle ainsi les maisons financières qui font des opérations analogues à celles des agents. Elles ne devraient les faire que sur les valeurs non admises à la cote, sur ce qu’on appelle le marché en banque ; mais en fait elles les font aussi sur la rente et les autres valeurs admises à la cote. Quoiqu’on ne puisse poursuivre devant les tribunaux, en cas de contestation, l’exécution de ces dernières opérations, le cas est si rare qu’une partie considérable du public de la Bourse s’adresse de préférence à la Coulisse[13]. En effet, elle perçoit sur les opérations à terme et les reports des courtages qui souvent ne sont que le quart de ceux perçus par les agents ; puis elle n’a pour les valeurs qu’une liquidation par mois, tandis que le Parquet en a établi une par quinzaine, ce qui diminue les charges des spéculateurs.

La Coulisse se réunit à la Bourse l’après-midi ; elle opère sous le pérystile et même pour les rentes à côté de la corbeille des agents de change. La petite Bourse du soir, qu’elle tient dans la belle saison sur le boulevard et en hiver dans le hall du Crédit Lyonnais, a presque autant d’importance que la bourse officielle de l’après-midi. Dans les moments où la spéculation est animée, elle rend de grands services.

La Coulisse a organisé une liquidation centrale pour les affaires en rentes et une autre pour les affaires en valeurs sur le modèle de celle instituée par les agents de change. Elle a en tout imité leur organisation. C’est ainsi qu’elle a fini par se donner une chambre syndicale pour la coulisse des rentes et une autre pour la coulisse des valeurs.

Au commencement de 1892, on comptait à Paris 43 maisons de coulisse opérant à la fois sur les rentes et sur les valeurs, 46 maisons s’occupant uniquement des valeurs et 55 maisons ne s’occupant que des rentes. Il ne s’agit là que des maisons admises à la liquidation centrale et représentées à la chambre syndicale de la Coulisse : au-dessous d’elles sont les agences financières (§16).

Les 43 maisons de rentes et valeurs, dit un écrivain du métier, sont les plus importantes du marché en banque. Le capital de chacune d’elles varie entre 500.000 francs et 5 millions. Dans le nombre il y a bien une vingtaine de maisons qui ont plus de 2 millions. Le capital global de la Coulisse est de près de 100 millions. La Coulisse étant un marché absolument libre, n’importe qui peut s’établir coulissier ; mais les admissions sont moins faciles qu’autrefois. Il faut d’abord être agréé et prouver ensuite que l’on a au moins 500.000 francs de capital, pour faire partie de la coulisse des valeurs et 100.000 francs pour être considéré comme courtier en rentes. Cette exigence est très compréhensible. Les affaires faites entre coulissiers ne sont pas reconnues ; elles reposent sur la bonne foi réciproque des contractants[14].

C’est à la Coulisse que se négocient de préférence les grosses affaires à terme sur certaines valeurs internationales, telles que les fonds russes, égyptiens, autrichiens, espagnols, hongrois, turcs donnant lieu à des arbitrages entre les diverses places de l’Europe. Les maisons de banque les plus haut placées, les établissements de crédit, les agents de change eux-mêmes, pour les opérations en banque qu’ils ont à traiter, n’hésitent pas à s’adresser à elle[15].

Telle qu’elle est, avec un monopole fort discutable à la base, cette organisation fonctionne d’une manière aussi satisfaisante que celle qui s’est constituée spontanément à Londres et qui, partant de la liberté, a abouti en fait à la constitution d’une corporation très puissamment organisée aussi[16]. [fin page350-351]

VII. — Le Stock-Exchange n’est pas une institution publique, quoiqu’il en ait assumé toutes les charges et que the House, comme on l’appelle, ait en réalité la même place dans l’organisation financière de l’Angleterre que le Parquet chez nous. Une société anonyme au capital de 240.000 l. st. partagé en actions de 20 livres[17] est propriétaire de la maison où se réunissent les membres de l’association. On ne peut devenir actionnaire que si l’on est déjà membre de l’association et l’on n’est reçu en cette qualité qu’en payant des droits d’entrée élevés et en étant agréé par le Comité directeur. En fait, jamais une personne présentant les garanties pécuniaires suffisantes n’a été exclue : le nombre de ses membres, qui était de 1.400 en 1870, de 2.500 en 1880, s’est peu à peu accru jusqu’à 3.200 en 1890. Ils se partagent en brokers et stock dealers ou jobbers, ainsi qu’on les appelle usuellement. Le broker est un courtier ; c’est à lui que s’adressent les particuliers pour acheter ou pour vendre ; mais il ne cherche pas lui-même la contre-partie dans le public ; pour remplir les ordres, il s’adresse à un stock dealer ou marchand de titres. Il y a donc entre les capitalistes acheteurs et vendeurs deux intermédiaires au lieu d’un ; mais les courtages sont sensiblement inférieurs à ceux de nos agents de change. Le règlement du Stock-Exchange oblige chaque stock dealer à faire pour chaque valeur cotée un prix auquel il soit prêt à en acheter pour 1.000 livres st. au moins, et à offrir de vendre pareille quantité à un autre prix. De là la double indication ask et bid de la cote de Londres. Cette règle a pour but d’offrir aux possesseurs de titres le moyen de les réaliser à peu près chaque jour ; mais elle n’est pas exécutée strictement, et il est plus d’une valeur admise à la cote dont les jobbers s’arrangent pour ne jamais se charger. Parmi les jobbers il s’établit des spécialités pour certains genres de valeurs.

Le Stock Exchange a un clearing house spécial où les opérations d’achat et de vente entre ses membres se règlent par compensation. Ce sont seulement les résultats de ces compensations, qui, aux settlement days, se présentent sous forme de chèques au Banker’s clearing house.

Les règlements du Stock Exchange défendent aux stock dealers de faire la banque et aux banquiers de devenir membres du Stock Exchange. Mais toutes les grandes maisons de banque ont au Stock Exchange des brokers et des dealers chargés spécialement de leurs affaires et commandités par elles. Les règlements n’ont pas la naïveté d’interdire aux brokers de faire des opérations pour leur propre compte.

Les conditions des marchés et l’admission à la cote sont réglées souverainement par un comité de trente membres élu chaque année. Les constatations des cours faites par le committee sont reconnues comme légales et c’est par l’intermédiaire des membres du Stock Exchange que se font les négociations de titres ordonnées par les cours de justice.

Les membres du Stock Exchange sont reliés entre eux par un lien corporatif, qui, pour être volontaire, n’en est pas moins fort rigoureux. Le committee peut prononcer l’exclusion contre celui de ses membres qui violerait ces règlements et cette expulsion est la peine la plus sévère qu’on puisse imaginer ; car il est toute une série d’opérations qui, quoique légalement permises à tout le monde, ne sont en réalité praticables que pour les membres inscrits au Stock Exchange.

La qualité de membre du Stock Exchange offre sans doute certaines garanties au public ; cependant on a remarqué que le committee fait beaucoup plus usage de son pouvoir disciplinaire pour assurer de bons rapports de confraternité entre ses membres et régler la concurrence que pour protéger leurs clients contre eux[18].

A côté du Stock Exchange, il y a aussi un marché libre appelé the Street, par opposition à the House ; mais il est loin d’avoir l’importance de la Coulisse de Paris, et cela se comprend, étant donné le chiffre élevé des membres du Stock Exchange comparé aux soixante titulaires de la corbeille parisienne. The Street ne comprend que ces agences secondaires, appelées Bucket shops, qui offrent à leur clientèle de faire purement et simplement des paris sur les différences, ce qui en cette forme n’est pas admis au Stock Exchange, ou qui opèrent sur des quantités de titres inférieures à celles fixées par ses règlements.

A New-York, le Stock Exchange, qui a son siège dans Wall Street, a la même organisation que le Stock Exchange anglais. Le droit d’entrée est de 1.000 dollars. Le comité directeur doit veiller à ce que le nombre des membres ne devienne pas trop considérable par suite de nouvelles admissions. Il comprend environ 1.100 membres. Les places existantes peuvent être vendues comme un fonds de commerce, sauf l’agrément du successeur par le comité directeur, et leur prix varie selon leur clientèle : 25.000 dollars est un prix fréquemment obtenu. Les principaux banquiers font partie du Stock-Exchange, et une certaine respectabilité est attachée à cette qualité. Une association rivale, the open board of Brokers, qui s’était constituée en 1863, a fusionné avec elle en 1879. La liberté légale a abouti là aussi à la formation d’une corporation très strictement fermée[19]. Cependant en dehors du Stock Exchange il s’est créé divers centres d’opérations spéciaux à certaines catégories de valeurs. La corporation, qui s’était formée pour traiter les affaires en pétroles et qui avait organisé une caisse de liquidation (chap. vii, §§ 8 et 13), a en 1885 étendu ses opérations aux transactions sur les diverses valeurs industrielles, à l’exception des fonds publics. Le Consolidated stock and petroleum Exchange of New-York est devenu un second Stock Exchange, où les droits d’admission sont bien moindres et où peut-être les garanties offertes au public le sont aussi. Les commissions qu’il perçoit sont inférieures. Il compte 2.403 membres. Il a eu le mérite de créer une chambre de liquidation, Clearing House, et cette pratique s’imposera sans doute au Stock Exchange.

VIII. — Dans les bourses allemandes, au moins dans les principales, à Berlin et à Vienne, les opérations sur les valeurs peuvent se traiter librement et il n’y a point de monopole semblable à celui de nos agents de change. La police de la bourse est faite à Berlin par le Collège des anciens des marchands, à Vienne par la Chambre de commerce. Un certain nombre de courtiers assermentés, maklers, arrêtent la cote. Les différents courtiers se font des spécialités pour certaines valeurs, en sorte qu’en fait le public qui veut faire des opérations de placement ou spéculer est toujours forcé de s’adresser à un intermédiaire professionnel. Comme, d’après la loi allemande, les courtiers assermentés ne doivent être garants dans aucun cas des affaires qu’ils traitent et que les courtiers non assermentés n’offrent pas toujours des garanties suffisantes, il s’est établi à Berlin des banques de courtiers (makler banken), qui s’occupent presque exclusivement et sur une grande échelle des affaires à terme en offrant aux clients leur propre garantie. Les grandes banques sont représentées à la Bourse par des courtiers qui traitent pour elles. Elles ont joué un rôle très actif dans les spéculations qui ont abouti au krach de 1873 et dans celles de 1889. Partout ces corporations, qu’elles soient publiques ou privées, exercent sur leurs membres une action disciplinaire et une juridiction arbitrale à laquelle on cherche rarement à échapper et qui, à la longue, impose ses règlements sur les marchés aux tribunaux ordinaires. En réalité, la Bourse partout a fini par se faire sa loi à elle-même, et elle a triomphé, en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis, des prohibitions dont le législateur avait frappé ses pratiques[20].

Un trait commun à toutes les bourses du monde, c’est l’extrême simplicité des formes en lesquelles les transactions les plus importantes sont conclues. Une rapide mention au crayon sur un carnet suffit à les constater ; un très grand nombre sont même purement orales. Chose très remarquable, dans aucun autre genre d’affaires il n’y a moins de difficultés et de déloyautés sur les conditions dans lesquelles les marchés ont été conclus. La nécessité a imposé aux gens de Bourse ce genre d’honnêteté. Si on le comparait avec les fraudes tolérées par l’usage en matière de ventes de chevaux, même entre les gens du meilleur monde, on pourrait écrire un intéressant chapitre de l’histoire de la morale.

IX. — Les achats et les ventes au comptant sont le plus habituellement le fait des capitalistes qui cherchent un placement pour leurs fonds. Ces opérations, nous l’avons dit, sont en définitive, et malgré des perturbations accidentelles, les régulatrices du marché. Mais il ne faut pas croire que le comptant soit toujours innocent et le terme toujours coupable. Quand, en 1890, un pool achetait, à New-York, en quelques semaines, de 350.000 à 400.000 actions du Reading Railway, ses achats, quoique au comptant pour la plupart, constituaient évidemment une gigantesque opération d’accaparement.

D’autre part, les opérations à terme, c’est-à-dire les ventes ou achats de titres livrables aux époques de liquidation, sont souvent parfaitement sérieuses.

Les valeurs mobilières sont des marchandises et il y a pour elles, comme pour les denrées, des marchands de profession. Leur industrie consiste à acheter quand les cours sont bas et qu’ils présagent une hausse, à vendre quand ils veulent réaliser un bénéfice sur leurs achats ou prévoient une baisse.

Leur utilité est évidemment moins grande que pour les approvisionnements de marchandises et si, au lieu de marchands de titres, il n’y avait que de simples intermédiaires des transactions, comme les agents de change le sont… en théorie…, les choses n’en iraient peut-être que mieux. Mais un commerce de ce genre, avec les spéculations qu’il comporte, est légitime et il s’est partout constitué spontanément. Les grands emprunts publics et les émissions de valeurs industrielles, faites en dehors de leur localité d’origine, ont rendu ce commerce nécessaire ou plutôt supposent son organisation.

Il existerait, remarquez-le bien, quand même il n’y aurait qu’une cote au comptant. La cote à terme ne fait que lui donner plus d’amplitude, et beaucoup de financiers expérimentés, notamment M. P. Leroy-Beaulieu, regrettent que pour toutes les valeurs admises à la cote, les obligations de chemins de fer par exemple, notre Bourse ne pratique pas à la fois le terme et le comptant[21].

Les transactions à terme sont l’objet d’une réglementation analogue à celle qui existe pour les ventes de marchandises à livrer, de la part des corporations auxquelles la police de la Bourse appartient ; elles ne peuvent porter que sur certaines quantités, par exemple, à Paris, 1.500 francs de rente pour le 3 pour 100, 25 unités pour les valeurs, et elles doivent se liquider à certains jours (§ 9).

Cette manière d’opérer est conforme aux principes généraux du Code civil sur les obligations et les modalités que les parties sont libres d’y apporter. Elle convient à certaines situations. La personne, qui doit avoir le 30 du mois un capital disponible, a avantage à acheter à terme dès le 2, si le cours à cette date lui paraît favorable, si elle croit que la rente haussera. En sens inverse, celle qui a à faire un paiement à la fin du mois fera sagement de vendre à terme quand un cours avantageux aura été acquis ; car on ne sait jamais s’il se maintiendra. Les opérations un peu importantes se font en réalité beaucoup plus facilement à terme qu’au comptant.

Il faut bien se rendre compte que les achats et ventes à terme ne sont possibles pour les capitalistes ordinaires, pour ceux que nous appellerons, si on veut, les pères de famille, que parce qu’il existe des marchands de titres, des spéculateurs, et que parmi ceux-ci il s’en trouve toujours qui envisagent en sens inverse les perspectives de hausse ou de baisse. S’il n’y avait pas de vendeurs à terme, c’est-à-dire des spéculateurs qui espèrent à la liquidation se procurer les titres au-dessous du cours auquel ils les vendent aujourd’hui, l’on ne trouverait pas à acheter à certains jours. On l’a vu pour les emplois des fonds des caisses d’épargne, en mai, juin et juillet 1890. Le comptant ne suffisait pas à fournir des contreparties aux demandes de rentes ; le terme, — c’est-à-dire les grands spéculateurs. —a pu seul fournir les quantités demandées[22]. En sens inverse, c’est parce qu’il y a des spéculateurs à la hausse qu’un particulier est toujours assuré de vendre à terme à peu près toutes les quantités qu’il veut. Michel Chevalier le disait en 1867 dans un rapport au Sénat :

Sans supposer même d’emprunt, la faveur dont jouit la rente à la Bourse, le maintien de ses cours viennent de la facilité de vendre, d’acheter à tout instant autant et aussi peu de titres qu’il convient sans grandes variations ; car, par la force des choses, le classement et le déclassement des rentes ne sont jamais dans une égale proportion ; autrement dit, il y a des temps où le public achète plus de rentes qu’il n’en vend et d’autres où il en vend plus qu’il n’en achète.

Ce sont les spéculateurs ou négociants en titres, qui, au moyen des opérations en liquidation et des reports par lesquels ils prolongent leurs opérations d’une liquidation à l’autre (§ 10), ramènent l’équilibre entre ces courants opposés.

Toutefois il faut reconnaître que le marché à terme sur les valeurs mobilières est surtout pratiqué par les spéculateurs entre eux, qui cherchent à réaliser des bénéfices par des achats et des reventes successifs. Ces bénéfices résultent de la différence des cours entre le jour où l’opération est conclue et celui de la liquidation ; naturellement, ils se règlent par le paiement de simples différences, comme se liquide une filière de marchandises. En effet, il est indifférent à l’acheteur de recevoir le jour de la liquidation les titres qu’il a achetés à un cours inférieur et qu’il revendrait immédiatement pour pouvoir payer son prix d’achat et réaliser son bénéfice, ou bien de recevoir des mains de l’agent de change avec qui il a traité le montant de la différence entre les deux cours. Le vendeur a tout avantage aussi à solder simplement la différence au lieu d’acheter pour livrer. Cette manière d’opérer par règlement de différences résulte de l’organisation même de la Bourse, où acheteurs et vendeurs ne traitent pas en réalité directement, mais où toutes les opérations en titres et en argent sont compensées entre les agents de change ou à la liquidation de la Coulisse (§ 5).

Ce commerce de titres a sa raison d’être dans l’abondance même des valeurs mobilières offertes et demandées sur les marchés. Il a existé de tout temps pour les lettres de change et l’on ne peut nier qu’il ne serve à la compensation des créances et des dettes réciproques des divers pays, même quand il s’opère uniquement entre spéculateurs. Les arbitrages de bourse notamment contribuent puissamment, nous l’avons vu (chap. iii, § 11), à maintenir en équilibre le marché des capitaux dans le monde[23]. [fin page358-359]

Le fait que dans les marchés à terme le vendeur ne possède pas actuellement les titres qu’il s’engage à livrer, qu’il vend à découvert (to go short), n’est d’aucune conséquence pour apprécier la moralité de ces opérations. A Napoléon, qui lui faisait cette objection, Mollien répondait : « Je fais un marché à terme avec mon porteur d’eau quand il me promet de m’apporter chaque matin deux voies d’eau ; il n’en a pas chez lui ; mais il est sûr d’en trouver tous les jours à la Seine ; il y a de même une rivière de rentes qui coule toujours. »

Il serait puéril de vouloir que les personnes qui vendent ou achètent à terme eussent les moyens d’acheter tous les titres ou de payer toute la somme représentée par le chiffre de leur bordereau. Il suffit, pour que leurs opérations soient raisonnables et légitimes, qu’elles aient de quoi payer les différences possibles d’une liquidation à l’autre. C’est à la sagesse des agents de change ou des maisons de coulisse à exiger des couvertures suffisantes pour assurer éventuellement ces différences[24]. Malheureusement, ils ne le font pas toujours. Le spéculateur qui ne peut pas les régler est exécuté à la Bourse, c’est-à-dire que l’agent fait d’office l’opération d’achat de titres ou de vente qu’il est hors d’état de faire lui-même. La conséquence de cette exécution est que celui qui en a été l’objet n’est plus admis désormais par la corporation de la Bourse à faire des opérations à terme. Pour un spéculateur, c’est le plus grand des châtiments et c’est avec cette peine purement coutumière que la Bourse a pu tenir en échec, par la complicité universelle des intéressés, toutes les prescriptions législatives dirigées jadis contre certaines de ses opérations[25].

Quand surviennent de grandes catastrophes, qui réduisent à rien la valeur de certains titres, toutes les couvertures sont insuffisantes et les différences sont telles que les exécutions se multiplient et atteignent même de grands spéculateurs[26].

A New-York et dans les bourses américaines, aucun broker ne consentirait, comme à Paris et à Londres c’est trop souvent le cas, à faire des opérations pour un spéculateur sans couverture. Chacun des deux contractants doit déposer dans une banque un chèque certifié, c’est-à-dire accepté par une banque, égal au montant probable de la différence et il est procédé au besoin à des appels de suppléments ou marges suivant les variations du marché. (Cf. chap. vii, § 13.) Les Américains sont étonnés de la facilité avec laquelle, en Europe, on fait des affaires considérables sans autre garantie que celle du crédit personnel[27].

Un des meilleurs moyens d’empêcher les opérations imprudentes est d’avoir des époques de liquidation rapprochées et de ne pas admettre de marchés portant sur des termes éloignés. A l’époque de Law, nous le verrons (chap. xi, § 6), il y eut des ventes à terme à livrer dans six mois ou un an. C’était sans doute une imitation des pratiques d’Amsterdam. Quand la Bourse se réveilla, sous le règne de Louis XVI, les marchés à livraisons éloignées se reproduisirent et l’édit du 22 septembre 1786 estima faire une réforme importante en fixant à deux mois le terme le plus éloigné pour les ventes à livrer sur les effets publics et valeurs mobilières. Les bourses ont partout tendu à abréger encore ces délais. A Paris, au Parquet il y a une liquidation de quinzaine pour les valeurs. C’est pour les rentes seulement que la liquidation est mensuelle[28]. Une des causes pour lesquelles les opérations faites à la Coulisse offrent moins de sécurité, c’est qu’elle n’a pour les valeurs qu’une liquidation mensuelle.

A Londres aussi on attache la plus haute importance à la pratique des liquidations de quinzaine[29]. Les consolidés sont les seuls fonds liquidés seulement une fois par mois.

X. — Les deux principaux leviers de la spéculation sont les reports et les marchés à primes.

Les opérations à terme ne se règlent pas toujours définitivement à la liquidation pour laquelle elles ont été conclues : l’acheteur et le vendeur, s’ils se connaissaient et s’accordaient en cela, le vendeur croyant à la continuation de la baisse et l’acheteur à la reprise de la hausse, pourraient reporter leur opération à la liquidation suivante, la continuer, comme on dit en anglais.

Ce qu’ils ne peuvent faire directement, ils le font, en réalité, par l’intermédiaire des agents de change ou des maisons de coulisse, au moyen du mécanisme des reports. L’agent ou la maison fournit à l’acheteur, qui ne veut pas prendre livraison de ses titres, le moyen d’attendre la liquidation suivante, grâce aux capitaux qui viennent à la Bourse, non pas pour spéculer, mais pour y chercher la rémunération d’une opération de crédit et qui sont confiés dans ce but aux agents ou aux maisons de coulisse[30].

Le spéculateur à la hausse pourra donc continuer son opération en se faisant reporter, c’est-à-dire en vendant au comptant au capitaliste reporteur les valeurs que son agent a levées pour lui, et en les rachetant à la liquidation à un prix supérieur ; la différence des deux prix constitue le taux du report (en anglais contango).

Une opération inverse se produit parfois : des spéculateurs, obligés de livrer des titres et qui ne peuvent s’en procurer sur le marché, parce qu’il n’y a pas de vendeurs disposés à s’en défaire, pourront conserver leur situation d’une liquidation à l’autre, si des porteurs de titres consentent à les leur vendre au comptant et à les leur racheter, à la liquidation suivante, à un prix inférieur : cette différence constitue le déport (backwardation) ; c’est le prix de la location des titres, comme le report est l’intérêt de l’argent prêté[31].

Le taux des reports varie selon que les capitaux disposés. à s’engager de cette manière sont plus ou moins abondants, eu égard à la demande qui en est faite et aussi eu égard à l’aléa que présente le titre sur lequel ce prêt est gagé. En effet, si le reporté vient à ne pas tenir son engagement, à ne pas racheter, les titres restent, de plein droit, la propriété du capitaliste[32]. Grâce à l’abondance des capitaux qui s’intéressent aux affaires de Bourse, et qui ont pris l’habitude de ce genre de placement, le taux des reports n’est plus très élevé aujourd’hui ; il ne dépasse pas 2 1/2 à 4 pour 100 en temps normal[33]. Dans les moments de grande surexcitation, quand les haussiers, sur leurs fins, cherchent encore à maintenir leur position, espérant forcer la victoire, les reports peuvent monter à des taux très élevés. Il en est de même quand il se produit une catastrophe. Ainsi, en novembre 1890, lors de la crise causée par la liquidation des Baring, ils se sont, pendant deux ou trois quinzaines, élevés assez haut à Paris et à Londres. Plus tard, la perspective de l’emprunt français de 869 millions, qui faisait recueillir toutes les disponibilités en vue du premier versement, les a fait monter jusqu’à 10 pour 100 dans la première quinzaine de janvier 1891 ; mais c’est un fait exceptionnel.

Cette élévation, proportionnée aux risques des opérations et à l’état de l’offre et de la demande, ne présente pas le caractère usuraire dont certaines personnes, peu au courant des affaires de Bourse, l’ont taxée. Elle est, au contraire, le frein naturel aux excès de la spéculation et à la hausse exagérée des titres. Pendant les périodes de hausse rapide, au début les reports sont bas et les haussiers peuvent, par la plus-value des titres, supporter les frais qu’ils entraînent ; mais quand cette plus-value s’arrête, ou seulement que les cours se tassent, la multiplication des reports et des courtages à chaque quinzaine devient ruineuse.

Les reports en soi constituent un moyen de crédit pour les personnes qui ont besoin d’argent, et un emploi de fonds pour les capitalistes qui veulent les engager seulement à brève échéance et se contentent d’un intérêt modéré. Aussi les moralistes ne peuvent les condamner d’une manière absolue[34] ; mais, en fait, il faut bien se dire que les capitaux ainsi employés servent à peu près exclusivement à soutenir les campagnes de hausse que font périodiquement les grands spéculateurs et qui sont forcément suivies d’une réaction aux dépens de l’épargne.

Toutes les grandes sociétés financières, le Crédit foncier en tête, y emploient leurs dépôts ; les grandes compagnies d’assurances et de chemins de fer font fructifier ainsi les sommes qu’elles tiennent en réserve pour pourvoir au paiement de leurs dividendes et intérêts[35]. L’économiste se demande si l’emploi de ces sommes en escomptes commerciaux ne serait pas plus utile aux affaires et si cet emploi constant d’une partie considérable des épargnes nationales, pour faire hausser les valeurs de Bourse, constitue un état économique sain. Le remède est dans le développement des reports sur les marchandises.

XI. — Une autre opération fort employée par les spéculateurs consiste dans les marchés à prime.

Les marchés à terme sont fermes quand les deux parties se sont engagées, le vendeur à livrer les titres à la liquidation, l’acheteur à les lever, sauf à eux à régler l’opération par le paiement d’une différence. L’aléa peut être considérable suivant les écarts des cours.

Le marché à prime (option en anglais) a pour objet de limiter cet aléa pour l’acheteur, en lui laissant la faculté soit de lever les titres, soit de rompre son engagement moyennant un dédit qu’on appelle la prime. Ainsi, à Paris, sur le 3 pour 100, on fait des ventes en liquidation avec des primes de 1 franc, de 50 centimes ou de 25 par 3 francs de rente, c’est-à-dire que l’acheteur pourra se dispenser de prendre livraison en abandonnant 25 centimes, 50 centimes, 1 franc. Il se décidera, suivant le cours de la rente, au jour de la liquidation. Si elle a monté, il lèvera les titres ; si elle a baissé de plus du montant de la prime, il abandonnera cette prime. Comme elle a été payée d’avance, si l’acheteur lève les titres, elle est imputée sur le capital dû. L’acheteur conserve donc toutes les chances de gain : il limite ses chances de perte. De son côté, le vendeur, dont les chances de gain sont limitées, tandis que ses chances de perte sont illimitées, a l’avantage d’avoir vendu à un cours supérieur à celui des marchés à terme fermes. Ainsi le 9 mai 1891 le 3 pour 100 faisait ferme fin courant 93,35 ; en même temps les primes de 1 franc se négociaient à 93,55 et les primes de 0,25 à 94,15. Il y a même des primes de 10 centimes, de 5 centimes qui se liquident en coulisse à chaque bourse, c’est-à-dire le lendemain.

Naturellement, le cours des valeurs vendues à prime est d’autant plus élevé que le taux de la prime est plus faible, puisque l’acheteur peut rompre à moins de frais un marché qui se trouve être désavantageux. En outre, l’écart existant entre le cours du terme ferme et celui du terme avec primes diminue progressivement à mesure qu’on approche du jour de la réponse des primes.

Un jour spécial de la liquidation est en effet consacré à cette opération, c’est-à-dire à la déclaration par les acheteurs à prime s’ils lèvent les titres achetés ou s’ils abandonnent la prime. Cela dépend du cours de ce jour-là à 2 heures. On l’appelle le cours de compensation, et, à Londres, fixed price. Avant ce moment des luttes très vives s’engagent entre acheteurs et vendeurs pour faire incliner ce cours dans le sens qui leur est favorable[36].

Les spéculateurs à la hausse, qui achètent dans les hauts cours et courent de grands risques de ce fait, les atténuent en faisant en même temps des ventes de primes qui leur sont abandonnées au cas où les cours baissent. De même ceux qui réalisent des valeurs par des ventes au comptant cherchent à maintenir les cours par des achats de primes, sauf à les abandonner, si les cours baissent.

Les marchés à prime sont donc une sorte d’assurance. Seulement, tandis que cette combinaison a sa raison d’être sur les marchés de marchandises, à la Bourse, elle ne sert que l’agiotage proprement dit[37]. Elle permet d’opérer sur des quantités considérables avec des capitaux restreints et de réaliser parfois d’énormes bénéfices. Elle tend parfois à fausser la cote, comme on vient de le voir par l’exemple précédent.

Vente d’une grosse prime et achat d’une plus faible au double et au triple, échelle de primes, appuyée ou non sur des opérations fermes, etc., ce genre de transactions est l’essence du jeu de Bourse. Des ouvrages spéciaux prétendent en donner la théorie mathématique. Nous ne les suivrons pas dans cet exposé : car, quelque bien conçues sur le papier que soient ces combinaisons, elles reposent toujours sur un postulatum, à savoir : que les écarts des cours se produiront seulement dans des limites données. Or, il n’en est rien, parce que, indépendamment de l’action exercée par les gros spéculateurs, la Bourse est placée plus directement qu’aucun autre marché sous l’action des perturbations politiques et économiques : les combinaisons les plus savantes sont exposées à être brusquement renversées par une dépêche télégraphique et la ruine des petits et des moyens spéculateurs est d’autant plus profonde que l’assurance qu’ils croyaient trouver dans le maniement des primes, et qui leur fait tout à coup défaut, les avait portés à prendre des engagements hors de proportion avec leurs moyens.

XII. — En effet, encore plus que pour les marchandises, le jeu et l’agiotage se mêlent constamment aux spéculations légitimes. Dès qu’il y a eu une Bourse ouverte, c’est-à-dire un courant régulier de transactions, des personnes ont cherché à gagner de l’argent sans travail dans les différences de prix des titres qu’elles achetaient et revendaient. Au point de vue moral, ce genre d’opérations est déraisonnable. Il y a quelque chose de vil à ce que ceux dont le commerce des valeurs mobilières n’est pas la profession régulière cherchent à faire des gains qui n’ont pour origine, ni de près ni de loin, aucun travail utile. On leur donne le nom de joueurs, à cause du caractère stérile de leurs opérations. Toutefois, à la différence de ceux qui jouent à la roulette, aucun homme sensé parmi eux n’escompte le hasard[38]. Ils basent leur jeu sur des conjectures relatives aux événements politiques et économiques ; mais avoir des connaissances exactes sur les chances de plus-value ou de moins-value des titres n’est pas chose facile ; puis, pour en tirer un parti avantageux, pour faire une spéculation au sens propre du mot, il faut que ces connaissances ne soient pas communes à tout le monde. En d’autres termes, la spéculation suivie et régulière sur les valeurs mobilières exige une préparation et une somme de travail et des qualités intellectuelles au moins égales à celles de toute autre profession. Les personnes qui ne spéculent qu’irrégulièrement, par passe-temps, doivent forcément être ruinées, ne fût-ce que par des raisons psychologiques. Elles obéissent à des impressions ou à des conceptions superficielles, tandis que les spéculateurs de profession, qui sont leur contrepartie, agissent suivant des règles éprouvées et des indications raisonnées[39]. Ils ont même des procédés spéciaux, de véritables feintes, comme à la chasse, pour faire tomber dans leurs filets les spéculateurs d’aventure.

Il y a d’ailleurs des raisons mathématiques pour que les joueurs de cette catégorie soient fatalement ruinés au bout d’un certain temps par les reports et les courtages qui se renouvellent à chaque liquidation. En effet, sur l’ensemble de plusieurs années, ces reports et ces courtages dépassent sensiblement la plus-value ou la moins-value des titres qui constitue le bénéfice de celui qui gagne, absolument comme à la roulette la banque a toujours raison des joueurs.

Aussi, bon nombre de joueurs à la Bourse, qui ont commencé par être des innocents et qui sont surtout des cupides, cherchent-ils à se faire les familiers des lanceurs d’affaires et des tout-puissants spéculateurs pour se mettre dans leur jeu et recueillir les miettes de leur table. Ils deviennent alors les complices de bas étage des manœuvres par lesquelles ceux-ci gagnent à coup sûr.

Indépendamment de ces considérations d’ordre moral, au point de vue général, les joueurs qui ne règlent jamais leurs achats que par des différences, qui n’apportent pas de capitaux et n’emmagasinent pas de titres comme les marchands de profession, ne sont pas pour le marché un facteur tendant à produire l’équilibre. Tout ce qu’on peut dire à leur décharge, c’est qu’ils n’influent pas réellement sur les cours. M. Alph. Courtois l’a établi par une savante analyse des différentes opérations à terme. Mollien le disait déjà : « Ils sont comme des gens qui dans une maison de jeu ne sont pas en état de faire les fonds des parties et qui se bornent à parier sur la mise des joueurs assis autour du tapis vert : on ne saurait attribuer à leurs paris quelque influence sur l’événement des parties[40]. »

Néanmoins la pratique usuelle de ces opérations aléatoires, la disproportion des gains ou des pertes au travail effectué et au service rendu abaissent singulièrement le niveau moral de ceux qui s’y livrent. M. Zola a mieux observé les gens de Bourse que les paysans, et l’Argent n’a pas soulevé les protestations qui ont accueilli la Terre.

XIII. — Si les simples joueurs sont des parasites peu intéressants, les grands marchands de titres deviennent trop souvent les perturbateurs du marché par les manœuvres auxquelles ils se livrent pour fausser les cours, pour exagérer les courants de hausse ou de baisse, et c’est en quoi consiste l’agiotage à proprement parler (chap. vii, §1).

C’est pour cela que dès 1610 les États généraux de Hollande défendaient les marchés à terme sur les actions de la Compagnie des Indes. Cette défense fut renouvelée constamment pendant le dix-septième et le dix-huitième siècle, parce qu’il n’en était tenu aucun compte. Il en fut de même en Angleterre. Les actes de 1697, de 1734 et de 1773, qui défendaient les affaires à terme, les opérations à primes, les règlements par différences n’ont jamais été observés. Ils ont été formellement abrogés en 1860[41]. En France, les marchés à terme et les primes avaient joué un rôle dans les spéculations auxquelles donna lieu le système de Law et ce souvenir fit que l’arrêt du Conseil du 24 septembre 1724 interdit absolument les marchés à terme sur les effets publics. D’autres édits de 1785 et de 1786 renouvelèrent ces prohibitions en prétendant les limiter au cas où les contractants ne prouveraient pas avoir eu en leur possession les titres qu’ils devaient livrer ou les fonds destinés au paiement. La Convention renchérit encore sur ces prohibitions et des lois de cette sorte pour la première fois furent obéies : la Bourse était fermée et la guillotine était en permanence ! (chap. xi, §2). Mais, dès le Directoire, on sait l’essor pris par l’agiotage sous ses formes les plus malsaines. La législation consulaire, en rétablissant les agents de change, remit en vigueur les anciens édits. Le Code pénal même, s’inspirant des lois de la Révolution, punissait de peines correctionnelles les opérations à la baisse sur les effets publics. Les art. 421 et 422 étaient, en effet, conçus de manière à exonérer de toute pénalité les spéculateurs à la hausse. Les gouvernements à toutes les époques ont favorisé ces derniers. M. Léon Say, dans un remarquable écrit sur les Interventions du Trésor à la Bourse, a montré que, malgré les lois existantes et les principes d’une administration correcte, depuis de Calonne en 1787 jusqu’à M. Rouvier en 1882, tous les gouvernements, à certains moments, ont cherché, quelquefois directement, le plus souvent sous main, à influencer les cours de la rente dans le sens de la hausse.

En entretenant Mollien de la manière dont il entendait la direction de la Caisse d’amortissement, Bonaparte lui disait :« Je demande si l’homme qui offre de livrer à 38 francs des rentes 5 pour 100, qui se vendent aujourd’hui à 40 francs, ne proclame pas et ne prépare pas leur discrédit ; s’il n’annonce pas au moins que personnellement il n’a pas confiance dans le gouvernement et si le gouvernement ne doit pas regarder comme son ennemi celui qui se déclare tel lui-même ! »

Il serait peut-être plus sérieux de dire que la hausse sur les fonds publics en se consolidant fait baisser le taux de l’intérêt, élève la capitalisation de tous les revenus et par conséquent améliore la condition des travailleurs actuels au regard des capitalistes et des propriétaires. Toutefois ce grand et bienfaisant phénomène se produit sous l’action de facteurs économiques généraux et la hausse des valeurs de Bourse est plutôt un effet qu’une cause. Même, nous le verrons au chapitre suivant, il est dangereux de vouloir devancer le mouvement naturel des choses et de prétendre abaisser le taux de l’intérêt par une hausse artificielle des fonds d’État. On provoque de fâcheuses réactions.

D’autre part, il est illogique, si l’on veut qu’il y ait des spéculateurs à la hausse, d’incriminer les spéculateurs à la baisse. Ils sont la contre-partie des premiers et ce sont eux qui à certains moments de réaction empêchent par leurs rachats le marché de s’effondrer complètement. La loi du 28 mars 1885 a à bon droit abrogé les articles 421 et 422 du Code pénal ; elle a avec non moins de raison supprimé l’application de l’exception de jeu que la jurisprudence faisait aux marchés à terme, quand un spéculateur déconfit l’invoquait. Nous avons dit à propos des opérations sur marchandises les résultats immoraux auxquels cette jurisprudence aboutissait sous prétexte de moralité. Ils étaient encore plus sensibles à la Bourse. Protégés par le secret absolu que les agents de change doivent garder sur le nom des personnes pour qui ils opèrent, de malhonnêtes gens donnaient des ordres en sens contraire à deux agents : l’un devait acheter, l’autre vendre la même quantité de titres. L’exception de jeu était opposée à l’agent chez qui l’opération se soldait en perte, tandis que celui chez qui un bénéfice avait été réalisé payait le joueur de mauvaise foi ! Le vice de cette jurisprudence était qu’en s’en tenant exclusivement à un signe extérieur, le règlement par différences, elle atteignait des opérations sérieuses et rationnelles, et c’est pourquoi la pratique n’en tenait aucun compte. Le jeu, qui est dans certaines conditions un délit au point de vue moral, réside essentiellement dans l’intention, et le juge ne peut saisir cette intention sans tomber dans l’arbitraire. Une expérience de cent cinquante ans a démontré la vérité de l’observation de Daguesseau dans son Mémoire sur le commerce des actions de la Compagnie des Indes, à savoir : qu’il est impossible de régler la Bourse à cause de la nature même de ses transactions[42]. On en est arrivé partout au même point : la seule différence est que, en France, en Allemagne, en Italie, en Angleterre, la loi s’est accommodée formellement à la pratique, tandis que, ailleurs, aux États-Unis notamment, elle reste lettre morte ou est un objet de dérision[43]. La Bourse, malgré le mal qui s’y produit inévitablement, est devenue un des organes essentiels de l’ordre économique, auquel on ne peut toucher imprudemment. A la fin de 1891 après la double campagne de hausse et de baisse que la Haute-Banque a poursuivie en Allemagne, les projets les plus divers pour refréner la Bourse ont été mis en avant au Reichstag. Chaque parti politique a présenté le sien pour n’avoir pas l’air d’être complice de l’agiotage. Mais il n’a été donné suite à aucun.

Un certain nombre de faits positivement délictueux peuvent cependant être réprimés ; mais c’est surtout sur la diffusion des connaissances économiques dans le public qu’il faut compter pour diminuer le mal : nous voudrions ajouter l’indépendance du gouvernement vis-à-vis des manieurs d’argent et l’incorruptibilité des hommes publics ; mais ce n’est pas avec des gouvernements qui empruntent à jet continu qu’on peut parler de cela. Montrons au moins ce qu’est en réalité la Bourse pour détourner les honnêtes gens de s’aventurer dans ses campagnes d’agiotage.

XIV. — Laissant de côté les gens du monde, les provinciaux naïfs qui se laissent entraîner par le récit de quelque gain fantastique et sont promptement ruinés, ne fût-ce que par leur ignorance (§ 12), il y a dans toutes les bourses un nombre assez considérable de spéculateurs de profession à qui l’expérience et la science des combinaisons de la cote ne font assurément pas défaut. Ils dépensent une somme considérable de travail intellectuel à prévoir l’état du marché au point de vue des offres et des demandes et à conjecturer les événements qui, d’une liquidation à l’autre, peuvent le modifier.

Suivant les circonstances, ils sont haussiers ou baissiers. A Londres et à New-York, on appelle les premiers les bulls, parce qu’ils ont confiance et portent la tête haute, et les seconds les bears, parce qu’ils augurent des événements fâcheux et vont la tête basse. C’est moins une affaire de tempérament, que des conjectures et une intuition rapide, qui déterminent chacun à prendre alternativement l’un ou l’autre rôle. Même dans les périodes d’accalmie, il y a des fluctuations incessantes dans les cours, qui donnent lieu à des différences ; d’ailleurs toute exagération à la hausse ou à la baisse amène par elle seule une réaction, en sorte que haussiers et baissiers peuvent se fournir des contre-parties. Dans ces périodes, évidemment les plus sagaces, les vieux routiers, trouvent dans quelques bénéfices la récompense de leur habileté professionnelle.

Les faux bruits répandus à la Bourse sont une des manœuvres les plus coupables au point de vue moral : elles transforment la spéculation en vol ; c’est cependant une des plus répandues, parce qu’elle est à la portée de la catégorie d’agioteurs que nous décrivons ici et qu’elle est très rarement saisissable par la justice.

A Berlin, le gouvernement s’est ému de leur fréquence et pour prévenir un mal si difficile à réprimer, il a, dit-on, le projet de créer à la Bourse un bureau de renseignements télégraphiques et de contrôle politique dirigé par un haut fonctionnaire en communication avec la Chancellerie. Nous doutons fort que cette nouvelle fonction gouvernementale moralise la Bourse : elle risque bien plutôt de démoraliser les gouvernants, et l’on attachera d’autant plus de prix aux renseignements secrets, aux bruits mystérieux, que l’on soupçonnera le gouvernement de vouloir, dans un but politique ou financier, dissimuler la réalité d’une situation. La seule chose à faire est ce qu’a fait en avril 1891 une de nos grandes sociétés financières, le Crédit industriel et commercial. Attaquée injustement dans un journal, elle l’a fait condamner à 100.000 francs de dommages-intérêts. Mais si les coupables s’étaient bornés à murmurer leurs calomnies à l’oreille, ils auraient probablement échappé à toute responsabilité.

Les fluctuations de la Bourse sont dominées par des lois qui dérivent de la nature morale des hommes ; car la psychologie se trouve au fond de toutes les choses économiques. Voilà pourquoi la spéculation à la baisse se produit dans des conditions toutes différentes de la spéculation à la hausse.

Celle-ci se poursuit généralement pendant des périodes relativement longues, parfois plusieurs années, sauf quelques réactions passagères et peu importantes. Quand aucun événement extérieur ne vient troubler la confiance du public, toutes les valeurs tendent à s’élever peu à peu, ne fût-ce que par la baisse continue du taux de l’intérêt. Chaque liquidation est pour les spéculateurs à la hausse l’occasion de bénéfices. Le nombre des gens qui s’engagent en ce sens est considérable ; car le public est avec eux. Les capitalistes, qui forment la contre-partie des spéculateurs, n’achètent que quand les fonds sont en hausse, et, chose étonnante, ils achètent d’autant plus volontiers qu’ils paient plus cher. Dans cette disposition d’esprit du public, il est très facile à un syndicat de surexciter la hausse d’une valeur sur laquelle on fait miroiter de grandes espérances. Une fois lancée, elle entraîne le reste de la cote. Le public va alors de lui-même et maintient la hausse assez pour donner le temps à ceux qui l’ont mise en train de réaliser leurs bénéfices et de se tenir prêts à opérer en sens inverse. La hausse à la Bourse étant associée à une idée de prospérité générale, ceux qui ont inauguré le mouvement sont vus avec faveur par le public, quoiqu’en fait ils préparent souvent sa ruine.

Le spéculateur à la baisse remplit un rôle également nécessaire, quoique moins sympathique, en rappelant incessamment la Bourse à des appréciations plus modérées. Son jour arrive inévitablement ; car, indépendamment des événements, qui, comme la faillite de la République argentine ou la révolution du Brésil, ruinent le crédit d’un État, un ensemble de cours exagérés, ainsi qu’il s’en produit après une longue période de hausse, entraîne brusquement une chute des cours. Le moindre incident la détermine. La chute est toujours plus rapide que la hausse. La hausse peut durer des années en gagnant tout au plus à chaque liquidation un point ou un demi-point, souvent même en regagnant seulement les coupons détachés un peu plus rapidement que ne le comporte le calcul des intérêts. Au contraire, une baisse de cinq points se produit fréquemment dans une seule Bourse.

Les profits des spéculateurs à la baisse sont donc beaucoup plus grands que ceux des spéculateurs à la hausse : mais ils se produisent plus rarement. Une pareille position n’est d’ailleurs possible que pour les très gros spéculateurs. Ceux-là seuls peuvent s’engager dans ce sens, qui ont d’assez grands capitaux pour pouvoir attendre leur jour. Puis ils sont seuls à opérer. Le public n’est jamais de leur côté. Dès que la baisse se dessine, il s’enfuit et se gare. Quand il reparaît, c’est pour se mettre à la hausse, à la suite de quelque spéculateur plus hardi qui reprend le mouvement. En attendant, il n’a pas assez de malédictions pour ceux qui ont soufflé sur le château de cartes. Ces malédictions, il faut le dire, sont souvent justifiées, parce que les spéculateurs à la baisse ne se bornent pas à profiter de la légitime réaction de la cote, mais l’exagèrent, soit en propageant la panique, soit en multipliant au début les ventes à découvert qui précipitent les cours.

Les périodes de baisse sont l’occasion de grandes fortunes pour la Haute-Banque. Elle empoche de larges différences, tant qu’elle trouve des contre-parties ; puis, quand le champ du combat est désert, elle emmagasine dans ses coffres des titres acquis à bon marché et qu’elle revendra plus tard avec bénéfice, quand la hausse se reproduira de nouveau. Elle recommence, en effet, ne fût-ce que par l’action des causes générales qui tendent à faire hausser constamment le taux de capitalisation des bonnes valeurs. Ces causes sont toujours en action dans une société en voie de progrès matériel comme la nôtre. Leur influence se fait sentir non sans quelques irrégularités, et les gens avisés profitent des légers reculs qui peuvent se produire, pour acheter des valeurs de premier ordre, sûrs que le flux les reprendra et les reportera en avant[44].

XV. — Les périodes de calme où la Bourse n’a point d’histoire, et qui sont peut-être les plus heureuses pour le public, ne durent pas toujours. Il y a en effet un élément avec lequel il faut compter, celui de ces puissants spéculateurs qu’on appelle les hauts barons ou les rois de la Finance, et qui, surveillant toujours le marché, y interviennent de temps à autre avec une supériorité qui écrase fatalement le peuple des spéculateurs ordinaires, s’ils n’ont pas la fortune de se trouver dans leur jeu.

Les hommes doués du génie de la spéculation et possédant des moyens puissants, dit M. Alph. Courtois, prennent souvent en mains la direction du marché et, par des combinaisons plus ou moins habiles, réussissent dans une certaine proportion à rallier de gré ou de force toutes les opinions à la leur et à opérer ainsi le mouvement qu’ils ont en vue… Ces hommes, dans d’autres temps, auraient peut-être dominé leur pays, comme en ce siècle ils mènent la Bourse…

On est profondément étonné, dit de son côté M. Neymarck, au fur et à mesure qu’on étudie le marché financier, de voir par combien peu de personnes sont faites sérieusement les affaires sérieuses et combien est restreint le nombre de ceux qui composent cet état-major… Ainsi, pour les grandes affaires, pour les opérations importantes, larges, étendues, un personnel extrêmement limité et rare ; au contraire, pour les affaires médiocres, étroites, un personnel nombreux, surabondant, et ce dernier, on admettra bien que nous ne consentions pas à le comprendre dans le monde financier[45].

Sans doute les rois de la Finance n’ont pas la puissance d’agir à contre-sens des impressions du public, de faire la hausse quand il y a des raisons de fond pour la baisse ou réciproquement : leur art consiste, dans les accalmies qui se produisent forcément après les crises, quand le public a été trop éprouvé, à se recueillir, à vivre de leurs revenus, à laisser aller le marché, suivant une expression consacrée ; puis à reparaître en scène, quand une situation politique ou économique nouvelle leur permet d’imprimer à la cote des variations susceptibles de donner des gains considérables. Or, comme l’indique M. Courtois, le spéculateur de ce rang, qui ne peut sans doute susciter les événements, a la puissance d’en exagérer l’importance par ses combinaisons. Non seulement des achats ou des ventes à terme poursuivies avec des capitaux très abondants faussent la cote, mais des achats au comptant peuvent constituer un véritable accaparement des titres. Nous en donnerons bientôt des exemples.

Les rois de la Finance dédaignent sans doute de répandre de faux bruits à la Bourse. La possession à l’avance des nouvelles politiques importantes par suite de la nécessité où, dans les pays obéres, les hommes d’État sont de combiner avec eux certaines opérations gouvernementales, leur met à une heure donnée le marché absolument dans la main. Le 18 juin 1815, Nathan-Mayer Rothschild était à Waterloo, dans l’état-major de Wellington ; dès que la bataille fut dessinée, il court à bride abattue à Ostende ; il traverse le détroit à prix d’or et au péril de sa vie ; le lendemain, il était au Stock-Exchange appuyé à son pilier ordinaire, l’air abattu. On ne connaissait encore que la journée du 16, où Blucher avait été battu à Ligny. Son aspect sombre, les ventes qu’il fait faire par ses courtiers ordinaires précipitent encore les cours. Pendant ce temps, il faisait faire par des agents secrets des achats énormes de consolidés et il réalisa des millions, quand, quelques heures après, la grande nouvelle éclata.

Si l’on étudiait à fond l’histoire contemporaine, on y trouverait bien des faits de ce genre. La Bourse de Paris n’a pas encore oublié le coup de la conversion en 1883.

Aux États-Unis, c’est par la force brutale des millions que les rois des chemins de fer opèrent leurs grandes razzias. En septembre 1873, quand le régime du papier-monnaie marchait vers sa fin et que le papier prenait graduellement de plus en plus de valeur, Jay Gould, sachant que le Trésor allait vendre de l’or, le prévint par une manœuvre hardie. Au moyen d’achats énormes de métal, il fit en quelques jours monter l’or de 140 à 160, ce qui précipita la baisse du papier et de toutes les valeurs. A New-York seulement, vingt-sept maisons de banque de premier ordre suspendirent leurs paiements, entraînant la faillite d’innombrables maisons de commerce. Quand le gouvernement vint au secours du marché, en faisant mettre par le Trésor 40 millions de dollars à la disposition des banques nationales pour qu’elles pussent continuer à faire des avances sur titres, Jay Gould avait déjà retourné sa position, c’est-à-dire vendu de l’or aux plus hauts cours et racheté aux cours de panique des actions de chemins de fer en quantité telle qu’il était désormais le maître d’une grande partie du réseau ferré du pays.

Dix-sept ans après, un nouveau coup de force, préparé par une longue période d’inertie apparente, a encore augmenté cette puissance formidable. Le Standard de Londres, du 25 novembre 1890, l’a raconté ainsi :

En décembre 1885, M. Jay Gould annonça officiellement sa retraite des opérations de Bourse. On n’y crut pas. Pour un temps, toutefois, il se livra tout entier à la navigation de son yacht et à d’autres plaisirs. Il accumula pendant ce délai ses revenus de façon à pouvoir prendre à la crise de la dernière quinzaine une part qui l’en fait émerger avec une figure plus imposante que jamais dans le monde financier.

Alors que des spéculateurs ordinaires augmentent leurs crédits dans les banques, M. Jay Gould entasse de véritables rames de billets de banque et la perte d’intérêts sur tout ce papier a été insignifiante pour lui, comparée aux gains qu’il a pu ainsi faire dans d’autres opérations. On estime qu’il accumula ainsi un fonds absolument disponible de 100 millions de francs. Il est sûr que dans la dernière semaine il a dépensé 50 millions de francs.

Alors que M. Villard (du Pacific railway) emploie un seul stock dealer, M. Gould en a engagé plus de vingt et leur a ordonné de subdiviser leurs commissions entre plus de cent courtiers (brokers). Ceux-ci ont exécuté des ordres souvent en apparence contradictoires et dont le résultat net n’est connu que de M. Jay Gould seul.

Les transactions quotidiennes de M. Gould pendant cette période ont souvent excédé un total de 250.000 titres représentant 125 millions de francs, et il a entassé un fonds d’environ un million de titres. Quelques-uns des plus grands capitalistes des États-Unis et des plus forts adversaires de M. Jay Gould ont dû faire publiquement leur soumission devant lui.

M. Charles Francis Adams, qui sauva jadis l'Union Pacific railway quand M. Jay Gould l’attaqua, a capitulé devant une créature de M. Gould. Les propriétaires du Pacific Railroad and Richmond Terminal, que M. Gould convoitait pour avoir un débouché sur l’Océan à sa route transcontinentale méridionale, viâ Missouri Pacific, lui ont vendu toutes les actions qu’il souhaitait au-dessous du cours, à la seule mention du chiffre des sommes qu’il se proposait d’employer sur le marché.

Dans le marché des actions, la semaine passée, les achats de M. Gould ont produit une forte hausse des prix. Toute prévision de l’avenir dépend de l’achèvement des plans de M. Gould. C’est là ce qui décidera pour quelques jours encore de la hausse ou de la baisse des cours ; car, pour ce qui a trait à la valeur intrinsèque des actions, jamais les compagnies en question n’ont été dans une meilleure position.

En Europe, les grands financiers affectent moins la royauté, pour nous servir d’une expression classique, qu’en Amérique. Ce n’est pas seulement parce que le régime politique de ce pays est en fait plus favorable à ces coups de force ; c’est parce que l’abondance des capitaux et leur dissémination donne, en Europe, plus de résistance au corps social, et que les grands financiers pourraient expérimenter la force de tous contre un. Ils dissimulent donc autant que possible leur action sous la forme d’un syndicat, c’est-à-dire qu’ils y intéressent à des degrés divers un certain nombre de leurs émules, les grandes sociétés de crédit et à leur suite toute une clientèle d’agents de change, de coulissiers, de journalistes.

Nous avons dit le rôle des syndicats dans l’émission des valeurs, fonds d’États ou titres industriels. La même organisation et les mêmes procédés sont employés pour provoquer des campagnes artificielles de hausse sur telle ou telle valeur[46]. On choisit une valeur qui soit de nature à surexciter les espérances du public. C’est ce qu’on appelle, dans l’argot du lieu, des remorqueurs ou des leviers, parce que le reste de la cote suit plus ou moins l’impulsion donnée. Une fois le syndicat formé, les achats au comptant et à terme commencent ; ils se continuent au moyen de reports auxquels les grandes sociétés de crédit intéressées à l’affaire emploient les fonds des dépôts dont elles disposent. Les reports en ce cas sont d’autant plus dangereux qu’ils se pratiquent non pas seulement au Parquet, mais aussi à la Coulisse, et que la véritable situation des engagements à la hausse se dissimule[47]. Les meneurs éprouvent-ils des résistances, ils poursuivent le découvert en faisant escompter les titres que les baissiers ont eu l’imprudence de vendre sans avoir les moyens de les livrer, et la limitation des titres de certaines valeurs rend cette manœuvre facile[48]. La presse se met à signaler le mouvement[49] ; les pères de famille en quête d’un placement susceptible de plus-value commencent à acheter ; ils y sont d’autant plus encouragés que les spéculateurs de second ordre se sont mis dans le mouvement et l’exagèrent encore. Pendant ce temps les membres du syndicat vendent leurs titres peu à peu dans les hauts cours. Puis, quand le public a tout absorbé, le syndicat se liquide et la valeur abandonnée à elle-même retombe au prix réel qu’elle doit avoir. La hausse a-t-elle été poussée trop loin et un effondrement subit arrive-t-il par suite de la déconfiture de spéculateurs engagés au delà de leurs forces, les rois de la Finance retournent leur position, et par les ventes à découvert, par les diverses combinaisons des primes avec le ferme, ils gagnent encore à la baisse contre les haussiers qui ont suivi l’impulsion donnée par eux. Un spéculateur contemporain disait avec un geste expressif : « pour manier la Bourse, c’est comme pour traire les vaches :il faut y mettre les deux mains !»

A Londres et à New-York, les syndicats opèrent comme à Paris et les procédés employés sont absolument les mêmes[50]. La grande presse politique seulement paraît y être moins engagée. Dans ces dernières années, en Angleterre, on a, pour opérer ces manœuvres, constitué des sociétés spéciales, des shares trust companies, qui, au lieu d’être seulement des sociétés de capitalisation fondées sur le principe de la répartition des risques comme elles l’étaient à l’origine (chap. v, § 1), emploient le capital qu’elles se sont procuré, à titre d’actions ou d’obligations, à pousser sur le Stock Exchange certaines catégories de valeurs.

Quand les Baring étaient déjà aux abois, ils ont cherché à constituer une Trust Company de ce genre, qui se serait chargée de tous les titres argentins et uruguayens[51] sous le poids desquels ils succombaient ; mais le projet échoua ; car leur situation réelle commençait à être connue[52]. Les Murietta avaient aussi organisé un Trust de ce genre, 1'Imperial loan corporation, qui n’était qu’un paravent pour leurs spéculations personnelles sur les fonds sud-américains, portugais et espagnols[53].

Les grands financiers agissent sur l’épargne publique absolument comme une pompe aspirante et foulante. Nous venons de décrire leurs manœuvres pendant ces périodes d’excitation où le public a l’attention tournée vers la Bourse et où toutes les classes de la société se laissent entraîner par des perspectives de gain fantastiques. L’agiotage, avec ses manœuvres de toute sorte, se donne alors pleine carrière. La fièvre qui s’était emparée du pays pendant les années 1879, 1880, 1881 ne sera jamais oubliée par ceux qui en ont été les témoins. Mais les périodes de calme, de dépression qui suivent et durent quelquefois plusieurs années, sont non moins favorables aux grands financiers. Ils sèment avec assurance pour récolter plus tard, en achetant à bas prix les valeurs sur lesquelles ils réaliseront plus tard de gros bénéfices (§ 13).

Les guerres, avec les grands emprunts qu’elles entraînent, sont particulièrement avantageuses pour les financiers qui peuvent emmagasiner pendant de longs mois des stocks considérables de valeurs, et ne sont pas obligés, comme les sociétés de crédit ou les spéculateurs de second ordre, de trouver une plus-value dans leur portefeuille à chaque inventaire semestriel.

La campagne de hausse menée par la Haute-Banque allemande en 1888-89 sur les valeurs sidérurgiques et houillères a été suivie en 1890 et 1891 d’une campagne de baisse, qui lui a été fort profitable selon un écrivain bien informé[54]. Des causes économiques, telles que la diminution du mouvement commercial général et la liquidation des pertes faites dans les spéculations sur les valeurs argentines, les fonds portugais, justifient sans doute la baisse universelle des bourses européennes survenue en 1891 ; mais les proportions qu’elle a prises indiquent un refoulement systématique et voulu par la Haute-Banque. Le brusque refus de la maison Rothschild de procéder à la conversion Russe annoncée au mois de mai en a donné le signal (chap. x, §7), et il serait naïf d’y voir seulement un moyen de pression sur le cabinet de Saint-Pétersbourg en faveur des Israélites, comme on l’a dit.

XVI. — Les gains obtenus par les grands spéculateurs au moyen de pratiques aussi immorales excitent naturellement le désir de les imiter chez une foule d’individus, qui, en travaillant dans leurs bureaux et en suivant la Bourse, se sont peu à peu initiés à leurs procédés. N’ayant pas de capitaux propres et ne pouvant s’en procurer par des moyens réguliers de crédit, ils cherchent à disposer de ceux du public. Mais les grandes sociétés financières en ont déjà absorbé la plus grande partie par leurs agences et leurs succursales de province. Il leur faut donc s’attaquer à la crédulité des petits, à l’état d’esprit troublé des gens qui ont fait des pertes et cherchent à les réparer par un coup de hasard. Dans les moments d’entraînement, quand l’attention publique est surexcitée par des campagnes de hausse successives, ces spéculateurs de troisième ordre organisent autour de la Bourse des agences, sous le nom de banques, et poursuivent le public de journaux spéciaux et de circulaires, dans lesquelles ils offrent de faire bénéficier, en les groupant, les plus petites mises, 1.000 francs, 500 francs, voire 100 francs, des procédés les plus compliqués de la spéculation. Ils trouvent toujours malheureusement des dupes et déjouent ainsi les règlements des bourses, qui, en fixant des minima assez élevés aux opérations à terme, ont voulu en réserver la pratique aux gens en état d’agir en connaissance de cause. Ces agences sont connues à Londres et à New-York sous le nom de bucket shops. En France, elles ont pullulé de nouveau en 1890, comme en 1880 et 1881. [fin page384-385]

Elles offrent des revenus de 12 pour 100 par an pour les opérations sans spéculation, et de 40 à 50 pour 100 par an pour les échelles de primes ; d’autres promettent de tripler en un mois une mise de 1.000 francs[55]. Elles séduisent toujours un trop grand nombre de dupes et les quelques individus qui touchent au début de pareils bénéfices servent d’appeaux à de plus nombreuses victimes. Les combinaisons que ces agences exposent dans leurs prospectus et prétendent autoriser de la pratique des grands financiers peuvent, à la rigueur, être vraies théoriquement, en supposant une hausse ininterrompue. Mais les choses ne se passent point ainsi, et il survient toujours une perturbation que les spéculateurs sérieux peuvent supporter, mais qui emporte d’un coup les capitaux aventurés par ces financiers véreux dans des spéculations folles et absolument hors de proportion avec leurs ressources. Ils passent alors la frontière, emportant le fond de la caisse[56]. La plupart du temps, ils ne spéculent même pas par l’intermédiaire d’agents de change ou de maisons de coulisse. Ils font eux-mêmes la contrepartie de l’opération qu’ils conseillent à leurs clients en opérant dans la direction opposée. Ils appellent cela appliquer les ordres qu’ils ont reçus.

Des agences financières anglaises de ce genre viennent maintenant solliciter par les mêmes promesses les petits capitalistes français.

Une autre opération, qui se lie souvent à ces manœuvres, est celle des ventes dites à tempérament. Une prétendue maison de banque sollicite le public soit par des annonces, soit par des courtiers envoyés dans les campagnes, à acheter moyennant des versements mensuels des valeurs à lots en promettant aux acheteurs que dès le premier versement ils auront droit aux lots qui viendraient à sortir. En fait, la plupart du temps elle abuse de l’ignorance de cette catégorie d’acheteurs pour leur faire payer ces valeurs à un prix très supérieur à celui qu’elles ont sur le marché, même en tenant compte du calcul des intérêts composés sur la partie du prix atermoyée[57]. Mais surtout le banquier vendeur se réserve, soit expressément, soit en fait, le droit d’emprunter pour son compte personnel sur les titres vendus qu’il détient comme garantie des versements ultérieurs, ce qui constitue le plus grave péril pour leurs acquéreurs[58].

La justice devrait évidemment exercer une surveillance plus active sur ces prétendus banquiers au lieu d’attendre qu’ils aient spolié sans retour de pauvres gens. Elle recule peut-être devant des investigations dirigées contre des agioteurs de bas étage, par le sentiment de son impuissance contre de grands financiers que le monde des boulevards adule et pour lesquels la police correctionnelle elle-même a des ménagements, lorsque, d’aventure, ils viennent à passer sur ses bancs.

Le Parlement du Dominion du Canada, voyant que les bucket shops de New-York s’étaient transportées à Montréal, a édicté en 1889 un acte aux termes duquel ces établissements sont visés sous leur nom usuel et assimilés à des maisons de jeux, ce qui entraîne la prison, non seulement pour ceux qui les tiennent, mais pour ceux qui les fréquentent. Ces industriels ont immédiatement déguerpi sans attendre les visites de la police. Voilà un exemple que devraient suivre nos législateurs ; mais pour cela il ne faudrait pas dédaigner systématiquement ce que nous appellerions le procédé descriptif de législation et ne pas craindre de faire descendre les incriminations correctionnelles dans le vif de la pratique contemporaine.

Enfin au-dessous de la Bourse et de la Coulisse, dans un degré infime, se font des affaires sur des valeurs dépréciées que leur bas prix met à la portée des spéculateurs déchus. Une des feuilles dont nous parlions tout à l’heure donnait la cote de ce marché spécial à la date du 18 octobre 1890 :

Le marché des petites valeurs de spéculation a été assez animé cette semaine. Signalons une reprise sur la Caisse des mines qui s’est élevée à 6 fr. 50 ; on cotait 3 fr. 50, il y a une dizaine de jours. Les tendances sont plus faibles depuis ; on prétend que ce cours ne se maintiendra pas. La California oscille de 2 fr. 60 à 2 fr. 70. Il reste 2 millions d’hectares à placer ; c’est beaucoup et le prix est encore élevé, si l’on considère que l’hectare ne vaut que 0 fr. 25. Seulement, pour prendre possession il faudrait dépenser au moins 600 francs pour le voyage. On a négocié quelques Banco de 3 fr. 50 à 4 francs. La part Crédit Provincial est descendue à 3 fr. 50 ; l’action est offerte à 25 francs. La Part Tunisienne est faible à 5 fr. 50. Pas d’affaires sur le Comptoir Belge. Tous les cours des petites valeurs de spéculation sont très bas en ce moment et une surprise pourrait se produire avant la fin du mois sur quelques-unes.

Depuis 1889 les actions de Panama sont l’objet tantôt de reports, tantôt de déports perçus sur les malheureux qui s’obstinent à espérer une reprise sur ces titres.

Ces valeurs dépréciées sont achetées parfois avec des bordereaux antidatés par des négociants sur le point de faire faillite, qui veulent dissimuler l’origine de leur déficit. C’est comme le marché du Temple de la Finance !

XVII. — La Haute-Banque ne provoque pas directement les crises de Bourse : le jeu de bascule régulier que nous avons décrit l’enrichit assez sûrement ; mais les hommes sont sujets à des accès de folie en commun et la Bourse avec ses spéculations continues, ses oscillations incessantes et les fortunes soudaines qui s’y élèvent parfois, doit fatalement en provoquer de loin en loin. Ces périodes d’agiotage effréné, où le marché échappe à ceux qui habituellement le dirigent, aboutissent à ces crises que l’on appelle des krachs dans le langage moderne. La première se produisit à la chute de Law : il fallait bien qu’un vent de folie eût passé sur le monde entier ; car pendant les mêmes années l’Angleterre eut une éclosion d’affaires chimériques et d’agiotage, qui est connue dans l’histoire sous le nom de South sea Bubble. L’effondrement du Système amena en France une catastrophe particulièrement grave, parce que les finances publiques y étaient engagées à fond et que des émissions de papier-monnaie étaient venues se joindre aux valeurs fantastiques de la Compagnie du Mississipi. Il faut aller jusqu’à la crise de la République argentine en 1890 pour retrouver une perturbation semblable dans la vie d’un peuple. Les crises de Bourse, qui se produisent de temps à autre, tous les vingt ans à peu près, n’ont heureusement pas cette gravité, au moins quand les financiers aventureux n’ont pas pu mettre la main sur la monnaie et le Trésor public. Des économistes optimistes vont même jusqu’à les regarder comme des orages nécessaires, qui purifient l’atmosphère ou qui, pour parler sans métaphore, débarrassent le terrain des entreprises chimériques et des spéculateurs sans assiette !

Quoi qu’il en soit, les périodes de spéculation effrénée se produisent généralement quand les disponibilités se sont accumulées pendant plusieurs années dans les banques, quand le crédit sous ses diverses formes : escomptes, reports, avances sur titres, est à très bas prix et que les emplois sérieux ne donnent aux capitaux qu’un faible rendement. Comme, par le fait seul de la baisse de l’intérêt, les bonnes valeurs haussent d’une manière continue, le public est porté à croire qu’il en sera de même pour toutes celles qu’on lui présente :les lanceurs d’affaires en profitent pour faire éclore des sociétés anonymes par centaines et les syndicats, grâce à la disposition générale, font rapidement monter leurs actions à la Bourse. Chacun cherche à réaliser une plus-value sur ses titres sans se préoccuper du dividende : l’entraînement de l’agiotage gagne ainsi des couches de plus en plus profondes.

Parfois ce mouvement se personnifie dans un homme qui fascine le public et devient le héros de la spéculation, en sorte que, même après sa chute, d’étonnantes fidélités s’attachent à son malheur. Law, Mirès, Bontoux en sont des exemples. En vain les économistes multiplient les avertissements. Les gens aveuglés par l’espoir d’un coup de fortune ne veulent rien entendre. Ce qui est plus étonnant, c’est que les meneurs de ces mouvements, dont la capacité intellectuelle est indiscutable, ne voient pas sous leurs pieds le précipice que les principes économiques, l’expérience du passé, le simple bon sens leur montrent ; mais il y a un vertige des millions comme il y a un vertige des montagnes. La force des choses, que nul homme ne peut dominer ni en politique ni en finances, reprend ses droits, et, après quelques craquements précurseurs, le jour arrive où, une quantité considérable de capitaux ayant été détruite dans des affaires mal conçues et les disponibilités des spéculateurs n’étant plus en rapport avec leurs engagements, tout cet édifice fantastique s’écroule. La panique s’en mêlant, les bonnes valeurs sont elle-mêmes momentanément dépréciées, et ce qui est plus grave, le public réclame brusquement ses dépôts à vue aux banques. Les plus solides peuvent être compromises et une crise monétaire s’ajoute alors à la crise de Bourse.

Sans remonter au delà de vingt ans, voilà l’histoire qu’on a vue se répéter en Allemagne et en Autriche en mai 1873 ; à Paris, en janvier 1882 ; à New-York, en 1877, 1883 et 1890 ; à Londres, en novembre 1890, quand la grande maison Baring a succombé ; à Berlin encore en novembre 1891, à la suite de la spéculation que les banques ont excitée sur les actions minières et métallurgiques en exploitant à outrance la reprise des affaires industrielles de 1888-1889.

Sans doute, les ruines causées par ces krachs n’ont pas la gravité des destructions d’une guerre. Il n’y a de véritablement détruits que les capitaux engagés dans des affaires malheureuses. Il ne faut pas accepter au pied de la lettre les calculs déduits de la comparaison des cours de la Bourse avant et après la catastrophe. L’action de Suez, qui était cotée le 5 janvier 1882 3.440 francs et qui le 2 février tombait à 2.010 francs, valait en réalité exactement la même chose à ces deux dates. Il en était de même des chemins de fer, des grandes compagnies d’assurances, que la chute de l’Union générale ne pouvait toucher que fort indirectement. Une bulle de savon s’était crevée et voilà tout. Il n’y avait eu, semble-t-il, par le jeu des spéculations, que des transferts de richesse de la poche des uns dans celle des autres. Et cependant il y avait eu autre chose ; car la richesse n’est pas exclusivement matérielle. M. Léon Say le disait fort justement :

« Ceux qui gagnent, gagnent toujours moins que ceux qui perdent ne perdent et ils laissent une forte somme entre les mains d’intermédiaires qui gagnent sans avoir mis au jeu. C’est assez juste d’ailleurs ; car il arrive quelquefois aux courtiers de l’agiotage d’être pris entre l’arbre et l’écorce et de payer pour les mauvais débiteurs ; ils rendent alors en une fois ce qu’ils ont prélevé de courtages pendant plusieurs années. On peut ajouter qu’en passant du perdant au gagnant, les capitaux se transforment très malheureusement, et que ce qui constituait un placement permanent dans la fortune du perdant devient seulement la simple ressource de dépenses quotidiennes dans la fortune du gagnant.

On n’a qu’à relire le mémoire de d’Aguesseau, écrit au milieu de l’apogée du Système, pour voir la profonde perturbation causée alors dans les rapports économiques par la hausse des immeubles, par l’exagération du prix des services de luxe et des gages des domestiques, par le déclassement social dû à tant de fortunes soudaines, par l’appauvrissement comparatif de ceux que leur sagesse ou les circonstances avaient tenus en dehors des flots de ce nouveau Pactole (chap xi, § 8).

A cent soixante ans de distance, dans des circonstances analogues, quoique heureusement moins graves, un économiste distingué, M. André Cochut, a démontré d’une manière fort neuve que les majorations fictives de capitaux, produites par les spéculations de Bourse, rompent l’équilibre naturel entre l’ensemble des revenus et les produits disponibles. Le propre, en effet, des valeurs mobilières étant de pouvoir se réaliser au jour le jour, la hausse de leur prix produit transitoirement un effet analogue à une augmentation subite de monnaie. Par exemple, entre 1874 et 1882, la plus-value nominale des rentes et des principales valeurs cotées à la Bourse de Paris avait été, selon les calculs de M. Cochut, de 15 milliards. Les propriétaires de toutes ces valeurs se considérant comme plus riches d’autant et ayant effectivement, tant que durait l’illusion, un pouvoir effectif pareil d’acquisition sur le marché, augmentaient naturellement leurs demandes et faisaient hausser les prix, surtout ceux de certains produits et de certains services. Les immeubles à Paris et dans toutes les grandes villes, les services de luxe avaient monté dans des proportions énormes. Le même phénomène s’était produit à Vienne de 1870 à 1873. La hausse excessive des terrains des stations d’hiver sur le littoral de la Méditerranée était aussi une conséquence de la croyance où, pendant deux ans, les classes riches de l’Europe entière avaient été que leur richesse avait doublé et devait aller toujours en s’accroissant (chap. iv, § 12) ! Ces effets d’enchérissement ont leur contre-coup sur les finances publiques. Les transactions étant plus nombreuses et étant faites à des prix plus élevés, les droits d’enregistrement donnent des rendements plus considérables. D’autre part, beaucoup de gens se croyant plus riches, les impôts de consommation rendent également davantage. C’est ainsi que, de 1875 à 1881, les recettes du Trésor ont dépassé les prévisions budgétaires de 580.701.788 francs, et ç’a été pour le parti au pouvoir l’occasion de se lancer dans de folles dépenses, dans le fameux plan de travaux publics de M. de Freycinet, dans le rachat des petites lignes de chemins de fer, qui ont abouti à une série d’emprunts en pleine paix.

Ces enchérissements venant par crise sont doublement fâcheux ; d’abord ils ne profitent pas à tous les travailleurs et les personnes dont les revenus sont fixes en souffrent ; puis, quand l’heure de la liquidation arrive, toute cette richesse fantasmagorique s’évanouit ; la consommation se ralentit brusquement ; pour certaines industries de luxe, la stagnation est complète ; les faillites se succèdent et les prix sont ramenés péniblement en arrière ; car tous ceux qui subissent les anciens baux, ou qui ont des approvisionnements de marchandises, luttent pour rejeter sur d’autres la perte résultant de cette baisse. Une crise sur les terrains urbains suit inévitablement. C’est ainsi que les folies des spéculateurs réagissent de répercussion en répercussion sur toutes les conditions sociales et sur toutes les branches du travail par la désagrégation des capitaux qu’elles occasionnent[59].

L’élévation du taux de l’escompte s’impose d’ailleurs immédiatement pour arrêter la crise monétaire, qui est aujourd’hui la conséquence presque fatale d’un krach de Bourse. La confiance étant ébranlée, la circulation fiduciaire est arrêtée et chacun veut être payé en monnaie métallique. L’élévation de l’escompte ramène les espèces dans le pays et arrête l’essor de la spéculation à la Bourse par le renchérissement des reports et des avances sur titres ; mais elle est ressentie jusqu’aux extrémités du pays par les industriels et par les plus petits commerçants qui n’en peuvent mais. Le marchand d’une petite ville d’Angleterre subit ainsi le contre­-coup des spéculations aventurées faites sur l’argent par les grands financiers de New-York et des engagements excessifs des banquiers de Londres sur les valeurs sud-américaines ! Aucune intervention gouvernementale ne peut empêcher un krach de se produire après une orgie de spéculation. Au moins doit-il ne pas l’aggraver. Depuis longtemps les économistes ont enseigné qu’en pareil cas le devoir des institutions de crédit était de se soutenir les unes les autres, de manière à ce que le public ne retirât pas précipitamment et sans raison ses dépôts des banques conduites sagement. Une liquidation amiable pour les établissements les plus compromis empêche la dépréciation exagérée des valeurs dont ils détiennent de grandes quantités. Voilà comment agissent à New-York les grandes banques, les banques associées, comme on les appelle. Toutes les fois qu’une crise de ce genre éclate, elles se dispensent réciproquement du paiement de leurs effets en espèces métalliques et acceptent les chèques tirés sur elles avec cette mention good through clearing House. C’est ce qu’on a fait à Londres en novembre 1890 pour les Baring ; à Paris en 1889 pour le Comptoir d’escompte et en mars 1891 pour la Société de dépôts et comptes courants[60]. Le Trésor public, qui, à cause de la quantité d’espèces qu’il détient et de ses comptes courants avec les banques, est partout un facteur très important du marché monétaire, doit combiner ses opérations de manière à ne pas le troubler davantage et même à le secourir dans une certaine mesure. Il y a plus, les grandes banques nationales de tous les pays se soutiennent les unes les autres de manière à éviter un ébranlement dangereux de se propager partout (chap. iii, § 13). Cette pratique est devenue aujourd’hui une règle constante[61]. Elle fait encore plus ressortir ce qu’a eu de contraire aux intérêts du pays la conduite du gouvernement en 1882 à l’endroit de l’Union générale. Pour satisfaire des rancunes financières et assouvir des passions politiques, il a aggravé considérablement la crise et désorganisé le marché pour plusieurs années, en faisant arrêter à contre-temps le directeur et le président du conseil d’administration et en rendant impossible un appel de fonds aux actionnaires par la prononciation subreptice et sans cause de la faillite.

Les crises de Bourse ne se guérissent pas en un jour : le moment le plus aigu passé, il y a une longue liquidation qui amène peu à peu la baisse de toutes les valeurs, même des meilleures ; car ce sont les seules avec lesquelles les banquiers et établissements de crédit menacés puissent se faire des ressources. Au bout d’un certain temps, cependant, les rentes des États dont le crédit est intact remontent, parce que les capitaux devenus craintifs y cherchent un refuge. Une hausse des fonds publics coïncide souvent avec la stagnation des affaires et contraste avec la baisse des actions des sociétés industrielles.

XVIII. — La Bourse est en étroite communication avec tous les autres centres de l’activité économique du pays. Une mauvaise récolte, en diminuant les épargnes susceptibles de se placer en valeurs mobilières et en altérant la balance du commerce, déprécie les cours. Une bonne récolte et la prospérité des manufactures favorisent la hausse. Les grands mouvements alternes d’expansion et de contraction des affaires se font immédiatement sentir à la Bourse. Elle est la première à les refléter dans la tendance de sa cote, malgré les soubresauts que lui impriment les agioteurs.

Ces rois de la Finance, qui mènent le marché et prélèvent une lourde dîme sur les épargnes publiques aussi bien dans les années maigres que dans les années grasses (§ 15), ne sont pas plus absolus que les souverains modernes : il ne dépend pas d’eux de changer les conditions générales des marchés et ils ne réalisent leurs gains qu’à la condition de diriger leurs opérations dans le sens des courants économiques[62].

L’influence des gouvernements sur la Bourse est très limitée aussi.

Sans doute, dans les moments de crise, une opération de Trésorerie peut aggraver une situation ou la détendre et c’est une nouvelle responsabilité fort grave qui pèse sur les ministres des finances modernes (chap. iii, § 12). Mais, en dehors de cette action essentiellement temporaire, les gouvernements ne peuvent pas faire la hausse à leur volonté et relever les cours quand il y a des raisons pour la baisse.

Presque tous cependant l’ont essayé. A la veille de la réunion de l’Assemblée des Notables, en 1787, de Calonne tenta de relever les rentes en employant les fonds du Trésor en reports et il s’autorisait de l’exemple des chanceliers de l’Échiquier Anglais. Sa tentative échoua et il en fut de même de celles de Napoléon en 1806 et de Corvetto en 1818. M. Léon Say a raconté l’histoire de ces interventions du Trésor à la Bourse depuis cent ans[63] en montrant leur échec constant et leur danger (chap. x, §§ 7 et 8).

A plus forte raison, le gouvernement ne peut-il empêcher les événements politiques d’avoir leur répercussion à la Bourse. Proudhon a tracé un tableau merveilleux de style et de mouvement de cette puissance anonyme et insaisissable, qui, à chaque événement de l’histoire contemporaine, a toujours manifesté son impression, souvent au rebours de ce qu’auraient voulu les gouvernants[64]. Ce n’est plus seulement la résistance des intérêts matériels, comme celle qui déjouait les tentatives du gouvernement anglais au commencement du xviie siècle pour régler les cours des changes ; c’est l’opinion publique elle-même qui juge la politique et qui se manifeste à la Bourse plus vivement et plus rapidement qu’au Parlement. Toute impression produite sur la nation se révèle instantanément par une hausse ou par une baisse des cours.

C’est une des conséquences de la diffusion de la richesse dans les sociétés modernes et de la dissémination des valeurs mobilières jusque dans des couches sociales très profondes. La dépendance où les gouvernements sont de la Bourse, parce que toutes les opérations politiques ont un côté financier, a été depuis la fin du dix-huitième siècle un nouveau facteur de la politique et il a contribué pour sa part au triomphe de la Démocratie.

XIX. — On a souvent réclamé l’établissement d’un impôt spécial sur les transactions de valeurs mobilières à la Bourse dans le but de couper court aux opérations qui ne sont que jeu ou agiotage. M. Ballue, notamment, en 1882, proposait d’établir une taxe proportionnelle de 0,05 centimes par 100 francs sur le montant de toutes les opérations de Bourse, ventes à terme, reports et marchés à prime, aussi bien que ventes au comptant.

C’est là une question délicate qui doit être étudiée bien plus au point de vue de la contribution de la fortune mobilière à l’ensemble des charges publiques qu’à celui d’une répression impossible, croyons-nous, des opérations ayant un caractère aléatoire. [fin page396-397]

Les valeurs mobilières paient (à l’exception des rentes françaises et étrangères) un impôt de 4 p. 100 sur leur revenu annuel et sur les lots et primes de remboursement qui peuvent y être attachés. Toutes sans exception sont soumises aux droits de mutation par décès et aux droits de transmission entre vifs à titre gratuit, quand cette transmission est constatée par un acte authentique ou soumis à l’enregistrement.

Un droit de timbre spécial de 1 p. 100 de la valeur des titres, augmenté du double décime, frappe toutes les actions et obligations à leur naissance, sauf aux compagnies à le convertir en un droit annuel d’abonnement de 0,06 centimes par cent francs. Les valeurs étrangères industrielles, pour lesquelles on demande l’admission à la cote, sont soumises à cet impôt. Cela constitue un obstacle sérieux à leur introduction sur la Bourse de Paris[65] ; car à Londres l’admission à la cote du Stock-Exchange est beaucoup moins onéreuse et à Berlin elle est absolument exempte de droits[66].

Les transmissions entre vifs sont frappées par un droit de 0,30 centimes par 100 fr. sur chaque transfert[67], s’il s’agit de titres nominatifs. Quant aux titres au porteur, ce droit est remplacé par un impôt annuel de 0,20 centimes par 100 fr. de la valeur du titre, plus les doubles décimes.

Comparativement aux droits qui frappent les mutations immobilières entre vifs à titre onéreux, ces droits paraissent faibles. Mais, sans justifier l’exagération des droits fiscaux sur la propriété foncière qui sont un des plus grands vices de notre régime financier, il faut dire que le législateur ne doit pas établir le même taux de mutation sur toutes les natures de biens. Il doit tenir compte de la fréquence des mutations. Or tandis que les immeubles en France ne changent de mains que tous les cinquante ans ou tous les quarante-quatre ans par aliénation à titre onéreux, il ressort au contraire du rapport établi entre le droit de mutation sur les titres au porteur et les titres nominatifs que le tiers des valeurs mobilières est censé changer de mains chaque année. Cette mobilité est un de leurs principaux avantages et il serait très grave d’y porter atteinte par l’établissement d’un nouvel impôt, s’il ne devait pas être très léger. En voulant atteindre les marchés à terme se réglant par des différences, les reports, les marchés à primes, on pourrait bien gêner la circulation réelle et effective des valeurs mobilières.

Les bordereaux constatant les transactions faites par le ministère d’agents de change sont frappés d’un droit fixe de timbre de 1 fr. 80, qui est réduit à 0,70 pour les opérations au comptant inférieures à 10.000 francs. Le droit ne pourrait être augmenté dans des proportions sensibles, sans paralyser les affaires les plus sérieuses.

En Allemagne, où d’ailleurs les valeurs mobilières sont beaucoup moins grevées, on a établi en 1885 un impôt gradué sur toutes les transactions au comptant ou à terme faites dans les bourses de marchandises ou de valeurs. Il ne dépasse dans aucun cas un dixième pour mille. Réduit à ces proportions, il n’a pas gêné les transactions et a rapporté en 1889 au Trésor plus de 18 millions de francs.

Les Agrariens auraient voulu, comme M. Ballue et les auteurs de propositions déposées à propos des lois de finance postérieures, un impôt assez élevé pour rendre impossibles les opérations à terme et les reports. Mais il serait injuste d’empêcher des opérations de ce genre, qui souvent ont un but parfaitement légitime et répondent, soit aux besoins de l’approvisionnement (chap. vii, § 9), soit au maintien d’un marché régulier pour les valeurs (§ 3). Or les opérations, se réglant par des différences, portent forcément sur des quantités nominales souvent très supérieures à l’importance effective de l’affaire. Des droits proportionnels, ou seulement gradués sur les énonciations des bordereaux, pourraient très facilement devenir prohibitifs.

Puis, comme M. Lanjuinais l’a fait observer à la séance de la Chambre des députés du 5 juillet 1889, ce but ne serait pas du tout atteint. Un impôt exagéré sur les transactions de Bourse serait forcément éludé par les intéressés : on ferait ces affaires-là en banque, sans garantie pour les particuliers, et l’on dépouillerait les agents de change de leurs droits sans profit réel pour le fisc. Bien plus, comme les autres places se garderaient de nous suivre dans cette voie, on les développerait au détriment de Paris. Or, quels que soient les abus qui se produisent à la Bourse, il faut bien se dire qu’elle est un organe indispensable de la vie économique et qu’un grand pays comme le nôtre est intéressé à avoir un marché financier étendu. Son commerce et l’emploi de ses capitaux en reçoivent un essor important et ce serait folie que de se mettre volontairement dans la dépendance des marchés financiers étrangers ; car, on ne saurait trop le répéter, le capital mobilier échappe par sa nature même à toute réglementation déraisonnable.

L’Italie moderne nous donne un exemple de l’impuissance d’une législation fiscale excessive. Une loi du 14 juin 1874, en admettant la légalité de toutes les affaires à terme, même se soldant par des différences, y compris les reports et marchés à prime tant sur les valeurs mobilières que sur les marchandises vendues dans les bourses, imagina de subordonner leur validité à la rédaction d’un bordereau frappé d’un droit gradué. Une loi du 14 septembre 1876 remplaça cette taxe par un droit fixe de 1 fr. 20 centimes sur les affaires au comptant et de 2 francs 20 sur les affaires à terme conclues directement entre les parties ; le droit était abaissé de moitié dans les deux cas, si les affaires étaient conclues par l’intermédiaire de mediatori publici (courtiers ou agents de change). Une loi du 24 juillet 1887 doubla ces droits, c’est-à-dire les porta à 4 fr. 80 pour les affaires à terme faites en banque. Le résultat a été que le public a préféré courir le risque du défaut de sanction légale et ne s’est pas servi des bordereaux timbrés préparés par l’administration[68]. Le rendement de la taxe a été toujours en diminuant[69], jusqu’à ce que M. Luzzati, l’éminent économiste, l’ait, dès son arrivée au pouvoir, ramenée à un droit fixe de timbre sur les bordereaux de 10 centimes pour les opérations à terme, y compris les reports. Des pénalités pécuniaires élevées frappent les contrevenants ; mais on a renoncé aux sanctions de nullité, qui sont toujours démoralisantes.

Les anciens Florentins avaient fait la même expérience (§ 1). Les 19 et 20 août 1478, la Seigneurie, après des discussions et des votes très disputés dans les trois conseils qui existaient alors, déclara que, pour empêcher les capitaux de se dérober et les faire reparaître sur le marché, il fallait donner aux gens toute liberté de vendre et d’acheter à terme les crediti di monte. En conséquence, elle exemptait de toute taxe ces opérations, qu’elles fussent à long terme ou à court terme, en réservant seulement le paiement du droit de transfert, quand ces transactions étaient définitivement liquidées par une livraison effective de titres[70].

Un impôt sur les transactions à la Bourse ne peut donc être qu’une ressource fiscale et doit se maintenir dans les limites répondant à ce but. Dans ces termes-là, nous ne verrions que des avantages à ce qu’un impôt, semblable à celui qui existe à Berlin, fût introduit chez nous.

On est arrivé à la même conclusion à Vienne. Après une discussion passionnée au Reichsrath, où les antisémites ont jeté feu et flamme contre la Bourse, le ministre des Finances a formellement déclaré qu’il ne pouvait être question de gêner ses transactions par un impôt et l’on a établi un droit de timbre de 10 kreutzer pour chaque bordereau constatant la négociation de 25 titres, qu’elle soit faite en banque ou en Bourse. On en attend une ressource budgétaire annuelle de 400.000 florins.

  1. M. A. Deloume a démontré qu’au dernier siècle de la république romaine les partes dans les sociétés de publicains (chap. i, § 4) donnaient lieu à des transactions animées, que leur cours variait journellement suivant la prospérité de ces entreprises et les événements politiques, que des spéculations considérables avaient lieu sur ces variations du cours des partes et que fréquemment des spéculateurs s’y ruinaient. C’est autour du temple de Janus que se tenait cette Bourse. Auguste ayant supprimé les adjudications d’impôts, ce genre de spéculation disparut faute d’aliment. Les Romains ne connurent en effet ni les sociétés industrielles par actions ni les emprunts publics négociables. Voilà pourquoi il n’en est plus question dans les textes du droit classique. (Les Manieurs d’argent à Rome. Conclusion. (2e édition, Paris, Thorin, 1891).
  2. Il résulte d’une statistique dressée à la Banque franco-russe, en 1889, que sur 162 milliards de francs de valeurs mobilières cotées à la Bourse de Londres et sur 94 milliards cotés à la Bourse de Paris : à Londres à Parisla part des fonds d’États, de provinces et de villes estde 58 0/0 71 0/0 la part des chemins de ferde 31 0/0 20 0/0 la part des entreprises diversesde 11 0/0 9 0/0 citée par Ad. Coste au Congrès de l’Association française pour l’avancement des Sciences à Paris en1889.
  3. De Foville, De la fortune mobilière de la France, dans l’Economiste français des 14 juillet, 4 août et 15 septembre 1888, et la France économique (2e édit. 1890), p. 519. Robert Giffen, the Growth.of capital (London, 1889).
  4. D’après une étude présentée par M. Alf. Neymarck en 1891 à la Société de statistique de Paris, la France posséderait pour 2 milliards 600 millions de francs de valeurs italiennes, l’Angleterre pour 290 millions environ, l’Allemagne pour 430 millions.
  5. « Nous estimons, dit M. A. Raffalovich, que l’ensemble des placements que nous avons effectués en Espagne dépasse 2 milliards 1/2, si même il n’atteint pas 3 milliards, pouvant se décomposer comme il suit : 1 million en rentes, 1.500 millions à 2 milliards en actions et obligations de chemins de fer et en valeurs industrielles. » Le Marché financier en 1891 (Guillaumin, 1892), p. 113.
  6. D’après Robert Giffen (op. cit., pp. 122-123), le capital étranger placé aux États-Unis aurait été dès 1880 de 25 milliards de francs amenant une dette annuelle des États-Unis vis-à-vis de l’Europe de 1.250 millions de francs.
  7. Par exemple, le 1er mars 1885, le change de Londres sur Paris étant de 25,35 1/2, ce qui est un écart assez considérable au-dessous du pair, les brokers anglais avaient intérêt à acheter à Paris des fonds internationaux, au même cours nominal qu’à Londres ; car sur toutes les remises qu’ils faisaient sur Paris pour les solder, ils gagnaient, grâce au bas cours du change, environ 1/2 pour 100.
  8. Tout cet ordre de faits a été remarquablement exposé par M. Goschen Traité des changes étrangers, et dans l’introduction que M. Léon Say a publiée en tête de la traduction française (Guillaumin).
  9. V. the North american Review de novembre 1888 : Wall Street as an economic factor.
  10. V. l’excellent ouvrage de M. Alfred Neymarck, De l’organisation des marchés financiers en France et à l’étranger (Guillaumin, 1884) et the Stock Exchanges of London, Paris and New-York, a comparison by G. Rutledge Gibson (New York, Putnam, 1889).
  11. L’admission à la cote, en facilitant les transactions, augmente la valeur d’un titre et surtout le fait accepter plus facilement par les banquiers comme sécurité collatérale. Cette admission est subordonnée à certaines règles qui ont pour but de n’appeler l’attention du public que sur des valeurs présentant des garanties. C’est là au moins la théorie ; en fait, ces règles sont assez arbitraires. Pratiquement, dit M. P. Leroy-Beaulieu, les actions d’une entreprise constituée avec un capital inférieur à une dizaine de millions sont invendables à la Bourse de Paris. Il faut recourir à des courtiers marrons, qui se sont fait une spécialité de tel ou tel genre de valeurs. La négociabilité à la Bourse, avec ses avantages incontestables, est donc en fait un privilège pour les grandes sociétés. M. Leroy- Beaulieu voudrait que la Corporation des agents de change de Paris, usant de la facilité que lui donne l’article 45 du décret de 1890, organisât, à l’exemple de Bruxelles, des ventes aux enchères périodiques de ces petites valeurs.
  12. Cette solidarité n’est pas imposée par la loi, et le décret du 7 octobre 1890, ainsi que le règlement intérieur de la Compagnie approuvé par le ministre des finances le 3 décembre 1891, l’ont passée sous silence, ce qui lui laisse son caractère volontaire. La caisse commune, qui y fait face au besoin a été instituée par le Parquet en 1822. Les articles 26 et 55 du décret du 7 octobre 1890 reconnaissent son existence. En 1882, après le krach de l’Union générale, la Chambre syndicale, pour faire face aux responsabilités encourues par ses membres, emprunta 80 millions à la Banque de France sous la garantie de la maison de Rothschild pour 40 millions, et des principales sociétés de crédit pour les 40 autres millions. A Lyon, à la même époque, la Chambre syndicale et les trente agents de change durent être pourvus d’un liquidateur judiciaire. Les créanciers des agents reçurent des obligations que la Chambre rachète chaque année aux enchères. Cette solidarité ne porte que sur les faits de charge. En 1888, la Chambre syndicale de Paris a décliné toute responsabilité pour les détournements commis par l’agent Bex, comme ne rentrant pas dans cette catégorie, et la Cour de Paris, par ses arrêts du 28 mai 1891, a admis son système.
  13. Souvent les agents de change de province, qui veulent jouer à la Bourse de Paris, s’adressent aux maisons de coulisse de préférence à leurs confrères du Parquet.
  14. O. Marinitich, la Bourse théorique et pratique (Ollendorf, 1892), pp. 241-242.
  15. Parmi les maisons de coulisse, plusieurs, et des plus importantes, ont des étrangers pour chefs. L’importance prise par la Coulisse rend illusoire la condition imposée aux agents de change d’être de nationalité française.
  16. Une brochure distribuée aux membres du Parlement en 1892 sous ce titre : le Marché libre : quinze millions par an à l’État, propose un plan fort ingénieux de rachat des charges des agents de change de Paris et des départements. Un impôt sur les courtages des intermédiaires, analogue au droit de timbre d’engagement que le Parquet perçoit actuellement à son profit, procurerait les moyens d’amortir rapidement les 120 millions que représentent les charges actuelles. Tout Français majeur de vingt-cinq ans et déposant un cautionnement pourrait s’établir comme agent de change. Il faudrait au moins que ces agents nouveaux formassent une corporation libre comme le Stock-Exchange de Londres ou de New-York ; car l’organisation corporative d’une Bourse, avec les services collectifs qu’elle assure et la garantie qu’elle donne au public, est indispensable. C’est ce que perdent souvent de vue les auteurs de tous ces projets de réforme.
  17. Ces actions valaient, en 1889, 155 livres.
  18. The Economist, 1er novembre 1890 : the business morality of the Stock Exchange, et 5 mars 1892 : Stock Exchange rules and speculative rigs.
  19. V. art. dans the North American Review de novembre 1888 : Wall Street as an economic factor. Comme toutes les corporations commerciales américaines, le Stock Exchange de New-York est en même temps une société de secours mutuels pour ses membres et en cas de décès il alloue à leurs héritiers une somme de 10.000 dollars.
  20. G. Deloison, Traité des valeurs mobilières (Paris, 1890, n° 6), et article Bœrse, dans le Staatslexicon, édité par la Gœrresgesellschaft (Herder, Freiburg en Breisgau).
  21. La distinction entre les opérations à terme et celles au comptant n’est pas si tranchée qu’il le semble. L’agent de change doit livrer les titres achetés au comptant dans les cinq jours : en fait, il peut prolonger ce délai et courir la chance de se les procurer à un prix plus bas, s’il prévoit une baisse. En Angleterre, sauf pour les Consolidés, toutes les opérations se règlent au prochain jour de liquidation, settlement day, et elles le sont parfois plus exactement que les opérations au comptant en France.
  22. Discours du ministre des Finances à la Chambre des députés. Séance du 18 mai 1890.
  23. M. A. Raffalovich (Nouveau Dictionnaire d’économie politique, vo Bourse), indique un autre usage des ventes à terme, même faites à découvert : « Les capitalistes avisés, qui prévoient des complications politiques et qui redoutent une crise économique, vendent parfois une valeur qu’ils ne possèdent pas et qu’ils croient susceptible de baisser dans de fortes proportions, afin de trouver dans le bénéfice qu’ils pourront réaliser à la baisse une compensation à la dépréciation de leur portefeuille. Ainsi, par exemple, les capitalistes anglais ont pendant longtemps vendu à découvert des fonds russes afin de se constituer une assurance contre la baisse possible des consolidés et des fonds coloniaux, en cas d’un conflit entre les deux pays. »
  24. La plupart du temps les couvertures consistent en valeurs au porteur ou nominatives avec un transfert signé. L’art. 61 du décret du 7 octobre 1890 a sanctionné cette pratique. Si ces valeurs viennent elles-mêmes à se déprécier, l’agent n’est plus couvert. L’économie politique enseigne justement que des titres seulement négociables ne peuvent pas être assimilés à de la monnaie ou à des effets de commerce payables en numéraire à brève échéance.
  25. La pratique des exécutions à la Bourse est formellement autorisée par les art. 69 et 89 du décret du 7 octobre 1890.
  26. En janvier 1882, la Coulisse avait acheté à l’Union générale, qui malheureusement s’était laissé entraîner à prendre en report, puis même à acheter ses propres actions, pour 112 millions d’actions nouvelles livrables à l’émission. Sous prétexte que cette émission s’était trouvée être contraire aux prescriptions de la loi sur les sociétés, la Haute Banque et le Parquet ont relevé purement et simplement les maisons de coulisse de leurs obligations, pour n’avoir pas à en exécuter quelques-unes, au lieu d’exiger le paiement de cette dette. La liquidation de l’Union générale a été ainsi frustrée d’un élément fort important de son actif. La Bourse se montra à cette occasion d’un scrupule à l’endroit de la loi écrite qui n’est pas dans ses habitudes.
  27. V. Gibson, the Stock Exchanges of London, Paris and New-York, pp. 44-43.
  28. Aux termes des art. 50 et 51 du règlement de la Compagnie des agents de change de Paris, les négociations à terme fermes ne peuvent avoir lieu pour un terme plus éloigné que la deuxième liquidation à partir du jour où le marché est conclu et les négociations à primes ne peuvent pas dépasser le terme de la troisième liquidation, s’il s’agit de valeurs soumises à la liquidation, de quinzaine ou même la deuxième liquidation, s’il s’agit de valeurs soumises à la liquidation mensuelle.
  29. V. the Theory of Stock Exchange speculation, by Arthur Crump (4e édit. London, Longmans, 1875), pp. 25 et 103-104.
  30. Ces capitaux-là sont un des facteurs les plus importants de la Bourse. M. A. Courtois classe ainsi le personnel des spéculateurs dans son ouvrage classique, les Opérations de Bourse (4e édit., 1861), pp. 21-22 :

    « Il y a à la Bourse trois sortes de spéculateurs : ceux qui ont des titres et pas de numéraire, ceux qui ont du numéraire et pas de titres, et ceux qui n’ont ni l’un ni l’autre. Les premiers offrent de prêter leur numéraire contre des titres, les seconds, leurs titres contre du numéraire, les autres sont disposés à acheter ou à vendre à terme. Vienne une liquidation et tous ces éléments se combinent. Les acheteurs sans argent vendent, ou se font reporter ; les vendeurs sans titres reportent ou rachètent. S’il y a beaucoup plus de titres à livrer que d’acheteurs disposés à lever, l’argent devient rare comparativement aux titres ; l’intérêt qu’on lui paye se trouvant supérieur à celui payé aux titres, il y a report ; si le contraire a lieu, le loyer des titres est à son tour supérieur à l’intérêt de l’argent et il y a déport. En tous cas, les vendeurs ou acheteurs à terme se liquident ou continuent leurs opérations, et trouvent dans les porteurs de titres ou détenteurs d’espèces disposés à les aliéner temporairement leur contre-partie, lorsque celui avec qui ils ont contracté primitivement ne veut pas continuer, ou n’y consent qu’à des conditions comparativement trop onéreuses ».

    « Nous ne prétendons pas que chaque spéculateur ait sa place dans l’une des trois catégories que nous venons d’énumérer ; il se peut, il arrive même le plus souvent que chacun appartient à deux de ces subdivisions ou même aux trois, mais la division des spéculateurs, telle que nous l’avons décrite, embrasse l’ensemble des opérations fermes, et quoique dans la pratique elle soit difficile à saisir, nous avons cru devoir, pour être plus facilement compris, nous en servir. »

  31. Les opérations de report et de déport consistent dans un achat au comptant et une revente à terme. Si cela équivaut en fait à une location de titres ou à un prêt d’argent sur nantissement, il y a cependant une différence juridique fort importante qui n’a pas échappé aux théologiens du Collège romain, Ballerini et Palmieri (Opus theologicum morale, t.III, p. 779). Aussi les canonistes ni les juges civils n’ont jamais appliqué aux reports les limitations légales du taux de l’intérêt. La forme est en effet de grave conséquence. Il a été jugé que celui qui avait pris en report des actions nominatives non libérées en avait été réellement propriétaire, et par conséquent était responsable des versements non effectués. Par une conséquence du même principe, celui qui a pris des actions en report a le droit d’assister aux assemblées générales.
  32. Cette éventualité se présente en fait très rarement. Quand les reports sont faits par l’intermédiaire des agents de change, la Corporation en est tout entière responsable ; mais quand les reports sont faits par une maison de coulisse, cette garantie n’existe pas. La Coulisse ne procédant sur les valeurs qu’à une liquidation par mois, l’aléa s’accroît d’autant pour le reporteur.
  33. Ce que disait Proud’hon en 1856 du taux élevé des reports n’est plus vrai aujourd’hui. Ce taux est bien plus variable que celui des avances sur titres précisément parce que les capitaux engagés de cette manière courent un certain aléa. Il devient beaucoup plus bas sur les bonnes valeurs dans les moments de calme. Lorsqu’ils montent très haut, comme en janvier 1891, cela ne dure qu’une ou deux quinzaines et on ne saurait multiplier ces taux exceptionnels par 12 ou 24 liquidations pour calculer le rendement des capitaux engagés en reports.
  34. La Banca artistica-operaia e cassa di risparmio de Rome, fondée avec les bénédictions du Saint-Père, dans l’art. 21 de ses statuts, indique parmi les emplois de ses fonds disponibles, avec les dépôts en banque et les prêts sur titres, les reports faits avec les instituts de banque, les sociétés et les personnes notoirement solvables.
  35. C’est pour cela que, toutes choses pareilles, le taux des reports est toujours un peu plus élevé avant les échéances des 1er janvier, ler avril, 1er juillet, 1er octobre, époques les plus usuelles du paiement des coupons.
  36. A Paris, il est dans l’usage de ne faire que des marchés à primes dans lesquels l’acheteur seul a le droit d’abandon (call option). Sur les autres places, à Londres, par exemple, il y a deux autres sortes de marchés à primes : dans la première, c’est le vendeur et non l’acheteur qui a droit d’annuler l’affaire moyennant l’abandon au profit de l’acheteur de la prime convenue ; c’est ce qu’on appelle put option ; c’est une prime pour livrer. Naturellement, il vend au-dessous du cours du terme ferme à pareil jour. Dans la seconde, l’un des deux contractants a droit, moyennant une prime qui en tout cas appartient à l’autre, de se déclarer à un jour convenu acheteur ou vendeur de rentes dont le prix et la quantité ont été déterminés lors de la conclusion de l’affaire. Cette dernière sorte de marché s’appelle put and call option ou stellage. V. Arthur Crump, the Theory of Stock Exchange speculation, pp. 24-29.
  37. Tout en reconnaissant que les primes ou puts and calls ne servent guère en fait qu’au jeu de Bourse, l’écrivain américain Gibson donne ces deux exemples d’un emploi rationnel qui en peut être fait : « Un marché à prime pour livrer (a put) peut servir d’assurance à un capitaliste contre une baisse violente des valeurs qu’il possède. Un marché à prime pour livrer (a call) peut être fait par un acheteur riche, dont les fonds ne sont pas actuellement disponibles, mais qui peut désirer être à même de s’assurer une certaine quantité de titres à un prix fixe, si, à l’époque de la réponse des primes, ils ne sont pas à un cours plus bas. » Op. cit., p. 97.
  38. M. Arthur Crump, dans son livre si intéressant the Theory of Stock Exchange speculation, a consacré une série de chapitres à mettre cette catégorie de spéculateurs, qui se recrutent souvent parmi de fort honnêtes pères de famille, en garde contre les manœuvres des gens du métier et surtout en garde contre eux-mêmes. (V. notamment les chapitres intitulés : the right temperament, — Cacoethes operandi, — the Pitfalls.) Nulle lecture n’est plus propre à engager les gens dont ce n’est pas le métier à se tenir loin de la Bourse.
  39. Une des plus grandes erreurs des gens qui spéculent pour la première fois est de croire qu’il y a autant de chances pour la hausse que pour la baisse et que l’événement de leur spéculation dépend du hasard. M. Courtois (des Opérations de Bourse, pp. 64 et suiv.) démontre péremptoirement la folie de prétendre appliquer le calcul des probabilités aux alternances des cours. Ces alternances se produisent suivant des lois économiques, et pour prévoir le moment précis de leur réalisation il faut une grande expérience et même une véritable intuition.
  40. A. Courtois, Défense de l’agiotage (1882, Guillaumin), pp. 19 à 24.
  41. Un acte de 1845, qui défend d’une manière générale tous les paris sans référence spéciale aux affaires de Bourse, est encore invoqué de loin en loin par quelque joueur de mauvaise foi. V. dans the Nineteenth Century de no­vembre 1889 : Modern gambling and gambling laws, et the Economist, 23 novem­bre 1889, p. 1502. Un acte de 1867, dit acte Leman, spécial aux actions des banques défendit de les vendre sans indiquer en même temps les numéros des titres, ce qui était prohiber les ventes à terme. Mais il n’en a été tenu aucun compte dans la pratique.
  42. Il n’est resté de la législation, qui condamnait les marchés à terme, que le droit d’escompte pour l’acheteur à terme. Il consiste dans la faculté pour lui d’exiger les titres avant la liquidation moyennant le paiement anticipé. Personne, pensait-on, ne vendrait des titres à terme sans avoir ces titres en sa possession au moment du contrat et l’on ferait ainsi échec aux marchés ne portant dans l’intention initiale des parties que sur des différences. Cette disposition n’a jamais empêché le jeu et elle est aujourd’hui en contradiction avec le principe de la loi de 1885. Même, contrairement à l’intention du législateur, la faculté d’escompte donne lieu à une manœuvre de Bourse toute spéciale. Quand il y a eu beaucoup de ventes à découvert, les acheteurs, qui veulent maintenir la hausse ou l’exagérer, réclament l’escompte pour forcer les vendeurs à se racheter à tout prix. C’est notamment ce qui a eu lieu en mai 1890, quand un parti à la baisse s’était formé sur les actions du Crédit foncier ; à un certain moment les haussiers acheteurs à terme ont exercé la faculté d’escompter. L’article 63 du décret du 7 octobre 1890 a cependant fait cesser un des plus grands abus auxquels elle donnait lieu, en décidant que, « dans aucun cas, celui qui a bénéficié d’un avantage quelconque pour effectuer une livraison en report ne peut user de la faculté d’escompte ».
  43. V. sur l’historique des lois contre la Bourse dans les pays allemands et sur l’état actuel, l’article Bœrse dans le Staatslexikon de la Gœrresgesellschaft.
  44. V., sur cette philosophie de la Bourse, Arthur Crump, the Theory of Stock Exchange speculation, pp. 6, 23, 85-86, 95.
  45. Des opérations de Bourse (4e édition. Paris, 1861), p. 41. Journal des économistes, mars 1884.
  46. En 1886 une revue spéciale, la Finance nouvelle, décrivait ainsi le rôle des syndicats :

    « Les syndicats jouent souvent un rôle considérable sur le marché. Les syndicats opèrent généralement de leur propre initiative ; mais quelquefois ils opèrent sur commande pour le compte de telles sociétés qui éprouvent le besoin de défendre leurs titres. Nous trouvons les syndicats à l’origine de la plupart des grandes sociétés… De même une société qui défend ses titres en recourant à un syndicat de résistance ne commet pas un crime. Seulement, pour avoir recours aux syndicats de résistance, il faut être bien sûr de soi ; il faut être dans une situation tout à fait différente de celle opposée par les vendeurs… ; il faut être en mesure d’offrir promptement la preuve que les titres valent beaucoup mieux que les prix auxquels on les offre… Il est impossible qu’une grosse valeur sur laquelle il se pratique journellement des affaires considérables reste dans une immobilité à peu près complète pendant de longs mois et puis, éprouvant tout à coup les soubresauts d’une boussole affolée, passe subitement du plus grand calme à la plus grande agitation… Cette valeur a été longtemps maintenue à un cours uniforme par un syndicat de résistance… En pareil cas, le syndicat maintient les cours en faisant à la Bourse toutes les contreparties aux achats et aux ventes du public à un cours déterminé… Tel a été le cas de l’action du Panama en 1886… Les syndicats de résistance sur le Panama s’expliquaient d’autant mieux que la Compagnie avait fait trois gros emprunts et qu’il était de son devoir, pendant qu’elle invitait le public à s’intéresser à sa cause, de se présenter en bonne posture. Une administration qui se laisserait décrier quand elle fait appel au crédit serait inintelligente. » Reproduit à titre de document par la Revue des Sociétés. année 1886, p. 123.

  47. Les reports sont même faits parfois directement, sans l’intermédiaire d’un agent de change, par de grandes sociétés financières, notamment par le Crédit foncier, ainsi que l’a constaté M. l’inspecteur des finances Machart dans son rapport. Le caractère de ces opérations devient fort équivoque et il n’y a plus alors aucun frein, aucun contrôle à la spéculation.
  48. Les déports, qui se produisent alors, sont la preuve de la difficulté que les spéculateurs à la baisse éprouvent pour livrer des litres à la liquidation. A New-York, on appelle cette situation a squeeze. V. Gibson, the Stock Exchanges of New-York, London and Paris, p. 100.
  49. Dans la faillite de la Banque européenne en 1880, qui avait eu quelques mois d’une existence brillante, on trouva une dépense de 2.775.000 francs pour frais de publicité.
  50. V. dans the North american Review, de janvier 1888, l’article intitulé Recent movements in Wall Street.
  51. V. the Economist, 22 novembre 1890, 2 et 16 mars 1891, et le Journal des Economistes de décembre 1890. On travaille à acclimater ces procédés sur la Bourse de Paris. Il y a quelques années une société conçue sur le modèle des Trust Companies anglaises, la Société financière franco-suisse, avait acheté les obligations privilégiées Ottomanes et s’était dissoute au bout de quelque temps avec grand profit après avoir écoulé ces valeurs dans le public. Encouragé par ce premier succès, il est, en février 1892, question de la création d’une nouvelle Société financière franco-suisse au capital de 40 millions qui émettrait pour 60 millions d’obligations destinées à acheter des fonds turcs et serbes. Une Banque internationale des fonds d’Etat de la même espèce, fondée en octobre 1890, a dû promptement entrer en liquidation.
  52. Les Baring avaient, au moment de leur faillite, pour 400,000 liv. st. de fonds urugayens 6 p. 100 qu’ils tenaient en réserve pour les écouler peu à peu dans le public. V. the Nation de New-York, 22 octobre 1891.
  53. V., dans the Economist, 30 janvier 1892, later Phases of the Trust crazes.
  54. V. M. A. Raffalovich, dans le Journal des Economistes, janvier 1891. Cf. the Economist, 2 novembre 1889.
  55. Quelques-unes de ces agences pour achever d’attirer l’argent des simples leur offrent en garantie des bons de capitalisation destinés à reconstituer leur capital en cas de perte. Les combinaisons de l’assurance financière sont fort ingénieuses et exactes mathématiquement ; mais jusqu’à présent l’expérience a montré que quelque événement vient toujours traverser ces combinaisons quand elles sont faites à de trop longues échéances. La plupart des sociétés de capitalisation ont fait faillite, à commencer par l’Assurance financière et la Société des coupons commerciaux.
  56. La Banque d’Etat, dont le directeur, Mary-Raynaud, s’est enfui à la fin de novembre 1890, peut être présentée comme le type de ces agences véreuses. Les titres trouvés dans la caisse valaient 25.000 francs contre un passif de 6 millions. Quelques clients de la première heure avaient touché 54 pour 100 par mois sur leurs fonds ! Il n’y a pas eu moyen de les faire rapporter à la faillite ; mais, en s’appuyant sur un jugement du Tribunal de commerce de la Seine du 11 mars 1886, dans une affaire du même genre, le syndic a écarté la prétention des déposants, qui, n’ayant rien touché, demandaient à être admis comme créanciers. On les a considérés justement comme des associés en participation à une opération de jeu qui avaient perdu leur mise. Quelques mois après, la faillite de Macé-Berneau a répété, avec un passif de 25 millions cette fois, les mêmes faits d’escroquerie et a montré la cupidité naïve, qui existe dans toutes les classes de la société. La liste nominative des créanciers de ces deux faillites, avec l’indication des corps auxquels ils appartiennent, pourrait fournir un chapitre de plus à M. Drumont pour son Testament d’un anti-sémite.
  57. V. dans l’excellent Code des valeurs à lots, par M. Maurice Dumont (Pedone-Lauriel, 1891), pp. 71 et suiv.
  58. Le Tribunal de commerce de la Seine, en octobre 1891, a déclaré nulle une vente de valeurs à tempérament dans laquelle le vendeur s’était réservé expressément le droit d’emprunter sur les titres vendus.
  59. De l’enchérissement des marchandises et des services, dans la Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1883. Le krach de Bourse de janvier 1882 coïncidait avec une période de dépression générale des affaires, ce qui a augmenté beaucoup sa gravité. M. Juglar (des Crises commerciales et de leur retour périodique, 2e édition, p. 289 et p. 445 à p. 442) établit absolument ce point à l’encontre de l’opinion courante, qui y a vu seulement le contre-coup de la catastrophe de l’Union générale et de la Banque de la Loire. La crise de Bourse de novembre 1890, causée par l’excès des spéculations à New-York, à Londres et à Berlin, a eu des conséquences moins graves, parce que l’industrie et le commerce étaient alors dans un état satisfaisant et que la production de la richesse a continué son cours dans les principaux pays. V. the Economist du 22 novembre 1890.
  60. Dans ces cas-là la Banque d’Angleterre à Londres, la Banque de France à Paris fait les avances en monnaie ou en billets nécessaires pour permettre à la maison atteinte de continuer ses paiements. Les autres maisons de banque se portent caution du remboursement de ces avances chacune pour une somme déterminée et pour une période fixe, de manière à ce que la grande Banque nationale se trouve indemne.
  61. Déjà W. Bagehot, dans son ouvrage classique, Lombard Street (pp. 46 à 53 de la traduction française), indiquait cette pratique comme le moyen régulier d’arrêter les paniques. Cependant elle doit être limitée et quand il y a des pertes de capital définitives, aucun accord des autres banques ne peut les supprimer. Ainsi en voulant empêcher un krach de se produire immédiatement après la suspension des paiements des Baring, la Banque d’Angleterre s’est mise dans une mauvaise position et le relèvement du marché est devenu impossible de longtemps. (V. the Economist, 13 juin 1891 et 5 mars 1892.) M. A. Raffalovich, dans son ouvrage le Marché financier en 1891 (Guillaumin, 1892), a un excellent chapitre sur les rapports de l’État avec la Bourse. Il y insiste sur les graves inconvénients qu’il y a à venir au secours de tout établissement de crédit embarrassé. Cela finirait par devenir un encouragement pour les grandes sociétés financières à administrer aventureusement leurs dépôts, tandis que les banquiers ordinaires subissent toutes les responsabilités de la mauvaise conduite de leurs affaires. Ces interventions quasi-officielles augmentent indûment la prépondérance des grandes sociétés de crédit.
  62. Cette vérité est mise en pleine lumière par l’histoire contemporaine de la Bourse de New-York, telle qu’elle est racontée dans les deux articles de la North american Review, cités plus haut.
  63. Annales de l’École des sciences politiques, 1886.
  64. Manuel du spéculateur à la Bourse (3e édition), pp. 25-35.
  65. Les fonds d’États étrangers, pour être négociés dans les bourses françaises, payent seulement 1 fr. 50 par capital nominal de 1.000 francs.
  66. V. Du Relèvement du marché financier français, par J. Siegfried et Raphaël-Georges Lévy (1890, Guillaumin).
  67. Les transferts pour servir de garantie à des avances sur titres ne sont pas frappés de ces droits.
  68. En France non plus les bordereaux ne sont pas fournis dans un très grand nombre de transactions.
  69. V. l’Economista de Florence des 12 et 26 avril 1891.
  70. Communication puisée aux archives de Florence et due à l’obligeance du professeur G. Toniolo, de l’Université de Pise.