Le mécanisme du toucher/06

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VI

les mouvements non adaptés. la dissociation. l’immobilité.

L’influence nuisible des mouvements associés ; l’action exercée par la fixité d’attitude sur l’audition mentale. — Le processus physiologique de l’étude du piano : l’obéissance du doigt au commandement ; les mouvements latéraux et les muscles interosseux ; l’immobilité de la main et la flexion des doigts : les deux principaux facteurs du mécanisme. — Les mouvements produisent la mémoire. — La diversification des mouvements et la finesse de l’ouïe ; exercices des mouvements non adaptés : exercices des deux index ; exercice simultané du deuxième et du troisième doigt. — La force statique des muscles et la complexité des mouvements ; les nouveaux moyens et les nouveaux résultats.

Lorsqu’on observe attentivement les mouvements faits par les doigts de certains exécutants qui ont développé leur mécanisme par des procédés inconscients, on est frappé du fait qu’ils pourraient jouer plusieurs fois le même morceau avec la quantité de mouvements qu’ils font pour le jouer une seule fois. Il est vrai que si l’exécutant ne joue pas très faux, ces mouvements supplémentaires se font surtout dans le vide et ne s’entendent qu’indirectement dans la mauvaise sonorité qu’ils occasionnent ; malgré cela le cerveau de l’exécutant les dirige, et ses fonctions intellectuelles sont entravées par cet excédent de mouvements sans but. Ces attaques muettes entremêlées sans cesse aux autres constituent un gaspillage de l’activité intellectuelle comme elles constituent un gaspillage de l’activité motrice. À force de multiplier les associations inutiles dans leurs mouvements, certains exécutants se rendent incapables d’entendre les sons qu’ils produisent, et pour peu qu’ils accumulent les heures de travail, ils finissent par sentir aussi peu les mouvements qu’ils font.

L’influence exercée par les mouvements de l’exécution sur l’ouïe n’a jamais été analysée ; toutefois chacun peut à un degré quelconque la constater, s’il compare la différence d’audition qu’il éprouve en entendant jouer une œuvre qu’il a travaillée ou une œuvre lui étant familière ou non mais qu’il n’a pas travaillée. Dans ce dernier cas l’audition favorable ou défavorable est relativement simple : dans le premier cas, l’auditeur écoute par comparaison parce qu’il entend en quelque sorte deux œuvres et deux exécutions. L’audition mentale peut parfois prendre chez l’artiste qui entend une exécution défectueuse, une acuité si grande qu’elle semble annihiler les sons entendus réellement.

Lorsque nous envisageons le développement normal de l’ouïe par rapport à l’harmonie musicale, nous concevons que cette harmonie nous impressionne sans que nous puissions définir par quelles influences elle agit sur nous. Mais si nous songeons qu’il faut vraiment dans l’exécution arriver aux distinctions les plus subtiles pour évoquer la beauté du langage musical, nous pouvons, par la maladresse de nos mouvements et l’incapacité de notre oreille, nous comparer aux sourds-muets. Il est parfaitement reconnu aujourd’hui que les mots qu’il a appris à articuler, tel sourd-muet arrive à les entendre, tandis qu’il est incapable d’entendre les mots qu’il articule mal[1].

En raison des mêmes faits, les pianistes peuvent être classés en deux catégories : ceux qui entendent mal, ceux qui entendent bien. Les uns ne cherchent qu’à acquérir l’agilité des doigts par la prolongation de l’étude des mouvements, les autres cultivent l’immobilité, la fixité d’attitude. On semble ignorer que dans l’exécution, certains doigts fonctionnant pendant que d’autres ne fonctionnent pas, le progrès suit une double évolution. Le rôle de l’immobilité est si important qu’on n’acquiert l’agilité artistique que par l’immobilité. Ainsi chez ceux dont l’agilité ne permet pas d’isoler les mouvements, la pensée musicale s’atrophie ou ne peut éclore ; chez ceux dont l’immobilité assure la fixité d’attitude qui sert d’appui aux mouvements, l’entendement intérieur se forme.

Dans l’étude du piano, le premier acte d’intelligence réside dans l’action musculaire des doigts, dont le degré de développement sert précisément à la psychologie physiologique de base pour déterminer le degré d’activité cérébrale de chaque individu. Le mécanisme de l’attention réside dans les muscles, qui, de même que des fils de caoutchouc, s’échauffent en se contractant. C’est donc en apprenant à gouverner ses muscles, en les rendant de plus en plus aptes à se mouvoir par impulsions rapides et indépendantes, que l’on devient réellement attentif, et par le fait capable de faire œuvre d’artiste.

L’étude du piano nous offre donc en quelque sorte la possibilité d’augmenter notre force d’attention et notre activité cérébrale au même degré qu’elle augmentera la tension musculaire des doigts.

Ce processus psycho-physiologique de l’étude du piano est généralement ignoré, car on peut, malheureusement, à force d’exercices mal dirigés, acquérir une grande agilité des doigts avec des fonctions musculaires très relâchées ou très mal utilisées.

L’organisme porte alors en lui-même une négation de l’art ; il ressemble à une harpe dont toutes les cordes resteraient détendues ou mal accordées. Pour faire de la musique, il faut soi-même vibrer harmonieusement.

Les rapports des mouvements et de l’immobilité pourraient se définir de la manière suivante :

L’immobilité préalable du doigt est aussi indispensable à tout bon mouvement d’attaque que la suppression des mouvements associés qui sont inutiles, c’est-à-dire nuisibles. Dans ces conditions seulement, le doigt obéira vraiment au commandement, car toute attaque d’un doigt devient défectueuse si les quatre autres doigts de la main ne sont pas immobilisés.

Loin de s’opposer à l’extension, à l’immobilité de la main, l’orientation des inclinaisons variées sera d’autant plus précise que l’immobilité de la main sera mieux acquise.

Un fait assez curieux, c’est que malgré le grand nombre d’heures consacrées à l’étude, les élèves n’arrivent pas, par l’application des procédés usuels, à supprimer la réaction des mouvements des doigts sur la position de la main, car l’emploi des attaques faites avec le mouvement de va-et-vient du doigt ne rend pas les doigts indépendants de la main, parce qu’on exige l’effort par l’application d’un mouvement impuissant.

Si, après avoir préalablement contracté un doigt, on le laisse tomber sur la touche, l’impulsion donnée reste sans ricochet. La force déployée sert uniquement à enfoncer la touche, elle est perdue pour le mouvement suivant, car une seconde impulsion est nécessaire pour soulever le doigt de la touche. Donc, pour un seul son à produire, on enseigne au doigt deux actions opposées l’une à l’autre ! Ces procédés sont contraires aux lois de l’élasticité musculaire, basée sur la fusion des secousses successives ; ils ne peuvent donc pas être utiles aux progrès de l’organisme individuel que tout exécutant doit poursuivre et atteindre.

Au lieu d’acquérir l’habitude de manier ces deux impulsions contradictoires avec adresse, sans grand profit pour la tension musculaire, on peut perfectionner presque indéfiniment son système musculaire en dirigeant chaque mouvement du doigt, même avec la plus légère attaque de la touche, de façon à utiliser intelligemment la force qui le produit. On devra, dans ce but, substituer le mouvement circulaire tracé du bout du doigt avec glissement pendant l’enfoncement de la touche, au mouvement de va-et-vient généralement pratiqué pour les attaques.

En ce qui concerne le mouvement de va-et-vient de l’attaque du doigt, un fait curieux à noter est que J.-S. Bach, selon les définitions transmises par J.-N. Forkel, ne l’employait pas en jouant du clavecin.

Dans le chapitre de son livre consacré à « Bach claveciniste », Forkel dit : « Je n’ai pu m’empêcher de souvent m’étonner que Phil.-Emmanuel Bach, dans son Essai sur la vraie manière de toucher le clavecin, n’ait pas enfin décrit les caractères qui constituent ce haut degré de netteté dans le toucher de l’instrument : il possédait en effet lui-même ce toucher qui formait une des grandes originalités de l’exécution de son père. » Désireux de combler cette lacune, Forkel analyse le toucher de J.-S. Bach et dit textuellement : « L’impulsion, ou la quantité de pression, communiquée à la touche doit être maintenue avec égalité : pour cela, le doigt ne se doit pas lever perpendiculairement de la touche, mais bien plutôt glisser doucement le long de cette touche en se repliant graduellement vers la paume de la main[2]. »

Nécessairement le doigt une fois ramené vers la paume de la main ne pourra être redressé que par l’extension successive de la phalange, de la phalangine et de la phalangette, d’où résultera une espèce de mouvement circulaire de l’extrémité de la pulpe.

Si l’on agrandit graduellement par l’exercice ce genre de soulèvement du doigt, on crée des procédés d’attaques très différents de ceux habituellement appliqués ; car on utilise les muscles interosseux qui développent les mouvements latéraux des doigts et que les mouvements de va-et-vient des attaques mettent peu en activité. Selon Duchenne (de Boulogne) la suppression de l’action des muscles interosseux rendrait le fonctionnement de la main si incomplet qu’elle serait plutôt encombrante qu’utile. L’adresse artistique de la main, comment pourrait-elle mieux s’établir que par l’exercice de ces muscles spéciaux qui sont la cause réelle de la dextérité et de la légèreté des mouvements des doigts ?

Quant à l’immobilité de la main que l’exercice des muscles interosseux permet d’acquérir, Duchenne a expérimentalement prouvé que si l’extension de la main est abolie, la flexion des doigts est extrêmement affaiblie, parce que c’est l’extension de la main qui sert d’appui à l’énergie des mouvements de flexion des doigts.

La très grande importance de cette contraction dans le mécanisme des doigts, nous est révélée par le caractère des empreintes des contacts, car elle n’est réalisable que lorsque l’évolution de la pose du pouce et de l’index définie par les empreintes, figure 26 et figure 27, est entièrement acquise.

Nous voyons donc que l’immobilité de la main et la correspondance des empreintes du pouce et de l’index sont les éléments d’un même problème par conséquent, le phénomène musculaire de l’articulation de l’attaque et le phénomène tactile de l’enchaînement des contacts constituent un même perfectionnement. L’existence de ces rapports prouve que tout système d’étude par lequel les deux facteurs principaux du mécanisme, l’immobilité et le mouvement, ne sont pas parallèlement développés doit être forcément stérile.

Donc si tous les phénomènes de l’exécution sont résolus par la correspondance des contacts, nous voyons que cette correspondance elle-même est dépendante du développement des mouvements latéraux des doigts et de l’immobilité de la main. Du reste le développement des mouvements latéraux est aussi indispensable à la localisation des contacts que l’évolution de la pose du pouce et de l’index est indispensable à l’immobilité de la main : on peut même admettre que la localisation des contacts, telle que nous l’avons établie par la première pose acoustique, est irréalisable sans le développement des mouvements latéraux.

Ces mouvements peuvent être exercés avec ou sans adaptation au clavier. C’est là un grand avantage, car, en somme, le clavier n’est pas inventé pour dissocier les doigts, mais pour transmettre des mouvements dissociés, ce qui est très différent.

Pourquoi distingue-t-on un grand artiste aux premières notes qu’il joue ? Plus un artiste est génial, plus il diffère des autres et mieux on le reconnaît à la moindre manifestation. Si les empreintes de ses contacts font reconnaître d’une façon non moins immédiate sa personnalité, c’est parce qu’elles sont la manifestation d’un phénomène complexe qui a pour cause immédiate l’immobilité et la dissociation des doigts.

L’ÉDUCATION DE L’IMMOBILITÉ ET SON INFLUENCE

Toutes les mains qui ont une puissance d’immobilité innée possèdent une force artistique latente qu’on utilise rarement parce que ces mains ont généralement une tendance à réaliser des localisations peu acoustiques, ce qui les fait déclarer impropres à toute éducation musicale.

Initiées aux poses et aux mouvements acoustiques, ces mains révèlent aussitôt leur puissance artistique par la merveilleuse sonorité évoquée, et par l’influence qu’elles exercent sur l’ouïe et sur la mémoire musicale de l’élève.

Le fait qui frappe dans ces éducations-là, c’est que, dès le début de l’étude, les mouvements acquièrent une perfection surprenante. Ces élèves possèdent un si grand nombre de sensations tactiles que les moindres différences survenues dans la pose des doigts ou dans l’exécution des mouvements leur deviennent appréciables. En raison de cette richesse de leurs sensations tactiles, ils fournissent un travail extrêmement conscient dès le début de l’étude, ce qui explique la rapidité avec laquelle leur oreille et leur mémoire se développent.

Le perfectionnement de l’activité fonctionnelle consiste à mettre, pour l’exécution du moindre mouvement, un grand nombre de muscles en jeu ; c’est ce phénomène qu’il faut tâcher de provoquer chez tous ceux que leur manque d’immobilité rend impropres à la précision, à l’exactitude des mouvements. La bonne volonté ne suffit pas pour arriver à exécuter des mouvements acoustiques, car ils se règlent par les représentations mentales des sensations corrélatives. Par conséquent ceux qui ont peu de sensations tactiles se les représentent mal et ne transmettent que des mouvements relativement inconscients, c’est-à-dire imperfectibles. À ce point de vue l’immobilité est la base de la conscience artistique, puisque le perfectionnement consiste dans l’affinement des diversifications dont la réalisation est inimaginable sans la fixité qui détermine leur caractère artistique. En raison de ces faits on pourrait admettre que ceux qui ne peuvent pas immobiliser à volonté les poses différentes de leurs doigts ne peuvent pas progresser.

Dans le mécanisme artistique, il s’agit de créer une quantité d’associations difficiles et de supprimer une quantité d’associations aisées. On ne peut donc acquérir les premières que proportionnellement à la suppression des secondes. L’exécutant doit donc par rapport aux fonctions musculaires résoudre un double problème. Il doit communiquer aux sensations de ses mouvements l’intensité désirable avant de pouvoir faire des efforts utiles. Sans cette mise à point de l’appareil sensible les progrès sont extrêmement entravés. C’est parce qu’on la néglige que l’abus de l’étude, ce mal envahissant, se propage de plus en plus et produit des résultats si néfastes. Quand donc reconnaîtra-t-on qu’on ne peut étudier les mouvements artistiques que par les sensations ? Sans sensations diversifiées, pas de mouvements diversifiés. On n’a de sensations diversifiées que lorsque la sensibilité est intense ; sans préparation spéciale, elle l’est rarement suffisamment pour permettre de réaliser des mouvements perfectionnés. Plus les mouvements sont diversifiés, c’est-à-dire perfectionnés, plus ils évoquent de diversifications dans les représentations mentales des sons, car ce sont les mouvements qui produisent la mémoire.

Pour l’exécution musicale, il y a différentes mémoires. Nous citerons la plus défectueuse et la plus perfectionnée :

a. La mémoire des mouvements inconscients qui entraîne l’exécutant à reproduire des sons qu’il serait plus ou moins incapable de penser. Cette mémoire s’acquiert par une étude peu intelligente mais longtemps prolongée. Elle est non seulement peu résistante, mais on chercherait vainement à fixer par elle un grand répertoire. Elle constitue pour ainsi dire une mémoire anti-musicale et elle en conserve tous les stigmates : elle est stérile et non progressive, elle ne féconde pas la pensée et reste circonscrite dans son propre développement.

b. La mémoire musicale, dont le fonctionnement est inverse parce que l’exécution des mouvements dérive de l’audition mentale des sons : dans ce cas la mémoire des sons est si développée que, grâce à elle, l’exécutant se souvient des mouvements par lesquels il doit les transmettre. Et les sons successifs se déroulent dans sa pensée comme une trame solidement enchaînée. Selon que l’œuvre est bien présente à la pensée ou non, l’exécution de mémoire sera plus ou moins aisée, mais les variations se produisent surtout dans la rapidité avec laquelle s’effectue le déroulement des sons. Nous avons vu des élèves, après être restés très longtemps sans jouer une œuvre, la réévoquer entièrement en la jouant très lentement comme s’il s’agissait de tourner un engrenage rouillé. Plus le fonctionnement est lent, plus il risque de s’arrêter de temps à autre : mais ces arrêts-là ressemblent à des obstacles qu’on n’avait pas la force de vaincre sur le moment il suffit d’un nouvel élan, et ils sont surmontés. Cette mémoire peut être innée ou acquise par les représentations mentales des mouvements réalisés pendant l’étude.

Tout enseignement qui ne produit pas ce genre de mémoire est un dressage qui n’agit pas sur la pensée on agit régressivement ; car si un élève a des dispositions pour la musique, l’enseignement faux réagit contre elles et finit par les annihiler. Après une élude prolongée il jouera aussi anti-musicalement que s’il n’avait eu ni oreille, ni sentiment, ni rythme.

Nous avons eu, au sujet de l’éveil et du développement de la mémoire, des exemples divers.

Une jeune élève, dont l’immobilité remarquable nous avait frappé, mais qui avait dû renoncer même à l’étude du solfège à cause du défaut complet d’oreille, n’en avait pas moins une musicalité latente. En quelques mois de leçons de piano, elle a non seulement acquis une sonorité admirable, mais appris par cœur et sans étudier plus de deux heures par jour, une série de morceaux relativement compliqués (des Préludes faciles de Bach et de Chopin, Chanson napolitaine de Saint-Saëns, Impromptu de Schubert, etc.). Aussitôt qu’elle a commencé à étudier le piano sa mémoire musicale a fonctionné. Le résultat était si immédiat parce qu’elle possédait grâce à son immobilité des représentations mentales des fonctions tactiles qui lui ont permis de réaliser dès le début des mouvements d’une exactitude frappante.

Une autre élève, qui après dix ans d’étude de piano n’avait jamais pu acquérir la moindre mémoire, même celle des mouvements automatiques, est arrivée, dès qu’elle a développé l’immobilité, et par conséquent les représentations mentales de ses mouvements, à former sa mémoire musicale au point de jouer des Préludes et Fugues de Bach-Liszt, des sonates de Beethoven par cœur. Ayant interrompu pendant six mois l’étude de l’immobilité, tout en étudiant par des procédés de touchers diversifiés, sa mémoire, devenue incertaine, a peu à peu considérablement diminué. L’étude de l’immobilité a été reprise ensuite, et sous son influence le bon fonctionnement de la mémoire a été bientôt retrouvé.

Chez les enfants ces alternatives sont très fréquentes, car, par l’exercice de l’immobilité et des mouvements justes, la mémoire musicale se développe très rapidement et invariablement chez tous. Mais aussitôt que les mouvements sont moins corrects, parce que l’immobilité cesse d’être aussi strictement maintenue, la mémoire disparaît plus rapidement encore qu’elle ne s’est formée.

Du moment qu’on peut prouver que les représentations mentales des sons peuvent s’acquérir par le caractère de l’étude, on doit aussi admettre que la musicalité peut être acquise. Nous avons été à même d’apprécier la vérité de ce fait entre autres par l’exemple suivant. Chez trois jeunes filles ayant commencé simultanément leur éducation musicale par l’exercice de l’immobilité, nous avons constaté des progrès à peu près équivalents, quoique la troisième eût extraordinairement peu de dispositions, grâce à son zèle la qualité de son travail lui permettait de se maintenir à la hauteur des autres. Ces élèves ayant pendant deux ans interrompu complètement l’exercice de l’immobilité, les deux premières avaient perdu la mémoire musicale pour les œuvres ultérieurement apprises, tandis qu’elles continuaient à se souvenir de celles qu’elles avaient apprises avec l’immobilité, et, dans ces œuvres, toutes les qualités de l’exécution restaient acquises. Quant à la troisième, non seulement elle n’avait plus de mémoire, mais toutes les qualités de son exécution avaient disparu ; elle n’avait plus de son, plus de style, plus de mécanisme, et avait néanmoins persévéré dans l’étude autant que les deux autres.

Donc si, par le caractère de l’étude, on arrive à faire progresser les élèves, qu’ils soient oui ou non doués pour la musique, il n’en est pas moins vrai que l’influence de l’immobilité doit être prolongée pour amener un épanouissement graduel chez ceux qui ont des aptitudes, et que, chez ceux qui en sont privés, si leur éducation n’est pas très avancée, les qualités acquises disparaissent dès qu’ils perdent cet appui puissant : l’immobilité.

C’est certainement en développant la conscience des fonctions motrices par l’exercice de l’immobilité que la mémoire musicale est le plus susceptible d’être cultivée. À ce propos il est à remarquer que le moulage de la surface interne du crâne de J.-S. Bach a permis à M. Fleschsig de constater le développement prédominant de la partie du cerveau où se localisent les représentations mentales des sensations musculaires des mouvements des bras et des mains. Le savant a même soulevé la question de savoir si, en dehors des organes finement développés de l’ouïe, la base des capacités musicales de J.-S. Bach ne dérivait pas d’un sens musculaire extraordinairement développé et de la faculté de réunir les représentations visuelles des notes avec les représentations des mouvements[3].

Il nous est arrivé de nous souvenir tout à coup d’une œuvre que nous n’avions jamais su par cœur parce que, sans travail préalable aucun, nous adaptions des mouvements mieux diversifiés à son exécution. Cette amélioration des mouvements ayant rendu la sonorité plus harmonieuse, la diversification des tonalités, des modulations, se présentait à la mémoire avec une facilité surprenante.

Nous agissons donc sur la mémoire à la fois par la dissociation des mouvements et par l’harmonie de la sonorité évoquée. Cela ne veut nullement dire que nous arrivions à dissocier nos mouvements en nous appliquant à produire beaucoup de son. Le problème de la dissociation est tout à fait indépendant du problème de la sonorité ; nous avons même reconnu qu’il importe que l’étude des mouvements se fasse toujours en réduisant de plus en plus à un minimum la quantité de son à produire par les attaques. La locution : « il tape comme un sourd » serait applicable à ceux qui étudient mal. C’est en écoutant des sons faibles qu’on affine son oreille : il est donc admissible qu’en étudiant fort on devienne de moins en moins apte à entendre finement, c’est-à-dire à devenir musicien.

Comme la finesse de diversification des mouvements correspond chez l’exécutant au perfectionnement de l’audition, l’obéissance de son appareil tactile doit être de nature à lui permettre de réaliser isolément avec chaque doigt les mouvements qu’on ne réalise habituellement qu’en associant les autres doigts.

Le perfectionnement à acquérir consiste donc avant tout dans l’éducation de l’immobilité qui, lorsqu’elle est faite par certains exercices non adaptés au clavier, peut agir avec une efficacité exceptionnelle sur l’indépendance des fonctions des doigts.

EXERCICES DES MOUVEMENTS CIRCULAIRES

Exercice des deux index. En contractant préalablement les doigts des deux mains, tenues les paumes se faisant vis-à-vis, on met, avant de commencer l’exercice, a, dans la main droite la première phalange de l’index en extension forcée, les dernières en flexion extrême de sorte que la face palmaire de la phalangette soit tournée vers celle de la première phalange (voir index droit, fig. 47) ; b, dans la main gauche les trois phalanges de l’index en demi-flexion (voir l’index gauche, fig. 18).

L’exercice consiste en quelque sorte à enrouler et à dérouler les deux index simultanément en sens inverse. L’extrémité de l’index droit exécute le 1er  mouvement circulaire en s’éloignant de la paume de la main (voir fig. 49), tandis que l’extrémité de l’index gauche exécute le 2e  mouvement circulaire en se rapprochant de la paume de la main (voir fig. 50).

Grâce à cet agencement inverse on trace simultanément du bout des deux index un mouvement circulaire dans le même sens. Ces mouvements sont continués sans interruption jusqu’à un certain degré de fatigue. Généralement on ne peut les continuer plus de quelques minutes.

À la suite de l’exercice de ces mouvements, plusieurs particularités fonctionnelles nous ont frappée.

1o  Par la répétition des mouvements isolés des index l’immobilité des autres doigts augmente progressivement ; au bout d’une vingtaine ou trentaine de mouvements toute perception du moindre tremblement visible disparaît. Par contre, les index qui tracent les mouvements semblent se mouvoir de plus en plus aisément.

2o  Au moment d’arrêter ces mouvements, les deux index n’éprouvent aucune fatigue ; les 3e , 4e , 5e  doigts et les pouces qui étaient restés immobiles, sont comme contracturés.

EXERCICES DES DEUX INDEX
Fig. 48. Index gauche. Fig. 47. Index droit.
Fig. 50. Index gauche. Fig. 49. Index droit.

3o  Si l’on contracte les mêmes doigts pour tracer avec les index des figures moins complexes, on reconnaît qu’il est absolument impossible de communiquer aux autres doigts autant d’immobilité ; tout en faisant les mêmes efforts, impossible de supprimer certains petits mouvements associés.

4o  Si l’on veut exécuter de nouveau les mouvements complexes en supprimant toute contraction musculaire dans les autres doigts, la rapidité des mouvements se réduit considérablement.

Nous voyons dans ces alternatives la réciprocité de l’influence exercée par la force statique et la force dynamique sur les fonctions tactiles ; c’est par la complexité des mouvements qu’on renforce l’immobilité, et ces mouvements complexes sont d’autant plus réalisables que l’immobilité est mieux acquise.

Ces rapports peuvent être constatés par le plus ou moins de correction des mouvements réalisés par des mains différentes ou par les quatre différents doigts d’une même main. Dans ces exercices, c’est précisément l’agencement circulaire du mouvement qui est difficile à obtenir, et c’est dans l’index droit qu’il sera toujours réalisé le plus correctement ; dans le 4e  doigt d’une main même très exercée le mouvement prendra une forme elliptique, soit en sens vertical, soit en sens horizontal. La main gauche reproduira tous ces phénomènes avec une infériorité très accentuée ; même dans l’index l’agencement circulaire sera rarement tout à fait correct.

On modifie ces exercices non seulement en les appliquant successivement aux autres doigts symétriques des deux mains, on les varie à l’infini en changeant les rapports entre l’effort statique et l’effort dynamique. Parmi les combinaisons qui nous paraissent le plus utiles nous citerons par exemple :

L’exercice simultané du 2e  et du 3e  doigt de la même main.

Pendant qu’on maintiendra le pouce, le 4e  et le 5e  doigt en contraction, on déroulera simultanément le 2e  et le 3e  doigt d’une même main en exécutant du bout des deux doigts des mouvements circulaires en sens inverse, c’est-à-dire tandis que l’index réalisera le 1er  mouvement circulaire le 3e  doigt exécutera le 2e  mouvement circulaire.

Avant de commencer simultanément l’exercice de ces deux doigts, on mettra la première phalange du 2e  doigt en extension forcée, les deux dernières phalanges en flexion extrême. Dans le 3 doigt toutes les phalanges sont maintenues en flexion extrême. Tandis que le 3e  doigt commencera le 2 mouvement circulaire en mettant sa première phalange en extension forcée, le 2e  doigt commencera le 1er  mouvement circulaire en mettant sa première phalange en flexion extrême. Cette impulsion communiquée, les dernières phalanges des deux doigts se mettront, par directions inverses, en demi-extension. Aussitôt cette position réalisée, les deux doigts reprendront leurs positions initiales respectives, et l’exercice décrit recommence. L’effort peut, sous cette forme, se prolonger plus longtemps parce que l’immobilité des trois doigts contractés ne produira pas un aussi grand effort de contraction.

Quoique sous cette forme l’exercice perde sous le rapport de l’immobilité, il n’en conserve pas moins un caractère d’énergie qui agit puissamment sur la dissociation des doigts.

On peut amoindrir encore l’effort statique en étendant l’exercice dynamique à trois doigts. On tracera dans ce cas le 2e  mouvement circulaire du bout du 3e  doigt, tandis que simultanément le mouvement circulaire est fait par le 2e  et le 4e  doigt.

Avant de commencer simultanément les mouvements, les premières phalanges du 2e  et du 4e  doigt seront en extension forcée, les deux dernières en flexion extrême. Dans le 3e  doigt la flexion extrême sera maintenue dans toutes les phalanges.

Bien des combinaisons peuvent se faire dans l’agencement des mouvements, mais la rapidité de l’exécution des mouvements sera toujours en équivalence avec la quantité de contraction statique déployée. Les mouvements seront relativement lents si, en contractant préalablement tous les doigts des deux mains, tenues les deux paumes se faisant vis-à-vis, on les réalise successivement avec les 2e , 3e , 4e  et 5e  doigts, au lieu de les tracer, comme il a été précédemment indiqué, avec les deux index seulement. Le ralentissement provient de ce que l’immobilité des doigts n’a pas le temps nécessaire pour se former et devenir très intense. Les mouvements seront plus rapides aussitôt que l’exercice statique sera augmenté. Il suffirait pour obtenir plus de vitesse de contracter par exemple dans chaque main trois doigts et de réaliser simultanément dans les deux mains l’exercice du 2e  et du 3e  doigt précédemment indiqué.

Cette gymnastique fortifie et assouplit les doigts et développe la conscience des mouvements ; elle agira donc sur la mémoire et sur la musicalité de l’exécutant qui sait mettre à profil ce perfectionnement de l’activité motrice.

L’art de diversifier consciemment ou inconsciemment le plus finement les mouvements est en corrélation étroite avec le perfectionnement des sensations qui exige une dépense d’efforts statiques que le système usuel d’étude du piano est incapable de produire. C’est une fausse recherche de perfectionnement du mécanisme à laquelle on s’attache : la quantité d’heures de travail dépensée dont le résultat ne répond pas à la peine qu’on se donne, en est la preuve irrécusable.

Tant de préjugés sont vaincus à notre époque qu’on est étonné de les voir se conserver dans l’étude d’art. L’effort stérile est en quelque sorte contre nature : dans le mécanisme artistique les rapports de la beauté esthétique et de l’intelligence sont incontestables : car grâce à l’étude intelligente nous pouvons perfectionner l’outil par lequel nous transmettons la beauté esthétique. Nous pouvons dans une certaine mesure rehausser par l’exercice tactile de nos doigts notre activité fonctionnelle, puisque nous augmentons la force statique des doigts par la complexité des mouvements, et réagissons inversement par cette augmentation de la force statique sur la dissociation des mouvements qui communique à nos doigts une agilité vraiment artistique. C’est par l’utilisation de ces deux forces impulsives que la conscience de l’exécution musicale peut être acquise. Aussi tout travail qui ne tend pas vers ce but est regrettable parce qu’il amène l’impuissance dans l’action, espèce de contresens que toute éducation digne de ce nom devrait éviter. Nous touchons ici à des problèmes peu explorés, mais ils devraient d’autant plus éveiller l’attention de ceux que le progrès intéresse. On ne peut atteindre de nouveaux résultats sans se servir de nouveaux moyens. Or, ces moyens existent. Les diversifications tactiles révélées par les empreintes témoignent hautement contre l’inconscience des mouvements cultivée par l’étude usuelle du piano.

Chaque fois que nous avons été frappée par l’amélioration de la sonorité dans l’exécution d’une œuvre, nous avons constaté par l’analyse des empreintes qu’elle correspondait à une amélioration des contacts. Quant à la diversification des mouvements glissés ou roulés de l’attaque, ils agissent toujours à la fois sur les contacts et sur la sonorité. Il en est de même des différentes positions de main qui doivent être acquises par le pianiste en vue d’utiliser la sensibilité tactile conformément aux lois de l’esthétique, et d’élever, par la localisation des contacts, les ressources de l’exécution à la hauteur de la tâche artistique à accomplir. Ces nouveaux moyens ne peuvent être acquis sans un perfectionnement réel de l’appareil tactile. La nécessité de développer les sensations des mouvements qui permettent de distinguer les rapports des contacts s’impose.

Les explications que nous avons pu donner au sujet des empreintes ne sont encore, devant l’ensemble des phénomènes soulevés, qu’un alphabet fragmentaire. Ce qui est dès à présent sûrement acquis, c’est l’existence de ce mécanisme des contacts et son action sur la sonorité, sur le style, sur la mémoire et sur l’agilité des doigts de l’exécutant.

L’harmonie des sons doit dériver de l’harmonie du toucher : tel est le problème à la fois scientifique et artistique soulevé par cet ouvrage que nous ne pouvons terminer sans mentionner que les empreintes des contacts qu’il contient sont loin de la perfection que nous entrevoyons dans l’analyse des phénomènes du toucher. Depuis plus d’un an que nous prenons les empreintes de nos contacts, des progrès constants se produisent, mais ils ont la particularité d’apparaître inopinément. Jamais ils ne sont la résultante immédiate d’un effort fait momentanément : toute amélioration des empreintes dénote un progrès des sensations tactiles et des représentations mentales des contacts. Ces phénomènes ne peuvent être provoqués qu’indirectement par l’étude et par l’analyse des mouvements, fait qui permet de conclure à l’existence d’une perfection dont nous pouvons nous rapprocher peu à peu parce qu’elle résulte d’un ensemble de phénomènes, créés presque à notre insu, mais que nous ne saurions acquérir que par des moyens conscients.

  1. Ch. Féré, L’éducation de la vue chez les sourds, Revue des Revues, 1er  septembre 1895.
  2. J.-N. Forkel, Vie, talents et travaux de J.-S. Bach.
  3. Allgemeine Musikzeitung, juin 1893.