Le spectre menaçant/01/04

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 19-24).

IV

Il était cinq heures de l’après-midi. La même neige molle continuait de tomber. Au reflet des réverbères électriques, André cherchait à s’orienter dans la vieille cité de Champlain, qu’il visitait pour la première fois.

Son mince habit le protégeait mal contre cette intempérie qui l’avait suivi depuis son départ. Il baissa sa casquette de drap sur ses oreilles et enfonça ses mains dans les poches de son pantalon. Il s’arrêta un moment pour contempler le promontoire qui se dressait devant lui, où les maisons semblent accrochées à ses flancs solides. Il traversa le parc en face de la gare et s’engagea dans la Côte du Palais, gravissant cette montée d’un pas précipité, comme un homme qui a un but à atteindre dans un temps déterminé. Arrivé à la bifurcation de la rue Saint-Jean, il hésita quelque peu, et partit ensuite du côté est pour tomber sur la côte de la fabrique qu’il gravit à pas précipités.

Arrivé en face de la Basilique, il s’arrêta songeur, puis accélérant le pas, il traversa la grille de fer et pénétra dans l’église. Il s’agenouilla, dans la demi obscurité, désirant n’être aperçu de personne.

— Oh ! Dieu qui sondez le fond des cœurs, soyez-moi propice ; guidez-moi dans la vie que je recommence ! Faites que je recouvre mon honneur perdu ! Pour moi ? non, mais pour mes pauvres parents que je ne reverrai peut-être jamais ! Telle fut l’ardente prière qui sortit spontanément du cœur d’André.

Une douce chaleur tiède régnait dans la vaste nef de la Basilique restaurée. Les fidèles venaient nombreux faire leur prière du soir en passant du bureau, ou du magasin, à la maison. Il resta longtemps silencieux, observant ce va-et-vient continuel, en songeant à sa pauvre mère qui ignorait sa libération.

— Oh ! ma chère mère ! Pardonnez-moi si je n’ai pas été me jeter dans vos bras ; mais je n’aurais pu affronter le regard de mon père qui m’a presque maudit en me quittant. Ma première visite aurait dû être pour vous quand même, mais je n’en ai pas eu le courage. Que Dieu est bon d’avoir créé des cœurs de mère ! eux seuls peuvent comprendre et compatir aux malheurs de leurs enfants. Quand je serai réhabilité, car je le serai ! Alors, oui, alors seulement, j’irai me jeter dans vos bras pour vous remercier de votre inaltérable bonté à mon égard.

Il était tout absorbé dans cette pensée, quand le bedeau faisant sa ronde, vint l’avertir qu’il fermait les portes de l’église.

— Pourriez-vous me dire où je trouverais un gîte pour la nuit ? demanda André au bedeau.

— Vous n’avez pas de parents dans Québec, mon ami ? Il ne manque pas d’hôtels !

— Oui, mais je n’ai pas beaucoup d’argent. S’il y a ici un refuge de nuit, je m’en accommoderai bien en attendant que je trouve du travail.

— Peut-être pourriez-vous trouver de l’ouvrage au Château Frontenac. Avez-vous déjà servi les tables ?

André hésita un moment avant de répondre. Il avait bien en effet servi la table du gouverneur au pénitencier, mais c’était une expérience dont il n’osait se prévaloir en ce moment.

— Oui, dit-il enfin ; j’ai un peu d’expérience, mais pas dans les grands hôtels.

— Ça ne fait rien, c’est mon neveu Joseph qui est en charge de la grande salle à manger. Vous m’avez l’air d’un bon garçon ; attendez-moi ici dans le vestibule, je vais aller fermer les portes à l’arrière et je vous conduirai voir Joseph.

André sortit, chercha un endroit à l’abri du vent du nord qui soufflait avec rage et attendit le retour du bedeau.

— Vous n’avez peut-être pas soupé ? dit celui-ci en rejoignant André.

— Oui… non… non… je n’ai pas soupé, mais je m’en passerai bien, allez. Si vous pouvez me trouver de l’ouvrage, c’est tout ce que je vous demande.

— Alors vous allez venir prendre le souper avec moi. Je soupe toujours tard. J’aime mieux cela ; je n’ai pas à retourner à la Basilique et je suis plus tranquille. Vous savez, on prend des habitudes comme ça et ensuite on pense que tous font comme soi. Tout de même je sais que ce n’est pas une heure convenable à tout le monde, continua le bedeau en manière d’excuse. On n’aura peut-être pas grand’chose à vous offrir, mais…

— Oh ! merci de votre bonté ; je vous assure que je ne suis pas en position de passer des remarques sur ce que l’on m’offre.

Le couple descendit la Côte de la Fabrique, tourna à droite sur la rue Couillard et le bedeau alla frapper à la porte de son logis.

— Je t’amène de la visite, dit le bon vieillard à sa femme, quand celle-ci vint lui ouvrir la porte.

— C’est bien, mon vieux, très bien, pourvu que le Monsieur ne soit pas trop difficile.

— Soyez tranquille, Madame, vous verrez que votre pensionnaire d’un soir s’accommodera bien de votre cuisine.

Le bedeau offrit un fauteuil à André qui s’y laissa choir. Les chromos et les portraits de famille, suspendus au mur du modeste vivoir du vieux couple, attirèrent son attention.

— Ça vous intéresse, ces portraits ? dit le père Coulombe. Voici le portrait de mon père ; un homme bien planté comme vous voyez. Ça, c’est celui de ma mère, une belle figure, hé ! Elles sont toutes belles nos mères ! Celui-ci c’est notre portrait de noces. J’étais plus jeune qu’aujourd’hui, dit le vieux en badinant.

— Mais pas plus beau ! cria Madame Coulombe du fond de la cuisine en riant abondamment.

— Ce n’est pas la beauté qui apporte à dîner, ma vieille, répondit le père Coulombe en appuyant sur les mots.

— Quant à ça, mon vieux, c’est bien vrai, car je n’ai pas souvent manqué de dîner. Ah ! si seulement j’avais été meilleure cuisinière, peut-être que j’aurais fait encore mieux ; mais, ajouta-t-elle, toujours en taquinant son vieux : une belle femme ne donne que ce qu’elle a ! J’ai toujours passé pour belle femme !

— T’as bien raison !

— Je ne lui ôterai pas ses illusions. Elle s’est toujours cru belle, dit-il tout bas à André ; je ne la contredis pas, ça lui fait tant plaisir !

— Prenez-vous de la soupe aux pois, cria Madame Coulombe en s’approchant de la table ; elle est faite au lard. C’est la soupe favorite de Louis. Je ne sais pas si vous « allez l’aimer » ; mais lui, il ne faut pas lui parler d’autre soupe que la soupe aux pois. Il y a des fois que je viens « tannée » de toujours faire la même chose ; mais il aime tant ça ! Tiens, mon petit, si tu ne l’aimes pas tu la laisseras, Louis la mangera.

André, qui goûtait fort cette petite scène familiale, mangea avec appétit les mets plus ou moins savoureux de sa bonne hôtesse.

— Fumez-vous, jeune homme ? dit le bedeau en sortant de table.

— Non, Monsieur, je ne fume pas.

— Vous êtes parfait, alors ! Moi il y a deux choses dont je ne saurais me passer : ma femme et ma pipe ! mais entre nous, dit-il tout bas, j’aime encore mieux ma pipe ! Je fume depuis l’âge de dix ans.

— C’est pour ça que tu es resté « cotéreux ». Ça doit être un jeune homme sans défaut, dit-elle, en regardant André ; aussi quand il sera marié, au lieu de chercher toujours sa pipe il cherchera sa femme.

André baissa les yeux et ne répondit rien aux remarques de la vieille.