Le massacre de Lachine/12

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Edouard Garand (p. 35-39).

CHAPITRE XII

L’HONNEUR EST SAUF. — « GUERRE À OUTRANCE »


Le dernier jour de grâce accordé au lieut. de Belmont, pour attendre son témoin, était arrivé. Le jeune homme, désespéré, était assis dans la chambre où on l’avait confiné et avait abandonné toute espérance de voir arriver le chef huron. Il attendait son sort avec l’apathie du désespoir ; car, après avoir longuement réfléchi à tous ses malheurs, il était devenu indifférent à tout ce que l’avenir pouvait lui réserver. Mais ce qui l’affligeait par-dessus tout, c’était le fait que, pendant toute la durée de son emprisonnement, Julie du Châtelet ne lui avait pas fait parvenir un seul mot de consolation ; pour elle, en un mot, le lieut. de Belmont semblait n’avoir jamais existé.

L’horloge venait de sonner midi ; c’était l’heure fixée pour le prononcé du jugement de la cour martiale. Henri de Belmont fut escorté par un piquet de soldats de sa prison à la place en avant du Fort. Toute la garnison avait été formée en carré, faisant face au Fort, et à l’intérieur du carré se tenait le marquis de Denonville et les officiers composant la cour martiale. L’accusé fut amené en dedans des lignes. Il était pâle et abattu, mais avait conservé l’attitude d’un homme qui se sent innocent. Tous les soldats étaient convaincus de son innocence, et même les juges étaient persuadés que la loi sur laquelle ils avaient dû baser leur décision n’était pas entièrement satisfaisante. Toutefois les impérieuses rigueurs du code militaire ne laissaient pas d’autre alternative ; on avait donné au prisonnier le délai demandé, mais, contrairement à l’attente générale, ce délai n’avait pas tourné à son avantage.

Le marquis de Denonville, d’une voix émue, donna ordre à son secrétaire militaire, le lieut. Vruze, de lire la sentence de la cour martiale.

Vruze s’avança, sous les regards indignés de toute la garnison, et, se plaçant en face du prisonnier, il lut la sentence suivante :


C’est moi qui ai mis le feu au wigwam du Serpent

« Le lieut. de Belmont sera dégradé ; le prévôt-maréchal brisera l’épée du lieutenant sous ses yeux et lui arrachera ses épaulettes ; le lieutenant sera ensuite transporté en France et mis aux galères durant le bon plaisir de sa majesté le roi Louis. »

Le jeune homme écouta cette lecture sans perdre contenance, et, se retournant, salua les officiers de la cour martiale, puis les soldats, qui pouvaient à peine contenir leur indignation.

Au moment où le prévôt-maréchal allait s’acquitter du pénible devoir qui lui était imposé, un grand cri, partant du côté de la porte du Fort, se fit entendre ; le prévôt s’arrêta, le marquis et les officiers jetèrent un regard inquiet dans la direction indiquée.

Au bout de quelques instants, on aperçut une bande de sauvages précédés par un guerrier de haute taille, et l’œil de M. de Callières avait reconnu leur costume.

« Quels sont ces hommes ? demanda le marquis de Denonville.

— Des Hurons, » répondit le vétéran avec une satisfaction qu’il ne put dissimuler.

Les soldats entendirent ces paroles, et un long cri de joie fit retentir les échos de la forêt.

À un signal du gouverneur, on laissa entrer le chef des Hurons dans le carré, ses guerriers restant en dehors. Le chef s’avança vers le marquis et lui dit :

« Le chef des blancs a envoyé chercher le chef de la nation des Hurons. Le voici. Je suis Kandiarak. Mais que demande le chef blanc de son ami ? »

Le marquis sentit que l’œil rapide du Huron lisait dans sa pensée ; il se rappela dans quelle position Kandiarak s’était trouvé dernièrement à l’égard des Français, et il demeura un moment interdit à ce souvenir. Mais, au bout de quelques instants, il prit la parole :

« Kandiarak connaît-il ce jeune homme dit-il en montrant de Belmont.

— Je vais répondre, fit le Huron. J’ai vu ce jeune guerrier quand les chefs blancs tenaient conseil, il a empêché le Serpent de s’élancer sur moi avec son tomahawk. J’ai vu le jeune guerrier une seconde fois, quand il me poursuivait pour me mener au supplice. Je l’ai vu une troisième fois, quand mes braves l’ont emmené de force dans mon canot. Le premier soir de notre voyage, il s’échappa ; depuis lors, je ne l’ai plus revu. Voilà tout ce que je sais au sujet du jeune guerrier. »

Le marquis et les officiers poussèrent un soupir de satisfaction ; les soldats retinrent à peine un cri de joie ; quant à de Belmont, il était comme dans un rêve délicieux.

« Le chef des Hurons, reprit le marquis, n’aime pas sans doute qu’on lui rappelle les événements dans lesquels il a eu à souffrir. Mais, en considération de ses malheurs, je le comblerai de présents, et ces pénibles souvenirs seront effacés pour jamais.

— Parlez, dit Kandiarak, j’ai oublié toutes ces choses ; le brave examine le passé sans colère et envisage l’avenir sans crainte.

— Le chef huron parle en guerrier, dit le marquis, et je ne l’offenserai pas en lui demandant qui a mis le feu aux wigwams des Abénaquis ? »

Kandiarak répondit en tenant son regard scrutateur fixé sur le marquis :

« Le chef des blancs me promet-il de ne pas tirer vengeance de celui qui a fait la chose ?

— Je le promets, dit le marquis. »

Le chef huron s’éloigna pour aller consulter un instant ses guerriers. Il revint accompagné d’un autre chef, et le gouverneur et ses officiers remarquèrent qu’au moment où les deux Hurons entraient dans le carré, leurs compagnons se rapprochaient des soldats et manifestaient une certaine inquiétude.

« Ce chef, dit Kandiarak, est mon second. Il dira la vérité. Il s’appelle le « Frère des Hurons ».

Le nouveau venu fit au marquis et à ses officiers un profond salut qui leur donna une haute opinion de sa connaissance des manières européennes. Puis il parla ainsi en excellent français :

« Je suis celui qu’on appelait autrefois Jacques Tambour, quartier-maître au service du roi de France ; on m’appelle maintenant le « Frère des Hurons », et je suis le second chef de cette tribu ; c’est moi qui ai mis le feu aux wigwams des Abénaquis pour favoriser l’évasion de Kandiarak. J’ai fait cet acte à la demande d’une personne pour laquelle je donnerais volontiers ma vie. Le premier wigwam auquel j’ai mis le feu était celui du Serpent. Mais le dommage a été bien faible en comparaison de celui que le Serpent et le lieut. Vruze, du temps de M. de la Barre, l’ancien gouverneur-général, causèrent au roi de France lorsqu’ils vendirent trois mille peaux de castors aux trafiquants anglais, et prétendirent que les canots qui devaient les apporter à ce fort avaient péri dans une tempête. »

Le marquis, ses officiers et tous les soldats de la garnison demeurèrent comme frappés d’étonnement. Le lieut. Vruze tremblait de tous ses membres, il était livide de terreur.

« Jacques Tambour, je vous pardonne, dit le marquis ; je suis content que vous ayez aidé votre ami et allié Kandiarak qui, je le regrette beaucoup, a été la victime d’un cruel accident. »

Jacques Tambour fit un autre profond salut et exprima sa gratitude au marquis.

Kandiarak prit ensuite la parole.

« J’ai répondu aux questions du chef des blancs ; j’espère qu’il voudra bien me dire où est le Serpent ?

— Il a quitté le Fort la semaine dernière pour aller faire la chasse dans la vallée des Outaouais, répondit le marquis.

— Votre Excellence, dit Tambour, me pardonnera de lui demander s’il a forcé la jeune Isanta à le suivre ? »

Le marquis, jetant sur Tambour un regard de compassion, lui répondit à voix baisse : « Elle est morte ! »

Kandiarak et Tambour se regardèrent et, pénétrés de la même douleur, ils répétèrent ensemble ce seul mot : « Morte ! »

Le brave Tambour ne put retenir ses larmes.

« Courage ! camarade, dit le chevalier de Vaudreuil, un de mes lieutenants a été tué dans une bataille avec les Iroquois ; avec le consentement du marquis, je t’offre sa place.

— Je vous donne mon consentement, et j’espère que notre ancien quartier-maître acceptera, dit le marquis. »

Tambour s’essuya les yeux avec sa manche, et répondit :

« Mille remerciements, messieurs, mais je ne puis accepter. Si Isanta vivait, ce serait différent ; mais puisqu’elle est morte, je retourne avec les siens. »

Kandiarak serra chaleureusement la main de son compagnon.

Le marquis de Denonville appela le lieut. de Belmont auprès de lui et il lui dit :

« Je suis extrêmement heureux de vous informer que vous êtes honorablement acquitté et que vous pouvez reprendre immédiatement votre service. »

De vifs applaudissements accueillirent ces paroles du gouverneur, et de Belmont sortit avec M. de Callières.

Presqu’au même instant, on entendit une détonation à l’intérieur du Fort ; quelques moments après, on découvrit le lieut. Vruze étendu mort dans sa chambre. Il avait quitté la salle inaperçu et s’était suicidé.

Le même soir, le marquis donna un banquet splendide à Kandiarak et aux autres chefs hurons et mit tout en usage pour faire oublier à son hôte les jours mauvais.

Le banquet terminé, Kandiarak informa le gouverneur qu’à l’arrivée de son messager à Michilimakinac, lui, le chef huron, se préparait à visiter le gouverneur pour lui offrir ses services dans une seconde campagne contre les Iroquois, et que, se trouvant tout rendu, il était prêt, avec ses cinq cents guerriers, l’élite de sa nation, à se joindre aux troupes françaises pour marcher tout de suite contre l’ennemi.

Le marquis exprima vivement sa gratitude au chef huron pour cette offre de service. Mais il exprima ce regret que le temps était mal choisi, parce que des négociations étaient commencées avec les Iroquois en vue de conclure un traité de paix, et que les envoyés de cette nation étaient déjà en route pour le Canada.

Le Rat fut cruellement désappointé à cette nouvelle ; mais toujours maître de lui-même, il ne fit pas un geste, ne dit pas un mot qui pût trahir son désappointement. Dès le matin, le chef partit, chargé des présents du gouverneur, et faisant des serments d’éternelle fidélité ; mais, dans le cœur, il avait voué au marquis une haine implacable.

En s’en allant, le Rat résolut de s’emparer des envoyés iroquois qui venaient pour conclure la paix. Dans ce but, il se mit en embuscade à L’Anse de la Famine, s’empara de tous les envoyés, massacra les uns et fit les autres prisonniers.

Les captifs furent amenés devant lui et il leur demanda, du ton le plus courtois et le plus aimable, où ils allaient et quel était l’objet de leur voyage. Ils lui répondirent qu’ils étaient envoyés par la nation des Iroquois pour conclure la paix avec le marquis de Denonville.

À cette nouvelle, le Rat exprima sa profonde surprise et informa ses captifs que c’était le marquis lui-même qui l’avait envoyé pour les arrêter. Et pour leur faire voir qu’il disait la vérité, le Rat mit ses captifs en liberté, n’en retenant qu’un seul pour remplacer un Huron tué par les Iroquois lors de la rencontre.

Le Rat, content du succès de son artifice, et laissant les envoyés retourner chez eux, se rendit en toute hâte à Michilimakinac. À son arrivée, il présenta l’envoyé iroquois qu’il avait retenu à M. de la Durantaye, l’officier français commandant le poste de Michilimakinac. M. de la Durantaye, qui n’avait pas encore reçu la nouvelle officielle de la trêve conclue avec les Iroquois, condamna l’envoyé à mort, comme espion. La victime en appela au Rat pour confirmer son assertion qu’il était envoyé par les Iroquois pour conclure la paix avec les Français, lorsqu’on l’avait fait prisonnier.

Le Rat, en réponse au malheureux prisonnier, lui demanda s’il rêvait ou s’il s’obstinait à raconter une histoire fausse d’un bout à l’autre.

L’envoyé fut mis à mort, et le Rat alla trouver un vieil Iroquois, depuis longtemps prisonnier chez les Hurons, et lui donnant la liberté, le chargea d’aller dire aux siens que les Français, tout en manifestant des intentions pacifiques, faisaient prendre et tuer traîtreusement tous les Iroquois qui leur tombaient sous la main.

Le vieillard obéit et, quand son canot disparut à l’horizon, le Rat, qui l’avait suivi des yeux depuis qu’il avait pris le large, s’écria d’une voix triomphante :

« Et maintenant, guerre à outrance ! »