Le massacre de Lachine/13

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Edouard Garand (p. 39-42).

CHAPITRE XIII

LA CATASTROPHE. — DERNIÈRE RENCONTRE DE DEUX ENNEMIS


L’outrage fait aux envoyés iroquois par le Rat, outrage que celui-ci sut mettre au compte du marquis de Denonville, produisit l’effet d’un levain empoisonné dans le cœur de ces sauvages. Ils se rappelaient aussi que les envoyés qui avaient précédé ceux que Kandiarak venait d’arrêter avaient été injustement faits prisonniers et déportés en France, comme on l’a vu au commencement de cette histoire. Il est vrai qu’immédiatement après leur arrivée en France, ces chefs avaient été libérés par ordre du roi Louis et renvoyés en Canada. Mais les Iroquois ne pardonnaient jamais les insultes faites à leurs chefs et, dans leurs chefs, à toute la nation ; ce souvenir les agitait avec une violence que rien ne pouvait modérer.

Mais, durant l’hiver de 1688 et le printemps de 1689, un calme trompeur régnait dans toute la province, et les Iroquois implacables semblaient avoir enterré leurs haches de guerre. Les colons accueillirent ces indices de paix comme le malade bénit le sommeil après une fièvre violente. Mais bien des craintes existaient encore au milieu de cette sécurité apparente, et les yeux exercés, habitués à la cruelle diplomatie des sauvages, entrevoyaient dans la forêt, au sud du Saint-Laurent, les indices d’une trame qui devait bientôt ravir aux colons leurs vies et leurs fortunes.

Le marquis avait été averti par des hommes auxquels l’expérience avait fait connaître la nature sauvage, que les Iroquois se préparaient à faire une descente dans la province pour y porter le massacre et la désolation. Mais il ne voulut pas prêter l’oreille à ces avertissements. Rien n’indiquait un mouvement prochain des sauvages ; et il ne voulait pas sonner l’alarme sur de simples rumeurs d’un danger éloigné. Toutefois, ce calme était de mauvais augure, et la tranquillité des Iroquois tout à fait inexplicable. Le gouverneur s’adressa aux RR. PP. Jésuites pour avoir des renseignements. Les missionnaires, trompés par les apparences pacifiques des Iroquois et le mystère dont ils savaient envelopper leurs sinistres projets, exprimèrent l’opinion que l’on accusait faussement les sauvages ou, du moins, que l’on exagérait beaucoup des rumeurs sans importance. Ainsi trompée par cette fausse sécurité, la colonie s’offrait sans défense au couteau de ses ennemis les plus implacables.

Dans la nuit du 5 août, au milieu d’un orage de pluie et de grêle, quatorze cents guerriers iroquois traversaient le lac Saint-Louis. Ils débarquèrent inaperçus à Lachine, pointe ouest de l’île de Montréal. Favorisés par les éléments et les ténèbres, ils se dirigèrent rapidement et sans bruit vers les points qui leur avaient été désignés d’avance, et avant de lever du soleil, ils avaient entouré, par pelotons, chaque maison dans un rayon de plusieurs lieues.

À un signal de leur chef, les Iroquois commencèrent leur œuvre de sang. Pénétrant par les portes et les fenêtres, les sauvages arrachaient les habitants de leurs lits, massacrant, sans distinction, jeunes et vieux, hommes, femmes et enfants. Quand le tomahawk ne suffisait pas, on employait la torche, et les habitants, sortant de leurs maisons en flammes, étaient massacrés sur le seuil. La fureur des Iroquois était diabolique. Non contents de massacrer sans distinction, ils ajoutaient la torture morale aux souffrances physiques, en forçant des pères et des mères à jeter leurs enfants dans les flammes. Jusqu’à une petite lieue de Montréal, ce n’était partout que flammes et ruisseaux de sang. Tout cédait au tomahawk ou à la torche. Deux cents personnes furent brûlées vivantes. Plusieurs furent mises à mort après avoir subi toutes les tortures que peut inspirer la cruauté la plus raffinée ; plusieurs autres furent réservées pour périr sur le bûcher, dans le pays des Iroquois.

Au plus fort du massacre, une bande de sauvages se trouva arrêtée par une maison de pierre située sur les bords du Saint-Laurent.

Enfin, un sauvage qui dépassait des épaules et de la tête tous ses compagnons, arriva près de la maison dont il s’agit. D’un coup d’œil, il s’aperçut que le feu bien nourri des assiégés faisait de nombreuses victimes parmi les sauvages qui commençaient à se décourager. Le nouveau venu s’approcha de la maison, se mettant ainsi hors de la portée des balles, et grimpa sur les épaules d’un compagnon, jusqu’aux gouttières ; là, il appliqua sous le toit une torche enflammée. Dans quelques instants, le toit fut tout en feu et tomba à l’intérieur avec un horrible craquement. Ce nouveau mode d’attaque avait réussi, car la décharge de mousqueterie cessa immédiatement, et les cris des assiégés venaient prouver aux sauvages que la mort, sous son aspect le plus terrible, achevait ceux que le tomahawk n’avait pu atteindre.

Peu à peu les cris s’affaiblirent, et le dernier venait de se faire entendre, lorsqu’un jeune homme, presque suffoqué par la fumée et portant une femme dans ses bras, s’élança, dans les ténèbres, au milieu des ennemis.

Le guerrier qui avait mis le feu à la maison leva son tomahawk, mais ne frappa pas. Un instant après, une demi-douzaine de sauvages arrachaient la femme des bras du jeune homme qui partait l’uniforme d’officier supérieur. Pour cette raison, il fut arrêté et réservé pour la torture.

Un sauvage, plus grand que les autres, s’était emparé de la jeune femme, et, la saisissant par ses cheveux épars, tirait déjà son couteau pour la scalper, lorsque l’œil rapide du guerrier qui avait mis le feu à la maison aperçut un collier blanc au coup de la victime. D’un bond il fut près du sauvage, arrêta son bras, et fixant la jeune fille qui se débattait, il prononça le nom d’Isanta : « J’étais sa sœur, dit-elle d’une voix mourante, puis elle s’évanouit.

— Arrière ! cette jeune fille m’appartient ! dit-il au guerrier qui tenait toujours sa victime par les cheveux.

— Elle est à moi ! répondit le sauvage.

— Je suis Kandiarak, reprit le guerrier. Laisse aller cette jeune fille. »

Le sauvage n’osa pas désobéir, et laissant la jeune fille qui n’était autre que Julie du Châtelet, il alla se mêler à ses compagnons.

Soulevant la jeune fille comme il aurait fait d’une plume, Kandiarak se tournant vers un groupe de sauvages qui, bien qu’avides de sang, s’étaient arrêtés comme stupéfaits, Kandiarak leur dit : « Amenez ici le compagnon de cette jeune fille. »

On l’amena. Kandiarak reconnut de Belmont.

Arrivé au bord, Kandiarak se baissant ramassa une torche qui fumait encore et, ranimant la flamme, il brandit cette torche trois fois autour de sa tête. Au bout de quelques instants, un canot qui se trouvait à quelque distance se dirigea rapidement vers l’endroit où se tenait le Huron, et celui qui le montait s’élança rapidement sur la grève.

« Frère des Hurons, dit Kandiarak — car ce n’était autre que notre vieille connaissance Tambour — je viens de sauver deux de nos amis qu’il faut maintenant aider à s’enfuir. »

Tambour reconnut tout de suite le compagnon de Kandiarak, et lui serra chaleureusement la main. Mais ce n’était pas le moment des longs discours et, faisant signe à de Belmont de le suivre, Tambour aida Kandiarak à placer Julie dans le canot. Dans moins de cinq minutes, la petite embarcation, poussée par les bras vigoureux de Tambour et du chef huron, était hors de vue de la rive.

Après s’être reposés quelques minutes pour faire revenir la jeune fille de son évanouissement et pour délibérer sur ce qu’ils avaient à faire, Kandiarak et son compagnon allaient se mettre à ramer et remonter la rivière pour se rendre chez les Hurons, quand l’oreille exercée du sauvage entendit au loin le bruit d’une rame. Passant la sienne à Tambour, le Huron alla se mettre à l’arrière du canot et écouta attentivement dans la direction d’où venait le bruit. Tout-à-coup, baissant la voix, il dit à Tambour : « Passe-moi un pistolet. »

Tambour obéit, et le Huron, en attendant que le canot, qui arrivait presqu’en ligne avec la poupe du sien, fût à une distance d’environ douze verges, il tira dans la direction de l’esquif.

La flamme éclaira un instant l’embarcation, et l’œil exercé du chef huron reconnut ceux qui le montaient.

« C’est un canot des Abénaquis ; s’écria-t-il. Je vois le Serpent. Maintenant, vengeance ! »

Le Huron écouta un instant et s’aperçut que le canot abénaquis descendait le fleuve. Il donna ordre à Tambour de virer de bord pour se mettre à la poursuite.

Pendant ce temps, Julie du Châtelet avait repris connaissance et, d’une voix faible, elle demanda où elle était et où on la menait.

Kandiarak donna ordre à de Belmont de faire coucher la jeune fille dans le fond du canot et de la couvrir de deux peaux de buffle. Le jeune homme obéit.

« Et maintenant, jeune guerrier, tu vas rester à l’avant du canot, les yeux fixés sur le canot abénaquis, tandis que mon frère et moi nous serons aux rames, dit le chef huron. Si nous arrivons le long de leur canot, mon frère et moi nous l’aborderons, nous tuerons le Serpent, et le reste à notre bonne chance ; tu resteras dans le canot avec la jeune fille et, quoiqu’il advienne, tu pourras la mener en lieu de sûreté.

— Je resterai avec vous jusqu’à la fin, dit de Belmont. Je déteste le Serpent autant que vous le haïssez. Le lâche ! il était dans la maison de pierre avec nous, et deux heures avant l’incendie, il a fui par la porte de derrière, chargé de butin. Il est pis qu’un Iroquois.

— Tu le connais enfin ! » observa sèchement Kandiarak. Pendant ce temps, le canot, poussé par les bras vigoureux du Huron et de Tambour, franchissait rapidement l’espace ; de temps en temps, Belmont, de son poste, annonçait que le canot abénaquis était toujours en vue.

Après avoir ramé péniblement pendant deux heures, le Huron qui, se fiant dans la légèreté de son canot avait pensé pouvoir rejoindre le canot plus lourdement chargé des Abénaquis, résolut de se borner à le tenir en vue jusqu’au point du jour, ne pouvant l’aborder.

Enfin, l’aurore parut et l’on put distinguer d’abord la poupe, puis tout le canot des ennemis. Cinq Abénaquis le montaient.

À un signal du Huron, de Belmont quitta son poste d’observation et, prenant la rame de Tambour, il se mit à ramer de pair avec le Huron infatigable.

Tambour se rendit à l’avant, et levant sa carabine au moment où le canot s’élevait sur une vague, il tira. Un cri se fit entendre, et quand la fraîche brise du matin eut dissipé la fumée, il y avait un homme de moins à bord du canot ennemi.

Kandiarak regarda Tambour et, avec un sourire de satisfaction : « Bien touché, frère des Hurons ! »


Ils plongèrent tous les deux.

Tambour chargea le fusil et prit la rame du Huron. Le chef se porta à l’avant et appuyant son fusil sur le bord du canot, il visa le sauvage qui ramait à l’arrière. Un cri aigu retentit et, un instant après, l’Abénaquis atteint tomba à l’eau.

Après avoir chargé le fusil, le Huron prit la rame de Belmont, et le chef et Tambour redoublant d’énergie, eurent bientôt la satisfaction de s’apercevoir qu’ils gagnaient sur leurs ennemis.

Le Serpent, voyant que le canot huron s’approchait, fit virer le sien et rama vers la rive sud, avec l’intention de gagner la forêt s’il pouvait arriver à terre. Mais le Huron, qui devina son projet, fit un effort surhumain et se trouva bientôt entre le canot ennemi et la rive. Le Serpent, voyant que la retraite lui était coupée, prit une résolution désespérée. Mettant l’avant de son canot en ligne avec le courant, il se dirigea vers le rapide de Lachine, avec l’intention de gagner la cité de Montréal où il savait que son ennemi ne le suivrait pas.

Le Huron comprit immédiatement le dessein du Serpent ; il fit asseoir Tambour à l’avant du canot et de Belmont au milieu. Quant à Julie, il la supplia, si elle tenait encore à la vie, de ne pas faire un seul mouvement. Prenant la rame, Kandiarak dirigea le canot vers le rapide. Terrible tentative ! Mais l’image de ses parents massacrés de sang-froid et traîtreusement par le Serpent lui-même, et le souvenir d’Isanta lui donnèrent une ardeur qui lui faisait braver la mort et oublier toute prudence. Tambour partageait la haine du Huron pour le meurtrier d’Isanta, et, dans son ardeur de vengeance, ne redoutait aucun péril.

Sous la main de fer de Kandiarak, le canot franchit les ondes bouillonnantes avec la rapidité de l’oiseau.

Au pied du rapide, le Huron accosta le canot ennemi et l’aborda le tomahawk à la main. Le Serpent lança son tomahawk à la tête du Huron. Il manqua son coup, et poussant un cri de rage, il mit son couteau entre ses dents, se jeta à l’eau et nagea vers la rive qui n’était qu’à un quart de mille. Kandiarak, après avoir jeté son tomahawk à la tête du sauvage qui se trouvait près de lui, prit aussi son couteau entre ses dents et plongea à la poursuite du Serpent. Ce dernier, regardant en arrière, vit que Tambour et de Belmont avaient abordé son canot et fait prisonnier les deux autres Abénaquis. Mais le Huron avait atteint le Serpent qui se retourna.

« Chien et lâche, enfin je te tiens ! » hurla le Huron en approchant de son mortel ennemi. Ils plongèrent tous les deux, chacun ayant saisi son ennemi de la main gauche et brandissant son couteau de la main droite.

Tambour et de Belmont ramèrent vers l’endroit où les chefs avaient disparu et qu’ils discernaient au bouillonnement des eaux. L’anxiété était peinte sur leurs visages ; ils supposaient que les deux chefs avaient péri. Mais il n’en était pas ainsi. Un des chefs reparut brandissant son couteau de la main droite. C’était Kandiarak. La seule blessure qu’il eût reçue dans cette horrible lutte était une horrible égratignure à la main droite.

« Ah ! ah ! s’écria le chef victorieux en s’asseyant dans le canot, j’avais dit à mon ennemi lorsque je le frappai de mon tomahawk, après avoir subi l’épreuve terrible, que c’était mon second coup à l’adresse du Serpent — que la prochaine fois je lui donnerais le coup de mort. Je disais la vérité ; j’ai tenu ma promesse — je suis satisfait ! »

* * *

Deux heures après cette lutte horrible, Kandiarak et Tambour étaient en route pour Michilimakinac, et le lieut. de Belmont avec sa fiancée, Julie du Châtelet, étaient sains et saufs dans la maison de M. de Callières, à Montréal.

* * *

Quinze ans s’étaient écoulés et la confédération iroquoise s’était soumise, grâce à la vigoureuse administration de M. de Frontenac.

Il était tard dans la soirée du 5 août, anniversaire du « massacre », nom sous lequel la terrible catastrophe de Lachine est désignée dans les annales de la colonie, lorsque deux hommes portant le costume des Hurons entrèrent chez M. le colonel de Belmont, à Montréal.

Le colonel et sa femme, Julie de Belmont, les reconnurent aussitôt et les reçurent avec les marques de la plus vive amitié. Ces deux hommes, encore dans la force de l’âge, étaient Kandiarak et Tambour.

« Nous sommes venus, dit le chef huron, pour voir votre petite fille qui s’appelle Isanta.

— Je lui souhaite la bonté et la beauté de son homonyme, dit Tambour d’un ton grave, mais rien de plus. »

Julie de Belmont se retira quelques instants et revint, conduisant par la main une jolie petite fille de quatre ans, aux yeux noirs et aux joues vermeilles.

Tambour prit dans sa ceinture un collier de perles qu’il passa à son compagnon. En le voyant, Julie poussa un cri de joie.

— « Ce collier appartenait à ma sœur Isanta, et il m’a sauvé la vie.

— Il vous a sauvé à Lachine, dit le chef huron ; ce fut la seule récompense que j’acceptai pour vous avoir sauvés, vous et votre mari. Mon frère blanc l’a eu depuis. Mais nous sommes venus pour le donner à votre fille qui porte le nom de ma sœur. »

À ces mots, le chef passa le collier au cou de l’enfant, la prit dans ses bras et l’embrassa ; Tambour en fit autant.

Un instant après, les deux hommes avaient disparu. De Belmont, tout surpris, les suivit pour les ramener et leur offrir l’hospitalité. Mais ils ne voulurent pas y consentir. Se dirigeant en toute hâte vers la rivière, ils sautèrent dans un canot ; et au bout de quelques instants Kandiarak, le Rat, le « Machiavel de la forêt », et Tambour étaient hors de vue. Mais les colons garderont toujours leur souvenir.


FIN.