Le mirage/007

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Édouard Garand (p. 16-18).

VII


« Alea jacta est ». Le sort en est jeté. Fabien part demain. Déjà sa malle est prête. Elle est légère. Un peu de linge, quelques livres, c’est tout ce qu’il emporte. Il achètera le reste à Montréal. Sa chambre est louée déjà, grâce à Jules Mercier qu’il a chargé de la commission. C’est une jolie petite chambre donnant sur le devant, rue St-Hubert, près de l’Université. On ne lui demande que quatre dollars par semaine : une bagatelle. C’est ce qu’il a réussi à faire comprendre au père qui a délié bien larges les cordons de sa bourse. Il en a soupiré un peu, mais quoi refuser à Fabien ! Il est vaniteux, il aime à passer pour riche dans son village. Monsieur Ignace, comme on l’appelle dans le village s’est vite fait à l’idée de la séparation. Il voit d’un bon œil cette décision de son fils. Il songe, et cela atténue la tristesse du départ, à l’importance qu’il va prendre à leurs yeux, quand il dira à ses amis, au magasin, au moulin ou à la porte de l’église :

— À Montréal, vous savez…, c’est comme ci… c’est comme ça… Mon fils qui étudie le notariat m’écrivait… etc.

Dans le fond, il est content. Oui ! Décidément. Fabien avait raison. Cultiver la terre, c’était pas une vie pour lui. Lui, c’est un monsieur. Il pense à une chose. On va avoir des élections à l’automne. Il espère bien qu’il va s’occuper de politique. Il verra son nom dans les journaux. Il se rappelle qu’aux dernières élections, un étudiant de Montréal, avait fait un discours, un dimanche, après la messe. Tout le monde l’écoutait. On était même porté à croire tout ce qu’il disait. Un homme s’instruit ! Un étudiant ! Un homme de Montréal !

Qu’est-ce que ce sera quand Fabien viendra parler ! Les hommes d’ici, pour sûr les jalouseront, parce que Fabien, ce doit être un bon orateur. Au collège, il était premier en discours français.

Et tout ce jour qui était un samedi, un beau samedi des débuts de septembre, il a ruminé ces idées-là dans sa tête. Le notaire ne lui a-t-il pas dit : « Votre fils va réussir, Monsieur Ignace. Il a beaucoup de talent. »

Est-ce qu’on peut avoir des idées noires par un temps semblable ! Il fait si beau que le grain dans les champs semble pendre à des épis d’or, que la couleur de lait de la rivière se transfigure du bleu ardent du ciel ; et que les cigales chantent comme au cœur de l’été. Comment être pessimiste quand la récolte est prospère et les finances solides. Ne va-t-il pas, malgré les dépenses extraordinaires qu’il affronte, prêter un beau mille piastres dans quelques jours !

Si Fabien éprouve quelque chagrin, ça n’y parait guère, il est gai, prévenant, aimable. Cet après-midi, il a fait ses visites au village ; ce soir il va chez les Germain faire ses adieux. C’est cette petite Suzanne qui l’attire là. Le père s’en est douté quand après souper, il commença son éloge.

— Franchement, tu as l’air de la trouver de ton goût, je suis sûr que tu vas t’en ennuyer ?

— Ça se peut. En tous cas, rien ne m’empêche de lui écrire.

— Et à moi non plus ?

— Vous pouvez être sans crainte. Vous aurez de mes nouvelles au moins tous les quinze jours.

Et il ajouta en riant :

— Quand même que ce ne serait que pour vous demander de l’argent.

— Pas trop souvent. Je ne suis pas la banque. Mais tu ne manqueras de rien… si tu te conduis bien.

— Quant à cela, Papa, vous pouvez être sans crainte.

— À Montréal, y a ben des occasions.

— Quand on y va pour s’amuser. Moi, j’y vas pour travailler. Venez-vous avec moi chez les Germain ?

— C’est une idée. Saluer mon ami Cyrille.

Ce n’était pas sans une arrière pensée que Fabien avait voulu se faire accompagner par son père dans sa visite chez les Germain. Il se ménageait un tête à tête plus facile avec Suzanne.

Après les salutations d’usage, les questions sempiternellement les mêmes sur l’état des travaux, la condition du bétail, et les conditions atmosphériques que se posent entre eux les cultivateurs d’un même pays. Fabien fit un signe à Suzanne, et l’instant d’après, ils étaient dehors, seuls, libres de se parler à cœur ouvert, sans personne pour les entendre, ou surprendre le secret de leur cœur.

Qui à leur âge n’a pas de secret ?

Au milieu de la conférence de Monsieur Ignace sur l’avenir brillant qui s’annonçait pour son fils, leur sortie passa inaperçue.

Dans les livres et les manuels l’on appelle mai le mois des fleurs. Le véritable mois des fleurs pour la province de Québec est le mois de septembre. C’est dans ce mois que s’épanouissent en beauté nos plus belles fleurs : l’aster aux formes et aux couleurs si variées, chevelues comme la « comète » ou le « greco », compacte ou soyeuse comme la « victoria » ou l’aster pivoine ou bien fournies ou tressées comme le « cœur de France » aux fleurs innombrables et pourpres ; les zinnéas aux couleurs uniques où les jaunes, les mauves et les rouges ont des nuances et des teintes propres à eux seuls ; les phlox, les resedas, les œillets marguerite, de chine, ou du japon, si parfumés et qui embaument les soirs doux.

Septembre, c’est, pourrait-on dire, le coucher de soleil de l’année, le dernier effort de l’été qui s’attarde, et prodigue ses caresses pour faire oublier ses journées trop ardentes et ses nuits trop accablantes.

Seules, annonciatrices de l’automne, de rares feuilles commencent à jaunir aux branches des ormes.

Si le jour baisse plus vite, les soirées sont encore belles ; l’air est plus tiède, plus moite.

Ce soir-là, des traînées de jaune subsistaient dans le ciel sur lequel les nuages, bizarres et fantastiques de forme, profilaient la noirceur de leur contour. Les phlox se dressaient sur leurs tiges, des phlox blancs qui poussaient près de la galerie.

En passant, Fabien en cueillit un, le respira.

— C’est toi qui les a semés ?

— Non, ils sont vivaces. C’est moi qui ai semé les autres fleurs, celle de la platebande au bord de l’allée… Aimes-tu les fleurs ? Puisque tu pars ce soir, je vais t’en cueillir un bouquet. Tu les emporteras à Montréal pour garnir ta chambre. Tant qu’elles ne seront pas fanées tu penseras à moi… après… après… tu vas m’oublier ?

— Tu sais bien que je ne t’oublierai pas. Avec elle, il se pencha sur les fleurs, les fleurs pourpres, les fleurs blanches, mauves et roses.

Avec ses ongles, elle pinçait les tiges qui s’inclinaient puis elle les arrachait et les jetait en une masse multicolore sur le vert du gazon.

Ils s’assirent sur les marches du perron et demeurèrent quelques instants sans parler. Les dernières traînées jaunâtres s’évanouirent au ciel et bientôt les nuages se perdirent et se confondirent dans le bleu foncé du firmament.

— Ainsi tu pars demain ?

— Oui.

— Tu as hâte ?

— Je ne sais plus.

Et c’était vrai qu’il ne savait plus s’il était heureux ou malheureux de s’enfoncer dans l’inconnu des villes.

Devant cette petite fille, il n’était plus maître de ses pensées. Dès qu’il se trouvait en sa présence, il subissait le charme de sa personne. Il ne pouvait se défendre d’une certaine sujétion vis-à-vis d’elle. Ne l’avait-elle pas obligé, un jour, à lui dire qu’il l’aimait ? Ne continuait-elle pas son emprise en l’obligeant ce soir à emporter d’elle un souvenir, ces fleurs fragiles qu’il devrait conserver lors même qu’elles seront fanées.

Et pourtant, c’est attiré par une autre qu’il partait.

Pourquoi, en ce moment, était-il avec elle ? N’était-ce pas lui faire croire encore plus qu’il l’aimait et qu’elle était le but de sa vie ?

Cette visite d’adieu qui n’aurait n’être qu’une visite de politesse entre voisins, était devenue tout de suite l’entrevue de deux êtres jeunes, que le destin a unis et qu’il sépare momentanément.

Quelle inconséquence dans ses pensées et ses actions !

Et à mesure que les minutes passaient, une émotion nouvelle l’empoignait, une sorte de langueur et de trouble mal défini et qu’il ne pouvait analyser. Il se rappela avoir éprouvé quelque chose d’analogue quand au début de ses Belles-Lettres, la Poésie lui fut révélée par la lecture de Musset.

Quel nom donner à ce sentiment ? Était-ce de l’amour, de l’amitié, de la camaraderie ? Même en présence de Lucille Mercier qui pourtant l’affolait et pour qui, si elle le lui eut demandé, il eut fait n’importe quelle folie, il n’avait pas éprouvé ce qu’il éprouvait ce soir et chaque fois qu’il était en présence de Suzanne.

Il était joyeux et triste tout à la fois. Il se sentait attiré vers elle par toutes les fibres de son être moral et physique. Elle exerçait une sorte d’attraction, si bien que tout à coup obéissant à une sorte d’impulsion irraisonnée, il écrasa ses lèvres sur les siennes qui étaient vermeilles.

Surprise, elle céda d’abord, pour se dégager aussitôt.

Le regard humide, la voix mal affermie, elle lui dit :

— Pourquoi as-tu fait cela !

— Parce que je t’aime ! Parce que je m’en vais et que je voulais apporter ce souvenir de toi, ce baiser que je t’ai volé.

— Pourquoi ne me demandais-tu pas de t’embrasser ?

La candeur de sa voix le déconcerta et il regretta de s’être abandonné à ce mouvement irréfléchi.

— Tu me pardonnes, implora-t-il ?

— Oui. Parce que tu m’aimes. M’aimeras-tu toujours ?

— Toujours.

— Certain ? Même là-bas, à Montréal, tu vas penser à moi, tu vas m’aimer ? Même si tu en rencontres d’autres ?… Même si tu la rencontres, elle, avec qui tu dansais au bal cet été ?

— Oui. Ce sera toujours toi que j’aimerai.

— Puisque tu m’aimes moi je t’attendrai.

Subitement il eut honte de lui-même et peur de s’être trop aventuré. Avait-il le droit de parler comme il parlait, de la leurrer de promesses quand au fond de lui-même ?… Mais au fond, il était sincère. Et pour se convaincre, il répéta en lui-même, et à haute voix : « Je t’aime… je t’aime ».

— Je t’aime et je reviendrai vers toi un jour… et tu seras fière de moi.

Ils se levèrent ; elle ramassa les fleurs, les réunit en gerbe et rentra.


Le dîner achève. C’est un dîner bien triste que celui-là, le dernier pris ensemble pour bien longtemps… Dans tout départ, même pour peu de temps, il y a comme un arrachement du cœur.

Le poète ne l’a-t-il pas dit :

« Partir c’est mourir un peu
« C’est mourir à ce qu’on aime. »

— Eh bien ! Va falloir atteler bientôt, dit Fabien avec un soupir. Le train part de Jeanville à trois heures et il y a trois quart d’heure de voiture…

Le frère aîné se leva :

— On va atteler en double.

Quelques minutes après, la voiture attendait devant la porte.

— Tu viens toi aussi, Ernest ?

— Oui, j’arrêterai à Jeanville en revenant.

— Ça ne sera pas long. Avant les fêtes.

— T’es bien chanceux.

— Ça va te faire une bonne femme, Jeannette. Pis les St-Martin, c’est du bon monde. Moé j’aurais aimé mieux que tu t’établisses par icitte.

— Le sixième rang, c’est pas loin. La terre des Beaudoin était pas cher. On peut y faire de la culture payante… Embarques-tu Fabien ? Attends, je vais monter ta valise.

Ernest saisit la malle dans ses bras longs et forts et sans l’aide de personne, la hissa sur la voiture.

Fabien voulut conduire lui-même. Cette occupation pour peu captivante qu’elle soit l’empêcherait de trop penser.

Il traversa le village, saluant çà et là, les connaissances qu’il rencontrait, et l’équipage s’engagea dans le chemin de Jeanville. Les maisons défilaient les unes après les autres, avec leurs pignons pointus et leur toiture de bardeaux.

L’avoine et l’orge ondulaient dans les champs, si hautes qu’on distinguait à peine les piquets de clôture. L’année était bonne, plus qu’à l’ordinaire.

Fabien se laissait bercer par la cadence double du sabot de ses bêtes.

À chaque enjambée, comme tout à l’heure à chaque tour de roue sur les rails, l’inconnu de la grande ville se rapprochait.

Que lui ménageait-il ? Des désillusions ! Non pas. Il était confiant dans son étoile. Il partait à la conquête du monde, comme tant d’autres, avant lui, avaient fait. Combien y en avait-il de canadiens aujourd’hui au faîte des honneurs et de la richesse, qui, un jour, comme lui avaient quitté leur village natal pour se lancer en pleine mêlée. Pourquoi ne serait-il pas de leur nombre ?

Il ne doutait pas qu’il réussirait. Lucille Mercier le lui avait dit, Lucille Mercier, la fascinatrice jeune fille aux yeux violets qu’il reverra bientôt. Fabien pensa à Suzanne quittée la veille, Suzanne confiante et bonne qui l’attendrait.

À mesure qu’il s’éloignait de chez lui et qu’il approchait du terme, il en venait à regretter de s’être abandonné ainsi à une sentimentalité indigne de lui. Il regrettait sa conduite.

— On est en avant de notre temps. On a dix minutes à attendre, dit le père, en tirant sa montre, comme la gare de Jeanville se dressait devant eux, de l’autre côté de la voie.

Le quai regorgeait de monde. Il y avait les gens du village pour qui l’arrivée du train constitue une attraction et aussi des touristes du Lac aux grenouilles qui retournaient à la ville, leurs vacances terminées.

Des chauffeurs de taxis, des charretiers le fouet à la main circulaient parmi cette foule.

Un cri prolongé, une fumée blanche qui monte et se déchire… un ronronnement de roues et la puissante locomotive stoppa dans un halètement de fauve.

La foule des voyageurs se rua vers les wagons.

Fabien serra la main des siens et s’engouffra à son tour dans le train qui s’ébranla.

Adieu St-Chose ! Le « struggle for life » commencera sous peu.