Le petit trappeur/04

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Texte établi par Théodore LefèvreThéodore Lefèvre (p. 24-31).


CHAPITRE IV

marche dans les prairies. — le trappeur.



À son réveil, il examina avec soin les lieux qui l’environnaient et reconnut à l’humidité de l’herbe qu’il n’était pas éloigné d’un ruisseau.

Effectivement, à quelques pas plus loin, il trouva un cours d’eau qui, dégagé des entraves qui avaient retenu son essor, s’étalait en liberté et serpentait comme un ruban d’argent. Ses bords étaient tapissés d’un gazon d’un beau vert gris qui s’harmonisait avec la verdure des bois et avec l’azur des eaux, sur lesquelles flottaient des nénuphars aux brillantes corolles blanches ou jaune d’or. Les arbres qui bordaient ce ruisseau avaient entrelacé leurs rameaux et formaient des espèces d’arcades où la lumière du soleil avait peine à pénétrer. Des milliers de lianes couvertes de fleurs oranges, pourpres et blanches, pendaient du haut des branches et semblaient autant de guirlandes s’inclinant gracieusement au-dessus des eaux. Au moindre souffle de vent, une pluie de fleurs couvrait la terre et ajoutait encore au charme de ce spectacle. Çà et là des papillons aux ailes diaprées voltigeaient de fleur en fleur.

Tout à coup un oiseau aquatique partit d’entre les joncs, et Wilhelm tiré de son extase par le bruit de son vol le tua. Le pauvre jeune homme commençait à ressentir les atteintes de la faim. Il ramassa donc des branchages et des feuilles sèches, y mit le feu et fit rôtir son gibier ; l’eau limpide du ruisseau étancha sa soif et arrosa son premier repas de sauvage.

Après une heure de repos ses forces étaient entièrement revenues, et Wilhelm se remit en route, suivant toujours le cours du ruisseau qui devait, selon lui, le conduire vers les bords de la mer ; mais plus il s’avançait dans la forêt, plus il s’éloignait des côtes.

Il y avait huit jours qu’il marchait presque constamment sans aucun résultat et s’égarant de plus en plus ; alors le découragement le gagna, et il vit bien qu’il était perdu dans les immenses forêts de l’Amérique, sans espoir de retrouver son vaisseau, qui, probablement, s’était éloigné en le laissant sur cette terre déserte.

Sa provision de poudre était près de finir, et il se voyait sans aucun moyen de pouvoir se procurer la subsistance nécessaire. Il ne se laissa pas cependant abattre, car il savait que celui qui met sincèrement sa confiance dans la Providence n’en est jamais abandonné.

Le ruisseau qu’il avait suivi jusque-là se perdait dans des ravins obstrués par des lianes croisées en tous sens, et formant une barrière impénétrable. Il renonça donc à le suivre et se dirigea le plus directement qu’il put vers le Nord, espérant trouver soit un grand fleuve qui le mènerait à quelque ville, soit des habitations ou des plantations où il pensait pouvoir demander l’hospitalité.

Il marchait déjà depuis quinze jours, et les prairies et les forêts se succédaient sans interruption devant lui, coupées seulement par de nombreux cours d’eau qu’il passait à la nage, quand à l’entrée d’une clairière il aperçut un homme debout et tenant à la main un long fusil. C’était un trappeur[1] canadien, nommé Lewis, qui, ayant entendu le bruit que faisait Wilhelm en marchant dans le bois, et ne sachant à quel ennemi il avait affaire, se tenait prudemment sur ses gardes.

Wilhelm, heureux de rencontrer un être humain, s’élança vers Lewis ; mais celui-ci lui fit signe de s’arrêter, et lui demanda en anglais qui il était, en épaulant son fusil. Surpris d’une pareille réception, notre jeune homme obéit et raconta en peu de mots, quelles étaient les circonstances qui l’avaient amené dans ces forêts et dans quelle détresse il se trouvait.

Aussitôt le trappeur s’avança vers lui, lui tendit cordialement la main, et avec la franchise qui caractérise cette classe d’hommes, lui promit aide et protection.

« Quant à retrouver votre vaisseau, lui dit-il, il n’y faut pas penser ; nous sommes bien loin de la mer et de l’anse des Tortues, et d’ailleurs on ne vous a pas attendu. Votre capitaine vous croit mort, et il a raison, car c’est un miracle que vous ayez pu voyager pendant quinze jours dans un pays comme celui-ci, entouré de toute espèce de dangers et que vous soyez encore en vie. Si vous voulez suivre ma fortune pendant quelque temps et partager mes fatigues et mes travaux, je vous initierai aux mystères de la vie nomade des habitants de l’Ouest, ce qui pourra vous être utile plus tard ; et quand la saison de la chasse sera terminée, je vous conduirai à Saint-Louis où vous trouverez une occasion pour retourner en Europe. Jusque-là vous aurez en moi un ami dévoué sur lequel vous pourrez compter, comme je crois pouvoir compter sur vous au besoin. »

Puis Lewis tendit la main à Wilhelm et la lui serra de nouveau.

Nous laisserons maintenant la parole à notre héros, qui, dans un journal qu’il rédigea lorsqu’il revint dans son pays, consigna les principaux événements dont il fut le témoin et dans lesquels il joua souvent un rôle important.

— J’acceptai avec empressement l’offre du brave trappeur et le remerciai de tout mon cœur du secours si inespéré qu’il m’apportait dans ma détresse. Ses propositions étaient du reste de nature à me plaire, car je voyais avec joie cette perspective d’une vie qui était si bien en harmonie avec mes goûts aventureux et ma passion pour les voyages.

Après avoir partagé son frugal repas composé de biscuit, d’une tranche de buffle séché au soleil et de l’eau pure d’une source qui coulait à peu de distance, nous nous mîmes en routes.

Nous marchions ordinairement depuis la pointe du jour jusqu’au moment où la chaleur nous forçait de nous arrêter. Nous nous établissions à l’ombre de quelque bouquet d’arbres, et Lewis, après avoir soigneusement exploré les environs, préparait notre repas. Une branche flexible appuyée sur deux autres branches fourchues nous tenait lieu de broche et servait à rôtir le gibier que nous avions tué. Nous allumions ensuite nos pipes, et tout en fumant, Lewis me racontait les épisodes si variés et si terribles de la vie du désert ; il m’apprenait les mœurs et les coutumes des différentes tribus des Peaux-Rouges qui habitent ces contrées et m’enseignait les mots les plus usuels de leurs dialectes.

Puis nous reprenions notre course aventureuse jusqu’à la nuit, chassant, tendant nos trappes et préparant nos fourrures.

Ensuite nous nous couchions sur l’herbe épaisse, et pendant que l’un de nous prenait quelques heures de repos, l’autre veillait à la sûreté commune. Souvent Lewis ne voulait pas allumer de feu pour nous préserver des bêtes féroces, car la fumée aurait pu nous faire découvrir de quelques Indiens, et nous aurions payé cher notre imprudence.

Nous remontions depuis trois jours un des affluents du Missouri dont le cours était fort irrégulier. Tantôt encaissée par des rochers énormes ou par les ramifications des collines qui fuyaient au loin, la rivière rétrécissait son lit et précipitait ses eaux avec violence sous les ombrages épais des arbres gigantesques des deux rives, dont le feuillage se rejoignait en voûte. Tantôt, au contraire, se répandant dans les vallées ouvertes entre les chaînes des collines, elle s’étendait en lacs immenses où le cours de l’eau était à peine sensible, et ressemblait à un long chapelet d’étangs et de canaux.

Les fleurs les plus belles et des couleurs les plus variées tapissaient ces plaines, et une multitude d’oiseaux au riche plumage s’abattaient et voltigeaient de buisson en buisson.

Arrivé à un coude que forme la rivière, Lewis s’engagea dans une des vallées d’environ quatre à cinq kilomètres de largeur, ouverte sur ses flancs et qui se prolongeait à perte de vue en remontant par une pente assez rapide vers d’immenses forêts dont on voyait le ruban noir se détacher à l’horizon.

La chaleur était accablante et quoique le soleil fût caché par un voile épais de vapeurs, nos fronts ruisselaient de sueur. De lourds nuages noirs aux contours bronzés s’avançaient de tous les points de l’horizon, poussés par un souffle insensible, car la brise fraîche qui s’était levée le matin était tombée.

Lewis avait déjà donné quelques signes d’inquiétude ; il regardait les différents points du ciel et hâtait sa marche. Tout à coup il s’arrêta, se retourna vers moi : « Wilhelm, me dit-il, si nous ne voulons pas périr ici, gagnons au plus vite l’escarpement le plus voisin ; dans peu d’instants cette plaine ne sera plus qu’un lac immense, et tout ce qui s’y trouve sera englouti. » Et il se dirigea le plus rapidement possible vers les hauteurs qui bordaient ce vaste amphithéâtre.



  1. On nomme ainsi une classe de chasseurs d’animaux à fourrures qui prennent le gibier au moyen de pièges ou trappes.