Le tour du monde parisien/0-Préface

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J. Hetzel et Cie (p. i-v).

PRÉFACE




I

Ceci n’est ni un livre futile, ni un livre sérieux ;

Ni un livre scientifique ;

Ni un livre philosophique ;

Ni un livre poétique ;

Ni un livre raisonné ;

Ni un livre insensé ;

Ni un livre qui fera du bien ;

Ni un livre qui fera du mal :

Ni un livre dont on parlera ;

Ni un livre dont on ne dira rien :

Ni un livre comme tout le monde en fait ;

Ni un livre comme personne n’en écrit.

Ceci est : …

II


Avez-vous lu Rolla ?

Rolla est un splendide poëme, signé Alfred de Musset. Dans le poème il y a ces vers :

« Hercule, fatigué de sa tâche éternelle,
S’assit un jour, dit-on, entre un double chemin.
Il vit la Volupté qui lui tendait la main ;
Il suivit la Vertu, qui lui sembla plus belle.
Aujourd’hui rien n’est beau, ni le mal, ni le bien,
Ce n’est pas notre temps qui s’arrête et qui doute :
Les siècles en passant ont fait leur grande route
Entre les deux sentiers, dont il ne reste rien. »

Ce livre est de son siècle ; il a pris la grande route.

III


Les lettres françaises sont revenues au point d’où elles étaient parties. La littérature accompagne chaque société dans sa marche, et se transforme avec elle, et s’arrête aux mêmes relais qui sont des commotions pour l’une, des transitions pour l’autre. Il y a des époques qui se ressemblent : les auberges du chemin ne diffèrent que par leurs enseignes.

Le seizième siècle fut un de ces relais, maisons de poste où l’humanité se repose une nuit, et, le matin, changeant de monture, plus fraiche et plus hardie, reprend sa course vers le ciel. Les âges qui se succèdent durant l’obscurité sont-ils plus à plaindre que les autres ? Le calme du sommeil a son utilité comme l’activité du jour.

Ces nuits d’ailleurs ne sont pas vides. De grandes figures les traversent dans des rêves éblouissants. Au milieu des horreurs de la guerre civile, Montaigne rêve, Rabelais écrit.

À vrai dire, ces poètes isolés, respirant à leur insu l’atmosphère d’une époque viciée, tout en préparant les splendeurs à venir, n’ont pas conscience eux-mêmes de la grandeur de leur œuvre, et ne savent pas qu’en éparpillant les feuilles mortes de l’hiver, ils font place devant le soleil aux germes du printemps. Aussi demeurent-ils plus grands devant la postérité qu’aux yeux de leurs contemporains. Il est rare que les siècles où ils vivent ne préfèrent pas une lumière vacillante à l’incendie qui couve sous la cendre amoncelée. Qu’importe à ces hommes ? le travail se suffit à lui-même.

Cette ignorance du but où volent leurs pensées crée alors deux écoles. Le doute philosophique : Montaigne. Le rire inspiré : Rabelais.

De là une confusion inexprimable dans la forme, confusion qui voile aux regards du présent la splendide unité de l’idée. Parfois cependant, comme des éclairs filtrant à travers les rochers, quelques lueurs traversent les interstices de leurs œuvres ; alors des pages surprenantes s’élèvent, semblables à ces édifices gothiques qui présentent au passant leur portail couronné de chefs-d’œuvre, à travers la pittoresque sinuosité d’un carrefour, Dans Montaigne, la philosophie la plus sublime s’allie aux plaisanteries grossières ou frivoles ; l’immortel chapitre sur l’amitié coudoie des préceptes incongrus sur la civilité puérile. Souvent, dans Rabelais, une phrase moins joyeuse déchire l’épais rideau qui cache le trésor, et derrière les murs de l’abbaye de Thélème les moines ont fait place à des hommes.

Cet apparent mélange du rire, des larmes, de la théologie, du scepticisme, voire même de la science, est le côté semblable des deux écoles. Le caractère propre des individus en fait la séparation ; tous deux observent, l’un son âme, l’autre l’humanité.

IV


Nous vivons dans une sorte de seizième siècle. Aux guerres de religion ont succédé les guerres politiques ; le monde s’ébranle et cherche où se placer. La littérature classique est morte, comme dépérissait après Érasme et Calvin la Littérature latine ; le siècle de Racine n’est pas encore venu.

Nous avons eu notre Ronsard. Balzac n’a-t-il pas quelque ressemblance avec Rabelais ?

Quant à Montaigne, je ne le vois pas encore : mais son école renaît, et partout ses disciples s’agitent. Le maître viendra, soyez-en sûrs ; humbles satellites que nous sommes, nous le précédons au lieu de le suivre.

V


Ce livre est donc ce que doit être un livre au dix-neuvième siècle, une confusion. Sous l’amalgame des phrases, le génie met l’unité, perle précieuse qui ravit l’œil du chercheur ; nous qui ne sommes pas le génie, y aurons-nous mis le plaisir ?

Telle est notre seule ambition.

VI


Et, si vous me demandez quelle fut mon intention en donnant l’essor à ces feuilles au milieu de la voie publique, je vous dirai, mais entre nous, et à voix basse, que vous en savez, lecteur, beaucoup plus long que moi là-dessus.

Décembre 1861.