Le féminisme sous le règne de Louis-Philippe et en 1848/III/4

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CHAPITRE IV

LES THÉORIES FÉMINISTES


I. L’éducation. — II. Les professions. — III. Droits civils. — IV Droits politiques.
V. Rôle social des femmes.


Supposons que l’on ait fait droit aux revendications que nous avons exposées. Le sort de la femme sera considérablement amélioré. Mais la femme sera encore bien loin d’être en possession de tous ses droits : elle doit être en effet, d’après les journaux féministes, l’égale de l’homme, et cela à tous les points de vue.

I

D’abord il faut réformer complètement l’éducation données aux jeunes filles. À plusieurs reprises, les journaux féministes se plaignent du mauvais système d’éducation qui règne dans la plupart des institutions de jeunes filles.

Les jeunes filles sortent de ces pensions, le plus souvent complètement ignorantes de la vie, parfois perverties intellectuellement et moralement.

L’éducation devrait être « plus maternelle », en ce sens que la mère devrait s’occuper plus qu’elle ne le fait de l’éducation de sa fille, qui lui incombe spécialement. Elle doit la garder près d’elle « jusqu’à huit ans au moins » et ne pas la lancer trop tôt dans des études abstraites. » En occupant l’enfant d’études abstraites (et elles le sont toutes pour le jeune âge), on crée de la nature la mieux façonnée un automate ou un perroquet… je voudrais donc qu’on laissât l’arbrisseau entre les mains de la nature. »

Conclusion : jusque vers l’âge de huit ou dix ans, ne faire faire aucune étude à la jeune fille. On voit que ce système de première éducation est directement inspiré de l’Émile.

Cette éducation maternelle correspondant pour les jeunes filles à ce qu’est l’enseignement primaire pour les garçons, il faut maintenant organiser pour elles un enseignement secondaire, et cet enseignement doit être exactement le même que celui des garçons. « Que les classes de vos lycées, demande La Voix des Femmes, nous soient ouvertes, afin que là, à des heures différentes, jeunes filles et jeunes gens reçoivent tour à tour des mêmes professeurs les mêmes enseignements. »

D’ailleurs, ce régime, où les bâtiments et les professeurs seraient les mêmes pour les jeunes gens et les jeunes filles, ne peut être qu’un régime de transition[1].

L’état parfait serait celui où l’enseignement des femmes serait l’affaire des femmes, où des femmes professeraient dans les lycées spécialement réservés aux jeunes filles. Les femmes réclament, en effet, « l’ouverture de cours spéciaux faits par des femmes et pour des femmes ».

II

Les jeunes filles ayant reçu une bonne éducation primaire, puis un bon enseignement secondaire, seront par l’instruction égales aux hommes et pourront, par conséquent, revendiquer au même titre qu’eux toutes les fonctions qu’ils détiennent seuls actuellement. « La femme demande qu’aucune des professions pour lesquelles elle se sent de l’aptitude ne lui soit interdite. »

En fait, les professions que les femmes revendiquent surtout en 1848, ce sont celles d’avocat et de médecin. D’ailleurs, il serait plus juste de dire que les femmes demandent à pouvoir être licenciées en droit et docteurs en médecine. Car les journaux féministes n’ont guère l’idée que les femmes puissent jamais plaider ou exercer la médecine. « Quelques plaisants, dit Jeanne Marie, ne manqueront pas de dire : nous aurons la femme médecin, la femme avocat. »

Il est évident que, pour la collaboratrice elle-même de la Voix des Femmes, il serait plaisant que les femmes fussent réellement avocates ou doctoresses, comme elles le sont maintenant, à seule fin d’être indépendantes et de gagner leur vie.

Les journaux féministes se placent à un point de vue tout différent.

En effet, tout en faisant l’éloge de la première jeune fille reçue docteur en Amérique, et qui, celle-là, a bien l’intention d’exercer, tout en s’écriant : « Honneur au Nouveau-Monde qui nous offre un pareil exemple », tout en réclamant avec Cabet que les maladies spéciales aux femmes ne soient traitées que par des femmes, il est bien évident que, si les femmes réclament le droit d’être médecins et avocats, c’est surtout dans leur intérêt propre et dans l’intérêt des leurs.

« Nous avons dit, dit la Voix des Femmes, qu’il fallait que les femmes étudiassent le droit, chose qui a paru au moins bizarre, sinon extravagante… Ainsi la femme ne se laissera plus prendre aux mensonges d’un époux ambitieux, imprudent, elle n’apposera plus sa signature au bas d’un papier qu’elle ne lit pas, parce qu’elle croit n’en pas pouvoir comprendre le sens. »

La femme doit donc connaître le droit, pour se défendre elle-même d’abord, mais aussi pour protéger ses enfants, au cas où le père viendrait à leur manquer : « Il faut que la femme puisse désormais défendre et protéger elle-même la fortune et l’avenir de ses enfants. Quant à la médecine, c’est, en règle générale, dans le même but que la femme doit s’y adonner : appelées par Dieu à donner l’existence, nous devons apprendre à la conserver à ceux à qui nous l’avons donnée. »

Il semble bien, d’après ces citations, que la pensée des journaux féministes soit celle-ci : autant qu’il est possible, la médecine et le droit ne devraient pas faire pour la femme, et pour quelques femmes seulement, l’objet d’une profession. Mais toutes les femmes devraient pouvoir étudier à la fois le droit et la médecine pour être plus aptes à remplir leurs devoirs de mère et d’épouse. Naturellement cette théorie n’est applicable qu’aux femmes qui jouissent d’une certaine fortune, peuvent faire les frais nécessaires à ces longues études et, débarrassées du souci de gagner leur vie, peuvent se livrer toutes aux soins de leur ménage.

Pour les autres, ces professions leur fourniront le moyen « de se suffire à elles-mêmes, de n’avoir plus besoin de dot, d’être égales à leur mari » et, au cas où le mari manquerait à ses devoirs, « de remplacer celui qui aura cessé d’être père et de gagner la vie de ses enfants ».

D’ailleurs, d’autres carrières que la médecine ou le barreau doivent être ouvertes aux femmes, et nous avons vu plus haut qu’elles réclament l’ « ouverture de cours spéciaux faits par des femmes », c’est-à-dire le droit d’être professeurs dans l’enseignement secondaire.

Enfin, à ceux qui objecteraient à cette admission de la femme aux professions libérales que « le plus beau rôle qu’elle puisse avoir est d’élever ses enfants et que, si elle est forcée de s’éloigner de chez elle, elle ne le remplira pas », Jean Macé répond fort spirituellement que, d’abord, l’éducation des enfants incombe tout autant au père qu’à la mère, que, pour les soins matériels à donner aux enfants, peu de femmes peuvent véritablement s’en occuper, les riches en étant empêchées par leurs occupations mondaines, les pauvres par un travail absorbant, et qu’enfin « il n’y a, c’est vrai, d’autres fonctions pour la femme que la fonction de mère, mais quand il y a chez elle un enfant à élever ». « La femme, ajoute-t-il, n’est pas nourrice toute sa vie ; et celle qui ne l’est pas encore, et celle qui ne le sera jamais, et celle qui ne l’est plus, que faites-vous de toutes ces femmes-là ? »

Aujourd’hui encore mêmes objections, mêmes ripostes, entre les féministes et les antiféministes, quand la femme se lance à la conquête d’une nouvelle profession.

III

La femme étant ainsi égale à son mari, et par son instruction, et par l’argent qu’elle apportera dans le ménage, les lois qui subordonnent la femme au mari, ne lui accordant ni les mêmes droits dans la famille, ni les mêmes droits civils, n’ont plus aucune raison d’être.

Les femmes demandent donc la révision du Code civil qui dit : « La femme doit être soumise à son mari ». Elles réclament pour elle l’égalité civile et le droit de pouvoir vendre, acheter, transiger, faire une affaire quelconque aussi bien que son mari et sans l’autorisation de son mari.

Comme dans la famille, la femme doit être dans la société l’égale de son mari. Elle doit pouvoir « se présenter à la municipalité pour un baptême, un mariage, un passeport, un décès » ; en un mot, elle réclame le droit d’être témoin au même titre que l’homme. Il est, en effet, absurde, ajoutent-elles, que nous ne puissions abriter sous notre témoignage ni un baptême, ni un mariage, ni un décès, alors que nous pouvons, « par notre déposition judiciaire, faire absoudre ou condamner un innocent ».

IV

Le couronnement de ces diverses conquêtes sera, pour la femme, l’obtention de droits politiques égaux à ceux des hommes. C’est d’ailleurs peut-être ceux auxquels elles tiennent le plus, eu tout cas ceux qu’elles réclament de la façon la plus active. Elles ne se contentent pas, en effet, de faire paraître dans leurs journaux de belles tirades sur l’égalité des sexes, mais envoient adresse sur adresse au gouvernement, surtout au gouvernement provisoire, pour le presser d’inscrire les droits politiques des femmes dans la nouvelle constitution.

Les raisons qui militent en faveur de cette inscription sont, disent-elles, très nombreuses. Elles sont particulièrement bien exposées dans l’adresse du 23 mars 1848, où, sous la forme emphatique qui est celle de l’époque, se trouve une véritable discussion juridique très précise, tendant à faire sortir les droits politiques des femmes de la loi sur le suffrage universel promulguée le 3 mars 1848. C’est donc cette adresse du 23 mars 1848 que nous prendrons comme point de départ.

1o  La Révolution, dit cette adresse, s’est faite pour tous, donc nous devons avoir part à ses bienfaits ;

2o  Vous dites que le peuple est souverain ; or, le peuple est constitué par l’union de l’homme et de la femme ; en conséquence, à côté du peuple roi, établissez le « peuple reine », et qu’il ne soit plus permis aux hommes de dire : « l’humanité c’est nous ».

Enfin, vous dites que les peines afflictives et infamantes ou les cas de démence ôtent seuls le droit de suffrage. Or, la condition de femme ne rentre d’elle-même, que nous sachions, dans aucune de ces catégories.

Telles sont les raisons fournies par l’interprétation de la loi du 3 mars 1848. Le droit naturel et les circonstances actuelles de la société en donnent de non moins décisives.

D’abord, les femmes sont intellectuellement et moralement les égales des hommes. Elles ont bien souvent montré autant de courage qu’eux (la Voix des Femmes rappelle à ce propos Jeanne d’Arc et Jeanne Hachette) ; elles se sont distinguées dans les lettres et dans les arts : « Les lettres s’honorent de la célébrité de George Sand, les arts de la célébrité de Mmes Rachel, Marie Dorval… ». Il est absolument injuste que, « quand le moins intelligent citoyen a le droit de voter, la plus intelligence citoyenne soit privée de ce droit ».

Il est également injuste que les femmes aient tous les inconvénients de la société sans en avoir les avantages, « les devoirs sans les droits ». Puisqu’elles ne sont pas dispensées « de payer les impôts ni d’obéir aux lois de l’État », il est juste qu’elles aient part à la souveraineté nationale. Ce dernier argument est un de ceux que les féministes ont repris le plus volontiers de nos jours. Elles lui ont même donné, pourrait-on dire, une forme pratique, certaines femmes ayant, on le sait, refusé de payer leurs impôts tant qu’elles n’auraient pas le droit de vote.

Voici maintenant un troisième ordre de considérations : l’intérêt même de la société exige que les femmes aient le droit de vote.

« Les motifs, dit Jeanne Deroin, qui ont porté nos pères à exclure les femmes de toute participation au gouvernement n’existent plus aujourd’hui… Lorsque tout se décidait par la guerre, il était naturel de croire que les femmes… ne pouvaient s’asseoir dans l’Assemblée des guerriers… Aujourd’hui qu’il s’agit d’organiser, les femmes doivent y prendre part comme les hommes ».

L’intervention de la femme dans les affaires publiques est non seulement une possibilité, mais une nécessité, car « le degré de liberté accordé à la femme est le thermomètre de la liberté et du bonheur de l’homme et l’état d’immobilité des PATRIARCAUX, des SAUVAGES et des BARBARES, qui soumettent le sexe à toutes les tortures du servage physique et moral, atteste l’impuissance du sexe fort à réaliser seul les progrès de la civilisation ».

Enfin, le vote des femmes ne sera pas un fait nouveau et extraordinaire, il y a des précédents, et dans l’antiquité où « les Gauloises avaient le droit de faire des lois » (?), et de nos jours, où « dans certaines contrées (elle ne dit pas lesquelles) les femmes jouissent actuellement de l’exercice de leurs droits civiques ».

La conclusion de toute cette argumentation est celle-ci : « 1o  Que la femme fasse partie de la Chambre des représentants de la Nation ; 2o  qu’elle y discute ses droits, les établisse et combatte les préjugés qui lui sont opposés. »

D’ailleurs, tout en réclamant en théorie le suffrage universel des femmes, les journaux féministes reconnaissent que, pratiquement et dans l’état actuel de la société, il n’est pas possible que toutes les femmes soient électeurs et éligibles, et cela faute d’habitude de la part du pays et d’éducation de la part des femmes. Aussi proposent-ils deux solutions, deux méthodes qui habitueraient peu à peu l’opinion au suffrage des femmes, et les femmes elles-mêmes à la pratique des affaires.

C’est d’abord, dans le numéro 7 de la Voix des Femmes (26 mars 1848), un projet de Jeanne Deroin, d’après lequel « quelques femmes, choisies parmi les plus dignes, les plus honorables, les plus capables, seront nommées par les hommes eux-mêmes pour venir défendre les droits de leur sexe ».

Une autre proposition plus bizarre se trouve dans l’Adresse des Femmes au gouvernement provisoire, qui parut dans la Voix des Femmes du 28 avril 1848.

Les femmes, y est-il dit, supplient le gouvernement provisoire de la République de rendre immédiatement un décret qui consacre en principe la reconnaissance absolue des droits civiques de la femme et admette les majeures veuves et non mariées à jouir de l’exercice du droit électoral, sur simple présentation d’actes authentiques constatant leur majorité ou leur émancipation légale.

Ce projet, qui exclut les femmes mariées du droit de suffrage, admet donc ce postulat, plutôt singulier, que le mari est le représentant de l’opinion de sa femme et que, par conséquent, leurs idées politiques doivent être identiques.

En tout cas, de ces deux propositions, il faut retenir ceci, que, présentement, on ne peut accorder le droit de suffrage qu’à une partie de l’élément féminin.

V

C’est seulement lorsqu’elle sera en possession de tous ses droits, droits civils et droits politiques, que la femme pourra véritablement jouer son rôle dans la société. Quel sera donc ce rôle ? D’abord d’être réellement femme. Quoiqu’elle ait les mêmes droits que l’homme, elle ne doit pas prendre les manières, les habitudes et le caractère de l’homme et venir réclamer ses droits, « la dague au poing et le bonnet phrygien sur la tête ».

C’est seulement en prenant part au mouvement social « non pas dans la rue, mais au foyer », c’est seulement en conservant et en développant ses qualités féminines, la douceur et la bonté qui en font « le cœur de l’humanité », qu’elle pourra jouer son rôle, qui est tout de paix et de fraternité.

« La mission des femmes au sein de l’Assemblée législative serait de demander sans cesse amnistie complète pour tous les délits politiques. » Car, « où les hommes ne voient que la lutte et n’éprouvent que de la haine, les femmes voient les souffrances causées par la lutte et éprouvent de la pitié ». D’ailleurs, la femme n’aura pas seulement ce beau rôle de conciliatrice des opinions et des partis en lutte. C’est à elle que reviendra tout naturellement de s’occuper « de l’enseignement, de l’organisation du travail », de la charité, toutes questions où sa sensibilité apportera une aide précieuse à l’intelligence de l’homme.

Et c’est seulement quand la femme, en possession de tous ses droits, jouera le rôle auquel elle est destinée que pourra naître « une société nouvelle, basée sur le principe de la fraternité et de la solidarité universelles ».

  1. Tel qu’il existe maintenant dans de nombreux lycées de jeunes filles.