Le philtre bleu/06

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CHAPITRE VI

LE PHILTRE BLEU


M. Quik arriva premier auprès du petit buffet. Le premier il saisit la bouteille sur l’étiquette de laquelle il lut :

CLAUDON-COGNAC

La bouteille était un peu plus de moitié.

— C’est du simple cognac ! dit M. Quik à ses associés qui l’observaient.

— Goûtez ! conseilla M. Godd.

— Goûtez ! fit à son tour M. Hamm. Il ne faut rien négliger.

M. Quik se rendit à l’injonction. Il éleva la bouteille à hauteur des yeux, la porta à ses lèvres et avala une forte gorgée de la liqueur.

— Eh bien ? interrogèrent en même temps M. Godd et M. Hamm, très surpris par le regard que laissait tomber sur eux M. Quik, regard dans lequel on pouvait lire la surprise ou le désappointement.

— Goûtez, M. Godd ! dit M. Quik en offrant la bouteille au chef de l’agence.

Celui-ci exécuta la même manœuvre que son subalterne. Un instant, il parut savourer le liquide ; puis, il tendit la bouteille à M. Hamm, disant :

— Vous êtes un connaisseur, M. Hamm ?… Goûtez !

M. Hamm goûta… puis il se mit à rire.

— Eh bien ? firent M. Godd et M. Quik.

— C’est de l’eau… rien que de l’eau ! répondit M. Hamm avec dédain.

— Pourtant… voulut dire M. Quik.

— C’est de l’eau… pas autre chose ! affirma M. Hamm. Seulement, comme il était probablement resté quelques gouttes de cognac dans le fond de la bouteille, l’eau dont on l’a remplie après a conservé un peu de l’arome du cognac, mais si peu…

— Vous avez peut-être raison ! confessa M. Quik.

— Mais alors, s’écria M. Godd cet animal que nous avons vu tout à l’heure, n’est pas venu ici expressément pour boire un coup d’eau, j’imagine ?

— À moins qu’il ne se trouve une autre bouteille… Voyons !

En même temps que ces paroles M. Quik dirigea le rayon de sa lanterne électrique vers les panneaux du buffet, les ouvrit, fouilla du regard et du rayon électrique, mais ne découvrit que des bouteilles vides et des verres.

— C’est extraordinaire ! déclara M. Godd perplexe.

— Serait-ce un truc ? demanda M. Hamm, très mécontent d’avoir été joué de la sorte, et tant il avait eu une envie féroce de boire un bon coup pour se donner du cœur et du sang.

— Ma foi, répliqua M. Quik, il n’y a rien d’impossible. Et dans cette maison, surtout, il faut s’attendre à tout : aux choses les plus insignifiantes comme aux choses les plus extraordinaires !

— Allons ! il ne nous reste qu’à reprendre notre faction proposa M. Godd.

— Attendez ! dit M. Quik. M. Hamm l’a dit : il ne faut rien négliger.

Ce disant et sous l’œil attentif de ses associés, M. Quik prit un verre et versa dedans un peu de la liqueur.

Les trois agents poussèrent une exclamation de surprise, d’épouvante peut-être !

Car la liqueur versée avait une teinte bleue… un bleu foncé, comme un Bleu de Prusse !

— Le Philtre Bleu ! bégaya M. Godd.

— Le Philtre Bleu ! balbutia M. Hamm.

— Le Philtre Bleu ! bredouilla M. Quik.

Tous trois chancelèrent…

Mais le pas étranger entendu tout à l’heure dans la pièce voisine se fit entendre de nouveau.

En trois sauts les trois agents se retrouvèrent derrière l’écran où, très émus, ils écoutèrent.

Ce pas, c’était la marche régulière, mesurée d’une personne qui arpente une pièce, et l’on perçoit que la marche est amortie par un épais tapis. N’importe ! c’était assez pour piquer au plus vif la curiosité des trois policiers.

Un quart d’heure ou à peu près se passa ainsi.

— Ma tête est lourde ! souffla M. Quik.

Je sens une atroce envie de dormir ! murmura M. Godd.

— Mon sang se fige par manque d’activité ! confessa M. Hamm.

— Ne serait-ce pas l’effet de ce coquin de Philtre Bleu ? demanda d’une voix éteinte M. Godd.

Les subalternes de M. Godd n’osèrent formuler leur pensée à cet effet, car cette pensée aurait assassiné le directeur-général de l’agence policière.

Et un quart d’heure encore s’écoula sans autre incident.

Lentement… bien lentement, tel un glas funèbre, la pendule du cabinet tinta dix heures !

Au dernier coup de marteau de la pendule un fracas épouvantable se produisit. Sous les pieds des agents terrifiés, la maison entière parut osciller, s’effondrer… Ce fracas avait semblé être une sorte d’explosion à laquelle s’était mêlés des bris de vitre, de verre, de cristal… Puis, un sourd ricanement s’était élevé dans le silence lugubre qui avait suivi.

Les policiers se serrèrent du coude.

M. Quik pensa :

— Cela commence à ressembler à ce que j’ai entendu la nuit dernière !

Mais il changea d’idée…

Un sifflement traversa l’espace, assez semblable au sifflement d’une balle de rifle, une lueur sanglante déchira l’obscurité du cabinet de travail, toute pareille à la lueur violente de l’éclair par les soirs d’orage, puis il y eut comme le roulement d’un tonnerre lointain…

Et alors, sous l’œil hagard des agents de police, la porte placée derrière le bureau du docteur, cette porte par où avait paru le mystérieux personnage, s’ouvrit lentement… largement. Les tentures s’écartèrent comme d’elles-mêmes, et la porte prit peu à peu la dimension d’une haute et large arcade. Par cette arcade l’œil étonné des policiers pénétra dans une salle immense, violemment éclairée de lumières invisibles, dépourvue de tout mobilier, sans tapis, mais avec un parquet d’une riche mosaïque. La voûte élevée de cette salle était supportée par quatre énormes colonnes d’un marbre bien foncé. Aucune fenêtre, aucune croisée ! Mais, chose bien plus étonnante à l’œil curieux des policiers, en plein centre des quatre colonnes se dressait une chaise de coiffeur. Près de la chaise, debout, un colosse se tenait. Il avait les cheveux bleus, les moustaches bleues, la barbe bleue. Sa chemise bleue était ouverte au col et retroussée des manches. Au ventre il portait un court tablier d’un tissus écarlate. Et la besogne à laquelle il s’occupait était assez singulière : le colosse repassait un énorme rasoir sur une forte lanière de cuir bleu, et à chaque fois que tournait la lame du rasoir des étincelles bleues jaillissaient. C’était tout. Tout ? Oui… mais c’était prodigieux à l’imagination de MM. Godd, Hamm et Quik.

Que diable faisait là ce coiffeur ?

Les trois agents regardèrent de toute la puissance de leurs yeux arrondis. Et le mystérieux coiffeur continuait de repasser, très délibérément, son rasoir. De temps à autre il glissait un doigt sur la lame étincelante comme pour s’assurer de la finesse de la coupe.

Dix minutes s’écoulèrent ainsi.

À l’extrémité de la salle, une porte que l’on ne pouvait voir plissa tout à coup silencieusement, et deux personnages apparurent. C’étaient deux Nubiens d’un beau noir. C’étaient également deux colosses, et tous deux étaient vêtus de tuniques bleues et leurs pieds chaussés d’espadrilles. Ils s’approchèrent silencieusement du coiffeur.

Lui, à la vue des Nubiens, sourit, arrêta sa besogne d’affûtage, glissa le rasoir derrière une grande oreille, croisa ses bras musculeux et appela d’une voix terrible :

— Monsieur Godd !

Le chef de l’agence policière tressaillit violemment. Malgré la distance qui le séparait de l’homme qui venait de l’interpeller, M. Godd se sentit brûler par l’effluve du regard qui pesait sur lui. Et fasciné, incapable de résister à l’attraction que ce regard pénétrant exerçait sur ses sens, M. Godd quitta ses compagnons, marcha timidement vers le mystérieux coiffeur.

Celui-ci d’un geste rude lui indiqua la chaise. M. Godd obéit à l’ordre muet : il se sentait sans force, sans volonté, sans vigueur, et incapable même de demander la moindre explication. Sa langue était simplement paralysée, et tous ses membres ne fonctionnaient plus que sous l’action prodigieuse d’un mécanisme dont il ne se sentait pas le maître.

M. Godd prit place dans la chaise. Les deux Nubiens se portèrent de chaque côté toujours silencieux, toujours imperturbables. Le coiffeur tira de son oreille l’effrayant rasoir, appliqua une main puissante au menton de M. Godd et commença une opération singulière, dont parut s’étonner le chef de l’agence policière. En effet, le barbier étrange, au lieu de raser la barbe, rasait les cheveux, rasait les sourcils, rasait la moustache rousse, c’est-à-dire tout ce qu’il y avait de poils sur cette partie de l’être humain. Et il travaillait avec une telle vitesse… une vitesse vertigineuse, à ce point que la lame du rasoir lançait des éclairs brûlants. M. Godd se sentait défaillir. Tout à coup il sursauta, et, par un hasard inexplicable, sa langue et ses lèvres gémirent ces paroles :

— Vous m’avez coupé l’oreille gauche !…

— C’est vrai… un bout d’oreille sanglant venait de tomber sur la mosaïque du parquet.

Le coiffeur ricana et dit :

— Bah ! ce qui vous reste de cette oreille repoussera bien un jour ou l’autre !

Et il poursuivit sa rapide besogne.

L’instant d’après, pas un poil ne demeurait à la tête de M. Godd.

Alors, le coiffeur le repoussa hors de la chaise, et, mettant deux doigts dans sa bouche, il jeta un coup de sifflet strident.

Par la porte qui avait laissé passer les deux Nubiens, deux nouveaux personnages parurent, vêtus de tuniques bleues également et chaussés d’espadrilles. C’étaient aussi deux colosses et c’étaient deux noirs. Seulement, selon les connaissances ethnologiques de M. Quik, ces deux noirs étaient des Éthiopiens.

Les nouveaux venus s’approchèrent de M. Godd, le prirent chacun par un bras et l’entraînèrent vers la porte invisible. Et bientôt M. Godd avait disparu avec ses deux gardes du corps.

Alors, le coiffeur appela d’une voix impérative :

— Monsieur Hamm !

Bien qu’il eût une forte démangeaison de ne pas se rendre à l’invitation et de résister au scalpe qui l’attendait aussi, M. Hamm, malgré son esprit récalcitrant, sentit ses jambes l’emporter vers la chaise fatale. Il marcha comme en un rêve, et comme en un rêve, il dut subir l’opération qu’avait subie son prédécesseur. Mais M. Hamm, étant un homme fort, vigoureux et plein d’audace, finit par faire fonctionner sa langue fortement collée à son palais.

— Pourquoi m’enlevez-vous mes cheveux ? demanda-t-il au coiffeur.

Lui, se mit à rire.

— Pourquoi ? dit-il. Dame ! il faut bien faire votre toilette avant de monter en Paradis !

— En Paradis !… fit M. Hamm interloqué.

— Parfaitement… vous allez voir !

Et le coiffeur ricana, puis il poussa M. Hamm dans les bras des deux Éthiopiens qui étaient revenus. Et le brave M. Hamm se sentit emmener, emporter vers cette porte du fond de la salle.

Et le coiffeur appela encore :

— Quik !

Et M. Quik dut s’exécuter de la même façon que ses deux associés.

Seulement, quand la perruque noire et la moustache postiche apparurent aux mains du coiffeur, les deux Nubiens, qui jusque là n’étaient pas sortis de leur attitude silencieuse, poussèrent un immense éclat de rire.

Tout penaud, M. Quik ferma les yeux et pensa mourir.

Mais bientôt, à son tour, il était emporté par les deux Éthiopiens.

L’instant d’après, il était réuni à ses compagnons, en une petite salle aux murailles rouges et nues, au dallage en pierre. Ce qui étonna surtout M. Quik, ce fut de trouver ses associés sans un vêtement, nus comme vers, n’ayant aux reins qu’un petit bandeau de toile bleue. Et M. Quik dut, lui aussi, faire la même toilette.

Puis une porte fut ouverte sur un corridor très obscur, et dans ce corridor les trois prisonniers furent poussés… poussés jusqu’à une autre petite salle, basse, fumeuse, noire, qui leur parut être une boutique de forge. De fait, ils virent bientôt se dessiner la silhouette géante du forgeron qui, le bras au soufflet, alimentait le feu de la forge dans lequel rougissait un fer quelconque. Et tout en exécutant cet agréable travail le forgeron sifflait un air de valse.

Tablier de cuir bleu au ventre, casquette de cuir bleu sur la tête, cheveux bleus, moustaches bleues barbe bleue, cet individu, sous l’œil expert de M. Godd, ressemblait trait pour trait au coiffeur de l’instant d’avant. Oui, M. Godd put s’assurer qu’il reconnaissait parfaitement le vilain coiffeur qui lui avait coupé son oreille gauche.

Les deux Éthiopiens alignèrent les trois policiers devant une enclume d’un aspect formidable, et sur cette enclume reposait un marteau non moins formidable d’aspect.

Les trois compagnons jetèrent sur ces trois objets, c’est-à-dire le forgeron, l’enclume et le marteau, un regard d’effroi.

Le forgeron esquissa un sourire narquois. Puis, il prit une paire de pinces, et retira du feu de la forge quelque chose qui, à l’œil observateur de M. Quik, sembla avoir la forme d’un joli collier en fer s’ouvrant et se fermant comme un bracelet.

Il fit un signe aux Éthiopiens. Ceux-ci, alors, s’appliquèrent à lier bien soigneusement au dos des trois agents leurs poignets à l’aide d’un fil de fer. Cela fait, ils saisirent M. Godd, le portèrent devant l’enclume où, malgré son épouvante, le chef de l’agence policière dut bien laisser le forgeron lui passer au cou le collier brûlant. Il voulut pousser un cri de douleur, mais sa gorge serrée refusa d’émettre un son. Puis, les Éthiopiens inclinèrent la tête de M. Godd sur l’enclume, le forgeron leva l’énorme marteau et d’un coup sec riva le collier.

Et ce fut le tour de M. Hamm.

Ce fut peu après le tour de M. Quik.

Seulement, M. Quik qui, même dans les circonstances les plus désespérées, ne perdait pas tout à fait son esprit d’observation, observa ou plutôt il sentit, au moment où le forgeron lui appliquait au cou le collier de fer rougi, comme trois pointes qui pénétrèrent dans sa nuque, qui brûlèrent jusqu’à ses moelles les plus reculées. Et M. Quik se rappela les trois petites taches sanglantes qu’il avait aperçues sur la nuque blanche de Mme Jacobson. Il observa encore que ces trois pointes, qui entraient dans sa chair, n’étaient pas là par simple fantaisie ou par un raffinement de torture. Point du tout. M. Quik comprit que ces trois pointes étaient là pour retenir le collier fixement et l’empêcher de se déplacer !

Une fois les colliers posés et dûment rivés, les deux Éthiopiens saisirent deux chaînes énormes, agrémentées d’un crochet à leurs extrémités. Ici, il faut expliquer que le collier de M. Godd portait du côté de la nuque un anneau. Dans cet anneau un Éthiopien accrocha l’une des chaînes. Au collier de M. Hamm, il y avait deux anneaux, l’un sous le menton, l’autre sur la nuque. Par l’anneau du menton M. Hamm se vit enchaîné à M. Godd. Quant à M. Quik, son collier n’avait qu’un anneau disposé sous le menton, et par cet anneau il fut lié à MM. Godd et Hamm. Seulement, M. Hamm, se trouvant au milieu et portant deux chaînes au lieu d’une, dut ployer, s’écraser, malgré sa vigueur, sous l’énorme pesanteur des chaînes. Mais un coup de trique, bien rougie au feu de la forge et habilement manœuvré par l’un des Éthiopiens, aux reins de M. Hamm força celui-ci à se remettre sur ses tibias et à suivre M. Godd à la file vers une porte bardée de fer. L’Éthiopien, qui conduisait la file, frappa du pied dans la porte et d’une façon toute particulière, et cette porte grinça sinistrement, et tourna lentement sur des gonds invisibles.

La petite troupe se trouva en face d’un long caveau éclairé simplement par une lanterne fumeuse accrochée à un poteau de fer.

Ce caveau avait toute l’apparence d’une crypte souterraine, avec une voûte en ogive supportée par les arcs de deux rangées de colonnes. Tout d’abord cela avait l’apparence d’une nef d’église, mais une nef vide, déserte.

La troupe, précédée d’un Éthiopien, pénétra dans la crypte. Là régnait un froid intense, si intense que les trois compagnons d’infortune sentirent leurs sueurs se glacer sur leur front… Ils grelottèrent.

Le froid, les douleurs cuisantes à leur col, dont la chair continuait de pétiller sous la chaleur du collier qui se refroidissait lentement, trop lentement, tout cela était encore peu de chose pour la curiosité et l’étonnement de MM. Godd, Hamm et Quik. Car ce qu’ils virent en pénétrant dans cette crypte, aux senteurs de chapelle mortuaire ou de sépulcre, les épouvanta à ce point que leurs dents, en s’entrechoquant, se briserent.

Que voyaient-ils ?

Entre chaque colonne, à gauche et à droite de la nef, et remplissant l’espace de chacun des arcs ou arcades, les trois malheureux agents de police voyaient des cages… oui, des cages tout simplement. Mais quelles cages !… Les unes en or, les autres en argent, en ivoire, en bronze, en pierre, en acier solide en verre rouge, en cristal bleu, bref, une variété de cages à nulle autre pareille. Toutes ces cages étaient d’un aspect si solide qu’elles pouvaient défier la mitraille la plus puissante.

Mais dans ces cages… voilà où les dents des policiers ne purent résister à l’entre-choc… leurs prunelles horrifiées virent des femmes, dont la physionomie était devenue terrible par l’atroce souffrance qu’elles enduraient. C’étaient, comme le remarqua M. Quik, des femmes jeunes et belles… des femmes qui conservaient encore leur visage d’enfant, on eût dit des fillettes !

Les trois agents essayèrent de fermer les yeux, mais une force surhumaine retenait les paupières, les empêchait de s’abaisser. Ils furent donc contraints de regarder.

La première cage, en or celle-là, était représentée par une jeune femme livide, maigre, et vêtue de haillons sanglants. Elle était dans une sorte de hamac suspendu à des poteaux d’acier au centre de la cage. Elle allait et venait aussi régulièrement que la pendule d’une horloge. Deux mains de fer ornementées de doigts en acier effilés comme des aiguilles, et disposées de chaque côté du hamac faisaient aller celui-ci. À chaque va-et-vient une main ou l’autre se fermait, les doigts pénétraient dans les chairs de la jeune femme et se retiraient ensanglantés. Et le hamac allait toujours, et l’une ou l’autre main saisissait un bras, un poignet, une jambe… parfois la main sanguinaire enlevait un lambeau de chair de la poitrine de la jeune femme, qui ne cessait de hurler de douleur !

La deuxième cage était vide.

Dans la troisième, à leur gauche, MM. Hamm, Godd et Quik virent une jeune fille accrochée à une échelle placée verticalement au centre de la cage. Sous l’échelle un feu de charbon brûlait, et les flammes bleues montaient léchant les pieds et les jambes. La jeune fille ne criait pas, on pouvait voir ses larmes tomber une à une sur le brasier ardent.

Le cortège continua son chemin. Ça et là, on voyait nombre de cages vides, mais toutes attestaient par les divers objets de torture qu’on découvrait à l’intérieur, que là encore s’étaient passées des choses atroces.

On arriva vers le milieu de la crypte horrible.

Là, ce qui frappa plus spécialement l’attention et l’esprit de M. Quik, ce fut une cage en ivoire au centre de laquelle il reconnut Mme Jacobson. Il vit la jeune femme à genoux, mains jointes levées au ciel, un poignard planté dans son sein. Elle paraissait prier. Mais ce qui frappa davantage l’observation de M. Quik, fut ce poignard lui-même, ou mieux, ce stylet, car il reconnut l’arme qu’il avait vue à la riche panoplie du docteur Jacobson.

Frémissants, fous de terreur, éperdus, chancelants sous l’horreur de ces visions sanglantes, MM. Godd, Hamm et Quik, toujours avec leurs deux gardes de corps impassibles et silencieux, suivant l’un, suivis par l’autre, poursuivirent leur triste chemin.

Un peu plus loin, M. Quik avisa une cage plus spacieuse que les précédentes. Dans cette cage il lui fut possible de reconnaître les deux sœurs de Mme Jacobson, Maria et Pia. Il entendit leurs hurlements… Il vit près d’elles un homme vêtu d’un manteau écarlate et tenant à la main un large cimeterre. Ce cimeterre, M. Quik se rappela l’avoir vu à la panoplie du docteur, et cet homme, ce bourreau sanguinaire, M. Quik crut le reconnaître également : c’était le docteur Hiram Jacobson ! Malheureusement, pour la curiosité de M. Quik, la cage se fit complètement obscure au moment où le cortège en approchait.

Enfin, la terrible excursion en cette crypte fantastique, où l’horreur croissait avec l’horreur, prit fin. On venait de s’arrêter devant une nouvelle porte tout aussi bien bardée de fer que la première. L’Éthiopien, qui précédait le cortège, frappa du pied encore et de la même façon cette porte s’ouvrit. On se trouva devant un court escalier de pierre.

On monta… M. Godd compta onze marches. Pourquoi onze, au lieu de douze ou dix ? M. Godd n’eût pas le temps de résoudre ce problème. À cette minute même, les trois policiers se trouvaient dans une salle de moyenne dimension, et cette salle était très violemment éclairée par un globe électrique d’un rouge sang.

Et dans cette salle, comme le remarqua M. Hamm, tout était rouge : les plafonds, les murs, les planchers… tous les objets comme les êtres qui s’y trouvaient, et c’est ainsi que MM. Godd, Hamm et Quik se virent prendre tout à coup une teinte sanglante. En même temps, à l’un des murs les trois agents purent voir une affiche sur laquelle étaient inscrits ces mots :

LA CHAMBRE DU SANG

Ils frissonnèrent tous trois.

Mais cela était peu encore comparé à ce que virent les trois malheureux policiers. Et s’il faut en croire M. Hamm, qui avait fait quelques lectures, les trois agents se trouvaient en une chambre de question, effroyable lieu de torture qu’on vit en existence jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. M. Hamm se rappela même avoir lu quelque description de la terrible question, mais tout ce qu’il avait lu n’était pas à comparer à ce qui tombait sous ses yeux. Il paraissait impossible de s’imaginer quelque chose d’aussi infernal !

M. Hamm frémit, M. Godd flageola, M. Quik devint verdâtre en dépit de l’assurance qu’il cherchait à se donner.

Voici ce qui venait de se présenter à la vue des trois compagnons.

D’abord, aux murailles sanglantes, étaient accrochés toutes espèces d’outils propres à percer, à trancher, à perforer, à plumer… La collection en était si considérable et si variée qu’elle fit l’admiration de M. Godd qui, comme policier, avait été un tortionnaire — de la langue, s’entend — mais qui, peut-être, aurait pu surpasser les plus habiles questionnaires du siècle de Marie de Médicis. Oui, M. Godd admira…

Ensuite, disposés avec art sur le parquet de la Chambre du Sang, les trois agents virent des chevalets, des roues, des machines à écartèlement, des grilles à réchaud, des fours, des gibets de toutes formes, des potences de toutes espèces, des guillotines, des fournaises en pleine activité qui répandaient une chaleur torride, des fourneaux ardents, des bouilloires dans lesquelles chauffaient des huiles, des goudrons, des poix, des graisses. Et ils virent encore une foule de machines, toutes non moins redoutables et non moins horribles, dont ils ne pouvaient dire le nom et dont ils ne pouvaient comprendre le mécanisme ou deviner la torture que ces machines exécutaient.

Mais tout cela n’était encore rien… Oh ! rien du tout ! Du moins c’est ce que pensa M. Quik, lorsque son regard, par ricochet, tomba sur un engin bizarre placé au centre même de la chambre. Et le regard de M. Quik fut suivi par les regards de MM. Godd et Hamm. Cette fois, les trois agents de police parurent frappés mortellement par le vertige et l’horreur !

Qu’était-ce ?

Une machine énorme, en longueur, en largeur, en hauteur, avec un mécanisme tout à fait singulier. Le corps de la machine avait une forme rectangulaire et il reposait sur trois chevalets faits d’énormes pièces d’acier formidablement boulonnées. De prime abord cet engin étrange avait un peu l’aspect, sinon la forme, d’une batteuse mécanique, ou, peut-être mieux, d’une de ces immenses presses à journal. Mais le mécanisme en était certainement fort différent. À une extrémité on apercevait deux gros cylindres tournant l’un sur l’autre. Ces cylindres étaient garnis de poinçons, de scies, de couteaux, de scalpels, de vrilles, et d’un nombre infini d’autres instruments propres à inciser, à disséquer, à mettre en charpie… Et ces deux cylindres tournaient à une vitesse vertigineuse. Pour arriver à ces terribles cylindres, on voyait une longue table à rouleaux, ressemblant pas mal à ces tables en opération dans nos scieries au moyen desquelles le billot est conduit vers la scie mécanique. Seulement, les rouleaux que M. Godd examinait du regard, tournaient très lentement, et cela faisait un singulier contraste avec la vitesse des cylindres. Et M. Godd apercevait encore par delà les cylindres, et faisant partie du corps principal de la machine, une foule d’autres outils dont il ne pouvait deviner le genre d’opération ; mais il voyait que tous ces instruments marchaient, tournaient, travaillaient dans un sens ou dans l’autre et toujours avec une rapidité inouïe. Enfin, à l’extrémité opposée de cet engin remarquable les trois agents de police apercevaient un filet dont la gueule s’ouvrait sous l’orifice d’un gros tuyau de verre. À quoi pouvaient servir ce filet et ce tuyau de verre ? Les trois agents se le demandèrent vainement ; tout comme ils se demandèrent en vain à quelle opération était destinée la machine elle-même.

Ils allaient bientôt en comprendre toute la signification et tout le fonctionnement.

Et si, à ce moment, les trois agents de police avaient eu encore leurs cheveux sur la tête, ces cheveux fussent tombés d’eux-mêmes fauchés par l’épouvante. Et cette épouvante fut d’autant plus vive, d’autant plus féroce que l’un des Éthiopiens venait de saisir M. Godd et de le coucher sur la table à rouleaux. Or, ces rouleaux étant ornés de longues pointes en verre fort aigues, M. Godd s’en allait vers les cylindres, il y glissait lentement et sûrement. Il s’y voyait rouler sans pouvoir ni parler, ni crier, ni supplier, ni demander grâce… On eût juré qu’il avait perdu la langue. La lividité de son visage était déjà cadavérique. On voyait les nerfs de son cou se tendre avec un effort à les faire éclater. M. Godd glissait quand même, toujours vers les deux cylindres. Il en approchait, les pieds en avant, de sorte qu’il était loisible de voir de ses yeux désorbités tout l’effrayant mécanisme, tout le terrible engrenage dans lequel il se voyait déjà entrer. Car, alors, il se produisit une sorte de déclic ; les deux cylindres s’écartèrent légèrement, en ce sens que l’un s’éleva, l’autre s’abaissa, pour recevoir les pieds de M. Godd. Puis, par un second déclic, les deux cylindres se refermèrent comme une mâchoire.

De ce moment ce fut un bruit étrange, très curieux qui frappa l’ouïe du chef de l’agence policière, M. Godd, en dépit de l’épouvante qui le tuait à demi, malgré une douleur jamais imaginée, et malgré mille et mille souffrances, oui, M. Godd entendait parfaitement le broiement de ses os, le déchirement de ses chairs, le giclement de son sang. Et il voyait tout son corps entrer peu à peu dans l’affreuse machine qui le dévorait bouchée à bouchée. Les genoux venaient de passer entre les cylindres, puis ce furent les cuisses, le ventre, la poitrine… M. Godd, grimaçant dans les affres de la mort et dans les convulsions de tourments indicibles, regardait toujours. Il vit ses épaules attaquées par les premiers outils des cylindres. Il regardait encore. Il vit son cou… mais alors, lorsque le collier de fer fut mordu par les poinçons, les couteaux et les scies, il se produisit un tel crissement que M. Godd, cette fois, ferma les yeux…

M. Hamm et M. Quik avaient regardé et vu cette chose horrible avec un hébétement frisant la folie. Et ils virent disparaître la tête de M. Godd. Puis un nouveau déclic vibra, et par instinct les yeux des deux policiers se portèrent vers le gros tuyau de verre à l’autre bout de la monstrueuse machine. Nouvelle horreur et nouvelle folie… le tuyau de verre s’emplissait de sang de chairs coupées, hachées, grouillantes, fumantes ; puis ces chairs, cette charpie tombaient dans le filet. Et, chose plus extraordinaire encore, tout ce mélange affreux prenait une teinte d’un bleu sombre. Et tout à coup une trappe s’ouvrait dans le plancher, et le filet disparaissait vers des gouffres inconnus.

La machine marchait sans cesse… on eût juré qu’elle avait comme un air ironique !

L’Éthiopien s’approcha de M. Hamm. Celui-ci comprit que son tour était venu. Mais quand on l’eut débarrassé des chaînes pendues à son collier. Il sentit en lui-même une force et une vigueur insoupçonnées. Il se raidit, se fâcha, se débattit, résista… tant et si bien qu’à la fin il put saisir un Éthiopien par la taille, le soulever et le renverser par terre.

Un gong invisible retentit aussitôt. Une porte fut ouverte avec fracas dans la muraille, six géants apparurent…

À cet instant suprême M. Hamm parvint à jeter un cri… mais un cri, tel, un cri formidable que les géants surpris ou épouvantés reculèrent…

Alors, aussi, il se passa quelque chose d’étrange : des éclats de rire parurent faire chorus au cri poussé par M. Hamm, puis un aboiement retentit, puis un rugissement, puis encore un homme cria… un homme dont M. Quik crut reconnaître la voix :

— Où sont-ils ?

À la même seconde une lumière subite éclatait et le cabinet de travail du docteur Jacobson s’illuminait.

Dans cette vive lumière MM. Godd, Hamm et Quik virent un animal bondir vers eux… une panthère rugissante ! M. Hamm l’ajusta de son revolver et fit feu : la panthère vint rouler à ses pieds.

Des cris retentirent…

Les trois agents s’élancèrent en avant… mais ils s’arrêtèrent court en face de six policiers qui leur barraient la route, revolver au poing.

Les trois agents de police reculèrent, puis ils virent derrière les six policiers le docteur Jacobson.

Là, ils virent également Lina, Maria et Pia.

Alors MM. Godd, Hamm et Quik s’entre-regardèrent avec un tel ahurissement que le docteur et les trois jeunes femmes éclatèrent de rire.