Le fort et le château Saint-Louis (Québec)/13

La bibliothèque libre.
Texte établi par Librairie Beauchemin, Limitée (p. 163-184).


XIII


Québec se relève de ses ruines. — Noble conduite du général Murray. — Son opinion sur les premiers immigrants anglais arrivés à Québec. — Le château Saint-Louis réparé en 1764. — Murray proclamé gouverneur de toute la province. — La maison de la veuve Arnoux. — Premier document officiel daté du Château sous le régime anglais (18 mai 1765). — Guy Carleton et sa famille. — Les élèves du petit-séminaire de Québec au château Saint-Louis. — L’acte de Québec de 1774. — L’invasion de 1775. — Haldimand. — Nouveau château. — Le duc de Clarence. — Un bal au fort Saint-Louis. — Le duc de Kent. — Constitution de 1791.



Un des premiers soins du général Murray, après la prise de Québec et le départ de Townshend pour l’Angleterre, fut de pourvoir au logement de ses troupes pour l’hiver, dont l’approche se faisait déjà sentir. On porte à cinq cents le nombre de maisons qu’il fit réparer ou reconstruire pour cet objet. Quelques pièces du couvent des Récollets et du collège des Jésuites, que les boulets de canon n’avaient pas trop endommagées, furent aussi occupées par les militaires. Murray lui-même passa l’hiver de 1759-60 dans une maison de la rue Saint-Louis, et établit ses bureaux au monastère des Ursulines, où se tinrent les réunions du conseil — juge des causes militaires et civiles — qui fut créé après la capitulation de Montréal.

Le château Saint-Louis eut à subir trois restaurations sous le régime anglais : l’une en 1764 ; une autre en 1786, et une troisième de 1808 à 1811. Ce fut au cours de l’une de ces restaurations, — probablement la première, par suite des dommages causés par le bombardement de 1759, — que disparurent les « arrière-corps » dont parle La Potherie, et qui faisaient légèrement saillie aux angles de l’édifice, du côté du fleuve Saint-Laurent. Les dessins que l’on a fait du château Saint-Louis après les réparations de 1808-11 (au cours desquelles le château fut haussé d’un étage), représentent la façade qui donnait sur le fleuve comme étant entièrement unie.

Chacun sait le rôle généreux que jouèrent ici les deux premiers gouverneurs qui nous furent donnés par l’Angleterre : le général Murray d’abord, puis le général Guy Carleton[1]. L’histoire a laissé leurs noms au souvenir reconnaissant de nos populations françaises et catholiques.

Les premières instructions envoyées d’Angleterre au général Murray étaient absolument odieuses. Le gouverneur n’en tint compte que dans une mesure fort restreinte. Il s’en expliqua plus tard à Londres, où on ne lui fit aucun reproche. Cet homme droit admirait la dignité et l’honorabilité des Canadiens, dont il avait déjà eu l’occasion d’apprécier la valeur au point de vue militaire ; par contre, il n’avait guère d’estime pour les petits trafiquants, les chercheurs d’emploi et les aventuriers qui furent les prémices de l’immigration anglaise en ce pays.

Voici ce que le général Murray écrivait, vers le commencement de l’année 1766, aux lords du commerce et des plantations, en Angleterre :


« My Lords,

« Par la lettre de M. le secrétaire Conway, du 24 octobre 1764, il m’est ordonné de me préparer pour mon retour en Angleterre, afin de donner un récit fidèle et exact de l’état présent de la Province de Québec, de la nature des désordres qui y ont lieu, et de ma conduite et mes procédés dans l’administration du Gouvernement.

« En obéissance à cet ordre, j’ai l’honneur de vous faire le rapport suivant :

«  Et premièrement sur l’état de la province :

« Elle consiste en cent dix paroisses, sans y comprendre les villes de Québec et de Montréal. Ces paroisses contiennent 9,782 maisons, et 54,575 âmes chrétiennes ; elles occupent 955,754 arpents de terre labourable. Les habitants ont semé 180,300 minots de grain l’année 1765… comme il paraît par la récapitulation du recensement ci-annexé, fait par mon ordre en l’année 1765. Les villes de Québec et de Montréal contiennent environ 14,700 habitants. Les Sauvages qui sont appelés catholiques romains sont au nombre de 7,400 âmes dans les limites de la province : de sorte que le tout sans y comprendre les troupes, monte à 76,275 âmes, sur lesquelles il y a dans les paroisses dix-neuf familles protestantes ; le reste de ceux de cette persuasion (si on en excepte un petit nombre d’officiers à demi-paye), sont des marchands, artisans et aubergistes qui résident dans les basses villes de Québec et de Montréal, dont la plupart étaient des gens d’une éducation basse qui avaient suivi l’armée, ou des soldats congédiés à la réduction des troupes. Tous ont leur fortune à faire et je crains bien que peu soient scrupuleux sur les moyens, lorsqu’ils peuvent obtenir leur but.

« Le rapport que j’en fais est qu’en général c’est le choix d’hommes le plus immoral que j’aie jamais connu, peu propre par conséquent à donner du goût aux nouveaux sujets (les Canadiens) pour nos lois, notre religion et nos coutumes, et encore moins à mettre ces lois à exécution pour gouverner. De l’autre côté, les Canadiens, accoutumés à un gouvernement arbitraire et en quelque sorte militaire, sont une race d’hommes frugaux, industrieux et de mœurs qui, par le traitement doux et juste qu’ils ont reçu des officiers militaires de Sa Majesté qui ont gouverné le pays pendant les quatre années depuis la conquête jusqu’à l’établissement du gouvernement civil, avaient en grande partie surmonté l’antipathie naturelle qu’ils avaient contre leurs conquérants. Ils consistent en une noblesse qui est nombreuse et se pique de son ancienneté, de sa gloire militaire et de celle de ses ancêtres. Elle est composée des Seigneurs de tout le pays, qui, sans être riches, sont en état, dans cette partie fertile du monde où l’argent est rare et le luxe encore inconnu, de soutenir leur dignité. Les habitants qui sont leurs tenanciers et qui ne payent qu’une rente fixe d’environ une piastre pour cent arpents de terre, sont à leur aise et vivent commodément. Ils ont été accoutumés à respecter leur noblesse et à lui obéir ; leurs tenures étant militaires, suivant le système féodal, ils ont partagé avec elle les dangers de la guerre, et leur affection pour elle s’est augmentée à proportion des calamités de la conquête qu’ils ont eu à éprouver en commun. Comme ils ont appris à respecter leurs supérieurs, et qu’ils ne sont pas encore entichés de l’abus de la liberté, ils sont choqués des insultes que leur noblesse et les officiers du Roi ont reçues des marchands et des avocats anglais depuis que le gouvernement civil est établi. »

Plus loin, Murray dit encore, dans le même document : « Les magistrats et les jurés devaient être pris sur un nombre de quatre cent cinquante méprisables traficants et autres gens qui étaient venus établir le pays… Ils haïssaient les nobles canadiens parce que leur naissance et leur conduite leur attiraient le respect : et ils avaient les habitants en exécration parce qu’ils avaient été soustraits à l’oppression dont ils avaient été menacés… Le juge choisi pour concilier les esprits de 75,600 personnes étrangères aux lois et au gouvernement de la Grande-Bretagne, fut tiré d’une prison, et était entièrement ignorant du droit civil et de la langue du pays… Je me glorifie d’avoir été accusé de chaleur et de fermeté en protégeant les sujets canadiens du Roi, et de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour gagner à mon maître royal l’affection de ce peuple brave et courageux, dont l’émigration, si jamais elle arrivait, serait une perte irréparable à cet empire. »

Jusqu’à la date de la signature du traité de Paris, on ne savait guère, à Québec, si l’occupation de la ville par des régiments anglais était temporaire ou définitive[2]. Lorsque la paix fut conclue, une nouvelle émigration des notables du Canada se produisit, et plus de mille personnes s’embarquèrent à Québec pour se rendre, les uns en France, d’autres à Saint-Domingue[3]. De son côté le gouvernement britannique résolut de faire exécuter certains travaux qui avaient été différés jusqu’alors et d’encourir d’assez fortes dépenses dans la colonie.

L’avis suivant fut publié dans la Gazette de Québec du 12 juillet 1764 :

« Ceux qui sont capables d’entreprendre le rétablissement en entier du Château Saint-Louis, sont avertis, de la part de Son Excellence le Gouverneur de Québec, de donner un plan exact de ce qu’il convient faire pour le rétablissement général, et de ce qu’il pourra en coûter pour remettre le dit Château Saint-Louis en bon état, dans le cours du mois d’Aoust de l’année prochaine. Chacun portera incessamment ses propositions à Monsieur Cramahé, secrétaire. »


Une cérémonie officielle eut lieu, au mois d’août de la même année, dans le fort Saint-Louis, en face du château, comme on peut le voir par les pièces suivantes :

(De la Gazette de Québec du jeudi, 9 août 1764.)

« Québec.

« Au Secrétariat de Québec, le 9 aoust 1764.

« Demain, vendredi, le 10 du mois courant, sur les onze heures du matin, les Patentes du Roy nommant et établissant l’Honorable Jacques Murray, Écuyer, Capitaine-Général et Gouverneur en Chef pour Sa Majesté de La Province de Québec…, comme aussi une autre Commission au dit Honorable Jacques Murray, Écuyer, pour être Vice-Amiral d’icelle, seront publiées dans le Château de Sa Majesté, de Saint-Louis, dont tous prendront connaissance, à fin d’y obéir ainsi que de raison.

« Par ordre de Son Excellence :
« H.-T. Cramahé. »


(De la Gazette de Québec du 16 août 1764.)

« Vendredi, le 10 du courant, les Lettres Patentes du Roy, nommant et établissant l’Honorable Jacques Murray, Écuyer, Capitaine-Général et Gouverneur en Chef pour Sa Majesté de la Province de Québec et Vice-Amiral d’icelle, ont été lues devant une assemblée bien nombreuse, dans la place, devant le Château de Saint-Louis de Sa Majesté, où les troupes se trouvèrent sous les armes ; après quoy on y fit tirer le canon des remparts, et les vaisseaux de guerre qui sont dans la rade y répondirent, ainsy que les régiments qui sont en garnison, par des voilées de mousqueterie, et le jour finit avec les réjouissances ordinaires et toutes les marques d’un contentement général. »


Peu de temps après, Murray entrait au Château pour y résider. Si la gloire peut compter pour quelque chose dans le bonheur d’un homme, il dut se sentir aussi heureux que fier de pénétrer en maître dans cet édifice habité jadis par tant d’hommes illustres auxquels il avait été appelé à succéder.

On s’est demandé où le gouverneur avait demeuré immédiatement après la conquête et avant la restauration du Château. L’annonce que voici, publiée dans la Gazette de Québec du 1er novembre 1764, donne la réponse à cette question :

Joseph Arnoux,

« Au nom et comme fondé de procuration de la veuve Arnoux, sa belle-sœur, annonce au public : »

« Que la maison du Gouverneur[4] scise rue St-Louis, à l’Haute-Ville, est à vendre, consistant en un corps de logis à rez-de-chaussée, composé d’une grande salle, quatre chambres, deux cabinets, une cuisine, un grenier avec différens appartemens logeables, un second grenier sans appartement, avec voûte d’un bout à l’autre, glaces, trumeaux, et les tableaux placés au dessus des portes, cour, hangar, écuries, remises, pigeonnier, glacière, citerne et jardin ; Le terrain sur le front de 102 pieds, et 135 pieds sur le derrière, sur 421 pieds de profondeur, entouré d’une muraille de pierre, le tout ainsy qu’il est et qu’il se comporte. Ceux qui voudront en faire l’acquisition se donneront la peine de s’adresser au dit Sieur Arnoux, chez Monsieur Saint-Germain, dans la rue Saint-Louis, où il demeure. »



Le premier document officiel daté du Château Saint-Louis, après la cession du Canada, fut public dans la Gazette de Québec du jeudi, 23 mai 1765. C’est une proclamation concernant la marine. Elle se termine comme suit :

« Donné sous mon seing et sous le Grand Sceau de la dite Province (de Québec), au Château de St-Louis, dans la ville de Québec, ce 18e jour de Mai dans l’année de Grâce mil sept cent soixante-cinq, et dans la cinquième du Règne de Sa Majesté (George III).

« Ja : Murray.
« Par Son Excellence,
« J. Goldfrap,
« D. Sec.
« Vive le Roi ! »

Le général Guy Carleton (plus tard Lord Dorchester), qui succéda au général Murray dans le gouvernement de la province, en 1766, avait pris part à la bataille des Plaines d’Abraham, et était déjà avantageusement connu dans l’ancienne capitale de la Nouvelle-France. Il gouverna la colonie de 1766 à 1770 ; — de 1774 à 1778 ; — puis (sous le nom de Lord Dorchester) de 1786 à 1791, et de 1793 à 1795. Il fut un de nos gouverneurs les plus populaires, et se montra constamment l’ami dévoué des Canadiens.

Lady Maria Carleton — Madame la Gouvernante, comme on disait sous l’ancien régime, — était fille du comte d’Effingham. Elle parlait très bien le français, et savait donner un grand charme aux réceptions du Château. Ses trois jeunes fils et ses deux filles avaient les manières aimables de leurs parents. Pendant le premier séjour de lady Carleton à Québec, Madame Johnston, parente du gouverneur, était une des habituées de la résidence vice-royale, où les anciennes familles des seigneurs canadiens et les officiers de la garnison tenaient à honneur de se rendre fréquemment.

Guy Carleton se rendit à Londres en 1770[5] et s’employa avec persistance à obtenir du Parlement anglais le fameux Acte de Québec de 1774, qui reconnaissait aux Canadiens le droit au libre exercice de leur religion, et cet autre droit, fort contesté, d’être régis par les anciennes lois et coutumes françaises en matière civile.

Henry Cavendish, dans son Rapport des débats sur le bill du Canada au Parlement de la Grande-Bretagne, en 1774, cite des discours dont voici quelques extraits fort importants :

Le procureur-général Edward Thurlow dit : « Il est expressément stipulé (dans les capitulations) que tout Canadien aurait la pleine jouissance de toutes ses propriétés, particulièrement les ordres religieux des Canadiens, et que le libre exercice de la religion catholique romaine serait continue. Et le traité définitif de paix, si vous l’examinez bien, en ce qui regarde le Canada, par la cession du feu Roi de France à la Couronne de la Grande-Bretagne, a été fait en faveur de la propriété, en faveur de la religion, en faveur des différents ordres religieux. »

M. Edmund Burke s’exprime ainsi : « Au Canada, vous avez un peuple professant la religion catholique romaine et en possession de biens légalement appropriés pour le soutien de son clergé. Le dépouillerez-vous de cela ?… Dans toutes les colonies conquises, la religion établie a été maintenue. »

Enfin Lord North, premier lord de la Trésorerie et Chancelier de l’Échiquier, fait la déclaration suivante : « Quant au libre exercice de leur religion, le bill qui est devant cette Chambre ne donne aux Canadiens rien autre chose que ce qui leur est garanti par le traité de paix en autant que les lois de la Grande-Bretagne peuvent le confirmer. Or, il n’y a pas de doute que les lois de la Grande-Bretagne permettent le très complet et très libre exercice d’une religion quelconque différente de celle de l’Église d’Angleterre, dans chacune des colonies[6]. »

La pièce de vers que voici, où, sous des formes conventionnelles fort heureusement disparues de la littérature, brille une incontestable « loyauté, » fait voir les favorables dispositions que les bons procédés du gouverneur Carleton avaient su faire naître au sein de la population franco-canadienne :


« Ode.

« Chantée au Château Saint-Louis par les Étudiants du Petit Séminaire de Québec, à l’Honorable Guy Carleton, Gouverneur Général du Canada, à la Feste que Son Excellence a donnée le 18 de ce mois (janvier 1770), à l’occasion de la naissance de la Reine (Charlotte de Mecklembourg-Strelitz, femme de George III) :

« La Discorde éteint son flambeau,
Pallas, au jour de sa naissance,
Nous offre à tous sa bienveillance
Et son pacifique rameau.

« Que chacun, assis à son ombre,
Goûtant les douceurs de la paix,
Chasse de son cœur à jamais
Regrets et chagrins à l’air sombre.

« Affreux compagnons de Vulcain,
Cessez, Cyclopes détestables,
Par vos foudres trop redoutables,
De consterner le genre humain.

« Ce Roi favori de Neptune
Qui règne et sur terre et sur mer,
D’un pays dompté par le fer
Désire assurer la fortune.

« C’est ce qu’annoncent ces éclairs,
Ces feux, ces éclats de tonnerre,
Ces astres, partis de la terre,
Qui vont se perdre dans les airs.

« Apprends donc en ce jour de fête
À ne plus déplorer ton sort,
Peuple aux justes lois plus fort
Soumis par le droit de conquête.

« Déjà les arts en liberté,
Paraissant avec allégresse,
Dans le palais de la Sagesse
Y sont reçus avec bonté.

« À ces traits, reconnais l’ouvrage
De ce gouverneur généreux
Qui consacre à te rendre heureux,
Ses soins, ses biens, ses avantages.

« Son nom ainsi que ses bienfaits
Seront à jamais pour sa gloire
Dédiés au temple de mémoire.
Ciel, comble pour lui nos souhaits ! »


L’adoption de l’Acte de Québec de 1774 par le Parlement britannique, causa un grand mécontentement chez une certaine classe d’Anglais, et un plus grand encore peut-être parmi les habitants des colonies anglo-américaines. Dans une réunion du Congrès de Philadelphie, tenue le 21 octobre 1774, par les délégués du New-Hampshire, de Massachusetts Bay, de Rhode Istand and Providence Plantation, du Connecticut, de New-York, de New-Jersey, de la Pennsylvanie, des comtés de New-Castle, Kent and Sussex on Delaware, de Maryland, de la Virginie, de la Caroline du Nord et de la Caroline du Sud, il fut résolu d’envoyer en Angleterre un document désigné sous le nom de « Adresse au peuple de la Grande-Bretagne, » où se lisait ce qui suit au sujet de l’Acte de Québec :

« … Nous ne pouvons nous empêcher de nous en plaindre comme d’une loi ennemie de l’Amérique Britannique, et nous ne pouvons cacher notre étonnement de ce qu’un Parlement britannique puisse jamais consentir à établir dans ce pays une religion qui a fait verser des déluges de sang sur notre isle, et répandu l’impiété, la bigoterie, la persécution, le meurtre et la rébellion dans toutes les parties du monde. »

Dans une autre séance de ce même Congrès de Philadelphie, tenue cinq jours plus tard (le 26 octobre 1774), ces mêmes délégués, désireux d’entraîner les Canadiens dans leur révolte contre l’Angleterre, adressaient aux habitants de la province de Québec ces paroles hypocrites :

« … Nous sommes trop bien informés de la libéralité des sentiments qui distinguent votre nation pour imaginer que la différence de religion vous donnera des préjugés contre une amitié cordiale avec nous. Vous savez que la notion transcendante de la liberté élève ceux qui s’unissent pour sa cause au-dessus de toutes ces petites infirmités des esprits faibles. Les cantons suisses fournissent une preuve éclatante de cette vérité. Leur union comprend des états, catholiques et protestants, vivant en paix les uns avec les autres, dans la plus parfaite concorde… Que vous offre-t-on par le dernier acte du Parlement… ? la liberté de conscience dans votre religion ? Non. Dieu vous l’a donnée ; et les pouvoirs temporels avec lesquels vous avez été et vous êtes liés vous en ont solidement stipulé la jouissance dans le présent Congrès, qui est commencé le 5 septembre et a été continué jusqu’à aujourd’hui. Il a été résolu avec une joie universelle et d’une voix unanime que nous regarderions la violation faite à vos droits par l’Acte qui change le gouvernement de votre province, comme une violation de nos propres droits. »

Le reproche fait au gouvernement anglais par le Congrès de Philadelphie (dans son Adresse au peuple de la Grande-Bretagne) d’avoir trop bien traité les Canadiens mit ceux-ci sur leur garde, et lorsque les Anglo-Américains, révoltés contre leur métropole, voulurent s’emparer du Canada, en 1775, ils se heurtèrent à l’indifférence des habitants de la région de Montréal et à l’hostilité active de ceux de la région de Québec. Grâce au clergé et à la classe instruite de la population ; grâce surtout aux recommandations de Monseigneur Briand, évêque de Québec, les « Bastonnais, » ces ennemis séculaires des Canadiens et des Acadiens, échouèrent dans leur tentative, et les « nouveaux sujets, » comme on appelait les Canadiens, surent récompenser le gouvernement britannique de la justice qu’il venait de leur rendre en conservant à la Couronne d’Angleterre son vaste empire actuel de l’Amérique du Nord.

Car il n’a tenu qu’au bon ou au mauvais vouloir des Canadiens-Français de Québec que les événements prissent telle direction ou telle direction contraire[7].

Guy Carlelon demanda son rappel, et fut remplace, en 1778, par le général Frédéric Haldimand, vieux militaire d’origine suisse, sévère, ombrageux à l’extrême, qui voyait partout des émissaires de la France et des colonies révoltées de l’Amérique. Ses craintes, pour n’être pas sans quelque fondement, étaient absolument excessives. Il emplit les prisons de gens qu’il soupçonnait de conspiration, obligea le peuple à de fréquentes corvées, et agit en toutes choses comme si chaque citoyen eût été un soldat obligé de lui obéir. Il quitta Québec, au mois de novembre 1784, laissant provisoirement le gouvernement entre les mains du lieutenant-gouverneur Hamilton. L’année même de son départ, le 5 mai 1784, Haldimand fit commencer au fort Saint-Louis l’érection d’un nouveau corps de logis destiné aux bals, levers et réceptions officielles du Château. Une des courtines du fort construites en 1693 par Frontenac, servit de mur extérieur au rez-de-chaussée de cet édifice.

Le vieux général helvétien gourmandait les maçons employés aux travaux des fondements de la bâtisse, s’emparait lui-même de leurs instruments et les intimidait au point de les rendre réellement malhabiles.

Le bâtiment fut inauguré plus de deux ans après son départ, le 18 janvier 1787, jour de la fête de la reine Charlotte, — lord Dorchester (Guy Carleton), revenu au pays en 1786, faisant les honneurs du nouvel édifice.

Les Anglais désignèrent d’abord ce bâtiment sous le nom de New building ou New Chateau Building. Lorsqu’il servit de résidence aux gouverneurs, on l’appela Château Saint-Louis.

Le véritable château Saint-Louis fut réparé et haussé d’un étage de 1808 à 1811, et sa toiture reçut une couverture en fer blanc. Le peuple commença alors à donner le nom de Château Neuf à l’antique édifice ainsi agrandi et rajeuni, et il appela Vieux Château le bâtiment de date beaucoup plus récente commencé par le général Haldimand.

Après l’incendie du château Saint-Louis, en 1834, le nom de l’édifice historique fut souvent donné à l’autre château[8].

Pour éviter la confusion, nous avons, dans un rapport officiel écrit en 1875, donné le nom de Château Haldimand à l’édifice commencé le 5 mai 1784, et M. James Le Moine, à qui nous avions communiqué ce document, a, lui-même, adopté cette appellation dans un ouvrage publié subséquemment.

M. James Thompson, qui fut pendant longtemps le directeur des travaux du gouvernement en ce pays, a noté, jour par jour, dans un cahier confié depuis à la Société Littéraire et Historique de Québec, tout ce qui concernait l’érection du château Haldimand. Nous en extrayons les « entrées » suivantes, choisies parmi les dernières du manuscrit :

« 2 octobre 1786. Le peu qui reste à faire au nouvel édifice est remis à l’arrivée de Mylord Dorchester, autrefois le général Guy Carleton, qui est attendu de jour en jour.

« 30 octobre 1786. Lord Dorchester visite d’abord le Château Saint-Louis, puis le nouveau bâtiment, avec le directeur des travaux. Il admire l’intérieur du nouveau château, mais dit que l’extérieur a peu d’apparence.

« 31 octobre 1786. On commence de grandes réparations au château proprement dit (Saint-Louis), puis on travaille au nouveau bâtiment, à la bibliothèque.

« 3 janvier 1787. Le capitaine Mann intime aux ouvriers d’avoir à tenir la chambre dont on pose le parquet prête pour le lever de la fête de la naissance de la Reine, vu les inconvénients qu’il y aurait de recevoir une grande foule au Château le matin de ce jour.

« 18 janvier 1787. Jour de la fête de la Reine. On reçoit pour la première fois dans le nouveau château. Deux aides de camp et deux sergents ont été placés à la porte, afin d’empêcher les messieurs d’entrer avec des crampons aux pieds. Malgré cette précaution, un des visiteurs a laissé des marques de crampons sur le plus beau parquet peut-être de tout le Canada. La salle de réception n’était pas complètement terminée.

« 8 juillet 1787. Lord et Lady Dorchester visitent les chambres d’en haut.

« 15 août 1787. Le prince William Henry[9], reçu d’abord au Château (Saint-Louis), se rend ensuite au nouvel édifice (New Building), où les officiers, le clergé et les notables lui souhaitent la bienvenue dans l’unique chambre complètement terminée.

« 21 août 1787. Demain, jour de la naissance du prince (William-Henry), il y aura bal au nouvel édifice. Tous les ouvriers sont à l’œuvre. J’ai reçu ordre de Lord Dorchester de faire construire une plate-forme sur le toit d’une bâtisse à voûte (vaulted house), originairement un magasin à poudre[10], contigu à l’extrémité supérieure du nouvel édifice, afin que le prince et son entourage puissent de là voir le feu d’artifice.

« 21 septembre 1787. Le prince William-Henry visite le nouveau château…

« 4 octobre 1787. Brillante compagnie au nouveau château (New Building). Feu d’artifice repris. (Il n’avait pas eu lieu à cause de la pluie). Réveillon dans les mansardes du nouvel édifice. (Idée de Lady Carleton)[11].

« 3 décembre 1787. Lord Dorchester et sa famille déménagent dans les mansardes du nouveau château. »

À partir du mois de décembre 1787, l’antique château Saint-Louis fut occupé par des bureaux, et le gouverneur


Le « vieux Château » ou « château Haldimand » à Québec (1784-1892),
d’après un dessin de M. George Saint-Michel.

résida dans le château Haldimand. Décidément, « ceci » commençait à éclipser « cela » ; mais « cela » devait bientôt prendre sa revanche, et se revêtir d’une nouvelle splendeur.

M. Philippe Aubert de Gaspé raconte, dans ses Mémoires, un incident du bal donné au nouveau château, le 22 août 1787, en l’honneur du duc de Clarence. « Le prince William-Henry, dit-il, fut reçu à Québec avec la pompe et l’étiquette dues au fils de notre souveraine… Il y eut, comme de droit, un grand bal au château Saint-Louis. On dînait alors à quatre heures ; le bal commença entre six et sept heures. Le jeune prince, après avoir dansé avec quelques-unes des dames les plus considérables, belles, laides ou indifférentes, s’émancipa un peu, et, s’affranchissant de l’étiquette qu’on voulait lui imposer, il choisit lui-même ses danseuses parmi les demoiselles les plus jolies de la réunion, au grand déplaisir de Lady Dorchester, qui s’écriait de temps à autre : « Ce jeune homme n’a aucun égard pour les convenances. »

« Le jeune marin, tout à son plaisir, n’avait fait aucune attention à un incident qui ne le frappa qu’entre onze heures et minuit. S’adressant alors à mon oncle Charles de Lanaudière, aide-de-camp de Lord Dorchester, il lui demanda si, dans la ville de Québec, les dames et les messieurs ne s’asseyaient que pour prendre leurs repas.

« — C’est, répliqua l’aide-de-camp, par respect pour Votre Altesse Royale que tout le monde reste debout en sa présence.

« — Alors, fit le Prince, dites-leur que mon Altesse Royale les dispense de cette étiquette.

« L’aide-de-camp, après avoir consulté Lord et Lady Dorchester, proclama que Son Altesse Royale le duc de Clarence permettait aux dames de s’asseoir ; ce dont plusieurs, surtout les vieilles, avaient grand besoin. »

Le prince n’avait alors que vingt-deux ans.

Un autre membre de la famille royale d’Angleterre, le prince Édouard, duc de Kent, (qui devint plus tard le père de Sa Majesté la reine Victoria) arriva à Québec, avec son régiment (le septième des fusiliers royaux), au commencement du mois d’août de l’année 1791. Il se trouvait dans la capitale lorsque M. Hubert, curé de Québec, se noya dans le fleuve Saint-Laurent, en face de La Pointe-Lévis, le 21 mai 1792, et il se donna beaucoup de mal pour retrouver le corps de ce pasteur « chéri et aimant » — dilectus et amans, comme dit l’inscription qui lui est consacrée dans la basilique Notre-Dame de Québec[12].

L’année 1792 marque une ère nouvelle dans la vie civile du peuple canadien, — l’inauguration de la constitution qui nous avait été accordée l’année précédente par le gouvernement de la Grande-Bretagne, et qui introduisait pour la première fois le régime parlementaire dans la colonie.

Le pays fut divisé en deux provinces : le Bas-Canada (160,000 habitants), capitale Québec, et le Haut-Canada (40,000 habitants), capitale York, aujourd’hui Toronto. Chaque province fut divisée en comtés ou circonscriptions électorales.

Le Conseil Législatif et l’Assemblée des représentants du peuple se réunirent à l’évêché de Québec (loué par le gouvernement depuis 1778), et la première session du premier parlement de la province du Bas-Canada fut ouverte par sir Alured Clarke, lieutenant-gouverneur, le 17 décembre 1792.

Le Conseil Exécutif siégea au Château.

Le nouveau régime ne dotait pas encore le Canada d’un gouvernement responsable ; mais la création de Chambres issues du suffrage populaire, dans les deux provinces, était un pas dans cette direction, et devait y conduire infailliblement.



  1. Le premier gouverneur en titre du Canada, sous le régime anglais, fut le général Amherst ; mais il séjourna à peine dans le pays. Il fut remplacé par trois gouverneurs régionaux : Murray à Québec, Gage à Montréal et Burton aux Trois-Rivières. Le général Murray ne fut nommé gouverneur de tout le Canada, ou province de Québec, qu’en 1764.
  2. Ponthiac, le célèbre chef indien, maintint de nombreuses tribus de l’Ouest dans l’attente du retour des Français, et son éloquence persuasive les entretint longtemps dans leur hostilité contre les Anglo-Américains. À Québec, on conserva une lueur d’espérance de voir revenir les Français jusqu’après la guerre de l’indépendance américaine. « Depuis 1775, où les Bastonnais vinrent assiéger Québec, dit le « vieux récit » des anciennes annales des Ursulines, la guerre a toujours continué, et nous voilà à l’année 1782 sans savoir quand et comment elle finira. Si la continuité de ce fléau nous procurait le bonheur de revenir à la France, nous aurions bientôt oublié toutes nos misères passées. Mais qu’il est à craindre que notre Roi Louis ne s’intéresse plus au Canada !…. »

    Il y a quelque chose de vraiment touchant dans ces regrets affectueux, cette fidélité persévérante et naïve, ce reproche à peine exprimé.

  3. Parmi les notables qui s’embarquèrent à Québec le 27 septembre 1764, pour se rendre en Angleterre, et de là en France, la Gazette de Québec signalait Monsieur Daine, sa femme « et ses aimables filles Mesdemoiselles Gillette et Françoise. » M. Daine avait été lieutenant-général de police et maire de Québec. Il avait fortement conseillé la capitulation du 18 septembre 1759.
  4. La version anglaise dit : That the House in which His Excellency the Governor lived.
  5. De 1770 à 1774, les fonctions de gouverneur furent remplies par M. Cramahé, président du Conseil.
  6. En 1808, l’évêque anglican de Québec s’étant plaint que l’évêque catholique, Mgr Plessis, prenait le titre d’évêque de Québec, « Lord Castlereagh, ministre des colonies, répondit que l’évêque catholique n’était pas un étranger et qu’il jouissait de tous les avantages et de tous les droits attachés au titre de chef d’une religion qui était pratiquée librement en Canada sur la foi du Parlement impérial. »
  7. Consulter à ce sujet la précieuse collection de documents recueillis et annotés par M. l’abbé H.-A. Verreau, et publiée sous le titre : Invasion du Canada, ainsi que la notice biographique de Mgr Briand, dans l’ouvrage intitulé : Les Évêques de Québec, par Mgr Henri Têtu. Lire aussi les notes de M. Faucher de Saint-Maurice sur le général Richard Montgomery (1893).
  8. Frontenac avait fait construire deux corps de garde, l’un à droite et l’autre à gauche de la porte d’entrée du fort, — à l’intérieur. (Champigny pensait qu’un seul corps de garde était suffisant, mais il avait fini par céder devant le désir persistant de Frontenac). Haldimand dut faire démolir celui de droite (en entrant), pour établir la partie nord du nouveau château ; l’autre fut démoli vers 1814, et remplacé par un corps de garde construit à l’extérieur du fort, tout près de la Place d’Armes. Ce petit bâtiment, dont la façade était de forme elliptique et ornée de colonnes, fut démoli en 1854.
  9. Duc de Clarence, plus tard Guillaume IV. Il débarqua à Québec le 14 août 1787. — E. G.
  10. Construit par M. de Denonville, d’après un plan de l’ingénieur Villeneuve, en 1685. — E. G.
  11. Lady Ann Carleton, sœur de Lady Dorchester et veuve d’un neveu du gouverneur. Elle n’aimait pas le monde, et obtint le privilège de demeurer quelque temps chez les Ursulines. — E. G.
  12. Une « loyale adresse » fut présentée au prince Édouard d’Angleterre par les « Représentants de la Province du Bas-Canada, » à Québec, au mois de décembre 1793.