Le journal d’une masseuse/07

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R. Dorn (p. 67-80).

VII

OÙ L’ON VOIT UN GRAND-DUC COMMETTRE UNE LACHETÉ, UNE GOUVERNANTE SUBIR UN OUTRAGE ET UNE FEMME DE CHAMBRE EN COLÈRE. CE QU’IL ADVIENT DES TROIS.
Juin 190…

Est-ce que j’ai fait un rêve horrible ? Suis-je encore la proie d’un affreux cauchemar ? Est-ce bien moi qui suis assise à cette table, devant ce papier blanc ? Oh, mon Dieu, est-ce possible !

Je suis cependant éveillée et je ne puis croire que tout ce que j’ai vécu soit la réalité. J’ai dû, oh ! sans doute, avoir une vision, une effroyable aberration de mon esprit enfiévré, un trouble momentané de mon intelligence…

Hélas ! Je suis malade, je suis déshonorée, je suis perdue !

Cette chambre ! oh, cette chambre louche et maussade d’hôtel, ces meubles laids, ces tentures salies, ce lit ignominieux !

Combien je regrette ma jolie chambre chez la grande-duchesse, mon beau lit en bois sculpté et les moulures qui ornaient les panneaux…

Mais non, je ne veux pas la regretter, puisque je l’ai quittée, puisque je me suis enfuie.

À toi, cher petit journal, je vais tout raconter, je vais tout dire. J’en ai trop sur le cœur, je veux me soulager, en te confiant ma peine. Ah ! je suis bien malheureuse. Que vais-je devenir maintenant ?

Ça devait arriver. Pouvais-je me défendre ? Comment aurais-je pu prévoir toute la bassesse, toute l’astuce de cet homme ?

Il me faisait peur. Devant lui, je me sentais anéantie, comme une chiffe. Ses éclats de voix, son regard dur et cruel me donnaient le frisson.

Depuis le bal où je l’avais laissé se morfondre, il avait encore accentué son attitude envers moi. Chaque fois qu’il me rencontrait, il m’arrêtait au passage.

— Méchante, pourquoi n’avez-vous pas voulu ? Pourquoi n’es-tu pas restée…

Je m’enfuyais, tremblante et gênée, sans répondre.

La semaine dernière, Serge fut atteint d’un gros rhume, il avait de la fièvre, et le docteur prévenu craignit une fluxion de poitrine.

Aussitôt, le grand-duc manifesta un vif intérêt pour le petit malade. Il entrait fréquemment dans la chambre à demi-obscure, interrogeait la garde et me posait à moi un tas de questions sur les probabilités de guérison de son « fils adoré ».

Et souvent, je sentais ses gros doigts immondes caresser ma nuque ou frôler mon épaule. Je me reculais, prise de honte et de dégoût. Le grand-duc s’en allait alors, rouge et congestionné, et invariablement, il m’ordonnait de venir le soir, lui apporter encore des nouvelles de son petit pigeon.

Je devais obéir, et au moment d’aller au lit, je montais dans les appartements du grand-duc pour lui apprendre que Serge reposait et semblait aller mieux ; je transmettais ordinairement mon message au premier valet de chambre qui sommeillait dans l’antichambre, puis je me retirais aussitôt, soulagée.

Un soir — il y a juste trois jours de cela — Serge avait été un peu agité ; il ne voulait pas dormir et je dus rester à son chevet très tard.

Minuit sonnait. L’enfant venait de s’assoupir et je me rendis chez le grand-duc afin de l’informer que le malaise de Serge ne serait que passager. Dans l’antichambre, personne. Le valet était absent. Que faire ?

J’avais sommeil, je voulais dormir. Délibérément, je frappai à la première porte, devant moi.

— Entrez !

Ciel, le grand-duc ! Je n’osais ouvrir, et j’allais m’enfuir, en proie à une peur folle, quand la porte céda soudain et le grand-duc en toilette de nuit surgit devant moi.

Je lui fis ma commission d’une voix tremblante, en baissant les yeux pour cacher ma rougeur, quand tout à coup, au moment où j’allais me retirer, ses deux mains comme poussées par des ressorts s’abattirent sur mes épaules. Je jetai un cri perçant et je voulus me débattre ; mais il m’entraîna violemment dans la chambre et referma la porte à double tour.

Puis, me prenant rudement par le bras, il me poussa dans une sorte de boudoir entièrement capitonné de lourdes tentures, et la porte retomba. J’étais perdue. Ah ! je pouvais crier et me débattre, je pouvais hurler à m’arracher la gorge ! Personne ne devait m’entendre. Les tentures étoufferaient tous les bruits. Et j’étais seule, en face de cette brute, sans défense et sans secours, pauvre brebis perdue dans le désert et que la hyène surprend.

L’infâme ricanait.

— Ah, ah, chacun son tour, ma petite sirène ! Tu as cru te moquer de moi et te soustraire à ma volonté, tu as cru que le grand-duc Alexandre n’était pas assez fort pour avoir raison de toi ! Tu vois, tu vois, petite folle, petite drôlesse, que je peux tout, quand je veux ! Et je te tiens, maintenant, tu es à moi, tu es mon trésor, mon joujou, et je te veux, je te veux, je te veux…

Il était effrayant et je sentais une angoisse mortelle m’étreindre le cœur.

Ses mains tremblaient, sa lippe charnue avait une contraction qui découvrait ses dents jaunes et de la bave coulait de sa bouche.

J’essayai de l’attendrir et je me jetai à ses pieds, suppliante.

— Oh ! je vous en prie, Monseigneur, je vous en supplie, n’abusez pas de ma faiblesse, laissez-moi.

— Non, non, je te veux, je te veux toute, tes lèvres, tes seins, ton corps, tout ton joli petit corps… tes yeux !

— Mais, c’est un crime, Monseigneur, une chose affreuse, une chose lâche. Par pitié !

— Un crime, une lâcheté ! Ah, ah, ah, méchante folle, est-ce une lâcheté de t’aimer, est-ce un crime de te vouloir ?… Viens, viens, sois à moi, toute…

— Je ne veux pas, je ne veux pas, à moi, au secours, au secours…

— Oui, crie, putain, crie, vipère, personne ne viendra, personne. Tu es à moi et je te prends.

D’une main puissante, il me saisit à la taille et me jeta sur un divan. Je me débattais en désespérée, luttant avec les pieds, avec les mains, et plusieurs fois, mes ongles labourèrent son visage où du sang apparut.

Lui, pris d’une rage folle, m’écrasait sur le divan et ses mains immondes déchiraient mon corsage et mes jupes ; d’un effort violent, il fit sauter mon corset, cependant que ses lèvres goulues s’appliquaient sur mes seins et que ses dents de fauve me criblaient de morsures. Mes ongles crispés sur ses joues s’implantaient partout et déchiraient la peau, mais il ne sentait pas la douleur, dans sa folie. Et toujours, dans cette lutte atroce, ses mains qui arrachaient les jupons, qui froissaient les dentelles et qui montaient plus haut, plus haut toujours, malgré ma défense et mes efforts surhumains.

Peu à peu, la lutte faiblit : j’étais anéantie, meurtrie et sans forces, presque évanouie.

Maintenant que mon esprit est plus calme, je revois mieux la scène, je puis me rendre compte, enfin ; mais à ce moment, je ne voyais, je n’entendais plus rien, affaissée, comme morte.

Et soudain, une douleur, un déchirement terrible me jeta, pantelante et domptée ; je sentais une chose immonde, énorme, invincible qui me pénétrait, qui me torturait dans une souffrance atroce mêlée de dégoût et de rage. Et je faisais d’inutiles efforts pour me dégager, pour fuir ce cauchemar épouvantable. Tel un monstre apocalyptique, l’ignoble grand-duc se vautrait sur moi, m’écrasant sous son poids de brute, cependant que sa figure horriblement crispée, souillée de sang et de bave, frôlait ma tête et que ses lèvres de pieuvre suçaient mes seins jusqu’au sang.

Après, je ne sais plus. Je m’étais évanouie, et je dus rester longtemps dans cette prostration.

Quand je repris connaissance, j’étais couchée dans un lit qui n’était pas le mien, et auprès de moi, un grand corps immobile et chaud…

Je fus quelques instants avant de me souvenir, puis tout à coup, la lumière se fit. J’étais là, dans ce lit, avec le grand-duc ; j’étais sa maîtresse, il m’avait violée. Et il dormait, l’immonde magot, repu et satisfait.

Ah, une arme, si j’avais eu une arme, avec quelle joie…

D’un bond, je fus hors du lit ; j’étais nue. Violemment j’arrachai une couverture pour m’envelopper et je me précipitai vers la porte. L’autre s’éveilla lourdement, grogna, puis, se tournant d’un coup de coude, il retomba dans son anéantissement de brute… La clef était sur la porte, par bonheur… Pas une lumière dans la maison, pas un bruit. À tâtons, je regagnai ma chambre et je me jetai sur mon lit. Une crise de larmes me soulagea et je demeurai longtemps, secouée de sanglots, meurtrie et douloureuse. Peu à peu, cependant, le sommeil vint calmer ma fièvre et je m’endormis d’un sommeil agité, plein de rêves effrayants où, sans cesse, revenait l’apparition monstrueuse du grand-duc ivre de lubricité, cependant qu’une chose immonde que je tentais vainement d’écarter, me pénétrait avec violence et faisait crier ma chair.

Cette chose affreuse que je redoutais, tout en ne me rendant pas bien compte de ce qu’elle pouvait être, s’était donc accomplie ! En perdant ma virginité qui jusqu’alors avait fait ma force, je perdais en même temps le respect de moi-même. J’étais souillée ; j’étais perdue.

Et je sentais si bien cette déchéance, cet affreux vide qui venait de remplacer ma fragile volonté. Maintenant, c’était fini ! Je ne pouvais éviter la loi fatale de ma destinée. Tant que j’avais été soutenue par ce sentiment matériel de ma pureté, j’avais été forte pour lutter contre certains appétits, mal définis, contre certaines ardeurs qui me faisaient souhaiter la matérialisation des héros de mes lectures. Et maintenant, cette force s’en était allée et je me sentais à la merci du premier homme qui me saurait prendre. Je me sentais incapable de recommencer la lutte où je savais que je succomberai inévitablement, puisque j’étais une proie sans courage et sans volonté, jetée en pâture au désir de l’homme.

Mais tout, oui tout, la mort même plutôt que de subir encore le grand-duc. Oh ! de quelle haine je me sentais animée contre cet être sans cœur et sans dignité qui venait de briser ma vie et de me jeter à l’égout. J’appelais sur sa tête toutes les colères du ciel, toutes les rancunes de la terre et je bénissais par avance le nihiliste justicier dont la bombe vengeresse supprimerait cette existence infâme.

Mais, au milieu de mes rêves de vengeance passait la douce image de la duchesse dont le regard sympathique, et la voix caressante venaient adoucir l’amertume de mes pensées.

Pauvre femme, pauvres enfants !

Ce que j’ai pleuré, durant cette longue journée qui suivit le viol ! Prétextant un malaise — et d’ailleurs n’étais-je pas malade moralement et brisée par tout le corps — j’avais prié la duchesse de m’excuser et j’étais restée dans ma chambre. À deux reprises, le grand-duc était venu frapper à ma porte, mais j’avais évité de répondre, et de guerre lasse, il s’en était allé.

Vers le soir, on frappa de nouveau et Lina me pria d’ouvrir, ce que je fis avec empressement. Ah ! comme je me suis jetée dans ses bras en sanglotant.

Et je lui ai tout raconté, oui, sans honte ; j’ai dit la ruse du grand-duc, j’ai refait la scène du viol et mon évanouissement, et ma surprise de me trouver, plus tard, dans le lit du maître, enfin tout.

Et Lina, les sourcils froncés, répétait à chaque instant :

— Ça ne m’étonne pas…

Quand j’eus terminé, Lina me prit dans ses bras pour me consoler.

— Voyez-vous, Juliette, il vaut encore mieux que vous en soyez quitte avec ça. Il vous aurait tuée si vous aviez résisté. Et maintenant, qu’allez-vous faire ? Que décidez-vous ?

— Je ne sais pas.

— Comptez-vous rester quand même au service de la duchesse ?

— Non, oh ! non. Comment pourrai-je encore vivre auprès d’elle. D’ailleurs, si je reste…

— Évidemment, le grand-duc exigera que vous soyez sa maîtresse.

— Et voilà justement ce que je ne veux pas.

— Alors ?

— Je partirai, tout de suite, demain.

— Et que ferez-vous ?

— Je ne sais pas… Je retournerai en France, à Paris ou ailleurs, qu’importe.

— Oui, cela vaut peut-être mieux ainsi. Partez, effacez jusqu’au souvenir de cette maison où vous avez eu si peu de joies. Dans votre pays, vous trouverez peut-être un brave garçon qui vous épousera et qui vous rendra heureuse. C’est du moins ce que je vous souhaite.

Bonne Lina ! Enfin, j’étais décidée, je partirai dès le matin. Mais comment faire pour annoncer ma résolution à la duchesse ? Mentir ! Puis-je faire autrement. Je lui conterai qu’ayant reçu un télégramme, je devais rejoindre mon fiancé le plus tôt possible. Mon fiancé ! oh ! les belles épousailles qui m’attendaient !

Et je mentis. La duchesse parut navrée ; elle me gronda doucement de l’abandonner ainsi, et elle me fit un superbe cadeau.

Elle ne voulait pas me laisser partir, prétextant mon malaise, et je dus lui jurer que je me sentais beaucoup mieux.

Le moment le plus pénible de la journée fut le dîner. Je n’avais pu refuser, faute de prétexte, d’assister pour la dernière fois au repas familial et je crus m’évanouir encore lorsque le grand-duc parut. Sans montrer le moindre trouble, il s’assit à sa place et rejeta sur la maladresse de son coiffeur les égratignures qui marquaient ses joues.

Je faisais des efforts surhumains pour contenir mon émotion et pour ne rien laisser paraître de l’agitation de mon âme ; je touchai à peine aux plats, malgré les prières pressantes de la duchesse. Alexis me taquinait, surpris de mon silence et de ma gêne. Ce supplice prit fin cependant lorsque le grand-duc quitta la table. À mon tour, je m’empressai de prendre congé de la duchesse que je ne devais plus revoir et j’emmenai Alexis. Serge, encore couché, voulait me retenir et je dus lui promettre mille gâteries pour échapper à ses prières.

J’eus vite fait de boucler ma malle ; ma garde-robe était peu fournie et j’avais besoin de si peu de choses. En somme, bien munie d’argent, je pouvais envisager l’avenir sans trop de craintes.

Mais j’avais été trop bouleversée par tout ce qui s’était passé, pour entreprendre immédiatement ce long voyage du retour ; j’étais malade ; je souffrais encore de l’agression brutale du grand-duc ; j’étais toute courbaturée, toute déchirée, toute meurtrie. Il me fallait quelques jours de repos. N’avais-je pas besoin de forces physiques, maintenant que la grande lutte allait commencer !

Le lendemain, au matin, je partis et je me fis conduire à l’Hôtel de France ; je voulais rester là deux ou trois jours, puis je quitterai à tout jamais le sol odieux de la Russie où j’étais tombée…

Ah ! quels espoirs en arrivant ! Quelles désespérances, au retour ! Pauvre de moi !…