Le féminisme sous le règne de Louis-Philippe et en 1848/III/3

La bibliothèque libre.

CHAPITRE III

LES REVENDICATIONS FÉMININES


I. Condition des ouvrières. — II. Solutions proposées. — III. Le divorce. — IV. Protection de la jeune fille.
I

Si, comme nous l’avons vu dans le précédent chapitre, la situation de l’ouvrier était très pénible, la condition de l’ouvrière était, comme cela arrive toujours, plus dure encore. La question du sort des ouvrières se posait donc avec la plus grande acuité, et c’était bien le rôle des journaux féministes que d’exposer à leurs lecteurs cette situation misérable et d’en chercher le remède.

Deux choses, en 1848 comme aujourd’hui, rendaient la condition des ouvrières particulièrement misérable : la longueur des journées de travail et l’insuffisance des salaires. Alors que les ouvriers et ouvrières d’aujourd’hui sont unanimes à réclamer la journée de huit heures, l’ouvrière de 1848, bien plus modeste, borne ses désirs à l’obtention de la journée de douze heures ; car sa journée dure en général seize, quinze ou au moins quatorze heures. Cela ressort clairement d’une pétition adressée par les ouvrières blanchisseuses au gouvernement provisoire : elles y exposent que leur journée, commencée à six heures du matin, finit à huit heures du soir, et demandent, en conséquence, la suppression de deux heures de travail, c’est-à-dire la journée de douze heures.

Les ouvrières n’étaient pas plus favorisées au point de vue des salaires. Il est reconnu aujourd’hui qu’il est impossible à une ouvrière de se suffire avec trois francs par jour. Eh bien ! même en tenant compte de la différence de valeur de l’argent, la condition de l’ouvrière moderne est très enviable, comparée à ce qu’était celle de l’ouvrière en 1848 : « Combien de femmes travaillent douze heures pour moins de trente sous… Les couturières de campagne en journée gagnent soixante centimes si elles ne sont pas nourries, quarante centimes si elles sont nourries. »

La création des ateliers nationaux ne remédia guère à cette situation, car le salaire y était également très faible. « Je suis dans un atelier national, dit une ouvrière, je gagne douze sous par jour ; j’en donne quatre à la crèche pour mon enfant ; mon garni me coûte six sous ; il me reste donc deux sous pour manger. » La meilleure preuve de l’extrême misère des ouvrières sous le régime des ateliers nationaux est cette pétition adressée à Louis Blanc par les ouvrières du premier arrondissement, où elles réclament pour toutes « un franc de façon par chemise[1] ou par jour ».

Il est donc de toute nécessité d’améliorer le sort des ouvrières et ce n’est pas seulement l’humanité qui le demande, c’est la morale qui l’exige, car une ouvrière qui « après avoir travaillé toute une journée se trouve avoir gagné douze, quinze ou vingt sous au plus… est souvent réduite… à accepter le déshonneur pour cacher son intolérable misère… et… du jour où elle met le pied dans la voie du vice, elle est perdue, prostituée… Ce point de vue moral est un de ceux où se placent encore aujourd’hui tous ceux qui s’occupent du sort de l’ouvrière.

II

Comment faire pour améliorer cette malheureuse situation ?

D’abord il faudrait que toutes les ouvrières sans travail fussent sûres de trouver de l’ouvrage, « il faudrait que des listes soient ouvertes où viendraient s’inscrire les femmes sans travail ».

Ces listes une fois remplies, l’État emploierait les ouvrières qui y seraient inscrites dans les ateliers où elles travailleraient pour leur compte. Ces ateliers seraient organisés ainsi : « Il faudrait, dans chaque arrondissement, un local assez vaste pour contenir un grand nombre d’ouvrières et réunir des maîtresses de tout état qui classeraient les ouvrières selon leurs capacités. « Un autre article de la Voix des Femmes propose un seul atelier national pour tout Paris « divisé par spécialités de travail, régi intérieurement par des commissaires du gouvernement ». Dans cet atelier unique où toutes les ouvrières d’une ville travailleraient et qui serait sous l’étroite surveillance de l’État, nous reconnaissons les ateliers nationaux que Cabet nous fait visiter avec complaisance dans son Voyage en Icarie.

D’autres enfin proposent que les ouvrières s’associent pour créer un atelier où les particuliers viendraient eux-mêmes chercher les produits confectionnés. Il y aurait à ce système un très grand avantage : la mise en rapports directs des consommateurs et des producteurs. Ainsi seraient supprimés les intermédiaires, c’est-à-dire les patrons, qui prennent pour eux le plus clair des bénéfices : « Vous voulez, dit une ouvrière, faire faire à une couturière cinq robes ; vous lui donnez cinquante francs ; celle-ci, en deux jours, fait faire les cinq robes par cinq ouvrières, à qui elle donne 1 fr. 58 par jour, c’est-à-dire environ 15 francs, d’où, pour elle, 33 francs de bénéfice. »

Cette idée de la suppression des intermédiaires, qui est une idée essentiellement communiste, a été reprise et même réalisée avec succès par de nombreuses associations ouvrières dans la société contemporaine.

Pour que le sort des ouvrières fût définitivement amélioré, au relèvement des salaires produit par la création de ces différentes sortes d’atelier devrait correspondre un abaissement du prix des choses nécessaires à la vie de l’ouvrière ou de sa famille.

Les ouvrières mères devraient avoir leurs enfants reçus gratuitement dans la crèche la plus voisine de leur atelier[2]. À chaque atelier national devraient être adjoints « des restaurants nationaux ainsi que des buanderies et des lingeries nationales, où le peuple trouverait à bon marché des aliments sains et des soins d’ordre et de propreté qu’il ne peut se procurer dans l’isolement, mais que les femmes réunies en association peuvent facilement organiser ».

Voilà pour ce qui regarde le corps ; mais les journaux féministes s’occupent aussi de la nourriture intellectuelle et, à côté des restaurants, buanderies et lingeries nationales, ils demandent que l’on crée, dans le même bâtiment, « une bibliothèque et des salles de réunion, qui leur procureraient des délassements honnêtes et utiles ».

Voilà encore une idée toute moderne et qui a été réalisée de nos jours, sous forme d’hôtels ou de restaurants coopératifs, par maintes associations ouvrières, maintes œuvres de protection de la femme et de la jeune fille, enfin par l’État lui-même[3].

Enfin, puisque ce sont les intérêts des femmes qui sont en question, toutes ces réformes ne pourront être menées à bonne fin que si des femmes s’en occupent. Les ouvrières veulent donc être consultées pour l’organisation du travail de la femme et demandent « qu’il soit nommé des déléguées près de la commission du travail » et que ces déléguées y aient voix délibérative.

III

La question ouvrière n’intéressait, en somme, qu’un nombre assez restreint de femmes. Voici maintenant une question qui les intéresse toutes : c’est la question du divorce.

Le divorce établi par le Code Napoléon avait été supprimé, le 8 mai 1814, par la Chambre introuvable et, depuis lors, il n’avait pas été rétabli.

Comme c’était une question qui intéressait surtout les femmes, les journaux féministes furent les premiers, en 1848, à en demander le rétablissement. Quels sont, pour cela, leurs arguments ?

Ces arguments formeront, la Voix des Femmes le déclare, quatre groupes. Pour réclamer le divorce, les femmes « s’appuient sur la religion, sur la morale, sur la justice et sur la nature ou le cœur humain ». Ces quatre points de vue sont, d’ailleurs, ceux auxquels se placent les adversaires du divorce pour les repousser.

D’abord, au point de vue religieux, les adversaires du divorce objectent qu’il est impie et sacrilège de dénouer une union qui a été nouée par Dieu lui-même et par conséquent ne peut être détruite que par lui. — Eh bien ! répond la Voix des Femmes, « Dieu ne peut bénir et lier indissolublement des époux mal assortis ou antipathiques ». D’ailleurs, seule la religion catholique réprouve le divorce et il est injuste de fusionner tous les Français sous le régime de la foi catholique.

Plaçons-nous maintenant sur le terrain de la morale. Le divorce, disent ses adversaires, est profondément immoral parce qu’il donne aux enfants le spectacle d’une désorganisation de la famille. — Ce qui est immoral, répondent les journaux féminins, c’est le spectacle donné aux enfants des luttes continuelles de leurs parents :

« Quel spectacle pour les enfants eux-mêmes placés entre deux victimes enchaînées comme des forçats ? Les exemples qu’ils ont chaque jour sous leurs yeux ne sont-ils pas capables d’éteindre en eux les sentiments de respect et d’amour aux auteurs de leurs jours et ne vaudrait-il pas mieux qu’ils… soient confiés à celui que la loi juge le plus capable d’assurer leur bonheur, leur éducation, leur avenir… ? »

La justice est d’accord avec la morale pour réclamer le divorce. Il n’est pas juste que deux créatures humaines, qui se sont épousées parfois sans bien se connaître et que la différence de leurs caractères, de leurs goûts, de leurs idées peut amener à une haine réciproque, « soient enfermées dans un cercle de fer qui ne peut être rompu qu’au lit de mort ».

On objectera qu’il existe la séparation. Mais cette disposition rend l’injustice encore plus criante, car la séparation coûte « des sommes folles » et il n’est pas juste que les pauvres seuls soient « dans un esclavage éternel ».

Il est, en outre, injuste que, même après la séparation, la femme soit légalement en puissance de mari, puisqu’elle ne peut ni hériter, ni disposer de quoi que ce soit sans son autorisation, que tous les désavantages, en un mot, soient du côté de la femme. Enfin, beaucoup de gens, se plaçant au point de vue du cœur humain, craignent que le divorce n’offre aux époux de trop faciles prétextes de briser le lien conjugal et que l’on n’en revienne à ces temps de la république romaine où les matrones comptaient les années par leurs maris. Il n’en sera rien : « Le divorce ne désorganisera pas la famille, comme on le dit ; il ne fera que briser un lien devenu insupportable et ne troublera pas les ménages heureux. » Bien loin de le relâcher, le divorce raffermira le lien conjuguai. « La loi sur le divorce aurait pour effet de rendre les époux plus doux les uns pour les autres puisqu’ils sauraient que le lien n’est pas indissoluble. » La preuve la plus éclatante en est « la foule de ces ménages non avoués, mille fois plus heureux et plus durables que ceux reconnus par devant le maire ».

La psychologie de l’homme conseille donc, elle aussi, le divorce.

Toute cette argumentation nous montre que les féministes de 1848 donnaient, à peu de chose près, les mêmes raisons en faveur du divorce que les législateurs et les sociologues contemporains.

IV

Une question qui, presque autant que celle du divorce, a préoccupé la société contemporaine et qui, elle, n’est pas résolue, c’est la protection de la jeune fille contre la séduction, et la recherche de la paternité. Son importance n’a pas échappé aux féministes de la deuxième République et, le 10 avril 1849, paraissait, dans l’Opinion des Femmes, un article d’Henriette (artiste) (inspiré il est vrai par le Cours d’histoire morale des Femmes, de Legouvé), qui traitait le sujet et proposait une solution. Elle demandait, en effet : 1o que la recherche de la paternité fût autorisée ; 2o qu’un corps judiciaire particulier appelé tribunal d’honneur, composé en nombre égal d’hommes et de femmes, s’occupât spécialement de cette recherche et reçut toute plainte portée par des femmes ; 3o qu’un jury d’honneur composé d’hommes et de femmes eût à prononcer sur chaque cas.

Cette proposition n’eut pas d’effet ; mais le branle était donné et la question sera agitée bien souvent sous la troisième République.

  1. On employait les femmes dans les ateliers nationaux à la confection des chemises militaires.
  2. On a vu plus haut (p. 265) que la garde d’un enfant prenait à une ouvrière près de la moitié de son gain.
  3. Par exemple la maison des employées des P. T. T., fondée en novembre 1906.