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Le capital, la spéculation et la finance au XIXe siècle/Chapitre 10

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CHAPITRE X

LES EMPRUNTS PUBLICS ET LA FINANCE INTERNATIONALE


  1. Comme quoi la Banque et la Finance sont deux choses distinctes.
  2. Les conséquences économiques des dettes publiques.
  3. Les rentes perpétuelles et les fortunes privées.
  4. L’exploitation des pays arriérés par les capitalistes étrangers.
  5. De la dépendance des gouvernements obérés vis-à-vis de la Finance internationale.
  6. Les émissions de rentes et les banquiers : réalités et fictions dans les souscriptions publiques.
  7. Les vraies et les fausses conversions des dettes d’État.
  8. La hausse légitime et la hausse factice des fonds publics.

I. — Il y a eu de tout temps, au moyen âge comme en Grèce et en Assyrie, des banquiers faisant aux particuliers et aux commerçants des avances sur des valeurs diverses et se livrant aux opérations de change. Autre chose sont les Financiers. Placés à côté et au-dessus des agriculteurs, des industriels, des commerçants, des banquiers ordinaires, ils tiennent dans leurs mains la clef du crédit de l’État et manient ces capitaux disponibles qu’on appelle l’argent, dont la circulation, contractée ou rapide suivant les temps, anime tout le monde du travail.

Les deux sortes d’opérations qui amènent la constitution de la Finance proprement dite, on l’a vu dans les chapitres précédents, sont les emprunts publics et les émissions d’actions ou d’obligations par lesquelles est réuni le capital nécessaire aux grands travaux publics, aux grandes entreprises industrielles.

Nous avons étudié cette seconde fonction de la Finance dans le chapitre v. Avant d’esquisser son histoire dans les temps modernes, nous voulons indiquer ici quelles sont les conséquences sociales d’une dette publique considérable, comme en ont la plupart des États modernes, et les phénomènes économiques auxquels donnent lieu les diverses opérations relatives à son émission ; car c’est là ce qui donne à la Finance, représentée soit par les grandes sociétés de crédit, soit par la Haute-Banque (chap. xii, §§ 8 et 9), une telle prépondérance dans la vie des peuples modernes.

II. — On ne peut pas plus dire aux États qu’aux particuliers : n’empruntez jamais.

La science économique a sans doute démontré théoriquement la supériorité du procédé du moyen âge, les aides extraordinaires, comparativement aux emprunts perpétuels pour pourvoir aux dépenses exceptionnelles. Un impôt extraordinaire est prélevé temporairement et uniquement sur les capitalistes au lieu de frapper les masses populaires, tandis que les impôts permanents, nécessaires à assurer le service des emprunts à long terme, retombent fatalement sur celles-ci ; l’aide extraordinaire pousse les capitalistes à épargner avec énergie pour reconstituer l’emprise faite sur leur patrimoine, au lieu d’amener l’augmentation sans travail des fortunes consistant en rentes perpétuelles (§ 3) : enfin l’on échappe par là au grand inconvénient des emprunts, qui est d’arrêter pour longtemps la baisse du taux de l’intérêt, de relever celui des profits d’entreprise, et par conséquent d’empirer indirectement la condition des travailleurs[1].

Mais cela n’est vrai qu’autant que la somme demandée à une taxe de ce genre n’est pas telle que toutes les entreprises privées en soient désorganisées et que la majorité des contribuables de qui on l’exige soient obligés d’emprunter eux-mêmes. Quand la nécessité publique s’élève à ce point-là, force est bien de recourir à l’emprunt. Il reste seulement ceci de la théorie formulée par les économistes, c’est que, même en cas de besoins pareils, il faut demander cumulativement aux contributions extraordinaires et à l’emprunt les ressources nécessaires, de manière à augmenter le moins possible la dette publique. C’est ce que l’Angleterre a fait avec beaucoup d’énergie de 1793 à 1815 (chap. xii, § 3) et en ce siècle-ci, depuis la guerre de Crimée, elle a pourvu à toutes ses charges extraordinaires (guerre d’Abyssinie, expédition d’Afganistan, expédition d’Égypte, achat des 170.000 actions du canal de Suez, remboursement des porteurs de Consolidés qui n’ont pas accepté la conversion de 1889) par des émissions de bons du Trésor remboursables en deux ou trois ans et par une élévation de l’income-tax, l’impôt qui frappe les riches, mais épargne les classes populaires.

Cela dit, il faut bien reconnaître que, dans les calamités déchaînées sur les peuples par les grandes guerres, l’emprunt est une nécessité inéluctable.

C’est aussi par l’emprunt, et par l’emprunt extérieur seulement, que les pays nouveaux peuvent créer les chemins de fer, les canaux nécessaires à la mise en valeur de leurs richesses naturelles. La rapidité avec laquelle les États-Unis, le Canada, l’Australie, l’Inde anglaise se sont développés depuis un demi-siècle, comparée avec la lenteur des progrès réalisés dans les siècles précédents par les colonies américaines, par exemple, démontre encore sur ce point la supériorité du système économique moderne : on réalise en cinquante ans ce qui autrefois exigeait trois siècles. Même les vieux pays, quand ils se trouvent obligés de pourvoir au milieu d’un désastre à une charge énorme, comme la France en 1815 et en 1871, ont un avantage incontestable à émettre des emprunts que les étrangers, leurs ennemis de la veille, souscrivent en partie à cause du profit exceptionnel qu’ils y trouvent. Si la richesse publique se relève, les rentes placées ainsi à l’étranger reviennent assez promptement dans le pays[2]. En attendant, l’intervention des étrangers dans la souscription de l’emprunt a le grand avantage de laisser aux nationaux les capitaux nécessaires pour qu’ils continuent à travailler et d’éviter des crises monétaires qui aggraveraient encore le mal. L’existence d’un marché universel de l’argent est donc une atténuation des maux causés par la guerre. Mais il faut veiller à ce que les Financiers, qui tiennent les clefs de ce marché, ne fassent pas payer trop cher leurs services (§§ 5 et 6).

Si l’emprunt s’impose d’une manière absolue dans certaines circonstances, il n’en faudrait pas moins, sous peine de consommer l’avenir par la prodigalité du présent, que toute dette publique eût son amortissement organisé dans un délai, qui, comme pour les dettes foncières, ne fût pas excessif. Ainsi font les grandes compagnies de chemins de fer et de canaux et les entreprises industrielles qui émettent des obligations. La législation française impose aussi un amortissement et l’établissement des ressources nécessaires pour y pourvoir aux villes et aux départements qui empruntent[3].

Ce n’est donc pas sans raison que M. de Molinari taxe d’immorale l’émission d’un emprunt en rentes perpétuelles[4].

Les pays les plus sages n’empruntent qu’en s’engageant à rembourser à des dates fixes suivant diverses combinaisons. C’est grâce à cela que les États-Unis ont pu se débarrasser de la plus grande partie de l’énorme dette qu’ils avaient contractée pendant la guerre de Sécession.

Même là où la dette est perpétuelle, sa proportion à la richesse publique est une chose de grande importance. En Angleterre, où son capital représente seulement le 7 p. 100 (ou le 10 p. 100 en y comprenant les dettes des localités) de l’ensemble de la propriété et où d’ailleurs les taxes de consommation ne sont pas la base principale du budget (chap. xiii, § 8), M. Giffen peut soutenir qu’elle n’est qu’un mode de distribution de la propriété et non une charge pour les contribuables. Mais, ainsi qu’il le dit lui-même, en France, où la dette publique n’est pas moindre du 17 p. 100 de la valeur de la propriété totale, elle retombe forcément en grande partie sur les travailleurs de tout rang, auxquels on demande par des impôts assis sur les consommations ou l’exercice des industries le milliard et demi nécessaire à son service[5]. Partout où l’on demande trop au contribuable, on recourt fatalement à de mauvaises taxes, ainsi que l’a dit Stuart Mill.

III. — Les émissions de rentes perpétuelles ont l’inconvénient de faire profiter sans travail actuel leurs acquéreurs de la plus-value qu’elles prennent au fur et à mesure que la fortune de l’État emprunteur se raffermit.

Les souscripteurs de l’emprunt 5p. 100 français émis en 1871 à 82 francs 50 ont pu le revendre en 1881 à 120 francs, bénéficiant ainsi d’une plus-value de 33p. 100 en capital. C’est, semble-t-il, une constitution de richesses sans cause[6].

Ce n’est là toutefois qu’une face de la question. La plus-value des rentes est causée non seulement par l’amélioration de la chose publique, mais aussi par la baisse du taux de l’intérêt, phénomène essentiellement avantageux aux classes industrieuses. Puis, les rentes perpétuelles étant toujours rachetables par l’État débiteur, elles sont l’objet de conversions successives. Les détenteurs de 5 p. 100 français ne touchent plus aujourd’hui que 4 1/2 p. 100 ; ils ne toucheront bientôt plus que 3 p. 100 par la prochaine conversion. La plus-value de leur capital, qui sera alors réduit probablement à 95 francs, correspondra à peine au changement dans le taux de capitalisation. Prenons un autre exemple :le rentier anglais, porteur de Consolidés 5 p. 100, qui touchait, en 1781, 5.000 livres de rente, n’en touche plus aujourd’hui que 2.750 et en touchera seulement 2.500 en 1902. Son capital initial de 100.000 livres représentait, en 1791, 122.750 livres st. Mais ce capital était tombé, en janvier 1798, à 69.400 liv.st.[7] ; il représente 98.000 liv. aujourd’hui, et le prix de toutes choses a doublé, entre ces deux dates, précisément sous l’action des mêmes causes qui ont fait baisser le taux de l’intérêt. Voilà, à travers bien des oscillations, la plus-value réelle des rentes perpétuelles !

L’effet utile des conversions est en grande partie neutralisé par la mauvaise pratique de certains gouvernements d’émettre leurs rentes au-dessous du pair, et d’augmenter ainsi abusivement le capital de la dette. La perspective d’une forte majoration du capital détermine, au moment, les souscripteurs à se contenter d’un intérêt moindre ; mais le principal bénéfice de cette majoration profite aux grands banquiers, qui détiennent les titres de rente dans leur portefeuille pendant un certain nombre d’années et qui les vendent quand le taux du crédit public s’est relevé. Les conversions étant beaucoup plus onéreuses, la somme des intérêts payés finit par être plus considérable que si dès le début l’emprunt avait été émis au pair avec l’intérêt exigé par l’état du marché. Quelque financier trop habile conseilla pour la première fois ce procédé à Pitt en 1781. Le Trésor anglais emprunta alors en 3 p. 100 fort au-dessous du pair 558.469.704 liv. st. pour lesquelles il se reconnut débiteur de 856.803.831 livres st. M. Leroy-Beaulieu établit que jusqu’à la conversion opérée en 1889 le Trésor a payé un intérêt annuel de 4 millions de l. st. supérieur à celui qu’il eût payé, s’il eût emprunté d’abord en 5 ou en 5 1/2 et eût procédé aux conversions successives que ce taux d’intérêt eût comportées[8]. En France, la même mauvaise pratique a prévalu et a rendu insignifiant le bénéfice des conversions. C’est celle que suivent les pays dont le crédit est de second ordre. Mais l’Angleterre contemporaine, ses colonies, les États-Unis, la Belgique, la Hollande, la Norvège, tous les pays en un mot dont les finances sont bien administrées, ne font plus que des emprunts au pair, même quelquefois au-dessus. C’est dans ces conditions que la Restauration, une fois qu’elle fut hors de pages, avait adjugé le 12 janvier 1830 un emprunt de 80 millions effectifs en 4 p. 100 au taux de 102 fr. 075.

Le second Empire, qui a augmenté si considérablement la dette nationale, a malheureusement méconnu complètement les règles d’une sage politique financière. M. Leroy-Beaulieu s’exprime ainsi à ce sujet :

Si la France avait eu alors à sa tête des financiers comme ceux de la Restauration ou comme les financiers anglais d’aujourd’hui, tout en faisant les mêmes entreprises, elle eût augmenté sa dette publique beaucoup moins. La guerre d’Orient coûta à peu près la même somme à la France et à l’Angleterre : 1.750 millions de francs à celle-ci, et environ 1.650 à celle-là. Or, sait-on comment l’Angleterre a payé les 1.750 millions de francs qu’a exigés d’elle la guerre de Crimée ? L’emprunt n’a fourni que un milliard et les surélévations d’impôts ont donné 750 millions. En France, les impôts furent à peine légèrement accrus, soit pour la guerre de Crimée, soit pour la guerre d’Italie. Tandis que les Anglais doublaient l’impôt sur le revenu, la taxe sur la bière, etc., nous relevions de 94 millions seulement en 1855 les impôts indirects :ainsi l’emprunt fournit pour la guerre de Crimée 1.538 millions de francs, et les aggravations de taxes 100 millions environ.

Un autre trait caractéristique de la gestion financière de ce temps, c’est que tous les emprunts furent émis dans le fonds 3 p. 100, qui était fort au-dessous du pair, à part une très faible fraction des emprunts antérieurs à 1860, qui fut placée en 4 1/2. Toute politique prévoyante doit éviter de grossir le capital nominal de la dette publique, alors même qu’en faisant ce sacrifice on allégerait dans une certaine mesure la charge annuelle des intérêts. En créant 130 millions de rentes 3 p. 100 à des cours qui oscillaient entre 60 fr. 50 et 69 fr. 25, le gouvernement d’alors indiquait assez qu’il ne s’inquiétait guère de l’éventualité du remboursement de la dette. Il est vrai que le public le poussait, ou tout au moins le soutenait dans cette voie. Toutes les fois qu’on lui donnait le choix entre des rentes 4 1/2 p. 100 et des rentes 3 p. 100, dût-il payer les dernières relativement un peu plus cher, il préférait le 3 p. 100, aimant mieux un revenu légèrement inférieur avec la perspective d’une plus-value presque illimitée[9].

IV. — Les effets fâcheux d’une dette publique sont cependant atténués, si les titres qui la représentent sont placés dans le pays et si des émissions continues n’empêchent pas la nation de profiter de l’amélioration des conditions économiques générales. Le placement d’une partie notable de la dette à l’étranger entraîne forcément un cours du change défavorable. C’est ce qui a ruiné les finances espagnoles[10] et à la longue ruinera les finances italiennes[11]. On peut en dire autant de la possession par les étrangers des titres de chemins de fer avec cette circonstance aggravante que cela donne à des étrangers un droit de contrôle sur un organe économique de première importance.

L’existence d’un marché financier national fortement constitué est une garantie d’indépendance pour un pays dans les crises qui peuvent traverser son existence. Le personnel de Wall-Street a pu à bon droit répondre aux déclamations du révérend Talmage que la Bourse de New-York avait vraiment sauvé l’Union américaine, quand, après la défaite de Bullrun, en juillet 1861, elle dut émettre son premier emprunt. Aucun effet du Trésor américain n’eût trouvé preneur en Europe et toute la tribu des Rothschild refusait un shelling au gouvernement fédéral. Ce premier emprunt fut émis au 12 p. 100 ; mais, en peu d’années, Wall-Street avait assez soutenu l’Union pour que les derniers emprunts de la guerre aient été émis en 5 p. 100. En août 1865, les émissions de fonds des États-Unis montaient à 2 milliards 900 millions de dollars qui avaient tous été négociés à Wall-Street. Aucun emprunt n’avait été placé à l’étranger, et c’est alors que les Anglais, rassurés sur l’avenir de l’Union, se mirent à en acheter des quantités considérables.

Les pays arriérés, qui sont obligés d’emprunter sur les grands marchés financiers et qui ne sont pas à même de profiter de la concurrence existant entre les banquiers, sont exploités d’une manière qui rappelle la domination financière exercée au moyen âge par les marchands italiens et hanséates en Angleterre, plus tard par les Génois dans le royaume de Naples.

Les gouvernements égyptien, turc, serbe, roumain, péruvien, mexicain, brésilien ne sont pas dans une meilleure situation vis-à-vis des banquiers anglais, français et allemands, qui leur prêtent les sommes qu’ils demandent en leur imposant les conditions les plus onéreuses.

Nous ne raconterons pas l’histoire des chemins de fer turcs concédés par le gouvernement Ottoman en 1869 à Langrand-Dumonceau, puis tombés entre les mains de Hirsch. Elle caractérise l’exploitation sans merci d’un pays par des financiers. Plus récemment, dans son intéressante histoire de l’Union générale, M. Bontoux s’est fait un mérite auprès de ses clients français des conditions qu’en 1881 il avait réussi à obtenir du gouvernement de Belgrade pour la construction des chemins de fer serbes. Les Serbes n’avaient sans doute pas lieu d’être aussi satisfaits ; car ils ont profité très habilement de la chute de l’Union générale pour obtenir de la société qui reprit l’affaire un rabais de 33.000 francs par kilomètre sur le prix de 198.000 fr. stipulé par M. Bontoux, et la nouvelle société y a encore gagné !

Il n’y a rien d’étonnant à ce que les gouvernements, après avoir compromis ainsi les intérêts de leurs peuples, cherchent à un moment donné à les sauvegarder par la banqueroute. C’est ce qu’ont fait successivement et dans des mesures diverses les Turcs, les Égyptiens, les Péruviens. Ils peuvent invoquer dans le passé d’illustres exemples, ne fût-ce que celui d’Édouard III en 1339, qui fit aux Peruzzi et aux Bardi de Florence une banqueroute de un million cinq cent mille florins d’or ; cela ferait 60 millions de francs de notre monnaie, somme énorme pour l’époque[12].

Les emprunts faits par les gouvernements de l’Amérique espagnole, depuis la proclamation de l’Indépendance, ont toujours été pour les souscripteurs européens l’occasion de durs mécomptes. De 1822 à 1826, ils empruntèrent à l’Angleterre pour 10.150.000 livres st. (233.750.000 francs) à des taux représentant en moyenne 8 p. 100 ; mais, à partir de 1826, les intérêts de tous ces emprunts ne furent plus payés[13]. Cela n’a pas empêché, cinquante ans plus tard, ces pays de trouver encore des bailleurs de fonds sur les marchés européens. Il faut dire que les banquiers qui émettaient ces emprunts ont généralement fait, au moins pendant la première période, des profits personnels, qui justifient l’expression proverbiale de pécher en eau trouble. Ainsi, en 1825, le Mexique emprunta à Barclay, Herring, Richardson et C° de Londres 3.200.000 l. s. au 6p. 100, dont la plus grande partie ne fut pas versée en argent, mais payée en fournitures d’armes, de munitions, de navires livrés à des prix exorbitants[14]. On comprend que les malheureux peuples chargés de dettes intolérables contractées dans de pareilles conditions recourent à la banqueroute ou imposent des concordats à leurs créanciers[15] ; mais pour qu’ils pussent en retirer un bénéfice, il faudrait qu’ils ne recourussent pas en même temps de nouveau au crédit, ce qui est une occasion pour les banquiers, émetteurs et lanceurs d’emprunts, de se rattraper.

La même chose s’est passée en 1891 pour le Portugal. M. A. Raffalovich, avec sa grande compétence, fait ainsi ressortir les causes de la ruine de ce pays et en dégage les responsabilités morales :

Les principaux facteurs de la ruine du Portugal ont été la corruption des classes officielles, l’assistance des financiers qui ont fourni les fonds pour alimenter la dette flottante et qui y ont réalisé de gros bénéfices, la faiblesse du gouvernement disposé à emprunter plutôt qu’à imposer… Il faut y ajouter les relations étroites du Trésor avec la Compagnie royale des chemins de fer portugais, avec certaines banques de Lisbonne… Il est triste pour le public, surtout pour les petits porteurs qui ont acheté de confiance sur la foi des prospectus signés de noms honorables, de voir qu’ils sont toujours sacrifiés aux créanciers de la dette flottante. Pourquoi cette différence de traitement ? C’est qu’on retrouve toujours des badauds pour souscrire à des emprunts et qu’il est beaucoup plus dangereux de se mettre mal avec les financiers, dont les avances usuraires alimentent la dette flottante[16].

V. — Les gouvernements modernes, qui recourent incessamment et sans mesure au crédit, se mettent fatalement à la merci de la Haute-Banque ou de la Finance cosmopolite, dont nous décrirons la composition au chapitre xii. Les calamités publiques sont pour elles l’occasion de profits exceptionnels. On vient de voir comment, en Angleterre, à l’époque des grandes guerres continentales, elle avait profité des embarras financiers du pays et du régime du papier-monnaie pour introduire un mode d’emprunt particulièrement favorable à ses intérêts. Nebenius, qui écrivait à Bade en 1821, disait que la guerre était le temps de moisson des capitalistes et Le Play est allé jusqu’à dire :

Une influence toute nouvelle tend à déchaîner le fléau de la guerre. C’est celle de certains manieurs d’argent qui, appuyés sur l’agiotage des bourses Européennes, fondent des fortunes scandaleuses sur les emprunts contractés pour les frais de la guerre et pour les rançons excessives imposées de nos jours aux vaincus[17].

Après les désastres de 1815, la Restauration dut, pour ses premiers emprunts, subir toutes les conditions que les banquiers lui imposèrent. L’essai qu’elle fit en 1818 de rémission d’un emprunt par voie de souscription publique était prématuré. Quelques années plus tard, grâce à la bonne politique et à l’intégrité des hommes qui exerçaient le pouvoir, le crédit public était si fermement assis que le gouvernement royal était le maître de la situation. En 1826, M. de Villèle était en mesure de convertir le 5 p. 100 en 3 p. 100, si l’opposition combinée de l’extrême droite et de la gauche n’eût fait échouer son plan si judicieusement conçu. Les derniers emprunts de la Restauration furent émis dans des conditions d’autant plus avantageuses que le gouvernement amortissait en même temps ses dettes anciennes les plus onéreuses[18]. En 1830, les Rothschild se chargeaient d’un emprunt en 4 p. 100 au taux de 102,075 ! La révolution de Juillet survint, et immédiatement les Rothschild, qui, dans les conseils européens, avaient voix au chapitre sur la paix et la guerre, en profitèrent pour faire modifier le contrat à leur avantage.

La même manœuvre se répéta après la révolution de 1848. Le 10 novembre 1847, la maison Rothschild avait soumissionné au gouvernement français un emprunt de 250 millions en 3 p. 100 au taux de 75 fr. 25, payables par versements échelonnés. Le soumissionnaire avait payé les deux premiers termes et escompté une partie des suivants. L’affaire promettait de lui donner 15 millions de bénéfices. La révolution de février ayant fait baisser la rente 3 p. 100 à 50 fr. 75, l’opération sur les versements nouveaux menaçait de se solder par une perte de 25 millions, si, au lieu de garder l’emprunt, il voulait le placer dans le public.

Heureusement pour le soumissionnaire de l’emprunt de novembre 1847, dit M. Courcelle-Seneuil, il trouva dans la personne de M. Goudchaux un ministre accommodant, qui consentit à le relever de ses engagements et à lui faire donner par l’État 13 millions de rentes 5 p. 100 au taux même auquel il avait soumissionné la rente 3 p. 100 en 1847. En admettant que les cours restassent, jusqu’à l’expiration des nouveaux engagements, à 77 fr. 25 taux du 24 juillet, jour où ils furent souscrits, le soumissionnaire, exposé la veille à une perte de 25 millions, avait le lendemain en perspective un bénéfice de 11 millions, outre la chance presque certaine de voir les cours se relever. A cet avantage énorme, il faut ajouter encore que, en raison de la restitution du fonds de garantie de 7 fr. 50 accordée aux souscripteurs et d’une bonification d’intérêt équivalant à 2 fr. 50 environ, le taux vrai de négociation était de 65 fr. 25 seulement. Pour résumer en deux chiffres le dommage éprouvé par le Trésor, l’emprunt de 1847 devait donner lieu seulement à l’inscription au grand livre d’une rente de 9.666.777 francs : l’opération, qui remplaça cet emprunt, donna lieu à la création d’une rente totale de 15.676.413 francs[19].

Est-ce parce que Goudchaux était un coreligionnaire des Rothschild que le Trésor français fut frustré des avantages que la soumission à forfait avait précisément pour but de lui assurer malgré toutes les éventualités, ou bien les Rothschild avaient-ils le moyen de faire crouler la République ?

Les calamités de la guerre de 1870-1871 rejetèrent la France dans une position aussi douloureuse. Thiers a été accusé de s’être jeté aveuglément dans les bras de la Haute-Banque et de lui avoir fait des conditions trop favorables, dans le désir d’obtenir pour ses emprunts des souscriptions multiples capables de soutenir son prestige personnel. Peut-être n’a-t-on pas assez tenu compte dans ces critiques de la prise terrible que la Haute-Banque avait sur la France à cause de la nécessité de payer à l’Allemagne dans un délai fixe une somme aussi colossale et des perturbations du change qu’elle était maîtresse de déchaîner.

Quoi qu’il en soit, le premier emprunt fut émis au taux beaucoup trop bas de 82 fr. 50, tandis qu’il eût pu l’être à celui de 88 francs 33, eu égard au cours de 53 fr. où le 3 p. 100 était à la même époque. Des sommes énormes furent allouées aux banquiers à titre d’escompte et de commissions qui figurent dans les comptes sous le titre élastique de frais d’émission. Sur l’emprunt de 2 milliards (1871), qui produisit brut 2.225.994.015 francs, les frais se sont élevés à 82.671.196 francs, soit 3 3/4 p. 100 ; sur l’emprunt de 3 milliards (1872), qui a produit brut 3.498.744.639 francs, les frais ont monté à 84.739.343 francs, soit 2 1/2 p. 100[20]. En 1871, dès le lendemain de l’emprunt, le nouveau fonds faisait 2 fr. 50 de prime. Le bénéfice réalisé par les banquiers était d’autant plus exorbitant que le versement en espèces de 14 fr. 50 sur chaque unité de rente n’était exigé que des petits souscripteurs. Pour les versements faits à l’étranger ou à Paris par les agents de change, on se contentait de dépôts de titres de toute espèce, de traites qui n’étaient souvent que du papier de complaisance, de crédits en liquidation à la Bourse résultant d’un certificat d’agent de change !

Les banquiers allemands, belges ou italiens ne firent aucun versement, dit M. Amagat. On ne leur demanda même pas du papier pour garantie ; on se contenta de leur parole. Ils n’étaient tenus de verser leurs 14 fr. 50, par 5 francs de rente, qu’au moment de la répartition, et, au moment de la répartition, ils avaient écoulé leurs titres avec bénéfice. De là cet immense agiotage des banquiers européens ; de là l’étranglement d’une partie de la spéculation française par la spéculation étrangère plus favorisée ; de là, l’éviction de notre épargne par les loups-cerviers cosmopolites, devenus les dominateurs du marché[21].

Un vice très grave de notre législation financière rend possible bien des abus de cette sorte sous la forme de frais d’emprunts. Par une anomalie étrange, la comptabilité des emprunts publics est soustraite au contrôle de la Cour des comptes et n’est soumise qu’à une commission de trésorerie nommée par le pouvoir exécutif.

Toutes les fois qu’un gouvernement s’écarte des règles de la sagesse financière, il se met dans la dépendance de la Haute Banque. Jamais situation ne fut meilleure que celle de l’Empire allemand. En 1877, il n’avait plus de dette. Depuis lors, par suite de la politique militaire à outrance inaugurée par M. de Bismarck et continuée par Guillaume II, en six ans, l’Empire et le royaume de Prusse ont emprunté pour 2 milliards 732 millions de marcs et les emprunts annoncés pour 1892 et 1893 montent à plus de 1.150 millions de marcs. En 1890, une émission de 3 p. 100 impérial et de 2 1/2 p. 100 prussien n’avait pas réussi :les banquiers étaient restés sous leur tente. En février 1891, une nouvelle émission a été couverte quarante fois pour le 3 p. 100 impérial et trente fois pour le 3 p. 100 prussien, au moyen d’une souscription publique. L’affaire a été menée par les maisons de banque comme en France ; mais elles ont fait payer leur concours encore plus cher : tandis que le 3 p. 100 français avait été émis le 10 février à 92,55, le 3 p. 100 impérial l’a été seulement à 84,40[22] !

S’il en est ainsi des gouvernements dont le système financier est régulier, comme la France et l’Allemagne, on peut conjecturer ce qu’il en est des pays où le déficit est permanent et où, aux emprunts perpétuels, s’ajoute le recours au papier-monnaie.

Ç’a été la situation de l’Autriche de 1792 jusqu’à nos jours. Nulle part la Finance cosmopolite représentée par des maisons israélites ne s’est plus engraissée et nulle part la prépondérance des Juifs n’est devenue plus oppressive pour les éléments nationaux.

Depuis douze ans la sage administration du cabinet Taaffe et particulièrement du ministre des Finances M. Dunaiewski a relevé les finances de la Cisleithanie, et rendu possible un retour prochain à la circulation métallique. Du même coup, les conditions économiques générales de cette partie de l’Empire se sont sensiblement améliorées (chap. xii § 10). Mais dans le royaume de Hongrie, une politique de casse-cou, secrètement encouragée par l’Allemagne, a amené une situation qu’un seul trait caractérisera. On lisait dans Pesther Lloyd, organe officieux du ministère Tisza, en date du 24 décembre 1888 :

Le grand chambellan de S. M. le roi a remis, aujourd’hui, à M. le baron Albert de Rothschild le brevet qui donne rang à la cour à lui et à sa femme, la baronne Bettina de Rothschild. Ce brevet a été délivré sur la proposition de M. Tisza, président du ministère, « en reconnaissance des mérites de M. de Rothschild pour le développement du crédit national de la Hongrie ».

Un écrivain judicieux, M. G. Fromm, faisait à cette occasion les réflexions suivantes dans l’Univers :

La question de savoir si telle ou telle personnalité sera regardée comme digne d’avoir accès dans les appartements de Léopold Ier ou de s’asseoir sur un tabouret dans l’ancien salon de Marie-Thérèse nous touche fort peu. Ce serait tout au plus une question intérieure autrichienne, du ressort d’un chambellan de la cour de Vienne, plutôt que d’un journal de Paris. Ce qui nous occupe ou préoccupe, c’est le fait que M. Koloman Tisza a obtenu de son souverain un tabouret à la cour pour reconnaître « les mérites d’un banquier en ce qui concerne le développement du crédit national de la Hongrie » ; c’est surtout que M. Tisza s’en fasse honneur dans son journal officieux.

Regardons donc de près quels sont les mérites payés ainsi avec un tabouret ; peut-être en concluera-t-on que ce petit meuble fait en Autriche une brèche plus grande que le canon de Wagram ou celui de Sadowa.

La Hongrie, avec tous les pays qui en dépendent, compte 15 millions 642.102 habitants. En 1885, elle a dépensé la somme colossale de 487.162.180 florins. De plus elle avait, non compris la part de la Hongrie dans les dettes communes de la monarchie austro-hongroise, une dette totale de 1.461.009.391 florins, ainsi qu’il résulte des données officielles publiées par l'Almanach de Gotha.

Or, en 1873, les dépenses annuelles de la Hongrie n’étaient que de 169.110.719 florins ; son budget a donc triplé dans l’espace de douze ans. La situation en ce qui concerne les dettes est bien pire encore ; en 1873 la dette hongroise était de 221 millions de florins ; en 1885, elle était de 1.461 millions, et aujourd’hui elle dépasse 1.600 millions :elle a donc septuplé en douze ans ; et M. Tisza ose en faire vanité !

Cette situation financière est donc fortement obérée ; mais il faut y ajouter la part de la dette autrichienne et la part de la dette flottante commune. La Hongrie devait sur ces deux chapitres, en 1873, 700 millions : aujourd’hui cette part ne figure dans l’Almanach de Gotha que pour mémoire, sans qu’il en donne le chiffre. De l’aveu de cet annuaire, la part hongroise monte à environ 30 p. 100 ; or, la dette flottante ayant été, en 1885, de 411 millions de florins, et la dette générale de 2.772 millions, au total 3.183 millions, cela fait, pour la part hongroise de 30 p. 100 de la totalité, 975 millions.

Ainsi, tandis que la dette commune n’a augmenté que de 40 p. 100 en douze ans, la dette hongroise a augmenté de 700 p. 100.

En effet, M. de Rothschild a dû faire de singuliers efforts pour arriver à emprunter tant d’argent pour la Hongrie, pour trouver au ministère de M. Tisza des créanciers bénévoles…

Depuis 1879, le gouvernement hongrois fait publier annuellement dans l’Almanach de Gotha l’état de ses biens publics ! Ni le Haïti, ni le Honduras, et encore moins la Grèce, le Portugal, la Serbie, États qui sont connus pour placer le plus difficilement leurs emprunts, n’ont jamais eu recours à ce procédé. Or, ce qui a été publié, évidemment en vue de rassurer les créanciers, prouve ce qu’il en est en réalité, ainsi en 1879, le ministère Tisza estime que les domaines valaient 53 millions, les forêts 26 millions ; cinq après, en 1884, il fait figurer les domaines pour 65 millions, les forêts pour 101 millions ; la valeur des forêts aurait donc quadruplé en cinq ans ! Dans ce tableau des biens publics, M. Tisza a même fait entrer le pont suspendu de Budapesth et le pont de l’île Sainte-Marguerite, qu’il estime 13 millions en 1879 et 15 millions, cinq ans plus tard ! La situation n’a fait que s’aggraver depuis 1885 ; le fait de trouver des prêteurs, en présence d’une situation financière pareille, n’est pas payé trop cher par un tabouret à la cour.

Au contraire, les États-Unis, l’Angleterre, les grandes cités anglaises, les colonies australiennes ou canadiennes n’ont pour leurs emprunts ou leurs opérations financières à subir le contrôle d’aucune maison de banque si puissante qu’elle soit. Ces maisons recherchent leurs fonds comme placement de leurs réserves et gagnent à peine une commission légère dans ces opérations. Nulle part la Haute Banque n’est plus en dehors des affaires publiques qu’en Angleterre, si ce n’est aux États-Unis, où le secrétaire du Trésor est plutôt à même de resserrer ou de détendre à sa volonté le marché monétaire, situation qui a bien aussi ses inconvénients.

Concluons : la cause première de la prépondérance abusive de la Haute-Banque est la folie des gouvernements qui se mettent à sa merci par leurs fautes, comme le fils de famille prodigue qui devient l’esclave des usuriers.

VI. — Le mode d’émission d’un emprunt public a beaucoup d’importance au point de vue de la répartition de la richesse nationale et de la constitution des fortunes privées.

Le procédé de souscription publique, essayé en France par la Restauration en 1818 et pratiqué couramment depuis 1854, paraît à première vue le meilleur. Il permet l’irréductibilité des petites souscriptions et favorise la constitution des petits patrimoines. Mais il ne peut pas toujours être employé et il a été pratiqué chez nous avec de tels abus depuis 1868 que les avantages en sont devenus illusoires.

Dans bien des circonstances, notamment quand un pays est obligé d’emprunter à l’étranger (§ 2), la concession en bloc à des banquiers, surtout si l’on procède par voie d’adjudication, assure le placement immédiat de l’emprunt. Le bénéfice perçu par les banquiers entre le taux auquel ils l’ont pris et celui auquel ils le placent est parfaitement légitime. Les colonies australiennes, quand elles font aujourd’hui un emprunt à Londres, le mettent aux enchères avec un minimum fixé à l’avance. L’emprunt est adjugé aux soumissionnaires qui le prennent au taux le plus avantageux et, si elles ne portent pas sur la totalité, l’on sert d’abord les soumissions les plus élevées. Le bénéfice des intermédiaires est ainsi réduit au moindre prix comporté par l’état du marché. La diffusion de ces fonds dans la masse du public, leur classement, se fait de lui-même dans les années suivantes.

Quand l’emprunt doit être placé dans l’intérieur du pays, le même résultat peut être obtenu par une souscription publique, par la négociation directe à la Bourse[23] ou par la vente à bureau ouvert chez les agents du Trésor, comme le font les compagnies de chemins de fer, qui placent ainsi leurs obligations au moindre coût.

Mais dès qu’un gouvernement veut avoir des souscriptions multiples, il ne le peut qu’en abaissant le taux d’émission sensiblement au-dessous de celui du marché et en faisant des avantages excessifs aux banquiers, qui sont les souscripteurs réels et qui ne se prêtent à cette fantasmagorie que moyennant un gros profit.

L’Empire, voulant raffermir son prestige déjà fort ébranlé en 1868, avait donné l’exemple de ces pratiques, pour obtenir une souscription de 15 milliards à un emprunt de 500 millions. Tous les gouvernements postérieurs l’ont suivi. Pour n’en citer qu’un exemple, lors de l’emprunt du 10 janvier 1891, qui a été souscrit 16 fois et demie, la Compagnie des agents de change a versé au ministère des finances, comme dépôt de garantie, 453 millions, la Banque de Paris 203 millions, le Comptoir d’escompte 110 millions, le Crédit lyonnais 297 millions, le Crédit foncier 170 millions, et ainsi des autres sociétés de crédit. En définitive, sur 28 millions de rentes offertes au public, 110 souscripteurs ayant demandé 347 millions ont reçu 20 1/2 millions. Deux millions de rente seulement se sont trouvés classés entre les mains de 255.000 souscripteurs. Ceux qui détenaient le reste ne songeaient naturellement qu’à revendre avec bénéfice[24].

Tout cela évidemment n’est pas sérieux, et M. Leroy-Beaulieu fait justement remarquer qu’il y a quelques années certaines émissions en Portugal et en Russie ont été souscrites cent fois, laissant bien loin en arrière les succès du gouvernement de la République ! La vérité est que les moyens souscripteurs ne peuvent avoir de titres à rémission, parce qu’ils ne peuvent immobiliser les sommes nécessaires à un versement de garantie qu’il faut multiplier ainsi et qu’ils ne bénéficient pas des facilités de versement faites aux grands établissements. Ils doivent donc acheter de ceux-ci en leur payant une prime[25]. M. Léon Say l’a justement fait remarquer : un emprunt met d’autant plus de temps à se classer dans le public qu’il a été souscrit un plus grand nombre de fois !

La manipulation de la Bourse par l’action combinée du gouvernement et des syndicats pour préparer l’émission d’un emprunt par souscription publique a été décrite par M. Clément Juglar, dans une étude sur les émissions des emprunts du 17 mars 1881, du 12 février 1884, du 10 mai 1886, du 10 janvier 1891. Pendant les quelques mois qui précèdent, une campagne de hausse est menée de manière à faire croire au public que le nouvel emprunt fera prime. On l’émet à deux ou trois francs au-dessous du dernier cours obtenu ; le public souscrit, ou plutôt se hâte d’acheter, en payant une prime, les rentes dont les grands établissements financiers se sont assurés. Pendant un mois, les cours se soutiennent pour leur faciliter l’écoulement de ce stock ; puis on laisse aller le marché et l’emprunt retombe à son taux naturel, c’est-à-dire au-dessous de son taux d’émission. Ainsi avant l’émission du 17 mars 1881, le 3 p. 100 amortissable cotait 87,20 :on l’émet à 83,25 ; un mois après il était à 83,40. Avant l’emprunt du 10 janvier 1891,1e 3 p. 100 perpétuel avait été poussé à 98,55 : on émet le nouvel emprunt à 92,55 : en mai il a touché 92,20[26]. Les banquiers, qui prêtent leur concours au gouvernement, ne sont pas les dupes en cette affaire. C’est la petite épargne, c’est le public.

Les incidents qui se sont produits lors de rémission d’un emprunt russe, en 1890, sont non moins instructifs. Depuis plusieurs années, le gouvernement de Saint-Pétersbourg multipliait les emprunts de conversion plus que ne le comportait en réalité l’état du marché. Au mois de mai, les Rothschild, qui avaient eu jusque-là le monopole des émissions russes (chap. xii, § 5), rompirent brusquement les négociations en alléguant les persécutions dirigées contre leurs coreligionnaires (chap. ix, § 15). Un premier ébranlement de la Bourse de Paris s’ensuivit et il ne fut conjuré que par l’emploi des moyens d’action sur le cours de la rente qu’a actuellement chez nous le ministre des Finances (§ 8). Quand, au mois d’octobre, après les grandes manifestations de Cronstadt, le gouvernement russe reprit son projet d’emprunt et négocia avec un syndicat de nos grands établissements de crédit l’émission de 125 millions de roubles 3 p. 100, les deux grands banquiers Israélites de Berlin, Mendelsohn et Warschauer, qui devaient en faire partie, se dérobèrent au dernier moment et le cours du rouble-papier, dont le principal marché est à Berlin, fut précipité à 2 fr. 33. (Il avait fait en 1890 3fr. 15.) L’emprunt émis à 79 fr. 75 avait été souscrit huit fois, dit-on le lendemain dans les journaux. En réalité, les souscriptions de l’Angleterre, de la Hollande, du Danemarck avaient été insignifiantes et tout le poids de la souscription était retombé sur la France, qui ne pouvait l’absorber. Quelques jours après, l’emprunt perdait sept unités ! La baisse a été conjurée seulement par un expédient du gouvernement russe. Les ventes à découvert du nouveau fonds s’étant fort multipliées sur la Bourse à Paris, le ministre des Finances a acheté à Berlin de grandes quantités de roubles-papier et en même temps il a racheté à Paris 25.000 obligations du nouveau fonds. Il a ainsi infligé à la liquidation du 15 novembre une lourde amende aux baissiers par les déports qu’ils ont eu à payer. En réalité, c’est comme si la Russie avait retiré provisoirement le quart du nouvel emprunt. La manipulation de la cote se trahit par l’écart existant entre le nouveau 3p. 100 et les autres fonds russes. Même après avoir par ces manœuvres regagné à peu près son cours d’émission, le 20 janvier 1892, le 3 pour 100 coté à 76 équivalait à du 4 pour 100 consolidé à 104. Or, ce fonds n’était coté qu’à 94. A ce taux-là, le 3 pour 100 nouveau n’aurait dû coter que 70. Cet écart n’est pas justifié par la période plus longue qui s’ouvre devant le fonds nouveau avant qu’il puisse être remboursé ou converti ; car il s’écoulera du temps avant que le gouvernement de Saint-Pétersbourg songe à de nouvelles conversions[27].

VII. — Les conversions des dettes publiques sont le moyen normal d’atténuer la charge résultant des rentes perpétuelles et l’application pratique de la grande loi de la dépréciation des capitaux anciennement engagés. L’Angleterre, malgré la faute commise autrefois dans l’émission au-dessous du pair (§ 3), est le pays qui les a le mieux pratiquées et qui en a tiré le plus grand soulagement pour les contribuables. En 1836, le service de la dette exigeait 28.880.000 livres st. En 1889, il était réduit à 21.070.000 livres st. Ces résultats ne sont obtenus que dans certaines conditions. La première est que les cours du fonds qu’on veut convertir aient dépassé le pair par suite de la hausse naturelle du taux de capitalisation. Les rentiers ont alors un intérêt évident à accepter la conversion.

Malheureusement, dans ces dernières années, les maisons de banque, qui prennent ferme l’entreprise d’une conversion, ont introduit des procédés qui leur valent de grosses commissions, mais en diminuent beaucoup le résultat utile pour l’État débiteur.

Dans le mode d’opérer les conversions, un changement s’est produit, dit M. Raffalovich. Jadis on attendait que le fonds à convertir se fût établi au-dessus du pair avec une certaine stabilité et pendant assez longtemps : aujourd’hui, on est plus pressé, on s’attache surtout à élever le cours des fonds similaires que l’on offrira aux porteurs[28].

Il est des conversions qui ne peuvent être que facultatives : ce sont celles des dettes contractées avec des échéances de remboursement fixes ou déterminées par des tirages au sort. Le terme étant stipulé aussi bien dans l’intérêt du créancier que dans celui du débiteur, chaque porteur a le droit d’exiger le maintien des conditions primitives du contrat[29]. L’État, la ville, la compagnie, qui procède à une conversion dans ces conditions, doit naturellement offrir des avantages plus grands à ses créanciers, ainsi qu’aux établissements financiers, qui se chargent de persuader les créanciers. C’est ainsi qu’il y a quelques années, quand la ville de Bruxelles a converti sa dette, elle a payé 8 p. 100 à un syndicat de banquiers[30] : grande raison pour ne pas contracter des dettes à trop longues échéances ; elles ont presque tous les inconvénients des rentes perpétuelles.

Il est enfin des opérations auxquelles on donne abusivement le nom de conversions et qui ne sont que des atermoiements de dettes, la transformation d’une dette à court terme en une dette à long terme. Ainsi ont fait, dans ces dernières années, plusieurs gouvernements, notamment le gouvernement turc. Il avait émis en 1881 des obligations privilégiées 5 pour 100 de 500 fr. remboursables en 24 années. Elles cotaient 495 fr. En 1890, il les a converties en obligations 4 p. 100 remises au public au cours de 411,50, mais amortissables de 1890 à 1934. Ces prorogations tournent en réalité au profit seulement des créanciers et des intermédiaires[31].

VIII. — Il est assez naturel que la Haute-Banque voie avec mauvaise humeur les gouvernements multiplier des conversions qui diminuent à la longue ses revenus, et que, quand ces gouvernements n’ont pas vis-à-vis d’elle une position absolument indépendante, elle leur inflige une leçon comme celle qu’a reçue la Russie en 1891 (§ 6).

Mais d’une manière générale les conversions trop multipliées, celles que l’accord combiné des gouvernements et de la Finance impose de haute lutte au public, ont des inconvénients incontestables. Les titres nouveaux que l’on substitue aux anciens ne sont pas classés de longtemps. Les petits capitalistes pourchassés de la rente de leur pays se rejettent sur des fonds exotiques où ils font de lourdes pertes et il arrive un jour où une réaction, excessive comme toute réaction, ramène en arrière le taux de capitalisation. C’est ce qui s’est produit en Allemagne : des conversions trop multipliées des fonds prussiens en 3 1/2p. 100 et en 3 p. 100, poursuivies pendant les années 1889 et 1890, ont amené le déclassement du nouveau fonds, et, quand les banquiers ne l’ont plus soutenu, il a baissé malgré les souscriptions multiples dont on avait fait parade[32].

Ces considérations s’appliquent à plus forte raison à la rente française, dont le cours s’élève constamment depuis quatre ans, moins par l’amélioration du crédit de l’État que par la concentration automatique sur la rente de tous les fonds libres de la Caisse des dépôts et consignations.

Notre législation sur les caisses d’épargne leur permet de recevoir des dépôts jusqu’à concurrence de 2.000 francs par tête tout en une fois ; ces dépôts sont attirés par l’appât d’un intérêt, 4 p. 100, très au-dessus du taux normal de l’intérêt pour des fonds qui restent ainsi disponibles ; enfin ces fonds doivent être versés obligatoirement à la Caisse des dépôts et consignations, qui n’est qu’une succursale du Trésor. Jadis, la plus grande partie des fonds des caisses d’épargne restait en compte courant avec le Trésor. La loi de finances du 26 février 1887 a limité ce compte courant à 150 millions. Tout le reste doit être employé par la Caisse des dépôts. C’est ainsi que, dans la seule année de 1890, la Caisse a employé 349 millions et demi presque exclusivement en achats de rente 3 p. 100 et ces achats ont été savamment combinés de manière à élever les cours à chaque liquidation[33] et à préparer l’emprunt du 10 janvier 1891. Les établissements de crédit placés sous la main du ministre des Finances, le Crédit foncier notamment, ont agi dans le même sens.

Assurément, un ministre des Finances est dans son droit en cherchant à placer un emprunt au taux le plus avantageux, et en eux-mêmes ces moyens n’ont rien de répréhensible ; mais une analyse économique plus exacte fait découvrir le redoutable trompe-l’œil de cette hausse factice.

En effet le système de l’adduction forcée de toute l’épargne nationale à la dette publique fonctionne sans interruption. En 1891, les achats de rentes par la Caisse des dépôts et consignations se sont encore élevés à 319.100.000 francs et en 1892 ils continuent sur le même pied. Le 3p. 100 perpétuel, sous l’action de ces achats est monté de 82 fr. 75 à la fin de décembre 1888 à 96 50 en mars 1892. Ce mouvement ascendant n’est pas suivi par le reste de la cote et l’écart, qui s’établit entre les meilleures valeurs et la rente, montre que le taux de capitalisation est faussé. Un économiste éminent, M. Cucheval-Clarigny, a montré dans le Journal des Débats les graves dangers qui devaient en résulter. Une réaction est en effet inévitable.

L’État emploie en rentes qui lui rendent 3 francs 10 centimes pour cent des fonds sur lesquels il paye 4 p. 100. De là un déficit permanent annuel du chef des caisses d’épargne. Puis, toute vente en quantité un peu importante de ces rentes à laquelle la Caisse des dépôts pourrait être ultérieurement amenée, mettrait à sa charge un déficit énorme, car une baisse considérable s’ensuivrait. Or, cette éventualité se produira nécessairement.

Un pareil système suppose, en effet, que chaque année les dépôts aux caisses d’épargne dépasseront les retraits et que ces emplois en rentes sont absolument définitifs. C’est une supposition purement gratuite, et, lorsque le moindre détraquement se produira dans un système aussi artificiel, que les déposants aux caisses d’épargne demanderont leur remboursement la catastrophe sera en rapport avec l’amplitude insensée sur laquelle on a opéré.

Il importe de rappeler ces vérités, quand des projets sont mis en avant qui chargeraient le Trésor de capitaliser chaque année des sommes énormes destinées à constituer des retraites à tous les citoyens. L’élévation du taux de la rente résultant d’achats, qui, de ce chef, monteraient à 400 autres millions par an, rendrait impossible toute capitalisation et anéantirait les combinaisons mêmes sur lesquelles ces projets reposent.

  1. V. Stuart Mill, Principes d’économie politique, livre I, chap. v, § 8. Henri George, Free Trade and protection, chap. xx, s’approprie cette démonstration en lui donnant beaucoup de relief.
  2. Les titres de la dette publique placés à l’étranger tendent à revenir dans leur pays d’origine, pour peu qu’il recouvre la prospérité, au bout d’un certain nombre d’années. En effet, ils sont généralement cotés un peu plus cher sur le marché national que sur les bourses étrangères, ce qui amène des arbitrages ; puis ils sont le placement imposé par la loi pour les fonds des incapables, des établissements publics et même pour ceux des caisses d’épargne en France et en Angleterre. Dans l’exposé financier que M. Luzzati a fait au Parlement italien le 1er décembre 1891, il soutient qu’une partie notable des rentes italiennes reviennent dans le pays. (V. Bulletin du ministère des Finances, 1891, t. II, p. 663.)
  3. Il ne s’ensuit pas, de ce que nous disons au texte, qu’il ne faille entreprendre d’autres travaux publics que ceux susceptibles de payer l’intérêt et d’amortir le capital dans un délai donné. L’Etat, les provinces, les municipalités peuvent légitimement entreprendre des travaux n’ayant pas une productivité aussi grande, lorsqu’une amélioration générale dans les conditions industrielles du pays doit en résulter. C’est ce que, dans le langage technique, on entend par l’utilité indirecte opposée à l’utilité directe ; mais les travaux ne rendant qu’une utilité indirecte doivent être maintenus dans des limites strictes ; sinon, au bout de peu d’années, la charge des impôts nécessités par le service de ces emprunts dépasse l’accroissement de la richesse générale ; la propriété baisse alors de valeur, ce qui est le signe de la diminution des capitaux et de la désorganisation des entreprises. C’est ce qui s’est produit non seulement dans la République Argentine, mais aussi dans quelques colonies australiennes, où les organisations ouvrières imposent aux Parlements des travaux publics inutiles pour donner de l’ouvrage aux travailleurs et du débit aux commerçants. V. the Economist, 2 août 1890 : How a railway loan is manipulated in Australia.
  4. Notions fondamentales d’économie politique et programme économique (Guillaumin, 1891), p. 332. Des praticiens financiers font remarquer cependant que les emprunts émis en rentes perpétuelles présentent certains avantages au point de vue des conversions.
  5. The Growth of capital, pp. 140-141.
  6. La question est toute différente s’il s’agit de la plus-value d’actions d’entreprises industrielles, comme le canal de Suez et nos chemins fer. Cette plus-value-là, en effet, est due en partie à l’augmentation de la productivité de l’entreprise, c’est-à-dire des services effectifs qu’elle rend : elle est contrebalancée par les pertes de capitaux dans les entreprises qui ne réussissent pas ; mais la partie la plus considérable de leur plus-value est due au changement dans le taux de capitalisation (chap. ii, § 5).
  7. Le cours le plus haut du 5 p. 100 anglais fut de 122 1/4 en août 1791 ; en janvier 1798, il tomba à 69 3/8.
  8. P. Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances (4e édit.), t. II, pp. 334 et suiv.
  9. Traité de la science des finances (4 édit.), t. II, pp. 565-566.
  10. Pour l’Espagne, la monnaie dépréciée d’argent, qui est en fait la base exclusive de sa circulation monétaire, et l’abus des émissions de billets de banque s’ajoutent à cette première cause des changes défavorables.
  11. L’Italie a payé de 1875 à 1890 à l’étranger (pour la presque totalité en France) 1.273 millions sur un total d’arrérages de 5 milliards 482 millions. En 1889-1890, le Trésor italien a eu à payer pour intérêts et remboursements de sa dette 437.405.397 francs sur lesquels 150.383.377 francs (près de 35 p. 100) ont été payés à l’étranger. La situation va donc en s’aggravant. V. un travail de M. A. Neymarck dans le Journal de la Société de statistique de Paris (1891), et l’exposé financier de M. Luzzati, du 1er décembre 1891, reproduit par le Bulletin du Ministère des Finances, 1891, t. II, p. 663.
  12. V. Storia del commercio e dei banchieri di Firenze dal 1200 al 1345 par L. S. Peruzzi (Florence, 1868).
  13. La Bourse de Londres, par John Francis (trad. française par Lefebvre Duruflé (Paris, 1854), chap. xiii.
  14. V., dans l'Economiste français du 31 mars 1888, l’étude de M. A. Raffalovich sur les finances mexicaines.
  15. M. P. Leroy-Beaulieu a fait avec grande raison une place aux concordats entre les Etats débiteurs et les créanciers, dans son Traité de la science des finances, t. II, pp. 521-531 (4e édit.).
  16. Le Marché financier en 1891, pp. 130 et 155.
  17. La Constitution essentielle de l’humanité (Mame, 1881), p. 247.
  18. Vuhrer, Histoire de la dette publique en France (Paris, 1887), t.II, p. 179
  19. Traité des opérations de Banque (2e édition, Guillaumin, 1852) pp., 108-110 Cf. A. Vuhrer, Histoire de la dette publique, t. II, pp. 251-253.
  20. P. Leroy-Beaulieu, Science des finances (4e édition, t. II), p. 350 et p. 363.
  21. Amagat, les Emprunts et les impôts de la rançon de 1871 (Plon, 1889), p. 148 et p. 156. Cf. Leroy-Beaulieu, Journal des Débats du 5 août 1872. S’il faut en croire M. John Reeves, the Rothschilds, the financial rulers of nations (Londres, 1887), p. 89, le baron Lionel serait intervenu aux pourparlers pour la paix en 1871 et aurait contribué au règlement de ses conditions, en promettant de maintenir la stabilité des changes internationaux pendant la durée des paiements de l’indemnité de guerre des 5 milliards. Cette promesse fut tenue. L’indemnité fut effectivement payée, jusqu’à concurrence de 4.248.326.374 francs en lettres de change. Pour réaliser cette somme énorme, le gouvernement français a dû, dans l’espace de deux ans et demi, acheter pour 5.862.807.290 francs de lettres de change sur l’Allemagne, l’Angleterre, la Hollande, la Belgique, sauf à convertir ces dernières en change allemand, ce qui explique l’écart des deux chiffres ci-dessus. Ces sommes ont été représentées par 120.000 effets, qui comprenaient depuis des billets de moins de 100 francs jusqu’à des traites de plus de 5 millions de francs, les uns ayant pour cause des exportations de marchandises ou des ventes de titres, les autres, les circulations de maisons de banque avec leurs succursales. Des mesures diverses durent être prises par le Trésor français pour assurer une stabilité relative aux changes pendant une période où des opérations si anormales par leur amplitude venaient changer toutes les conditions du marché. Si l’on prend pour type le change sur Londres, le cours moyen des achats de livres st. fut de 25 fr.4943 :le cours le plus élevé fut de 26 fr.18 3/4 en octobre 1871. La prime de l’or en barres à la Bourse de Paris monta alors à 25 pour 1000 ; mais ces cours élevés ne durèrent que quelques jours. Une des plus ingénieuses combinaisons fut la charge imposée au syndicat de garantie du second emprunt de 3 milliards, de fournir 709 millions de francs de change étranger à des conditions déterminées : « On intéressait par là, dit M. Léon Say, dans son Rapport sur le payement de l’indemnité de guerre au nom de la commission du budget de 1875, les grandes maisons de banque, non seulement à la souscription de l’emprunt, mais encore au maintien, dans des limites raisonnables, du cours du change, puisque c’étaient ces maisons de banque qui courraient, aux lieu et place du Trésor, le risque de la hausse des changes jusqu’à concurrence d’un achat de 700 millions de francs. On peut dire que toutes les grandes maisons de banque de l’Europe ont concouru à cette opération. Le nombre des maisons qui ont signé le traité ou qui ont adhéré était de 55 ; plusieurs d’entre elles représentaient des syndicats de banquiers, ce qui portait le nombre des intéressés à un chiffre bien plus considérable encore… La concentration des efforts de toutes les banques de l’Europe a produit des résultats d’une grandeur inespérée. Toutes les autres affaires ont été suspendues pendant un temps, et les capitaux de toutes les banques privées et de tous leurs clients ont concouru au succès du placement des emprunts français et du passage des capitaux à l’étranger. »
  22. Sur la participation des maisons de banque à cette souscription et son caractère factice, V. the Economist du 7 mars 1891.
  23. M. Léon Say, en 1878, a placé ainsi une partie du 3 p. 100 amortissable.
  24. V. A. Raffalowich, le Marché financier en 1891, p. 26.
  25. Une agence véreuse, qui a fait faillite en mars 1892, la Banque de l’industrie et des chemins de fer, a fait de nombreuses victimes en exploitant cette situation. Elle avait promis l’irréductibilité des souscriptions à l’emprunt du 10 janvier 1891, quel que fût leur montant, mais en se réservant de livrer les titres seulement à la libération. Au bout d’un an, il n’y avait plus dans sa caisse ni argent ni titres. 75.000 petits rentiers ont été victimes de cette spoliation, qui ne l’eussent vraisemblablement pas été, si la souscription publique leur eût été accessible.
  26. L’intervention du Trésor et des syndicats dans les émissions d’emprunts dans l’Economiste français du 16 mai 1891. M. Clément Juglar signale même une manœuvre particulière lors de l’émission du 10 janvier 1891 : « C’est surtout en liquidation que tout est faussé. Le taux des reports est fait à la main, pour rien sur le 3 p. 100 ancien et sur le nouveau, cher sur l’amortissable. Ce taux n’indique pas la situation du marché : sans parler des reports les plus nombreux que l’on fait en dehors, on cote, 0,06 de report le premier jour et le lendemain, quand tout est presque terminé, 0 fr. 18. Si on cote un bas cours en liquidation, on le fera disparaître par un cours de compensation fait à la main ».
  27. Les correspondances de Vienne et de Berlin, dans the Economist du 24 octobre 1891, indiquent discrètement la part que la Haute Banque de ces deux places a eu dans l’échec relatif de l’emprunt russe.
  28. Journal des économistes, janvier 1890.
  29. V. discussion à la Société d’économie politique du 5 mai 1891.
  30. V. l’Economiste français du 6 juin 1891. D’après the Financial News de Londres, de mars 1890, les Rothschild auraient eu une commission de 37 millions et demi de francs pour avoir procédé, du 8 novembre 1888 au 3 mars 1890, à la conversion de cinq emprunts russes d’un montant nominal de deux milliards 726 millions.
  31. V., chap. ix, § 15, la note relative aux opérations de la première Société financière franco-suisse.
  32. V. A. Raffalovich, le Marché financier en 1891, pp. 58 et 61,
  33. Ce système avait été mis en opération dès 1889, Cette année, les achats de rentes pour le compte de la Caisse ont monté à près de 196 millions.