Le journal d’une masseuse/09

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R. Dorn (p. 81-122).

CHAPITRE IX

OÙ L’ON VOIT UNE EX-GOUVERNANTE FAIRE L’APPRENTISSAGE D’UNE PROFESSION TRÈS RÉPANDUE.


Juillet 190…

Minuit ! Je suis un peu lasse, et, cependant, je ne veux pas me coucher avant d’avoir causé un moment avec toi, cher petit journal.

Depuis si longtemps que tu dors, au fond d’un tiroir ! Les semaines ont passé ; il est survenu tant de choses, depuis mon… accident ! J’ai vécu tant d’heures d’angoisse et de crainte que je t’ai oublié. Mais à présent que mon ciel semble plus clair, que mon cœur est plus léger, à présent, nous allons vivre tous deux notre petite intimité.

Que je te dise tout d’abord ! Cinq jours de voyage… La tête vide, l’âme endolorie et le corps brisé, je débarque à Paris, un matin, il y a trois semaines. Il faisait un beau soleil ; l’air était pur, la matinée splendide ; je me sens soulagée par cet accueil de la grande ville.

Hôtel, installation, première fièvre de l’arrivée, que sais-je ! Au bout de quelques jours, je me mets en quête d’une place. Dame ! Je pouvais bien attendre quelques semaines, quelques mois même, mais à quoi bon user mes économies dans l’oisiveté. Je consulte les journaux, j’insère des annonces, je me démène. Au bout de huit jours, rien ! Pas trop découragée, je recommence à lire les annonces du Journal et du Matin et à consulter les Petites Affiches. Seulement, dans ces journaux-là, on ne demande que des femmes de chambre, des bonnes à tout faire ou des dactylographes. Or moi, je cherchais une place de gouvernante ou de dame de compagnie.

Et le temps passe, les jours se suivent… et se ressemblent, je cherche toujours.

Voilà que lundi dernier — il y a donc quatre jours — je trouve un journal déplié sur la table du bureau de l’hôtel. Je le regarde. Tiens, le Supplément ! Un journal à femme.

Je ne suis pas trop bégueule, surtout depuis que… Et puis, la curiosité ! Bref, je chipe le journal pour le lire dans mon lit. D’abord, un article de Paméla… je passe ; Oh ! tes nichons ! de Mendès… je passe ; Coup double, de La Vrille… je passe, mais je le lirai tout de même, celui-là ; des vers de Roustand… À la quatrième page, une débauche de femelles nues, nichons au vent, dans un envol — oh ! si léger — de dentelles ; puis, les annonces. Voyons les annonces : chambres à louer, garçonnières, petits appartements discrets… offres et demandes de capitaux… Jeune dame gênée demande à emprunter 10 francs ; rendra au gré du prêteur. Oh ! la, la ! Offres et demandes d’emploi ; voyons ça un peu ! Monsieur offre 20 francs par mois… Dame âgée prendrait secrétaire jeune… Jeune artiste, belle voix, désire place auprès monsieur seul… Tiens, oui… mais… Une artiste dramatique cherche une jeune fille, excellente éducation, comme demoiselle de compagnie, etc., etc.

Mais c’est justement ce que je désire ! Si je m’attendais à celle-là, par exemple ! Je vais écrire tout de suite. Et v’lan, je saute de mon lit, en chemise ; le papier ? Ah ! là. Et la plume ? Où diable est ma plume ? Qui est ce qui m’a pris ma… La voilà ! Je m’applique à tracer une belle anglaise aristocratique… gouvernante… musicienne… fille de pasteur… demander renseignements à monseigneur le grand-duc Alexandre…

Si elle allait lui écrire, cependant ! Ah ! bah, il ne pourra que lui répondre que je suis une personne tout ce qu’il y a de plus séduisante, tout ce qu’il y a de plus parfaite, une perle quoi ! Il est payé pour me connaître, ce sale Russe.

Mais elle ne lui écrira pas. Est-ce qu’on écrit à une Altesse ? Il suffit que j’aie été admise dans sa maison, n’est-ce pas ?

Vite, mon peignoir, mes pantoufles.

— Joseph, Joseph…

— V’là, mam’selle, v’la…

— Vite, portez ça à la poste, mais vite, tout de suite.

— On y va, mam’selle, on y court.

Ouf ! ma lettre est partie. Dieu ! Je vais avoir la fièvre, bien sûr. Pourvu qu’elle réponde, cette artiste. Et je me la figure très jeune, très entourée, très choyée, dans un joli petit hôtel de la plaine Monceau… Chaque soir, je l’accompagne à son théâtre, à la Comédie-Française, évidemment, et je fais les honneurs de sa loge à ses admirateurs, à ses amis, à ses amants, peut-être… Elle m’aime et nous sommes une paire de camarades, des inséparables, des sœurs…

Dieu, que c’est bête ! L’annonce date de trois jours. Bien sûr qu’elle a dû recevoir pas mal de lettres, l’artiste. Elle ne me répondra pas. J’ai vu le journal trop tard.

Pourquoi ne l’ai-je jamais ouvert, ce Supplément-là, puisqu’il a des annonces ?

Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, bercée alternativement par des espoirs fous et des explosions d’incrédulité. Et pourtant, qui sait…

Je passe la journée à courir les magasins et à lire les offres d’emplois, sur les murs. Je rentre à l’hôtel, un peu lasse, vers huit heures.

— Joseph, ma clef.

— V’là, mam’selle, avec eune lettre qu’a sent ben bon pour vous.

— Donnez vite, mais donnez donc, idiot. Quatre à quatre, je monte l’escalier.

Enfin ! Si c’était une réponse ! Vite, mon coupe-papier ! Je dévore cette petite écriture tremblée, mais je ne distingue pas bien… l’émotion, la joie ! Mes yeux sont troubles…

« Mademoiselle,

« Bien reçu votre lettre. — Venez vite. — Ai hâte de vous voir. — Espère m’entendre avec vous. — Me paraissez répondre à toutes exigences. Vous attends demain deux heures chez moi.

« Cecilia,
« du Vaudeville. »

Cécilia ? Mais je la connais, je l’ai vue, c’est-à-dire j’ai vu sa photographie chez Haute-cœur.

Et elle demeure avenue des Champs-Élysées, no 13. Ah, que suis contente !

Je danse comme une folle dans ma chambre en brandissant la lettre, que je relis plusieurs fois, afin de me convaincre que je ne suis pas le jouet d’une illusion.

Vrai, elle doit être bien occupée, cette pauvre femme, pour écrire ainsi, en style télégraphique…

À une heure, le lendemain, j’étais déjà prête. Ma plus belle robe, mon chapeau le plus coquet, des gants neufs, une ombrelle en dentelle… J’étais vraiment très bien, avec un certain air de distinction et de sobre élégance. L’émotion colore mes joues ; mes yeux brillent…

Une heure et demie. Je prends un fiacre, pour ne point paraître lasse devant Mme Cécilia ; il fait un temps magnifique, pas trop chaud, avec une légère brise. Les cantonniers inondent la chaussée pour abattre la poussière. Mon cocher sifflote entre ses dents, tout en poussant Cocotte ; au moment où nous pénétrons dans l’avenue des Champs-Élysées, je me sens prise d’un trac formidable ; mon cœur bat à coups redoublés et j’ai presque un instant de faiblesse. Nous arrivons… encore quelques pas… Voilà le 13 ; c’est là.

Je monte lentement les marches du grand escalier ; il est deux heures exactement ; à l’étage, je tire le pied-de-biche doré ; une jolie soubrette, fine et gracieuse, me fait entrer au salon et va prévenir Madame. Mon émotion redouble ; j’ai presque envie de fuir. Pour tromper mes nerfs, je me force à regarder les mille bibelots qui encombrent le salon, les potiches de Chine grimaçantes et multicolores, les petits ivoires japonais si délicats, les vieux éventails, les tapisseries… Les meubles sont riches, les tapis épais, mais ce n’est pas aussi distingué, aussi élégant que chez la grande-duchesse. Je suis chez une actrice, chez une cocotte presque, et cela se sent à mille riens, aux étoffes trop lourdes dont la couleur écrase le mobilier, aux bibelots trop riches et d’un goût douteux, aux tapis flamboyants qui hurlent les expositions des grands magasins.

Sur la cheminée, aux murs, partout, des photographies de toutes les grandeurs représentant pour la plupart et sous toutes les faces la maîtresse de maison. Quelques-unes sont dédicacées : À ma chère camarade… À la plus géniale artiste… À ma pensionnaire dévouée…

Dans un angle, et bordé d’un immense cadre doré trop large, le portrait au pastel et en pied de Cécilia, par Reutlinger. Dieu, quelle est jolie, dans son fourreau de velours, avec ce grand chapeau d’où pendent de longues plumes blanches ! Quel admirable profil ! Et je vais voir, tout près, en tête à tête, l’original de ce magnifique tableau ! Mon trac me reprend.

Tout à coup, une porte de côté s’ouvre brusquement et un flot de dentelles pénètre dans la pièce avec une bouffée de parfum. Cécilia ! C’est ça, Cécilia ! Cette vieille femme aux joues tombantes, aux yeux pochés, au front criblé de rides !!! Pauvre Reutlinger !

— Ah ! que c’est aimable à vous d’être exacte, mademoiselle. Mais voyons, asseyez-vous, là, en face de moi.

La vieille s’est affalée sur un divan, au milieu de ses dentelles et elle m’examine du haut en bas avec son face-à-main en écaille.

C’est drôle, je ne suis plus troublée. Parti, envolé le trac. Cette vieille ne m’émotionne pas du tout, mais elle m’intéresse ; elle ressemble un peu à Lina, avec les rides en plus.

Et nous bavardons ; elle veut savoir comment j’ai passé mon enfance.

— Ah ! Vous êtes une fille de pasteur ? Tiens, cela me fait plaisir, oh ! mais oui, très plaisir.

Je me demande un peu pourquoi, par exemple.

Elle m’interroge sur la Russie, sur la famille du grand-duc Alexandre, sur le Palais d’Hiver. Oh, ce Palais d’Hiver où elle aurait tant voulu aller en représentation, pour jouer devant le Tsar. Elle prononce Czar, en appuyant sur le C…

— Et pourquoi avez-vous quitté le grand-duc, la Russie ?

Je ne sais que répondre. Dame, je ne peux pourtant pas lui dire… Et je rougis, je rougis comme une coupable.

Elle insiste. Est-ce que par hasard le grand-duc…

Mon trouble augmente. Je ne sais où me mettre. Et cela l’intéresse prodigieusement, la vieille libidineuse.

— C’est ça, n’est-ce pas ? Et vous êtes partie à cause de ça, hein ? Pauvre enfant.

Je fais involontairement un signe affirmatif.

— Moi, à votre place… Ah ! oui, alors…

D’abord, je serais restée, et puis… et puis… Vous me comprenez !

Je ne comprends que trop. Elle l’aurait fait chanter, le grand-duc, parbleu. Mais peut-être ne se serait-il pas laissé faire.

— Eh bien, j’aime mieux ça, oui, j’aime mieux que vous soyez un peu… comment dirais-je, un peu… dessalée, disons le mot. Je déteste ces petites bégueules qui ne savent rien et qui font des impairs. Au moins vous, puisque vous avez vu le loup, vous savez ce que c’est. Il n’est pas bien méchant… au contraire… Et puis d’ailleurs, chez moi, il vient tellement de monde, je connais tant de gens qu’il faut savoir se montrer à la hauteur de toutes les situations. Vous me comprenez ?

Tiens, je te crois que je comprends. C’est assez clair.

— Je cherche non seulement une aide, une distraction, mais aussi une amie. Vous me plaisez beaucoup, mais là beaucoup et vous savez que je ne vous lâche plus. Vous vivrez avec moi, tout près de moi ; nous causerons… j’adore bavarder. Vous me ferez la lecture, vous m’accompagnerez partout, au théâtre, quand je joue, à la promenade, en voyage, aux courses, aux bains de mer, enfin partout. Ah, vous savez que j’adore les restaurants de nuit et que j’y vais souvent. Vous viendrez avec moi. On y rencontre quelquefois d’aimables jeunes gens avec lesquels on peut passer un bon moment… en tout bien tout honneur, s’entend. Êtes-vous musicienne ?

— Oui, un peu, je pianote.

— Qu’est-ce que vous savez jouer, par exemple ?

— Du Brahms, du Chopin, du Mozart, du Beeth…

— Et Viens Poupoule ? Ah ! vous me jouerez Viens poupoule, n’est-ce pas ? Et puis un tas de chansons, vous savez, ces chansons des rues, le Dernier baiser, la Fifille à sa mère, la Mattchiche

— Mais oui, tout ce que vous voudrez.

— Ah ! tenez, vous êtes une perle. Et l’anglais, est-ce que vous parlez l’anglais ?

— Oui, un peu…

— Elle est épatante. Et le russe ? Vous devez comprendre le russe, n’est-ce pas ?

— Oh ! si peu…

— Moi, je sais un mot, un seul, en russe, Dourak ; le connaissez-vous ?

— Sans doute, on l’emploie aussi fréquemment qu’en français, en Russie.

— Ah ! qu’est-ce que ça veut dire ?

— C’est un vilain mot, je n’ose vous le répéter.

— Un vilain mot ? Oh si, dites, dites vite.

— Ça signifie : Imbécile.

— Imbécile ! Ah, imbécile ! Non, c’est trop drôle. Elle est épatante.

Et elle rit, elle rit, la vieille Cécilia ! Ses nichons ballottent dans son peignoir, son ventre tressaute… Je regarde le portrait de Reutlinger. Elle suit mon regard, et tout à coup, sans transition :

— Pas mal, n’est-ce pas ? Il date de l’an dernier. Vraiment, quel grand artiste, ce Reutlinger !

Et Cécilia bavarde ; elle ne tarit pas, une vraie pie. Moi, ça m’amuse, ce babillage incohérent. Elle me parle de ses chiffons, de ses robes, de ses dentelles ; puis elle me montre ses bijoux. Des merveilles ! Une fortune énorme ! C’est une cascade de perles, de diamants, de rubis, d’émeraudes…

Ensuite, elle me conduit dans son boudoir, un bijou, garni de petits meubles dorés, avec des coussins en liberty partout ; je visite sa chambre à coucher, j’admire son lit, un meuble splendide, sculpté et garni d’appliques en argent… Un autel. L’autel de l’amour, évidemment.

Les heures passent ; nous bavardons toujours ; Cécilia s’abandonne tout à fait et me comble de confidences. Nous voilà déjà une paire d’amies.

— Aimez-vous le thé ? Nous allons prendre une tasse de thé, et après, je vous emmène faire un tour et je vous reconduirai chez vous.

Elle sonne.

— Vite, le thé, Jeanne ; dites à Lucien de préparer l’auto ; nous partons dans dix minutes.

Et le bavardage continue. Jeanne dresse la table à thé et verse le liquide blond dans les tasses mièvres ; Cécilia trempe des biscuits.

— Qu’avez-vous pensé en voyant mon annonce dans le Supplément ? C’est drôle, n’est-ce pas ? Une fière idée que j’ai eue. Est-ce que vous le lisez souvent le Supplément ?

Moi, pour rester dans la note, j’affirme.

— Évidemment ; je l’achète toujours.

— Ah ! cette Paméla. Vous savez que c’est un homme.

— Non, je l’ignorais. Et puis, comment savoir…

— Eh ! bien, oui, là, c’est un homme, et un rude lapin, encore. Toutes les femmes de Paris, sont ses amies, sans se douter naturellement que c’est lui qui signe Paméla.

Tout à coup, elle saute en l’air.

— Et moi qui ne suis pas habillée, et je bavarde, je bavarde… Venez dans ma chambre ; j’aurai vite fait, avec Jeanne. Comme ça, nous pourrons causer. Je ne peux pas causer avec Jeanne, elle est Dourak.

Ah ! cette toilette. Quel replâtrage, mes aïeux !

D’abord, les dessous ; Cécilia a des dessous merveilleux, des pantalons ébouriffants, brodés de valencienne authentique et ornés de rubans. Sa chemise est une merveille de travail au crochet, mais ce qui est dedans… Par l’échancrure très large, j’aperçois les pauvres seins flasques qui pendent telles des outres dégonflées ; le ventre est ballonné et déborde ; les hanches s’évasent, puissantes et grasses sur des cuisses en bourrelets.

Mais le corset, de chez la grande faiseuse, a vite fait de mettre une forme, de redonner une ligne à ce corps usé, et voilà les nichons qui dessinent une courbe gracieuse, les hanches qui s’effacent, le ventre qui disparaît. Merveille du corset droit ! Essoufflée, Jeanne tire sur les cordonnets. Cécilia, maintenant, a une taille de sylphide, une cambrure de déesse. Et, le froufrou soyeux des jupons enveloppe la croupe et retombe sur les jambes revêtues de bas délicatement brodés.

Mais la figure ! Comment va-t-elle faire ?

Pendant que Cécilia s’inspecte dans la psyché, Jeanne prépare sur la toilette un régiment de pots, de flacons, de boîtes multicolores, de pinceaux et de pattes de lièvre ; on dirait d’un étalage de parfumeur.

Cécilia s’installe et le portrait commence.

Le blanc gras, les onguents, le rouge, le carmin, le bleu et le noir s’étalent en couches épaisses sur les rides et les crevasses. Peu à peu, le masque s’adoucit ; un reflet de jeunesse semble passer sur ce visage fatigué par les fards cependant que les brosses, les pinceaux et les houppes renforcent ici, atténuent par là et ouatent les contours durs des joues boursoufflées. Un dernier coup à la chevelure teinte, et Cécilia a vingt ans de moins sous la voilette.

Enfin, la toilette est achevée. Il est cinq heures et demie. Vêtue d’une robe princesse rose qui moule sa taille fine, le chef coiffé d’un large panama à plumes blanches, une ombrelle à la main, Cécilia s’admire dans la psyché. Elle se sourit, elle s’envoie des baisers… Cette vieille de quarante-cinq ans en paraît à peine vingt-huit ; seulement, il ne faut pas s’approcher trop.

— Le coupé de madame est avancé.

— Eh ! bien, sortons.

Raide sur son siège, Lucien tient le volant de l’élégante machine qui va nous emporter dans Paris en un vol rapide.

Cécilia se hisse légèrement et s’étale sur les coussins ; je prends place à ses côtés et la voiture démarre avec un grincement sec. Nous roulons sans secousses, sur le pavé de bois humide ; il fait bon ; le soleil est moins chaud ; la rapidité de la course nous enveloppe d’une brise fraîche ; dans l’avenue, la foule des voitures passe, avec le claquement sec des sabots des chevaux ou le halètement précipité des moteurs ; sous les arbres, un peuple d’enfants s’ébat ; des cocottes se pavanent, étalant des gorges à peine recouvertes d’une mince dentelle ; des hommes les suivent, s’arrêtent, se retournent, avec cet air bête des gens qui craignent d’être vus. Et sur Paris, le soleil à son déclin jette un vaste éblouissement, l’embrasement doré d’un gigantesque incendie où traînent des bandes de nuages rouges et violets qui s’abaissent sur l’horizon.

Et la voiture nous emporte le long des rues peuplées de provinciaux en ballade, où les boutiques ouvrent leurs portes au souffle plus frais du soir. Sur le boulevard, une foule ; Cécilia sourit à des amis rencontrés et lance de temps en temps un salut nonchalant du bout de ses doigts gantés.

— Allons prendre un bock, chez Spiess, voulez-vous ?

— Avec plaisir, madame.

La voiture décrit une courbe savante, à la hauteur de la rue Drouot et s’arrête devant le café Viennois grouillant de gens altérés et de flâneurs qui déshabillent les femmes.

Notre descente de voiture fait sensation ; souriante et sautillante, Cécilia s’installe à la terrasse et commande deux bocks. Non loin de nous un jeune homme à monocle se lève pour nous regarder et chantonne à mi-voix :

— Tiens, v’là Cécilia, comment vas-tu ma vieille…

Cécilia le toise avec son face-à-main, puis sourit.

— C’est l’Idiot, autrement dit le vicomte Louis… On l’appelle comme ça, parce qu’il fait toujours l’idiot, l’imbécile…

— Le Dourak, le vicomte Dourak, alors.

— Oh ! charmant ; je le placerai ; ce nom lui va encore mieux…

Il est bientôt sept heures. Je me sens lasse ; cette journée pleine d’émotions m’a un peu énervée. Je voudrais rentrer.

Très obligeante, Cécilia me reconduit jusqu’à l’hôtel. Elle m’embrasse sur la bouche en me quittant, et elle insiste pour que j’entre tout de suite chez elle, dès le lendemain.

— Je vous attends sans faute. Votre chambre sera prête… Lucien viendra chercher vos effets. Donc, à demain, au revoir.

Et elle s’en va, gracieuse, pimpante, dans son électrique rapide.

Pauvre Reutlinger, si tu savais !

Enfin, j’ai une place, je suis casée ; ma nouvelle maîtresse me plaît ; elle semble bonne et auprès d’elle, je n’aurai sans doute pas à redouter de grands-ducs. Et puis, bien que vulgaire, elle est charmante.

Ah ! quelle chance d’avoir lu le Supplément ! Maintenant, je vais l’acheter ; non, je m’abonnerai plutôt ; je lui dois bien ça !

Je me sens soulagée d’un grand poids, maintenant. Allons, la vie est belle. Pourquoi désespérer…

Ce que je vais bien dormir, cette nuit !

Voilà dix jours que je suis avenue des Champs-Élysées. Comme le temps passe ! Il me semble que c’est d’hier que date mon entrée chez Mme Cécilia. Quelle différence entre hier et aujourd’hui. J’avais alors une vilaine chambre d’hôtel où les punaises ne payaient point de loyer ; le miroir était sale et noirci par les mouches qui s’y étaient oubliées ; les chaises sentaient la misère et le grand âge ; le lit craquait affreusement de tous ses ressorts martyrisés…

Aujourd’hui, j’ai une chambre royale, haute de plafond, blanche et dorée. De lourdes tentures vieil or encadrent les fenêtres, où pendent des brise-bise en dentelle ; j’ai une armoire à glace, une psyché, un miroir à trois pans… Mon lit est somptueux et si doux… des tapis couvrent le parquet ; une peau d’ours blanc me sert de descente de lit ; la toilette est en marbre blanc sculpté… Bref, c’est le luxe rêvé, l’opulence.

Jusqu’à présent, Cécilia n’a pas changé à mon égard et elle est toujours aimable et gentille ; mais son bavardage incessant m’assomme. Dieu, quelle langue bien pendue ! La garce qui lui a coupé le fil n’a sûrement pas volé ses cinq sous.

La première fois que je suis venue, l’autre jour, le mobilier du salon m’avait causé une impression drôle. Je sentais que j’étais dans un milieu intermédiaire entre la courtisane et la femme du monde. En outre, certaines paroles de Cécilia m’avaient donné à entendre que j’assisterais à de curieux spectacles. Eh bien, ça n’a pas traîné. Mme Cécilia a beaucoup… « d’amis », et elle les reçoit tous, à tour de rôle. Il y en a des jeunes, qui n’ont pas encore de moustache et qui forment l’escorte volante. Puis des plus âgés avec quelques poils gris dans la barbe et dans les cheveux ; ceux-là, tous décorés et très élégants, composent la cavalerie légère. Vient ensuite la grosse artillerie, des financiers et des directeurs de théâtre, petits, replets, dodus et bedonnants ; on sent qu’ils portent un sac dans leur gousset. Enfin, l’état-major, quelques vieilles barbes blanches déplumées et toussotantes qui sucent leur canne en roulant des yeux blancs et timides ; le chef d’état-major en fonctions, celui qui a la clef de l’appartement, est un personnage important qu’on voit souvent à l’Élysée. Ce qu’il est laid !

Cécilia a tenu à me mettre à l’aise, et elle a fait mon éducation. De sorte que j’ai dû apprendre par cœur le nom de tous ces messieurs, afin d’éviter les gaffes.

Puis elle m’a présentée. Très galants, les amis de Cécilia. Quelques vieux m’ont tapoté les joues, paternellement ; mais presque tous ceux de la cavalerie légère ont cru bon de me dire que j’étais jolie, très jolie même ; l’un d’eux m’a chatouillé dans le creux de la main en me regardant dans les yeux. J’ai retiré ma main et je lui ai tourné le dos. Pourquoi me gratte-t-il la paume de la main ? Je suis chatouilleuse, moi.

Presque tous les soirs, nous sommes allées au théâtre. En ce moment, Cécilia est de la pièce, et Porel ne badine pas. Quand il gueule après ses « putains », toutes se mettent à trembler.

— Si tu viens pas à l’heure, demain, j’te fous à la porte avec mon pied au derrière, hurle-t-il à tout propos.

Et chaque soir, l’escorte volante, la cavalerie légère et quelques représentants de la grosse artillerie ont défilé dans la loge de la grande amoureuse ; l’état-major apparaît rarement. Ces messieurs se couchent de bonne heure pour se faire masser par leurs épouses.

Après le spectacle, le souper. Le premier soir, c’était à l’Abbaye de Thélème ; Cécilia était un peu partie et elle chantait Viens Poupoule ; je l’accompagnais au piano. Puis, le lendemain, ce fut aux Mille Colonnes ; et puis, je ne me rappelle plus ; je n’ai pas la mémoire des noms. Chaque soir, deux cavaliers ou deux artilleurs se sont assis en face de nous, dans l’auto, pour nous reconduire ; et quelquefois, Cécilia s’est oubliée jusqu’à baiser sur la bouche son cavalier servant. Je me contentais de serrer la main de l’autre, malgré certaines allusions à mon lit désert où je devais être trop seule…

Cette vie décousue, cette noce, puisque c’est ça la noce, m’amuse énormément. Comme on change ! Je me vois lancée dans ce tourbillon au sortir du presbytère ; cela m’aurait écœurée, et je me serais enfuie ou bien j’aurais bu du poison. Et maintenant, cela ne me fait rien ; au contraire, je me sens heureuse de cet étourdissement, de ce plongeon dans le vice et la rigolade déboutonnée. Quand je vois Cécilia disparaître dans sa chambre avec un amant, j’en viens à m’étonner de coucher seule. Bah, mon tour viendra aussi… Est-ce que je ne suis pas un peu là pour ça !

J’ai un amant. Il est grand et blond, avec une petite moustache en croc et un air canaille. Je ne l’aime pas et cependant je n’éprouve aucune répulsion ; ses caresses ne me causent ni plaisir ni dégoût et quand il me tient dans ses bras, je pense à tout autre chose ; je ne sais même pas si je pense. Au moment psychologique, je couvre mes seins avec mes mains, pour qu’il ne me morde pas. Lui, satisfait et repu, procède ensuite à sa toilette sans même s’occuper de moi ; puis il s’en va après m’avoir effleuré la joue d’un baiser froid. Et c’est tout. On devrait en pleurer si ce n’était risible, et je ris.

Lui s’appelle Lucien… comme le cocher de Cécilia. Moi, je suis la « crotte », la petite crotte au chocolat…

Ça s’est fait bêtement. L’autre soir, nous étions au café Riche. Cécilia avait ses nerfs ; moi je n’avais rien du tout et nos compagnons, dont Lucien et le gros de Cère, avaient une légère cuite. On disait des rosseries et des saletés en se moquant des filles qui sirotaient leur champagne aux autres tables.

Vers deux heures, Cécilia affirma qu’elle était vannée.

On rentre. À la porte, les deux hommes insistent pour rester avec nous, prétextant que Cécilia est malade et qu’elle a besoin de soins.

Cécilia proteste mollement ; moi, je ne dis rien. Alors, Lucien me prend par la taille et m’embrasse, puis il demande à Cécilia si, par hasard, elle serait jalouse.

— Ah non, par exemple, j’en suis pas.

— Eh bien alors, nous restons.

Cécilia ne proteste plus et les deux hommes montent avec nous. Dans le salon, on se regarde, un peu gênés. Tout de même, c’est raide.

Mais Lucien brusque les choses.

— Eh bien ! bonsoir, dormez bien… Où est ta chambre, Juju ?

De Cère saisit la balle au bond.

— Oui, c’est ça ; allez dormir, les enfants. Moi, je vais soigner Cécilia.

Et ils passent dans le boudoir.

Lucien et moi nous restons seuls dans ma chambre. Il se déshabille aussitôt, et sans vergogne, se promène en chemise et pieds nus. Moi, je trouve ça assez naturel, et je me déshabille aussi, sans honte. C’est épatant ce que je me suis dessalée, pour employer l’expression de Cécilia. Obligeamment, Lucien m’aide à enlever mon corset et mes jupons, puis il me soulève dans ses bras en riant, et me porte sur le lit…

Au matin, il est parti ; je dormais encore. Vers dix heures, je m’éveille et je m’étonne ; pourquoi est-il parti, comme ça, sans rien dire ?

En m’habillant, je jette les yeux sur la cheminée… Tiens, qu’est-ce que c’est que ces deux louis ? Ce n’est pas moi qui les ai… C’est lui ! Oh ! Un moment, je demeure clouée sur place par la stupéfaction ; il me semble que quelque chose d’irréparable vient de se produire, un déchirement, un effondrement total… Et pourtant, je n’éprouve ni colère, ni indignation. Je n’ai même pas rougi. Faut-il que je sois déjà mûre !

Ainsi, il m’a pris pour une fille, pour une catin, et il a payé… Eh bien ! en y réfléchissant, il a eu raison, ce garçon. Pouvait-il se douter ? Est-ce que de Cère aurait jamais oublié de laisser un cadeau à Cécilia ? La seule différence, c’est que de Cère payait cinquante louis ce qui en coûtait deux à Lucien. Et c’est encore Lucien qui avait été le mieux partagé.

En somme, je ne suis pas étonnée outre mesure. Ça devait arriver. Maintenant, je ne m’étonne plus de rien, et je m’enfonce toujours davantage dans ma fatalité. Ça devait arriver ! C’était écrit ! À quoi bon lutter contre l’inéluctable.

Et sans dégoût, j’ai mis les deux louis dans ma bourse.

Mon amant m’assomme et j’assomme mon amant. Nous nous sommes dit cela très gentiment, l’autre soir, entre deux sorbets, cependant que Cécilia se laissait conter des cochonneries par un grand général en retraite.

J’étais un peu nerveuse et je reprochais à Lucien de s’occuper trop des dessous d’une petite théâtreuse assise non loin de nous. En effet, la fille retroussait ses jupes avec effronterie et montrait une jolie jambe encadrée par la dentelle du pantalon. Lucien en bavait.

Je me moquais de lui et je finis par l’agacer.

— Écoute, la Crotte, tu m’assommes ; il ne te suffit pas d’être un glaçon, il faut encore que tu sois rasoir. Vrai, tu cumules.

Moi, pour ne pas être en reste, j’arbore le grand pavois.

— Mon petit, je déposerai ta chemise de nuit et tes pantoufles chez la concierge… à moins que tu ne veuilles que je les envoie chez cette grue…

— C’est bien, au revoir.

— Au revoir ; mes amitiés chez toi.

Et voilà !

Lucien s’en va, après avoir salué Cécilia d’un signe de main ; la grue le suit presque aussitôt, et par la porte vitrée, je les vois qui montent en voiture, sous l’éclat blanc d’une lampe électrique. Bon voyage !

Dix minutes après, je ne suis plus seule. Gontran, un ami de Lucien, s’est assis près de moi et se pose en successeur. Oh ! avec lui, pas de phrases, pas de détour.

— Juju, on m’a envoyé une caisse de thé de l’Annam ; viens prendre une tasse demain à cinq heures… Entendu, pas ?

C’est drôle, tout le monde me tutoie maintenant… et moi, je tutoie aussi, pour faire comme tout le monde.

— Je veux bien, si Cécilia me donne la liberté. Demande-lui.

— Mais oui, tout de suite… Eh ! Cécilia, écoute un peu…

Cécilia quitte avec regret le grand général qui lui conte des choses très raides, et elle se tourne vers nous.

— Qu’est ce qu’il y a mes chats ?

— Voilà… j’ai besoin de Juju pour demain cinq heures. C’est pour choisir des étoffes… tu comprends.

Cécilia regarde Gontran d’un air malicieux ; puis, maternelle :

— Mon cher, Juju n’a pas besoin de ma permission pour faire des bêtises.

Et Cécilia retourne aux histoires raides du général.

— Alors, convenu ; je t’attends. Tu es un trésor, Juju.

— Puisque tu y tiens, je veux bien, moi.

— Elle est épatante. Encore un sorbet ? Djohn, Djohn, un sorbet… et vite.

— Voilà, voilà.

Ça marche, hein ! Après Chose, Machin… Le petit défilé, la passade… Avec Lucien, ça s’est décollé comme ça s’est emmanché. Avec Gontran, ça finira aussi, entre deux sorbets peut-être, et après Gontran, Chose, Machin, peu importe. En effet, peu importe puisqu’ils payent. Mais il y a la manière. Lucien était presque pauvre, avec ses appointements de sous-chef au Ministère ; Gontran, lui, est riche. Lucien laissait discrètement ses deux louis sur la cheminée. Gontran plonge la main dans sa poche et en tire une poignée de louis qu’il lance sur le lit, après…

Cela ne m’offense même pas, bien que je trouve le procédé un peu… un peu vulgaire. Cependant, je n’ai rien à dire, car certes, il n’en a pas pour son argent, ce pauvre Gontran, et il commence à m’appeler glaçon.

À quand la petite scène, entre les sorbets ?

Cécilia trouve que je deviens trop coquette. Nous venons de nous disputer et elle m’a dit que je m’habillais comme une abonnée du Casino de Paris.

Elle a raison, en effet ; j’arbore maintenant des chapeaux presque aussi grands que les siens, des plumes presque aussi longues, des dentelles presque aussi riches et nous avons le même parfum, un mélange d’iris et de peau d’Espagne. Dame, je gagne assez d’argent. Maintenant, on me donne presque autant qu’à elle ; je suis cotée à quinze louis. Et puis, j’ai mes appointements de dame de compagnie, dix louis par mois et le blanchissage. Alors !

Je sens que Cécilia devient jalouse et je crois que nous ne nous accorderons plus bien longtemps. Elle craint que le chef d’état-major, celui qui a la clef de l’appartement, ne se trompe de chambre, un soir. Et puis après ! Qui est-ce qui serait content ?

Depuis quelque temps, la grosse artillerie des financiers au ventre et au sac bedonnants vient beaucoup plus souvent chez Cécilia ; à toute heure du jour… ou de la nuit, on peut en rencontrer qui traînent dans le salon ou dans le boudoir. Et Cécilia n’est pas assez cruche pour croire que ses charmes sont encore capables d’expliquer cette anormale assiduité. Aussi me surveille-t-elle ; sans rime ni raison, elle entre dans ma chambre, et elle nous a surpris, un soir, Guy de Schalk et moi, dans une attitude plus que déboutonnée. Mais Guy de Schalk n’appartient pas encore à la grosse artillerie. Il sort à peine de la cavalerie légère ; donc, il est bon pour moi.

D’ailleurs, il n’est pas assez riche pour briguer la faveur de gravir l’autel, le fameux autel aux panneaux sculptés.

Il faut que je me mette en quête d’une position, car la rupture ne va guère tarder. On m’a déjà offert plusieurs entresols meublés avec voiture au mois et petit groom, mais j’hésite. Je ne sais pourquoi j’ai tant de répugnance à devenir, comme toutes les autres, une simple putain. Jusqu’ici, j’ai eu l’excuse de ma position subalterne auprès de Cécilia… L’occasion, l’herbe tendre, et je ne sais aussi quelle veulerie me poussant, j’ai cédé et je cède encore chaque jour ; mais être semblable à toutes ces demoiselles de chez Maxim’s ou de chez Victor, non cela ne me dit pas. Je n’éprouve aucun plaisir à la perspective du persil quotidien, dans l’attente du miché. Et puis, le spectre de la carte préfectorale suspendue sur ma tête, un séjour plus ou moins probable à Saint-Lazare, toutes les misères, toutes les turpitudes du « métier »… vrai, ça donne à réfléchir.

Décidément, je crois que je renoncerai aux entresols. J’aime encore mieux le sixième étage ; c’est plus haut, mais c’est moins sale.

Tout cela, évidemment, n’est encore qu’hypothèse. Cécilia ne m’a rien dit qui pût me faire prévoir un prochain changement dans ma position, et cependant, il y a, comme on dit, de l’orage dans l’air.

Et vraiment, cela me préoccupe ; non pas que j’aurais quelques regrets à quitter Cécilia, ah ! Dieu non ! C’est une bonne fille, mais je n’ai pour elle ni amitié ni affection ; pas même du respect. Et l’avenir ne m’effraie pas trop, mais encore faut-il travailler, et je ne sais quoi faire. Les dames de compagnie, les gouvernantes, cela ne me dit plus rien ; c’est en somme toujours la même chose ; on est là pour coucher avec quelqu’un, et on a cent francs par mois. Si je me faisais femme de chambre ? Bah, le titre seul changerait et je ne serais pas plus avancée. Et puis, j’ai pris des goûts raffinés ; il me répugnerait d’être la servante, la chienne d’une madame quelconque, d’une cocotte probablement. Le commerce ? Hélas, je ne connais pas la dactylographie, et je ne saurais jamais vendre un morceau d’étoffe.

Alors quoi ? Je n’en sais rien. Qui vivra verra.

Pour le moment, statu quo.

Ce soir, je fais la noce avec une bande de cabots, des camarades de Cécilia.

Lequel couchera dans mon lit ???

La rupture est consommée. De nouveau, la chambre d’hôtel, les garçons bêtes et familiers, la course aux places…

— Joseph, Joseph, mes lettres.

— Y en a point, mam’selle, mais si je peux remplacer, des fois…

J’ai quitté Cécilia hier, après une courte explication. Ça s’est passé sans cris et sans fracas. Cécilia avait arboré son grand air de théâtre et me signifia mon congé avec la condescendance d’une marquise Pompadour.

Depuis plusieurs jours déjà, le chef d’état-major (celui qui a la clef de l’appartement) multipliait ses visites. Sous des prétextes bêtes, il se faisait voiturer dix fois par jour avenue des Champs-Élysées. Jeanne n’en finissait plus de lui ouvrir la porte.

— Est-ce que madame est visible ?… j’ai quelque chose à lui communiquer.

Parfois, Cécilia le recevait sans déguiser sa mauvaise humeur.

— Que signifient ces visites ? Est-ce que vous m’espionnez ? Vous savez, mon cher, que je n’admets pas…

— Oh, mignonne, pouvez-vous penser !… C’est un collier de perles, vous savez, alors j’ai pensé, oui, j’ai décidé d’avoir votre avis avant de vous l’offrir…

Monsieur dévalise les bijoutiers.

Mais Cécilia ne le reçoit pas toujours ; quand elle est en conférence, dans sa chambre à coucher, avec quelque représentant de la grosse artillerie, le bonhomme reste au salon et il attend. Il attend des heures quelquefois, étalé au fond d’un divan, les mains croisées sur le ventre, cependant que Cécilia se perd en de nombreuses dissertations sur la vanité des théories de Malthus.

Mais je suis souvent à la maison, et alors, le bonhomme m’accapare ; il resterait toute la journée à bavarder en suçant des boules de gomme, si Cécilia ne venait interrompre nos profondes conversations.

Les premières fois, je ne me doutais de rien ; le vieux venait une fois, deux fois par jour ; il restait un moment au salon, puis Cécilia l’expédiait. Mais peu à peu, ses visites augmentent, et dès le seuil, il me réclame, puisque Cécilia le fait attendre.

Et je ne doute plus, maintenant. Ce n’est pas pour Cécilia qu’il vient si souvent, ce vieux monsieur qui pourrait être mon grand-père ; c’est pour Juju ; pour sa petite Juju chérie.

Il m’apporte des sacs de pralines, des bagues cachées dans un sachet de parfum, des pendants d’oreilles… L’autre jour, il m’a donné une montre, une jolie petite montre toute mignonne, sertie de rubis et d’opales et surmontée d’une agrafe en brillants.

Dès qu’il arrive, il me prend les mains et les caresse avec ses lèvres. Cela me donne un frisson drôle comme si je sentais le contact visqueux d’un mollusque. Puis il s’enhardit ; ses doigts tremblants me chatouillent en remontant le long des bras ; il essaye de deviner les rondeurs de ma poitrine sous mon corsage. Bref, il me veut.

Je me défends, car, après tout, il est à Cécilia. Mais le moyen de repousser un si grand personnage qui a plein le dos de sa vieille maîtresse et qui veut tâter d’un fruit plus vert ! Il offre de m’acheter un petit hôtel rue de Prony ; il me couvrira de diamants et de soies, j’aurai des chevaux, des voitures, de l’argent… et lui par-dessus le marché.

Et je refuse. C’est bête, peut-être, mais je rêve d’un sixième étage, d’une toute petite chambre sous les toits, avec des oiseaux et pas de vieux, en tout cas pas un vieux comme celui-là.

Cécilia naturellement s’est doutée de quelque chose. C’est anormal, évidemment, cet empressement du vieux. Et elle a espionné. Moi, je ne me doutais de rien.

Hier, le vieux arrive vers deux heures. J’étais en peignoir, au salon, où je lisais le dernier numéro de Fémina. Cécilia atteinte d’une migraine légère faisait la sieste.

On sonne. Jeanne introduit le chef d’état-major. Il est rouge et congestionné et ses mains ont des tremblements plus vifs. Bien sûr, il sort de trop boire. Aussitôt, il s’assied près de moi sans même demander des nouvelles de Cécilia ; il me prend la main et me passe au doigt une ravissante marquise en émeraudes. Il s’anime peu à peu et devient terriblement entreprenant. Je le repousse de mon mieux, mais il semble que la vue de mon peignoir léger sous lequel mes formes s’accusent l’excite davantage.

Et il recommence ses propositions, voitures, chevaux, hôtel, diamants. Je dis non ; je refuse ; je veux réfléchir. Il devient plus pressant ; sa voix est rauque, ses yeux injectés. Il me supplie d’accepter, il me presse d’être à lui toute, sa petite Juju, sa petite Lulu en sucre…

Je me mords les lèvres pour ne pas pouffer ; tout à coup, il se jette sur moi et, me prenant les mains, il m’applique un baiser bruyant sur la nuque.

Au même instant, la porte s’ouvre et Cécilia apparaît. Tableau !

Ah ! la tête du vieux ! Non, ce que j’ai ri.

Cécilia ne semble pas furieuse ; elle n’a pas ce masque tragique des héroïnes trompées qu’on sert à l’Ambigu vers onze heures moins dix. Elle se tient droite dans la porte, les yeux sévères et regarde fixement le vieux qui rampe auprès d’elle en suppliant.

— Je vous assure, chère amie, je vous jure que, je proteste…

— Venez.

Et Cécilia l’emmène. Ce qu’elle a dû lui laver la tête ! Elle le garde au moins deux heures dans sa chambre, puis elle le met à la porte. Pendant ce temps, j’avais commencé à ranger mes affaires dans ma malle. De toutes façons, je ne pouvais rester davantage avec Cécilia, même si elle avalait cette pilule-là.

À peine le vieux expédié, Cécilia m’appelle. J’entre avec elle dans son boudoir, un peu émue tout de même. C’est moi qui ouvre le feu.

— Je regrette vivement ce qui s’est passé, mais je n’ai en rien provoqué M. X… D’ailleurs, j’ai refusé toutes ses propositions.

— Je le sais, j’ai entendu et je ne vous reproche rien…

— J’ai l’intention de partir ce soir même.

— Quand vous voudrez… Attendez à demain, plutôt.

— Non, il vaut mieux tout de suite.

— Comme vous voudrez. Je vais vous donner vos appointements.

— Donnez-moi également un certificat ; j’y tiens beaucoup.

— Volontiers.

Elle m’allonge un rouleau d’or. Outre mes appointements, Cécilia me fait encore un royal cadeau. Cela m’émeut plus que je ne saurais dire.

Assise devant son petit secrétaire, Cécilia rédige mon certificat ; elle le relit à haute voix avant de me le donner :

Je soussignée certifie que Mlle Juliette Audéoud a été chez moi de juillet à septembre 190… en qualité de demoiselle de compagnie. Elle me quitte pour raisons personnelles et c’est avec regret que je la vois partir.

Signé : Cécilia,
du Vaudeville.

— Voilà. Lucien est à votre disposition pour transporter vos effets. Vous prendrez le coupé bleu. Maintenant, adieu. Je ne vous en veux pas et j’espère que vous n’avez contre moi aucun sujet de rancune.

Elle me serre la main et je sors. C’est plus fort que moi ; j’ai envie de pleurer.

Il me semble que si Cécilia avait fait la grande scène, si elle avait jeté le cri vengeur : « Traître, tu vas mourir » avec des flots de larmes et des coups de pied aux meubles, j’aurais été moins émue ; mais cette froideur forcée, cette apparente indifférence sous laquelle percent quand même un regret et une souffrance, me retournent le cœur.

À peine dans ma chambre, je sanglote comme une Madeleine, vautrée à plat ventre sur le lit. Ça dure peu, heureusement. Dix minutes après, je fredonne Viens, Poupoule. J’empile mes jupons et mes robes dans ma malle ; je serre mes bijoux, je compte mon argent…

J’ai de l’or, cent louis environ. Cela me rassérène. Avec ça, on peut attendre.

J’ai un regret, cependant ; il m’est pénible de quitter cette chambre si gentille ; je ne verrai plus, de ma fenêtre, la course rapide des voitures sur l’avenue, la flânerie des piétons et la verdure. Je retourne à l’hôtel, avec la perspective d’une chambrette morose et malpropre, et, pour horizon, des murs lépreux. Et cependant, quelque chose tempère mon regret. Cette jolie chambre garde encore le relent de l’homme… des bouts de cigarettes traînent dans la cheminée ; le lit me paraît cynique avec ses deux oreillers disposés côte à côte comme chez une femme mariée. Il me semble que la chambre d’hôtel qui m’attend va me purifier ; le lit en sera virginal. Je vais redevenir pure…

C’est fini : ma malle est bouclée ; je ne laisse rien derrière moi. Adieu, jolie chambre !

Je sors à pieds ; Lucien m’apportera mes paquets à l’hôtel Racine. J’ai envie d’habiter le quartier latin ; il m’attire, ce quartier ; et puis, cela me changera. Je me réjouis déjà de flâner au Luxembourg, de m’asseoir sur une chaise dure, sous les marronniers et de regarder les enfants jouer, les étudiants faire la cour aux « étudiantes » et les pigeons voler au-dessus de la pièce d’eau.

Et la musique militaire, tous les deux jours ! J’adore les flons-flons des cuivres et je me régalerai.

Ça me changera aussi de l’éternel et agaçant : Viens, Poupoule, de Cécilia.