Le château de Beaumanoir/32

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Mercier & Cie (p. 225-234).

XXXIV

À L’AFFUT


Nous n’entreprendrons pas de décrire la colère de Louis Gravel et celle de ses compagnons.

— Décidément, dit Claude d’Ivernay, Bigot, que je croyais au moins de bonne compagnie, n’est qu’un bandit vulgaire qui ne mérite certainement pas de mourir de la main d’un gentilhomme ; c’est affaire au bourreau et j’espère bien le voir périr par la hart, haut et court, sur la place de Québec.

— Hélas ! c’est à en mourir de honte et de douleur ! s’écria Louis Gravel.

Et se laissant tomber sur un banc, il se mit à pleurer.

Claude et Tatassou respectèrent la douleur de cette forte nature que le désespoir faisait défaillir un instant. Tatassou rompit le premier le silence :

— Le jeune chef des Hurons sent là bien du chagrin, de voir pleurer son jeune ami au visage pâle, dit-il en portant la main à son cœur, Que son frère se console. Tatassou va se mettre en campagne et il trouvera la jeune fleur pour laquelle un petit oiseau chante dans le cœur de son ami.

— Ah ! mon sang a coulé bien des fois, dit Louis Gravel, jamais mes larmes…

— Voyons, sois homme, dit Claude, et raisonnons. À quoi sert de se désespérer quand tout n’est pas perdu puisque nous sommes-là. Je suis de l’avis de Tatassou, et voici pourquoi :

Il est indubitable que nous ne tirerons rien de Bigot, et à quoi nous servirait de le tuer ? À nous mettre une mauvaise affaire sur les bras. Du reste, c’est sale besogne que nous n’avons pas le droit d’enlever au bourreau, puis, qui sait ? si nous ne compromettrions pas le sort de Claire ? Il vaut donc mieux se mettre en campagne, tâcher de découvrir le lieu où elle est tenue prisonnière, et nous saurons bien ensuite la délivrer.

— Tu comprends bien qu’elle doit être cachée au château de Beaumanoir, dans quelque retraite ignorée, fit Louis Gravel en montrant son visage baigné de larmes brûlantes.

— Tatassou connaît bien la maison de pierre dont parle mon frère et le vieux buveur d’eau-de-feu qui ouvre la portes dit le huron.

— Tu connais Pierre Maillard, toi ? reprit Claude.

— Et la vieille langue de pie.

— Sa femme, La Grêlée, qui a la réputation de donner des sorts parmi les habitants de Charlesbourg ? Alors la campagne se présente sous les meilleurs auspices et j’ai déjà mon plan tout préparé.

— Voyons ce plan.

— Nous, mon cher Louis, rien à faire pour le moment qu’à surveiller les allées et venues des hôtes de l’intendance, le soir surtout, afin de nous assurer si Claire n’y serait pas, ce qui est peu probable, puis suivre toutes les voitures qui partiront d’ici.

Quant à Tatassou — le moindre prétexte suffira — nous le nantissons d’une respectable provision d’eau-de-vie, il se rend au château de Beaumanoir ; il fait boire Pierre Maillard, lui tire l’aveu que Claire est bien retenue en cet endroit prisonnière — car c’est certainement lui ou sa femme qui lui porte sa nourriture — nous enlevons le château d’assaut, si c’est nécessaire, et nous la délivrons.

— Non, mon ami, tu t’abuses. Ce moyen est impossible, je ne le prendrai point, parce qu’il est immoral, reprit Louis Gravel.

— N’est-ce pas pour un bon but ? Or, tous les moyens sont légitimes, quand il s’agit d’une bonne action.

— Ton amitié pour moi t’aveugle, mon cher Claude, et te fait oublier les bons principes qui nous ont été inculqués au Séminaire de Québec par le bon Père Filion — « Défiez-vous de cette fausse maxime des encyclopédistes — la fin justifie les moyens, nous disait-il !… Ainsi donc, mon ami, n’insiste pas…

— Comme tu voudras.

— D’ailleurs, j’ai plus de confiance dans le courage de ce fidèle Tatassou que dans sa diplomatie, continua Louis Gravel.

— Si le jeune chef n’a pas une langue de vieille femme, il a les yeux du serpent pour voir et l’oreille du chevreuil pour entendre, fit le huron.

— Eh ! bien ! moi, j’ai confiance dans l’expédition de Tatassou, dit Claude.

— Le jeune chef est-il prêt à se mettre en campagne de suite ? continua l’amant de Blanche. A-t-il bien compris ce qu’on attend de lui ?

— Le chef a compris et il est prêt.

— Alors, en campagne. Donne à Tatassou l’argent nécessaire, Louis, car, moi, Gaston de Léry m’a mis hier complètement à sec au trente et quarante.

Pendant plusieurs jours, les deux jeunes gens épièrent les allées et venues du palais de l’intendance sans découvrir le moindre indice. Une seule fois, Bigot se rendit à Charlesbourg. C’était, on se le rappelle, le jour, ou plutôt la nuit, que La Grêlée faillit assassiner Claire.

Deux jours de suite, Pierre Maillard vint au palais. Quant à Tatassou, en vain avait-il grisé Pierre presque tous les soirs, impossible d’obtenir le moindre renseignement, quoiqu’il passât ses nuits en faction.

C’était à se désespérer et Louis Gravel en séchait d’impatience.

Un soir Tatassou, malgré un froid très-vif et une forte gelée, conduisant la brume qui formait sur la terre une légère couche de neige quoique l’on ne fut qu’au mois de septembre, un soir, Tatassou, disions-nous, blotti dans un buisson, sur une petite éminence d’où il pouvait voir ceux qui arrivaient au château ou en sortaient, entendit tout-à-coup sur la route le galop d’un cheval. Un instant après un cavalier, enveloppé dans les plis d’un long manteau, mit pied à terre près de l’avenue, attacha sa monture à un arbre, longea le mur dans la direction de Tatassou et s’arrêta devant une porte basse dissimulée par des arbustes. Il introduisit une clef dans la serrure qui fit quelque résistance. Alors, écartant les plis de son manteau pour être plus à l’aise, la lune, qui se dégageait en ce moment, éclaira le visage de Bigot.

La porte ouverte, celui-ci regarda à sa montre, s’enveloppa dans son manteau et attendit. Quelque temps après, les silhouettes de deux nouveaux personnages, suivis presqu’aussitôt d’un troisième, se dessinèrent dans l’ombre. Bigot vint à leur rencontre, répondit à leur salut respectueux et dit :

— Vous êtes exacts, messieurs, suivez-moi.

Tous les quatre s’engouffrèrent par la porte basse qui se referma sur eux, et Tatassou, quelques instants après, les aperçut dans un appartement du second étage faiblement éclairé par deux bougies.

Ces hommes restèrent en conférence pendant plus d’une heure. Le jeune huron les vit alors se lever et se disposer à partir. Effectivement, il entendit un instant après la porte s’ouvrir, mais un seul homme en sortit qui s’éloigna, et en reportant ses regards vers les fenêtres éclairées, Tatassou vit que la conférence continuait entre les autres personnages.

Finalement, au bout d’une demi-heure, deux autres hommes sortirent par la même porte qui se referma, et un quart d’heure après, il entendit le galop d’un cheval qui s’éloignait, ce qui lui fit supposer que le quatrième visiteur nocturne — tout probablement Bigot — était sorti par une autre issue.

Le jeune sauvage descendit de son poste d’observation pour examiner la porte qui avait, jusqu’à ce jour, échappé à ses recherches. Elle était en chêne, très-solide, mais en l’ébranlant, il constata qu’elle n’était fermée qu’au verrou, en dedans, et même que ces verrous jouaient dans la gâche.

Il eût d’abord la pensée d’enfoncer cette porte au moyen d’une pièce de bois dont il se servirait comme d’un belier ; mais ensuite, il se dit qu’il valait mieux ne pas prendre une décision si grave sans consulter ses amis. Le jour commençait à paraître du reste, ce qui rendait la tentative dangereuse. Car, enfin, surpris, n’est-il pas à craindre que les géoliers de la jeune fille ne l’assassinent avant qu’il puisse arriver à son secours, pour faire disparaître ensuite son cadavre ?

Tatassou s’abstint donc de toute initiative et s’empressa de descendre à Québec pour faire part à Louis et à Claude de sa découverte.

Les jeunes gens furent enchantés de cette nouvelle. Louis voulait se rendre de suite sur les lieux, mais Claude, qui était plus de sang-froid, lui fît comprendre que ce serait folie d’opérer en plein jour, que la prudence leur conseillait au contraire d’attendre que les habitants du château fussent couchés et même que l’heure probable d’une visite de Bigot fut passée.

On résolut donc d’attendre la nuit suivante pour agir.

Claude et Louis passèrent la journée dans une impatience mortelle. Dans la soirée, ils se rendirent au château St. Louis pour faire part à M. de Vaudreuil de leur projet, ce qui permit à Claude d’Ivernay d’échanger quelques mots avec sa douce fiancée, Blanche de Rigaud.

M. de Vaudreuil leur recommanda la plus grande prudence. Il leur apprit en même temps que M. de Godefroy, depuis la disparition de sa fille, se trouvait dans un état qui faisait craindre au chirurgien Arnoux pour sa raison, peut-être pour sa vie.

— Soyez prudents, mes enfants, dit-il aux deux jeunes gens, mais ramenez-nous Claire ; peut-être sa vue tirera-t-elle son père de la torpeur dars laquelle il est resté plonger depuis l’enlèvement de sa fille.

— Et moi, fit Blanche, je vais bien prier pour vous toute la nuit !

Il était près de minuit quand Claude et Louis Grave, accompagné de Tatassou, se mirent en route pour Charlesbourg.

Afin d’éviter toute rencontre fâcheuse et de ne pas éveiller les soupçons, ils prirent par le chemin de Beauport et il était près de deux heures ; du matin quand ils arrivèrent au château de Bigot.

La lune n’était pas encore sortie des nuages et un silence profond régnait dans tous les alentours.

Les trois hommes s’assirent sur l’éminence d’où la veille Tatassou avait observé Bigot et ses visiteurs, afin d’arrêter les derniers préparatifs de l’expédition et de s’entendre sur les moyens d’action. Une lueur partie d’une fenêtre du second étage, lueur fugitive qui s’éteignit aussitôt, fit lever la tête à Claude d’Ivernay ; mais déjà Tatassou, faisant signe à ses compagnons de ne pas bouger, dégringolait l’éminence et se dissimulait contre le mur, à côté de la porte basse.

Le jeune sauvage entendit les pas légers d’une personne qui descendait les marches d’un escalier, puis tout fit silence comme quelqu’un qui semble hésiter. Une main fit timidement glisser le verrou, la porte s’entrebâilla et une tête s’avança. Tatassou retenait les battements précipités de son cœur.

La porte s’ouvrit tout-à-fait, et une forme humaine, enveloppée dans un long manteau, passa près du jeune sauvage qui la suivit par derrière et l’étreignit doucement. Cette forme humaine jeta un cri d’angoisse et s’affaissa !…

Mais un autre cri, cri de joie, cri d’ivresse, avait répondu au premier et en deux bonds un homme était rendu sur les lieux et la relevait en s’écriant :

— Retrouvée ! retrouvée ! Dieu soit béni !… Claire était dans les bras de Louis Gravel.



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