Le féminisme sous le règne de Louis-Philippe et en 1848/III/2

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CHAPITRE II

POLITIQUE GÉNÉRALE DES JOURNAUX
FÉMINISTES


I. Leur socialisme chrétien. — II. Politique extérieure. — III. Politique intérieure. — IV. La question ouvrière. — V. Politique économique.
I

Avant d’aborder l’examen des théories féministes de ces différents journaux, il me semble nécessaire, pour les faire mieux comprendre, de jeter un coup d’œil sur leur politique générale, à laquelle, d’ailleurs, sera attachée étroitement leur politique féministe.

On ne peut, à dire vrai, parler d’une politique que pour le premier groupe de journaux (Voix des Femmes, Politique des Femmes, Opinion des Femmes), qui seuls ont duré assez longtemps (puisque, comme nous l’avons vu, ils s’étendent, malgré toutes leurs interruptions, sur l’année 1848 et sur la plus grande partie de l’année 1849) pour recevoir le contre-coup de tous les grands événements qui ont marqué les deux premières journées de la seconde République. Quelle est donc la nuance de ces journaux ? Tous sans exception sont socialistes. Mais, sous la seconde République comme sous la troisième, le parti socialiste était divisé en plusieurs fractions souvent rivales. Les plus importantes étaient : l’école de Louis Blanc, l’école de Proudhon, enfin l’école saint-simonienne représentée en 1848 par Pierre Leroux, Cabet et Victor Considérant. C’est à cette dernière fraction du parti qu’appartenaient les journaux féministes.

Leurs collaborateurs sont, il est facile de s’en rendre compte, imbus des théorie saint-simoniennes. Ils ont lu avec passion les œuvres du maître, puis celles de ses disciples Enfantin, Fourier et surtout Cabet. Les journaux féministes ont leur allié naturel dans la Démocratie pacifique (le journal de Victor Considérant), qui les défendra contre les autres groupes du parti socialiste.

Leur socialisme est donc le socialisme saint-simonien, c’est-à-dire un socialisme absolument communiste avec toutes ses conséquences : dépendance étroite de tous les citoyens envers l’État, et suppression de la propriété individuelle. D’ailleurs, pour être communistes, ces journaux ne sont pas athées, bien loin de là. Pas d’opposition pour eux entre la religion, d’une part, et de l’autre la liberté et le progrès. Au contraire, la première (le christianisme en particulier) est l’auxiliaire naturel, le fondement indispensable des deux autres. « … C’est sur la religion elle-même que nous nous appuyons, écrit un des collaborateurs de la Voix des Femmes[1], car elle est tout à la fois la colonne la plus haute et la base profonde de tout l’édifice social. »

Pour eux, le christianisme est d’accord avec les principes révolutionnaires : la déclaration des droits de l’homme (ainsi que la déclaration des droits de la femme) est fille de l’Évangile.

Ce mélange de socialisme et de christianisme, qui s’exprime par des tirades sentimentales coupées d’exclamations et d’apostrophes bibliques, replace bien ces journaux, si en avance sur leur temps par certains côtés, dans une époque où les prêtres bénissaient les arbres de la Liberté, où Lacordaire siégeait à gauche de l’assemblée en robe de dominicain, où les plus rouges des républicains invoquaient Dieu à la tribune.

En résumé, si l’on voulait poser sur ces journaux féministes une étiquette résumant leur attitude générale, on pourrait dire qu’ils sont, avec plus de vague sentimentalisme et d’exagérations, socialistes chrétiens avant la lettre.

II

Sentimentalisme, aspirations généreuses et vagues, méconnaissance profonde des réalités, tout cela se retrouve, et porté au suprême degré, dans la politique extérieure des journaux féministes.

Ce qu’ils rêvent, c’est la suppression de la guerre avec son cortège de ruines et de deuils ; c’est de voir les nations chrétiennes jeter au loin leurs armes pour se tendre fraternellement les bras. Et c’est la France, éternel instrument du progrès, la France qui, toujours, s’est chargée de répandre les idées généreuses, qui imposera au monde la paix universelle. Et, pour cela, il lui suffira de développer plus encore sa prospérité matérielle et intellectuelle. Elle parviendra ainsi à attirer chez elle les rois étrangers, à les éblouir par l’éclat dont y brilleront les sciences et les arts et à les « guider » ainsi « dans la voie du progrès ». On pourrait peut-être voir dans l’unité universelle du monde chrétien la première idée de ces États-Unis d’Europe, rêve des utopistes modernes. Mais le moyen ne paraît pas très efficace ; bien des rois sont venus en France depuis 1848 et il n’est pas encore question de paix universelle.

D’ailleurs, dans un état du monde imparfait comme il l’est en 1848, la guerre est nécessaire pour se délivrer de l’oppression. Aussi les journaux féministes n’ont-ils pas assez d’éloges pour les révolutionnaires d’Espagne et d’Italie et souhaitent-ils (souhait classique entre 1830 et 1850) l’indépendance de la Pologne. Ils font mieux, ils donnent l’hospitalité dans leur journal à un projet de constitution élaboré par quelques réfugiés polonais[2].

En 1849, la Hongrie a remplacé la Pologne, l’Italie résiste toujours, et les journaux féministes s’écrient : « Louange aux martyrs italiens et aux champions de la liberté hongroise ! »

Leur politique extérieure est donc guidée par des considérations d’ordre tout sentimental et annonce la fameuse « politique des nationalistes ».

III

Si nous passons à leur politique intérieure, c’est-à-dire à la position qu’ils prennent dans la lutte des partis, nous verrons qu’ils eurent tout d’abord une attitude très libérale. Ce qui pourra le mieux nous le montrer, ce sera d’examiner les listes des candidats que la Voix des Femmes recommande aux lecteurs dans ses numéros 23 (14 avril) et 40 (3-6 juin 1848). Nous y voyons, en effet, à côté de saint-simoniens, comme Considérant, Cabet, Pierre Leroux, Olinde Rodrigues, et de socialistes chrétiens, comme Lamennais et Lacordaire, des membres des autres groupes socialistes, Proudhon d’une part, de l’autre Louis Blanc, Flocon et Albert ; de simples radicaux ou républicains modérés, comme Ledru-Rollin, Armand Marrast, Dupont de l’Eure, Arago, Crémieux, Marie, Lamartine et Garnier-Pages.

C’étaient, il est vrai, les hommes tout désignés à ce moment. Et si, pour la plus grande part, le suffrage universel confirma les prévisions et les vœux de la Voix des Femmes ce n’est pas à l’influence de ce journal qu’on doit l’attribuer.

Cela n’empêche pas la Voix des Femmes de se féliciter vivement du résultat des élections de Paris : « Quand une nation, dit-elle, porte par d’unanimes suffrages des noms comme ceux de Lamartine, Carnot, Ledru-Rollin, Garnier-Pagès, il ne faut plus douter de l’avenir. » Ces hommes politiques étaient pourtant loin d’être tous favorables aux idées féministes[3]. N’importe, la Voix des Femmes est pour l’instant un journal gouvernemental, parce qu’elle espère toujours convertir le gouvernement à ses idées.

Mais, quand les féministes ont vu l’année 1848 ne leur apporter que des désillusions, après la fermeture des ateliers nationaux, après l’exclusion des femmes de tous les clubs, après l’élection du prince Louis-Napoléon, les mêmes hommes d’ailleurs n’étant plus au pouvoir, le ton n’est plus du tout le même, et dans l’Opinion des Femmes comme dans tous les journaux de gauche, ce sont des invectives contre les réactionnaires et des paroles amères à l’adresse du prince-président, « successeur du roi constitutionnel[4] ».

IV

Il faut dire, d’ailleurs, à la louange des journaux féministes, que rarement ils perdaient leur temps dans la lutte stérile des partis ; ils portaient plutôt leur attention vers les questions d’économie politique et sociale qui étaient à l’ordre du jour, et en premier lieu la question ouvrière.

Pour résoudre cette question qui, sous la seconde République, avait une importance tout à fait capitale, le remède proposé par les journaux féministes, bons disciples des saint-simoniens, est l’association sous toutes ses formes : « Il faut, dit une collaboratrice du journal la Voix des Femmes, organiser le travail par l’association des maîtres et des ouvriers, du capital et du talent, et encourager partout l’association partielle, pour arriver bientôt à l’universelle association. » Cette association du capital, du travail et du talent est comme le mot d’ordre des journaux féministes en 1848. Ainsi, dans le numéro 1 de l’Opinion des Femmes en particulier, Jeanne Deroin présente deux projets d’association analogues à nos coopératives :

« Si les producteurs (dit Jeanne Deroin) devenaient eux-mêmes consommateurs, la consommation augmenterait dans une immense proportion, et le grand problème de l’organisation du travail serait bien près d’être résolu. Il suffirait peut-être, pour arriver à ce résultat, de créer le crédit pour les travailleurs… Les associations achèteraient les instruments de travail et toutes les matières premières nécessaires à leur profession au moyen de billets qui auraient un cours légal comme les effets de commerce et qui seraient acquittés sur le produit de la vente des objets confectionnés. Toutes les dépenses seraient payées par des billets de l’association[5]. »

Mais, avant que l’on arrive à cet état parfait où l’association universelle régnerait sur la terre et où (ce qui demandera peut-être beaucoup de temps) il n’y aurait plus de pauvres, il est nécessaire que l’on prenne des mesures pour améliorer immédiatement le sort des ouvriers.

Ces mesures, ce seront d’abord l’augmentation des salaires ou, tout au moins, des lois pour empêcher leur diminution, et la création de jurys « pour constater et faire accorder le minimum nécessaire aux travailleurs ». Puis c’est la réduction pour les ouvriers « du prix des aliments, de l’habillement et du logement » (la Voix des Femmes, no 39, 1er au 4 juin 1848). Enfin, l’on voit déjà poindre l’idée des retraites ouvrières, car ces journaux répètent à plusieurs reprises qu’il faut assurer aux vieillards « une retraite honorable » et construire une maison exprès pour cela.

V

Mais tout cela nécessitera de grandes dépenses pour l’État et les contribuables. Pour que l’on puisse mettre ces différents projets à exécution, il est de toute nécessité que la richesse du pays augmente. Quels moyens employer pour cela ? Encourager « l’agriculture, l’industrie manufacturière et le commerce…, répond la Voix des Femmes, puis augmenter la consommation à l’intérieur et les débouchés au dehors ».

Pour que le commerce soit florissant, il devra, avant tout, être libre, et le Club de Montmorency, qui expose ses idées par l’organe de la Voix des Femmes, demande « l’affranchissement de tous droits sur les bestiaux étrangers à partir du 1er juin prochain et une diminution de trois quarts pour les droits d’importation sur les fers étrangers ». On reconnaît ici non plus l’influence saint-simonienne, mais l’influence du mouvement libre-échangiste anglais.

  1. Numéro du 3-6 juin 1848.
  2. Ce projet assez libéral contenait, entre autres dispositions, la reconnaissance de droits politiques aux femmes.
  3. L’un d’eux, Garnier-Pagès, est représenté dans un article de ce même numéro du 27 avril comme un routinier, systématiquement hostile à toute idée d’émancipation féministe.
  4. 28 janvier 1849.
  5. Elle présenta avec un peu plus de développement un projet absolument identique dans le numéro 6 de l’Opinion des Femmes, août 1849, et reprit en 1856 le même projet sous la forme d’une brochure intitulée : Lettre aux travailleurs.