Aller au contenu

Le stupide XIXe siècle/CHAPITRE III

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 150-173).

CHAPITRE III

décadence, au XIXe siècle, de la philosophie et de son enseignement

Si l’on admet que les études philosophiques, et notamment la métaphysique (qui est, au delà de toute physique, la connaissance de l’être) mesurent l’intellect d’une époque, de même que le drame et le roman en mesurent la faculté créatrice, il faut reconnaître que le XIXe siècle est, de ce point de vue, assez dénué. Il est bien vrai qu’un grand nombre d’auteurs, doués ou se croyant doués pour les vues d’ensemble, y ont affiché des prétentions philosophiques. Mais, outre que celles-ci n’eurent que de lointains rapports avec la philosophie proprement dite, lesdites vues n’étaient ni très puissantes, ni très originales, et se ressentaient encore fâcheusement de l’abaissement encyclopédiste de la fin du XVIIIe. Le seul manieur d’idées générales qui ait échafaudé un grand système, cohérent, dans la génération précédent la nôtre, Auguste Comte, était précisément un adversaire acharné de toute métaphysique. S’il est bien vrai que ses théories, souvent ingénieuses, soient corroborées par des sciences à leur début, ou à l’état stationnaire, il apparaît qu’elles s’effritent et s’estompent à mesure que ces sciences se transforment, en s’étendant, et s’approfondissent, ou qu’elles épuisent leur substance. Il apparaît aussi qu’elles ont finalement entraîné leur auteur dans une direction toute différente de celle qu’il avait conçue. Enfin, le relativisme de Comte, s’il aide à comprendre certaines régions de classement de la conscience, laisse délibérément en dehors de ses lumières les catégories suprêmes de l’esprit, celles qui précisément soudent le monde extérieur au monde intérieur et assurent, sans heurt, la double gravitation de la Raison et des objets auxquels elle s’attache. Le comtisme est un vin assez généreux, pas mal frelaté, et qui peut griser, surtout dans l’adolescence. Il n’étanche point la soif du Vrai, puisque, par la définition de ses prémisses, il désespère même d’y atteindre jamais.

Ce qui caractérise les travaux philosophiques au XIXe, c’est leur oscillation continuelle entre un spiritualisme purement verbal comme celui de Cousin et de Jouffroy, et un naturalisme déductif, expérimental ou de laboratoire, qui fait de la philosophie une science comme une autre, si ce n’est un peu plus conjecturale. Vainement oratoire et grandiloquente, ou ridiculement réduite à l’interprétation des faits d’observation, telle nous apparaît l’aspiration mentale à la sagesse (une « sagesse boursouflée ou étriquée) de 1810 à 1880. À partir de là, commence l’influence prépondérante du criticisme allemand, d’une part, du biologisme anglais de l’autre, dans l’enseignement philosophique. Cependant que sévit, sur le plan de l’enseignement supérieur et scientifique, le déterminisme de Claude Bernard, caricature étriquée du positivisme. Un nom symbolise cette période, celui du déplorable Renouvier, le « Kant français », le plus copieux assembleur d’âneries solennelles d’une époque si féconde en ce genre d’exercices. L’histoire critique de la philosophie donne deux maîtres livres : le rapport fameux de Ravaisson et les Sceptiques grecs de Brochard. Puis, par les consciencieuses études sans génie de Lachelier et de Boutroux, et les vues initiales sur la contingence possible des Lois de la Nature (jusqu’alors déclarées immuables et nécessaires), on verse dans l’évolution créatrice et l’intuitivisme du petit juif tarabiscoté Bergson (c’est-à-dire dans cette aberration que d’autres ont baptisée aussi la métaphysique du sensible), puis dans les platitudes sans nom du pragmatisme américain.

Reprenons, une à une, les pièces de ce fagotage, ces fragments épars, qui ont livré la pensée française et sa traditionnelle clarté à toutes les incursions d’un romantisme idéologique, non moins attristant et funeste que le romantisme littéraire. Il était logique que l’enseignement, à ses divers degrés, l’enseignement qui suit toujours les vicissitudes philosophiques du temps où il est dispensé et transmis, subît une dégradation analogue, des hauteurs de la Sorbonne et du Collège de France jusqu’aux humbles rivages de l’école primaire. Car (et c’est ce que Comte avait bien vu et lourdement, mais solidement, défini) les manifestations intellectuelles d’un temps sont solidaires et retentissent les unes sur les autres. La phraséologie pseudo-philosophique d’un Cousin et d’un Janet s’apparente à la phraséologie pseudo-romanesque d’une Sand et d’un Feuillet. Le plat déterminisme d’un Claude Bernard (dont la misère fait contraste avec les hardies expériences du même) encourage la trivialité d’un Zola. De sorte que mon père, Alphonse Daudet, avait grandement raison d’assimiler chaque génération à un bateau, dont les passagers participent des mêmes clartés et des mêmes erreurs.

Pendant tout le cours du XIXe stupide, la démocratie révolutionnaire, ou libérale, a été en quête d’une philosophie susceptible d’étayer ses funestes rêveries. Ses augures, tournant le dos à ce qu’est une véritable métaphysique (dépouillée de tout ordre de contingences et ne visant que l’universel) ont échafaudé une philosophie, qu’ils affirmaient métaphysique (et qui ne l’était pas, et qui ne pouvait pas l’être), sur l’imagination enfantine du progrès continu, de l’évolution, loi fondamentale de l’univers, et autres balivernes, énumérées à l’introduction du présent ouvrage. Lesquelles balivernes ont été combattues, avec une faiblesse d’arguments égale à la leur, par des affirmations du Vrai, du Beau et du Bien, nullement étayées et d’une misère navrante. Au naturisme triomphant (et qui faisait de la biologie le critérium de l’esprit humain !) s’opposa un spiritualisme, bête et sommaire à pleurer, reflétant la débilité mentale de conservateurs, reculant pied à pied devant les prétendus innovateurs. On ne sait qu’admirer (mirari) ironiquement davantage, de l’arrogance des causes efficientes et transformantes, mises en avant par le darwinisme et l’haeckelisme, ou de la vanité des causes finales qui leur étaient objectées. Ainsi qu’il est d’usage, au désert des doctrines et des preuves correspondait, à droite comme à gauche, l’outrecuidance des affirmations.

Le déterminisme, chapitre détaché du positivisme, mais qui eut, pendant une cinquantaine d’années, une fortune et une vogue supérieures à celles du positivisme, n’envisage pas la question du pourquoi des choses. C’est dire qu’il renonce à toute métaphysique, comme le positivisme lui-même et qu’il en décrète le besoin frivole. Ce qu’il entend rechercher, c’est le comment, ou enchaînement relatif des circonstances, au milieu desquelles nous vivons. Tout ce chapitre de l’argumentation de Claude Bernard dégage un comique particulier, un comique dont on ne se passe plus aisément, quand on l’a perçu et éprouvé une seule fois, et qui court, de 1860 à 1914, à travers les applications d’un tel principe. Car le besoin métaphysique, le besoin du pourquoi est fondamental dans l’esprit humain, au point d’être une caractéristique de cet esprit ; et le philosophe qui l’éteint en soi, ou qui l’amoindrit et le dénigre, est comme un ascensionniste qui commencerait par se couper les pieds. L’homme qui pense (Descartes l’a bien vu) est accompagné, tout le temps qu’il pense, et dans les limites mêmes de sa pensée, par la soif métaphysique, sans laquelle il s’affaisse aussitôt dans la constatation matérielle et dans son doute. Tout élan créateur, en cet ordre, a un dessous, un substratum métaphysique, et l’agencement des comment les plus rudimentaires postule tout autant de pourquoi. Bien mieux, les démarches morales les plus humbles de notre existence présupposent une sourde et latente métaphysique, sans laquelle nous nous abandonnons à l’accident et au parcellaire ; ceci a fait dire à quelques bons esprits que l’homme était un animal métaphysique. Mais il n’a de la ressemblance avec l’animal que l’apparence.

Qu’est-ce qui fait que Comte (en dépit de son incontestable originalité) a été si peu lu, même par les adversaires de ses adversaires, lesquels ne furent pas toujours ses disciples ? C’est son dédain initial de la métaphysique. S’occupant de la hiérarchie des travaux humains, il commence par nier le propre de l’homme et rebute ainsi les mieux disposés. Ce n’est pas son fatras qui est un obstacle à l’étude de ses ouvrages, plus ou moins critiques. C’est sa décapitation préalable. Car une philosophie générale sans métaphysique ne saurait être qu’un corps sans tête. Usant d’une autre métaphore, je dirai volontiers que la métaphysique c’est l’oxygène et que l’atmosphère philosophique devient, sans elle, irrespirable.

Axiome : on ne remplace point la métaphysique par la crainte, diffuse et permanente, de la mort. La métaphysique invite au labeur et à la méditation. La crainte de la mort est stérilisante.

Je vous disais ici que j’ai expérimenté personnellement, au cours d’une existence déjà longue, le bienfait de l’état métaphysique, qu’il ne faut pas confondre avec la rêverie (parce qu’il prolonge l’intelligible) et qui donne des plaisirs supérieurs à ceux de la rêverie. La classe de philosophie, où je suis entré à l’âge de dix-sept ans, avec un fébrile appétit de connaissances, m’a laissé un éblouissant souvenir, à cause de ma première prise de contact avec la métaphysique d’Aristote et ses ouvertures sur l’infini du monde intérieur. Comme à un personnage des Mille et une Nuits, d’immenses richesses me sont apparues. Qu’il me fût permis de m’approcher d’elles et de les contempler, cela suffisait à mon bonheur. Ensuite vint le kantisme, qui troubla ma ferveur métaphysique première par la discussion des procédés et des catégories de la connaissance. Mais l’impression du début subsista, grandit, et il m’arrive encore aujourd’hui, devant la mer, le fleuve, la forêt, ou dans une discussion d’assemblée, ou de conseil, d’entrer en transe métaphysique et de chercher à distinguer les traits de l’Être, à travers les êtres, dans la lumière de la Raison. C’est une autre forme des exercices spirituels recommandés par Saint Ignace. Les théologiens parlent fréquemment de la joie mystique. Il existe aussi une joie métaphysique.

Le dédain de la métaphysique s’est accompagné, pendant la période qui nous occupe, d’un abandon concomitant de la logique, dont l’étude est cependant inséparable de celle des opérations de l’esprit. Il ne suffit pas de constater le bon sens, à qui veut le prendre comme critérium de la morale courante, ou raffinée. Il faut encore connaître et distinguer les opérations syllogistiques (cette syntaxe de la pensée) par lesquelles le bon sens prend légitimement conscience de soi-même et contrôle le domaine intérieur. C’est le domaine de cette logique inductive et déductive, comme dit Stuart Mill, qui nous conduit, par étapes, à une sorte de calcul analytique de tous ordres de raisonnements. Un penseur, qui se consacrerait entièrement à la logique et aux ponts qu’elle jette entre le Connu et l’Inconnu, aboutirait à établir une maïeutique de la découverte et peut-être à dresser un canevas de l’invention méthodique. Cette besogne sera vraisemblablement celle du philosophe du XXe siècle, quand il aura pris conscience de son effort et de la direction à donner à celui-ci, quand il aura rejeté carrément la défroque absurde et prétentieuse du XIXe siècle. Le renouveau de la logique apparaît comme indispensable au renouveau de la métaphysique. Or, la logique n’est nullement un chapitre de la psychologie, comme on nous l’enseignait, voilà trente-cinq ans. Elle déborde la psychologie sur un point essentiel, qui est le formulaire de la pensée. Elle est débordée par la psychologie sur un autre point, non moins essentiel, qui est l’agencement et le départ de l’intellectuel, du volontaire et du sensible. Mais l’une et l’autre sont embrassées et dépassées de loin par la projection métaphysique de l’imagination, remontant du réel à l’Être, qui est la source de tous…

Encore la psychologie, ou (conformément à l’étymologie de ce mot) l’étude des modalités de l’âme humaine a-t-elle acquis, au siècle précédent, une acuité particulière, ou abouti à quelques constatations d’importance, ou dévoilé une vérité de premier plan, méconnue jusqu’alors ? Nullement : Ce qui le prouve, c’est l’effort constant des psychologues, pour se rabattre sur le plan de la physiologie et de la clinique, comme si l’objet de leurs recherches n’aurait pas dû suffire à les accaparer. Après la phase où il fut affirmé que la véritable métaphysique consistait dans l’absence de métaphysique, dans un assemblage (peu concevable, intellectuellement) de la logique et de la psychologie, vint une autre phase : celle où la psychologie elle-même fut considérée comme une branche de la physiologie, concernant le cerveau, organe de la pensée. Nous avons tenté de démontrer, dans l’Hérèdo et sa suite le Monde des Images, que rien n’était plus faux, ni plus susceptible d’égarer le chercheur, dans un domaine où la piste trompeuse est toujours séduisante. Rien ne nous prouve, dans l’état actuel de la connaissance, que le cerveau soit le siège exclusif de la pensée. La plupart des problèmes que se pose la psychologie n’ont pas de substratum matériel. Il est arbitraire de considérer la physiologie comme une extension de la psychologie, et la clinique comme une vérification de l’une ou de l’autre.

Alors que le spiritualisme du début du siècle ne tenait aucun compte des faits d’expérience, qui se multipliaient, quant à la nature humaine, le déterminisme des deux derniers tiers voulut faire, de l’expérience sensorielle, la règle et la base de la réflexion, de la méditation et de l’induction. Cette tendance fut la principale cause de l’avilissement de la philosophie, par la préoccupation où tombèrent beaucoup de prétendus philosophes de se soumettre d’abord au laboratoire. Ce qui est proprement absurde. Le dogme de l’association des idées, venu de la philosophie écossaise, et repris par la philosophie anglaise, puis la thèse plus que contestable de l’Inconscient, venue de la philosophie allemande, augmentèrent encore la confusion.

De 1875 à 1905 et au delà, tous ou presque tous les phénomènes mentaux sont expliqués par l’association des idées, sans qu’on ait jamais recherché du reste — et pour cause ! — le mécanisme de cette association. En fait, il arrive fréquemment que des idées naissent spontanément en nous, ou disparaissent de même, sans que nous puissions les rattacher, ni relier, à quoi que ce soit. De même, deux ou plusieurs séries d’idées, accompagnées, ou non, d’une sorte de ponctuation sensible, peuvent coexister dans notre esprit, comme plusieurs parties d’échec en mouvement dans la mémoire du joueur expérimenté. Celui qui fait une plongée dans sa réflexion, appliquant à celle-ci une observation au second degré, voire au troisième, est frappé des perspectives simultanées qui se développent devant sa vision intérieure, quelques-unes à une grande vitesse, d’autres à une vitesse modérée, d’autres ralenties. Il s’agit là, selon toute vraisemblance, de courants héréditaires, n’ayant que de très lointains rapports avec une association d’idées quelconque, et mêlant la mémoire individuelle à celle des ascendants.

Quant à la prétendue philosophie de l’Inconscient, reliée d’abord au pessimisme, avec Schopenhauer et Hartmann, et sur laquelle on a écrit des volumes et des volumes, elle n’a jamais été et ne peut être que la négation de toute philosophie ; ce qui n’est point saisi par la conscience étant extraphilosophique et comme s’il n’existait pas. Qu’est-ce que l’Inconscient, du point de vue de la philosophie générale ? C’est l’inattention, ou le manque de pénétration. Il n’est, en fait, aucun mouvement de notre individu intellectuel, sensible ou moral, qui doive, de toute nécessité, échapper, non seulement au contrôle de la perception simple, mais encore à celui de la raison et du jugement. Le but de la psychologie est de tirer en pleine lumière précisément ce qui, sans elle, demeurerait dans la pénombre, ou dans l’ombre.

Au fond, la philosophie de l’Inconscient, comme la prétendue métaphysique du sensible (intuitivisme bergsonien) aboutissent, l’une et l’autre, à une sorte de divinisation ou, si vous préférez, d’exaltation du réflexe et de l’instinct. Ceux qui les pratiquent oublient que le propre de l’homme est de contraindre ses réflexes et de maîtriser ses instincts, par l’exercice d’une volonté qui, elle-même, est guidée par la raison. Or, la psychologie, au XIXe siècle, a, presque entièrement, négligé la volonté ; ou, si elle s’en est occupée, ç’a été à l’occasion de l’hypnotisme, de la suggestion et des diverses formes du pithiatisme, qui est, en somme, l’autopersuasion.

En métaphysique, comme en logique, comme en psychologie, le grand trou du XIXe siècle français est dans le domaine de l’introspection. Il n’y a pas lieu de s’étonner si nous le retrouvons aussi, ce trou, dans l’art dramatique d’où l’introspection est aussi absente, de 1800 à 1914, que le rire. Nos contemporains regardent autour d’eux, mais ils ne regardent pas en eux-mêmes ; et, dans la génération qui va de 1870 à maintenant, Paul Bourget est le seul écrivain, à ma connaissance, qui ait remis en honneur (parmi ces sarcasmes des imbéciles qui sont le signe de toute rénovation) l’éminent privilège du regard intérieur. Car ce qui se passe au dedans de l’homme est le principal ; le reste, qui lui est extérieur, ou tangent, n’étant que l’accessoire.

Il est de règle générale, au cours des peuples et des âges, que toute baisse de la philosophie de la Raison (qui est, au plus bref, la seule philosophie) s’accompagne d’une ascension correspondante de la prétendue philosophie du sensible, ou de l’instinctif, qui est une caricature de cette recherche, et ne peut aboutir qu’à un verbiage. À l’autre pôle, celui de la sécheresse, nous avons le mathématisme d’un Cournot, qui aboutirait, en dernier ressort, à faire de l’âme humaine une équation. Ce qui est faux.

Le marasme philosophique de l’époque plate et veule que nous étudions tient en ces deux termes : criticisme et évolutionnisme. Il faut en ajouter un troisième, d’invention relativement récente et qui sévit surtout en Amérique : le pragmatisme ou pluralisme. Mais, ce dernier appartenant plus au XXe siècle qu’au XIXe, nous ne l’examinerons point ici en détail. C’est moins une synthèse qu’un balbutiement, orné par son principal auteur, William James, d’une multitude de petites réflexions ingénieuses. Si les mouches avaient une philosophie, elle serait vraisemblablement très analogue au pragmatisme, étant donné leur vision à facettes ; et il est fort amusant de constater qu’une philosophie, qui prétend s’étayer avant tout sur les faits (sur la poussière mobile du fait le mieux constaté et le plus patent) donne, comme aucune autre, la sensation d’une série morcelée de rêves enfantins.

Puisque ce terme d’enfantin vient sous sa plume, à l’occasion de William James (ce Pierre Loti de la philosophie discursive, qui confond l’être et le paysage) je veux faire ici une remarque d’ordre général : le développement mental et moral de l’homme comporte un certain nombre de périodes : la petite enfance, la précocité, la puberté, la nubilité, l’âge adulte, etc., pendant lesquelles prédomine tantôt la raison (très forte vers la septième année), tantôt la sexualité (dominante à treize et quatorze ans), tantôt l’entrain aux idées générales (dix-huit à vingt-deux ans), tantôt l’éparpillement observateur (vingt-cinq à trente-cinq ans), etc. et à chacune de ces périodes correspond, latente ou manifestée, une conception philosophique des choses et des gens. La somme de ces états, réviviscents entre quarante et cinquante ans et au delà, constitue la philosophie générale d’un humain bien doué. En cette philosophie prédomine (outre les influences héréditaires, ou images de grande direction) telle ou telle période de l’existence, avec tel ou tel dosage de la raison, ou jugement, de la sensibilité, de la sexualité, de l’instinct, etc. Cette diversité d’origine fait les contradictions intérieures de tout système philosophique, et aussi les superpositions de pensées qui nous séduisent chez tel ou tel. Le philosophe, quel qu’il soit, est toujours un assemblage de ces mues mentales, de ces méditations d’êtres différents, qui donnent, à chaque philosophie non métaphysique, un aspect de tâtonnement et de mosaïque. Le maître véritable est celui qui, à travers son périple mental, s’est unifié le plus et le mieux.

Le criticisme (où tombèrent Renouvier et quelques autres) n’est heureusement point d’origine française. Il est la forme du scrupule protestant et germain, en matière d’idées générales, et se résume dans le nom de Kant. Le criticisme est, à notre avis, une maladie de la philosophie comme le phylloxéra est une maladie de la vigne ; il rend la métaphysique active impossible, en créant une métaphysique passive et dissertante quant à sa condition première : l’identification de l’esprit et de l’objet. Il brouille la clé dans la serrure, de telle façon que le temps se passe à ne pouvoir ouvrir la porte de la chambre métaphysique de l’esprit. Car, si nous ne pouvons connaître que subjectivement, en raison de nos catégories intérieures, si l’objet « en soi » doit toujours demeurer inconnu de nous, il est parfaitement vain d’aller plus loin. L’exploration d’une conscience, la nôtre, au sein d’une nuit profonde, et que nous ne pouvons jamais éclairer, en ce monde, devient un exercice singulièrement illusoire, décevant et attristant. Il ne faut pas s’étonner que Kant ait engendré les pessimistes, ces « papillons fatigués » dont parle Nietzsche, las de se heurter à des plafonds pris pour des planchers, à des planchers pris pour des plafonds et à des vitres prises pour le plein air. La mise en discussion du principe même de la connaissance (qui est l’accord parfait entre elle et l’univers), a bouché la connaissance pour cent cinquante ans et peut-être davantage. Car nous voyons qu’un Bergson ou un William James (bien que ratiocinant à des pôles opposés) n’osent point s’affranchir du criticisme kantien, en le traitant comme une lésion de l’esprit méditatif. S’il leur arrive de le combattre, il ne leur arrive pas de le négliger, et ils usent leur temps et leur réflexion à discuter avec celui qui a embrouillé la serrure, au lieu d’en finir en enfonçant la porte.

Que le kantisme soit le père du modernisme, voilà ce dont on ne peut douter ; et il est presque banal de le constater. Mais, sur le plan de la philosophie sans plus, les ravages du kantisme sont encore maintenant ou niés ou méconnus. À partir de notre défaite de 1870, ce damné criticisme a été le maître chez nous de l’enseignement philosophique et il est descendu, de la Sorbonne et des Académies (où il était un dogme, et, associé au renanisme, le dogme de l’incrédulité), vers l’école primaire, y dissolvant toute foi religieuse ou nationale, et, par voie de conséquence, toute énergie. La philosophie de Kant a agi chez nous, pendant cinquante ans et davantage, à la façon d’un poison. Elle n’aurait pas rencontré cette audition sans notre défaite, qui la para, aux yeux des faibles (c’est-à-dire de la plupart des professeurs de Faculté) du prestige fascinant du peuple vainqueur. C’est tout juste si Renan et les renaniens ne nous montrent pas, dans le criticisme, la véritable raison du triomphe allemand de 70.

J’apporte ici le témoignage d’un fort en thème, d’un homme qui pendant l’année scolaire 1884-1885 (classe Burdeau de philosophie B) a remporté, à Louis-le-Grand, presque tous les premiers prix. Je n’en tire aucune vanité. Cela tenait à ce qu’imbibé de kantisme, je comblais ainsi les vœux de notre maître, grand travailleur, cœur ardent, esprit faux et qui sombra dans les abîmes de la politique républicaine. Burdeau (pour qui j’avais cette admiration passionnée qu’ont les bons élèves pour leur maître) me répétait constamment : « Qui comprend Kant à fond est animé du véritable esprit républicain. Kant est un père de la démocratie. » Il voulait dire que le criticisme déchaînait le libre examen et mettait une rallonge à Luther, ce qui est exact. Mais il n’est rien de plus contraire au génie français.

Renouvier, en essayant d’adapter le criticisme kantien à l’intelligence française, avec l’application tendue d’un lévite maniaque, a corrompu, pour de longues années, en France, l’enseignement de la philosophie et détourné de ses recherches, si utiles, nombre d’excellents esprits. Adopté par le fanatisme primaire, que la politique républicaine faisait régner au sommet de l’enseignement supérieur, et notamment à la Sorbonne, (voir le beau livre de Pierre Lasserre, la Doctrine Officielle de l’Université), proposé comme mandarin et comme pontife à deux générations d’étudiants, il a fait comme son « Emmanuel », le désert métaphysique autour de lui. Il est le type du mancenillier dogmatique. C’est lui encore qui, pour sauver le romantisme agonisant, imagina de prêter à Victor Hugo un système cohérent de philosophie ! Or Hugo (on le sait aujourd’hui) était avant tout, un grand sexuel du type verbal, chez qui une raison rabougrie, et comme obnubilée, ne tenait plus que par les pilotis d’un immense orgueil. L’ouvrage par lequel Renouvier essaie de masquer cette évidence est d’un impayable comique, sous les lugubres dehors habituels à ce pense-faux. Il passa d’ailleurs inaperçu, et je ne le mentionne ici que comme un symptôme d’abêtissement par la fréquentation intensive du mauvais génie de Kœnigsberg.

Nous avons vu, pendant la guerre de 1914-1918, plusieurs critiques, désireux de faire preuve de largeur d’esprit, et qui s’écriaient : « Respect à Kant et à Goethe, ces grands Allemands ! Honneur à eux, par-dessus les hécatombes ! » Il y là une ridicule confusion et une injustice. Goethe, étincelant et froid soleil, est, en effet, un de ceux qui ont le plus honoré l’humanité et la culture générale. Kant n’est qu’un maître d’erreurs. Son doute, liminaire et injustifié (quant à l’adéquation de l’objet et de l’entendement qui perçoit l’objet), rend toute démarche du raisonnement impossible ; puisque, d’après lui, nous ne pouvons saisir que des ombres. Il aboutit proprement au néant et fait de son zélateur un captif.

Quant à l’évotutionnisme (dont Herbert Spencer est le docteur encombré), après avoir régné parallèlement au kantisme, dans l’enseignement français, pendant trente ans et davantage, il est aujourd’hui agonisant. C’est le sort commun de toute soi-disant philosophie, qui repose sur une hypothèse scientifique. Le jour où cette hypothèse moisit et se détache, comme les camarades, elle entraîne le système avec elle. Les différenciations, les intégrations, les allées et venues du simple au complexe, et du complexe au simple, qu’avait échafaudées le bon Spencer, sont comparables à une monnaie qui n’aurait plus cours. Ses traductions sont aussi démodées que les assignats révolutionnaires. Ce n’était pas la peine de nous faire perdre tant de temps à l’analyse des Premiers principes. Il y a quelques semaines, j’ai rouvert cet ouvrage, portique écroulé d’une douzaine d’autres également en ruines, et où les arguments font l’effet de ronces et de chardons roussis par un incendie… cet incendie périodique qui détruit les échafaudages biologico-psychologiques, comme les forêts des Alpes, et les amas de substance pulvérulente. Quel monceau de débris et d’herbes folles ! Tournant les pages après les pages, retrouvant ces affirmations hautaines, ce ton autoritaire qui, jadis, enchantaient ma jeunesse, je m’ébahissais et je souriais de leur fragilité. En vain, sur ces décombres, je cherchais un oiseau (fût-ce le corbeau en « jamais plus » d’Edgar Poe), une métaphore demeurée hardie et vivante. Mais non, tout était mort, de la mort double des faux chefs-d’œuvre, entourés des cadavres de leurs admirateurs, adaptateurs et radoteurs. Pastiche manqué de l’œuvre de Comte (en qui, du moins, demeurent des morceaux d’une rare puissance, malheureusement engangués dans un style limoneux), les principes de Spencer ne valent plus que le poids du papier. Le risible évolutionnisme philosophique a suivi dans la tombe l’évolutionnisme scientifique.

Constatons ici que, de même que notre politique démocratique, pendant cinquante ans, oscilla, après 70, entre l’influence allemande et l’influence anglaise, l’enseignement de la philosophie, en France, oscilla entre Kant, flanqué de Hegel, et Spencer flanqué d’Alexandre Bain. C’est ce qui explique l’allégresse avec laquelle toute une génération abusée se jeta ensuite dans l’intuitivisme bergsonien, considéré, à tort, comme une délivrance du criticisme, de l’évolutionnisme et du déterminisme. Mais, hélas ! très rapidement, il fallut se rendre compte que, derrière les fanfreluches dorées de l’intuitivisme et de l’évolution créatrice, on retrouvait ce grinçant et lassant matérialisme qui a été, de tout temps, le morne apanage du peuple hébreu.

La philosophie (métaphysique, psychologie, logique, morale) n’est pas un chapitre de la médecine. Soit dit sans offenser la mémoire de Claude Bernard, ni la fameuse Introduction à la médecine expérimentale. La philosophie n’est pas un chapitre de la biologie. La philosophie n’est pas un chapitre des sciences occultes, qui ne sont d’ailleurs pas des sciences et dont la supercherie n’est nullement occulte. La métaphysique enfin n’est pas une discussion prolongée sur le point de connaître si l’homme peut connaître quoi que ce soit, en dehors de sa propre conscience, qu’entourerait, d’autre part, un immense Inconscient. Or, dans la seconde partie du XIXe siècle (alors que, dans la première, la philosophie était réduite à un ensemble de dissertations prétendues spiritualistes), ces diverses erreurs ont eu cours et cours forcé. Cependant qu’Aristote, la philosophie grecque en général, les moralistes latins, Saint Thomas et les scolastiques étaient tenus dans un mépris complet. Leur noms ne figuraient même pas sur les programmes. Il n’était fait à leurs œuvres, cependant essentielles et prédominantes, que rares et superficielles allusions, ainsi d’ailleurs qu’à Descartes et à Pascal.

De là le barbotage philosophique et la carence métaphysique, qui vont de 1789 à 1914, en dépit d’une bibliothèque considérable, mais dont le résidu utile tiendrait dans le creux de la main. La préoccupation essentielle de l’Université française, qui dispense la philosophie officielle, paraît avoir été, à partir de 1850 (Empire et République), de diminuer ou d’annihiler la notion du divin, ce soleil de l’intelligence humaine, autour duquel tout gravite. De la diminuer ou annihiler, cette notion, soit par le doute systématique, mais terriblement étriqué d’un Renan, qui ne doute jamais de son doute, comme son maître Montaigne. Soit par la controverse biologique et évolutionniste. Soit par la controverse déterministe. Soit par la controverse criticiste. Soit par la controverse pragmatiste. Je ne cite pas ici, je néglige les lubies accessoires, qui se greffèrent, de dix en dix ans, sur ces engouements et fanatismes plus stables.

On aurait pu craindre que ce barbotage et cette carence atteignissent à la fin le bon sens national, en altérant jusqu’à l’appétit d’une vérité claire, qui est la caractéristique mentale du Français. Il n’en a rien été. L’immense épreuve de 1914 a trouvé des millions d’hommes faits et de jeunes gens, nourris de ces insanités dangereuses, fermes cependant devant la mort, pleinement conscients de leur sacrifice et de sa nécessité. Ce bien de la vie, qu’on leur représentait comme le seul, dont on leur masquait la fragilité, tout en rapetissant sa mission, ils n’ont pas hésité à l’immoler au Bien, reconnu par eux supérieur, de la Patrie. Comment cela s’explique-t-il ? À mon avis, par le retour, latent mais sûr, de la philosophie véritable, à travers le trouble limon des paraphilosophies que je viens d’énumérer. Beaucoup plus nombreux qu’on ne l’imaginait furent les derniers enfants du siècle, nés de 1880 à 1914, supportant ainsi les derniers chocs de cent années de matérialisme, plus ou moins masqué et divaguant, qui aspiraient, non à la mystique, état rare, mais à la métaphysique du miracle, état fréquent.

Je m’explique : le conditionnement imposé de l’esprit, quel qu’il soit, d’origine kantienne, ou déterministe, ou comtiste, ou darwinienne, ou renanienne, procure très rapidement à l’esprit une sensation de pesanteur et de captivité, amène en lui un besoin de délivrance. J’ai connu, il y a une trentaine d’années, une vieille femme de quatre-vingts ans, qui s’écriait en mourant : « Je suis en proie aux philosophes ! » Beaucoup de nos contemporains, entre vingt et quarante ans, avaient subi la même tyrannie et cherchaient, comme cette vieille femme, à la secouer. Ils n’attendaient qu’une occasion pathétique pour se manifester, se montrer tels qu’ils étaient, laisser sourdre leurs profondeurs.

Le conditionnement imposé de l’esprit (et de cette âme, dont l’esprit est le reflet) n’est pas seulement un poids rapidement intolérable pour l’imagination. Il est encore le poison le plus subtil de la volonté, de l’énergie en général, et de la résistance aux passions, destructrices du bonheur ici-bas. Que de fois, au cours de mes études médicales, puis, plus tard, dans l’usage du monde et les fréquentations, n’ai-je pas entendu cette phrase désolée : « Je n’ai plus la force de réagir ! » Morphinomanes, grands vicieux, amoureux frénétiques, alcooliques de toutes formes et de toutes couleurs, avaient perdu la confiance dans leur relèvement, au contact de la fausse philosophie de leur jeunesse, qui leur revenait par lambeaux, pour aggraver leur marasme.

Le conditionnement imposé de l’esprit (suivi bientôt du mortel compartimentage de la faculté créatrice, mère de toutes les découvertes) c’est la perte de la notion métaphysique du miracle, c’est l’état dans lequel l’âme se nie, puisque son essence est miraculeuse. Le malade « condamné » (qui ne pense pas qu’il puisse guérir par un acte de foi dans sa guérison) est l’image assez exacte du français déphilosophé, devenu amétaphysique, de la fin du XIXe siècle, docile à la doctrine parésique, reçue de Kant, d’Herbert Spencer, de Claude Bernard, de Charcot. Car, vers la fin de cette époque étrange et morne, la philosophie n’apparaissait plus que comme une phosphorescence de la science biologique, et médicale, dont on méconnaissait la caducité.

L’abdication de l’esprit devant la matière, tel est l’étrange renversement que les deux générations de nos grands-pères et de nos pères avaient préparé, auquel nous avons assisté, participé pendant notre jeunesse, contre lequel nous avons violemment réagi ensuite. Des signes nombreux attestent aujourd’hui la renaissance d’une philosophie vigoureuse, d’une métaphysique valable, dépouillée de l’influence allemande et conforme au génie latin. Ce n’est encore qu’une aube, à l’heure où j’écris. Elle suffit déjà à dissiper les ténèbres vénéneuses du siècle précédent, pendant lequel l’Encyclopédie continuée mérita d’être appelée, en somme, la métaphysique du primaire.