Aller au contenu

Le comte Kostia/III

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 22-33).

III

Un grand plaisir attendait Gilbert à son réveil ; il se leva comme le soleil commençait à paraître, et dès qu’il fut habillé, il courut à la fenêtre pour examiner le paysage.

La rotonde qui lui avait été assignée pour logement formait à elle seule l’étage supérieur d’une tourelle qui flanquait l'un des angles du château. Cette tourelle et une grosse tour carrée située à l’autre extrémité de la même façade, avaient vue sur le nord, et de ce côté Je rocher était coupé à pic et formait un précipice de trois cents pieds d’un aspect fort imposant. Quand Gilbert mit le nez à la fenêtre, son regard plongea dans le gouffre, où flottait une vapeur bleuâtre que le soleil naissant perçait de ses flèches d’or ; ce spectacle le transporta. Avoir un précipice sous sa fenêtre, c’était une nouveauté qui lui causa une joie infinie. Ce précipice était son domaine, sa propriété ; ses Yeux en prenaient possession. Il ne se lassait pas de contempler ces rochers escarpés comme des murailles, et dont les parois étaient coupées par des bandes transversales de broussailles et de buissons rabougris. Depuis longtemps il n’avait éprouvé une sensation aussi vive, et il dut convenir que, si son cœur était vieux, ses sens étaient encore tout neufs. Le fait est qu’en ce moment Gilbert, le grave philosophe, était heureux comme un enfant, et en entendant le murmure solennel du Rhin, auquel se mariaient les croassements d’un corbeau et les cris stridents des martinets qui rasaient de leur aile inquiète les mâchicoulis de la tourelle, il se persuada que le fleuve enflait sa voix pour le saluer, que les oiseaux lui donnaient une aubade, et que la nature tout entière célébrait une fête dont il était le héros.

Ce fut à peine s’il put s’arracher à sa chère fenêtre pour déjeuner, et il était de nouveau en contemplation lorsque M. Leminof entra dans sa chambre. Il ne l’entendit pas venir, et il fallut que le comte toussât trois fois pour lui faire retourner la tête. En apercevant l’ennemi, Gilbert tressaillit ; mais il n’eut pas de peine à se remettre. Cependant ce tressaillement nerveux qu’il n’avait pu réprimer avait fait sourire le comte, et ce sourire le chagrina. Il sentait que M. Leminof réglerait sa conduite à son égard sur l’idée qu’il prendrait de lui dans cette première entrevue, et il se promit de se surveiller beaucoup.

Le comte Kostia était un homme entre deux âges, bien fait, de très-grande taille, les épaules larges, un grand air, un front sévère et hautain, un bec d’oiseau de proie, la tête haute et légèrement ramenée en arrière, de grands yeux gris bien fendus d’où sortaient des regards à la fois perçants et incertains, une figure expressive, d’une coupe régulière, et où Gilbert ne trouva guère à reprendre que des sourcils trop touffus et des pommettes un peu trop saillantes : mais ce qui ne lui plut pas, c’est que M. Leminof resta debout en le priant de s’asseoir, et comme Gilbert faisait quelques façons, le comte y coupa court par un geste impérieux accompagné d’un froncement de sourcils…

« Monsieur le comte, fut dit mentalement Gilbert, Vous ne sortirez pas d’ici sans vous être assis !

— Mon cher monsieur, dit le comte en arpentant la chambre les bras croisés sur la poitrine, vous avez dans le docteur Lerins un ami très-chaud. Il fait un cas infini de votre mérite ; il a même eu l’obligeance de me donner à entendre que j’étais tout à fait indigne de posséder dans ma maison un pareil trésor de sagesse et d’érudition. Aussi m’a-t-il expressément recommandé d’avoir pour vous les plus grands égards ; il m’a fait sentir que je répondais de vous à l’univers et que l’univers me ferait rendre mes comptes. Vous êtes bien heureux, monsieur, d’avoir de si bons amis ; c’est une bénédiction particulière du ciel.

Gilbert ne répondit rien ; il se mordait les lèvres et regardait à ses pieds.

« M. Lerins, reprit le comte, m’apprend encore que vous êtes à la fois timide et fier, et il me supplie de vous ménager beaucoup. Il prétend que vous êtes capable de beaucoup souffrir sans en rien marquer. C’est un talent qui aujourd’hui ne court pas les rues. Ce qui me chagrine, c’est que notre excellent ami M. Lerins m’a tout l’air de me considérer comme un loup-garou. Je serais désolé, monsieur, de vous faire peur. « Et se tournant à moitié vers Gibert : « Voyons, regardez-moi bien ; est-ce que j’ai des griffes au bout des doigts ? » Le pauvre Gilbert maudissait in petto M. Lerins et son zèle indiscret.

« Oh ! monsieur le comte, répondit-il de sa voix la plus nette et de son air le plus tranquille, je ne me défie jamais des griffes de mon prochain. Seulement quand d’aventure il m’arrive de les sentir, je crie très-fort et je me défends. »

Le son de voix de Gilbert et l’expression de son visage frappèrent M. Leminof. Ce fut à son tour, sinon de tressaillir (il ne tressaillait guère), du moins d’être étonné. Il le regarda un instant en silence, puis il reprit d’un ton plus sardonique :

« Ce n’est pas tout ; M. Lerins (ah ! quel admirable ami vous avez là !) veut bien m’apprendre encore que vous êtes, monsieur, ce qui s’appelle aujourd’hui une belle âme. Qu’est-ce qu’une belle âme ? Je n’en sais trop rien… » Et en parlant ainsi il avait l’air de chercher tour à tour une mouche au plafond et une épingle sur le parquet. » Que voulez-vous ? J’ai sur toutes choses des idées très-arriérées, et je n’entends rien au vocabulaire de mon siècle. Je suis très-bien ce que c’est qu’un beau cheval, une belle femme ; mais une belle âme ! Sauriez-vous m’expliquer, monsieur, ce que c’est qu’une belle âme ? »

Gilbert ne répondit mot. Il était tout occupé à adresser au ciel la prière du philosophe : « Ô mon Dieu ! gardez-moi contre mes amis ! Je me charge de mes ennemis. »

Mes questions vous semblent peut-être indiscrètes, poursuivit M. Leminof ; prenez-vous-en à M. Lerins. Sa dernière lettre m’a causé de vives inquiétudes. Il vous annonçait à moi comme un être exceptionnel : il est naturel que je prenne mes informations. Je déteste les mystères, les surprises. J'ai ouï parler d’un petit prince d’Abyssinie qui, pour témoigner sa gratitude au missionnaire qui l’avait converti, lui envoya en cadeau une grande caisse en bois de senteur. Quand le missionnaire ouvrit la caisse, il y trouva un joli crocodile du Nil tout vivant. Jugez de son plaisir ! Ce sont de ces aventures qui prêchent la prudence. Aussi, quand notre excellent ami M. Lerins m’envoie en cadeau une belle âme, il est naturel que je déballe avec précaution, et qu’avant d’installer chez moi cette belle âme, je cherche à savoir ce qu’il y a dedans… Une belle âme ! dit-il encore d’un ton moins ironique, mais plus sec, à force d’y rêver, je devine que c’est une âme qui a la passion des colifichets en matière de sentiment. En ce cas, monsieur, souffrez que je vous donne un conseil. Mme Leminof avait un goût prononcé pour les chinoiseries, et elle en avait encombré son salon. Par malheur, j’ai les mouvements un peu brusques, et il m’est arrivé plus d’une fois de renverser à terre des guéridons charges de porcelaines et d’autres babioles. Vous jugez si elle était contente ! Mon cher monsieur, soyez prudent, enfermez soigneusement vos chinoiseries dans vos armoires, et retirez-en les clefs.

— Je vous remercie du conseil, répondit doucement Gilbert ; mais je suis désolé de voir qu’on vous a donné une idée très-fausse de moi. Me permettez-vous, monsieur, de me peindre à vous tel que je suis ?

— Je n’y vois pas d’inconvénient, dit-il.

— Je ne suis point une belle âme, reprit Gilbert ; je suis tout simplement une bonne âme, ou, si vous l’aimez mieux, un honnête garçon qui prend les choses comme elles viennent et les hommes tels qu’ils sont, qui ne se pique de rien, ne prétend à rien, et qui se soucie comme d’un fétu de ce que les autres peuvent penser de lui. Je ne nie pas que, dans ma première jeunesse, je n’ai subi tout comme un autre ce qu’un honnne d’esprit appelait l’ensorcellement des niaiseries ; mais j’en suis bien revenu. J’ai trouvé dans la destinée un magister morose, un peu brutal, qui m’a enseigné l’art de vivre à grands coups de martinet. Aussi ce qu’il y avait en moi de romanesque s’est réfugié dans mon cerveau, et mon cœur est devenu le plus raisonnable de tous les cœurs. Si j’avais le bonheur d’être à la fois riche et artiste, Je prendrais la vie comme un jeu ; mais, n’étant ni l’un ni l’autre, je la traite comme une affaire. Croyez-m’en, monsieur, la vie n’est pour moi qu’une affaire tout comme une autre, ou, pour mieux dire, un peu plus épineuse, un peu plus compliquée qu’une autre, et je n’ai garde de lui reprocher de n’être ni une idylle ni un opéra. Seulement, comme il est bon de prendre quelquefois du relâche, quand je veux me reposer de ma grande affaire, qui est de vivre, je ferme boutique et je vais au spectacle… Je porte ici, ajouta-t-il en se frappant le front, un joli théâtre de marionnettes. La scène n’est pas bien vaste, mais mes marionnettes sont gentilles ; elles entendent très-bien leur métier et jouent avec le même talent la comédie et la tragédie. Je n’ai qu’à dire un mot, et aussitôt elles sortent de leurs boîtes, se costument, mettent un doigt de rouge, la rampe s’allume, le rideau se lève, la représentation commence, et je suis le plus heureux des hommes ! »

M. Leminof n’arpentait plus la chambre. Il se tenait immobile dans l’embrasure de la fenêtre et regardait dans la vallée.

« Je vous forcerai bien de vous asseoir, monsieur le comte, disait tout bas Gilbert.

— Vous piquez ta curiosité, repartit enfin M. Leminof après un silence ; ne me ferez-vous pas voir un jour vos marionnettes ?

— Impossible ! répondit-il ; mon Polichinelle, mes Arlequins et mes Colombines sont si timides qu’ils ne consentiraient jamais à affronter le feu de vos regards. Sans avoir de griffes au bout des doigts, monsieur, vous me semblez peu complaisant pour l’imagination d’autrui, et à votre seule approche mes pauvres poupées risqueraient de demeurer court : elles savent bien que leur répertoire ne serait pas de votre goût !

M. Leminof se remit à marcher, et en passant devant Gilbert il lui lança un regard à la fois hautain et caressant. C’est ainsi qu’un gros dogue regarde un barbet qui, ne doutant de rien, s’approche familièrement de sa majestée dentue et fait mine de jouer avec elle. Il gronde sourdement, mais sans avoir envie de se fâcher. Il y a je ne sais quoi dans l’œil des barbets qui force quelquefois les gros dogues à prendre en bonne part leurs privautés.

« Ah ça ! monsieur, dit le comte, de votre propre aveu, vous êtes un parfait égoïste. Votre grande affaire est de vivre, et de vivre pour vous !

— C’est à peu près cela, répondit Gilbert ; seulement j’évitais de prononcer le mot, il est un peu dur… Ce n’est pas que je sois né égoïste, poursuivit-il ; mais je le suis devenu. Si j’avais encore mon cœur de vingt ans, j’aurais apporté ici des idées très-romanesques. Vous allez bien rire, monsieur : figurez-vous qu’il y a dix ans je serais arrivé dans votre château avec l’intention très-arrêtée de vous aimer beaucoup et de me faire aimer de vous.

— Tandis qu’aujourd’hui…

— Mon Dieu, aujourd’hui je sais un peu le monde, et je me dis qu’il ne peut être question entre nous que d’un marché, et que les bons marchés sont ceux qu sont avantageux aux deux parties.

— Quel terrible homme vous faites ! s’écria le comte avec un rire goguenard ; vous détruisez sans pitié toutes mes illusions, vous attentez à la poésie de mon âme ! Dans ma naïveté, je m’imaginais que nous allions nous éprendre d’une belle passion l’un pour l’autre. Je projetais de faire de mon secrétaire mon ami intime, le cher confident de toutes mes pensées, mais au moment où je m’apprête à lui ouvrir mes bras, l’ingrat me vient dire d’un ton posé : « Monsieur, il ne s’agit entre nous que d’un marché ; je suis le marchand, vous êtes l’acheteur, je vous vends du grec, et vous me le paverez argent comptant. » Peste ! monsieur, votre belle âme ne se pique pas de poésie !… À merveille ! je prends acte de vos paroles ! Il ne s’agit entre nous que d’un marché. Je serai donc, si vous le voulez, l’exploitant, vous serez l’exploité, et vous ne vous plaindrez pas si je vous traite de Turc à More ?

— Pardon, répondit Gilbert, votre intérêt bien entendu vous commande de me ménager. Vous me donnerez beaucoup à faire, je ne plaindrai mon temps ni ma peine ; mais vous n’aurez garde de m’accabler. Aussi bien je ne suis pas exigeant ; tout ce que je demande, c’est que vous m’accordiez chaque jour quelques heures de loisir et de solitude pour recarder en paix mes marionnettes. »

M. Leminof s’arrêta tout à coup et se planta en face de Gilbert, les mains appuyées sur ses hanches.

« Vous sous assoirez, vous vous assoirez, monsieur le comte ! murmurait Gilbert entre ses dents.

— À ce compte-là, dit M. Leminof en le regardant finement, il se trouve que vous êtes un égoïste contemplatif. Au moins j’espère, monsieur, que vous avez des vertus de votre état : je veux dire que, très-occupé de vous-même, vous êtes exempt de toute curiosité indiscrète, L’égoïsme ne vaut tout son prix que lorsqu'il est accompagné d’une indifférence méprisante pour les affaires d’autrui. Écoutez-moi bien : je ne vis pas absolument seul ici ; je désire cependant que vous entreteniez avec moi des relation suivies. Les deux personnes qui habitent cette maison avec moi ne savent le grec, ni l’une ni l’autre : elles n’ont pas le droit de vous intéresser. Rappelez sous que j’ai le tort d’être jaloux comme un tigre : je prétends donc que vous soyez à moi sans partage. Et pour ce qui est de vos marionnettes, si vous vous ravisez, vous me trouverez toujours prêt à les admirer ; mais vous ne les montrerez à personne ; vous m’entendez, à personne ! »

Le comte Kostia prononça ces derniers mots avec un accent si énergique que Gilbert en fut surpris. Il était sur le point de demander des explications ; le regard sévère et presque menaçant du comte lui en ôta l’envie.

« Vos recommandations, monsieur, répondit-il, sont superflues. Pour achever mon portrait, je ne suis guère expansif et j’ai peu de liant dans le caractère. À vrai dire, la solitude est mon élément, elle a pour moi des douceurs extrêmes. Voulez-vous faire une expérience ? Enfermez-moi sous clef dans cette chambre, et pourvu que chaque jour vous me fassiez passer un peu de nourriture par une chatière, dans un an d’ici vous me retrouverez assis à cette table, frais, joyeux et bien portant… A moins toutefois, ajouta-t-il, qu’à mon insu le mal du ciel ne me travaille sourdement. En ce cas, je pourrais bien un beau jour n’envoler par les fenêtres ; mais le mal ne serait pas grand. Trouvant la cage vide, vous diriez : « Il a poussé des ailes à ce bon garçon. Grand bien lui fasse ! »

— Je n’entends pas cela ! s’écria le comte. Monsieur mon secrétaire, vous me plaisez beaucoup, et de crainte d’accident je ferai griller cette fenêtre. »

Et à ces mots il attira à lui un fauteuil et s’assit en face de Gilbert, qui eût volontiers battu des mains à ce beau dénouement ; leur entretien ne roula plus que sur Byzance et son histoire. Le comte exposa à Gilbert le plan de ses travaux et lui indiqua le genre de recherches qu’il attendait de lui. Cette conversation se prolongea pendant plusieurs heures, et à peine M. Leminof fut-il rentré dans son cabinet, qu’il prit la plume et écrivit à M. Lerins le billet que voici :

« Mon cher docteur, recevez mes remerciements pour le sujet précieux que vous m’avez envoyé. Je l’aurais fait faire tout exprès qu’il ne serait pas plus à mon goût. C’est précisément l’outil dont j’avais besoin ; mais permettez-moi de vous dire que si ce jeune homme me plaît, c’est qu’il ressemble fort peu au portrait que vous aviez bien voulu m’en faire. Vous m’annonciez un héros de Berquin, et je me proparais à vous le renvoyer, car c’eût été à mes yeux un vice rédhibitoire. Mon cher docteur, les jeunes gens d’aujourd’hui sont plus compliqués que vous ne le pensez ; la candeur n’est pas leur partage ; ils sont tous très-forts en arithmétique, et le plus ingénu d’entre eux est pour le moins un Chinois commencé. Ce qui me charme dans votre candide ami, c’est qu’il se démontre lui-même, comme un cornac fait son éléphant. Il a bien voulu m’expliquer dans le plus grand détail ce petit mécanisme que vous appelez sa belle âme ; il m’a fait voir le grand ressort, le mouvement, les engrenages, les aiguilles et la sonnerie. Le plus bel avantage de cette horloge, c’est qu’elle marche au doigt et qu’elle marque toujours l’heure que l’on veut. Avec cela, ce jeune homme me parait très-heureusement doué : c’est un érudit consommé, qui a le sens juste et l’esprit critique. En vérité, je ne pouvais mieux rencontrer. Adieu, mon cher docteur ; comptez sur ma reconnaissance et mettez-moi aux pieds de Mme Lerins, si elle n’a pas oublié son indigne serviteur. « Kostia Petrovitch Leminof. »