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Le tour du monde parisien/I/I

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I

moyen de locomotion. — les omnibus. — intérieur. — impériale. — les correspondances. — je pars.


Paris est sillonné d’une quantité énorme de véhicules à quatre roues, à deux chevaux, peints en vert, jaune ou marron, et pouvant contenir de vingt-six à vingt-huit personnes, plus ou moins bien assises ; quatorze ou seize tiennent dans l’intérieur, douze sur l’impériale.

On appelle ces choses-là des Omnibus.

Je pense que ce mot veut dire : « propres à tout le monde, » mais je n’en jurerais pas. Ayant interrogé un cocher sur l’étymologie de ce nom, il me répondit, après cinq minutes de réflexions profondes, qu’omnibus était probablement le nom de l’inventeur ; il me cita les chapeaux Gibus à l’appui de son idée, et je n’insistai pas.

Poursuivons notre description.

Le siège de la voiture est occupé par un cocher, dont nous parlerons plus spécialement à propos de l’impériale. Disons seulement que ce cocher est, le plus ordinairement, vêtu d’un carrick vert ou brun, débris recueilli dans quelque vente anonyme ; son front est surmonté d’un chapeau maritime à larges bords, qu’il prétend imperméable à la pluie.

Le conducteur est un homme assez généralement jeune, plus rarement aimable ; sa fonction est d’introduire les voyageurs, de les compter et d’en recevoir le prix des places. Képi, veste à galons, pantalon fantaisiste, voilà tout le costume de cet être singulier, qui passe dix-huit heures de chaque jour entre le ciel et la terre, dans un espace d’environ quarante centimètres carrés. L’hiver, il partage avec le sergent de ville la jouissance de ce hideux vêtement appelé caban.

« Qui nous vint d’Algérie, et qui lui vint des Turcs. »

Le conducteur et le cocher se lèvent entre cinq et six heures du matin, et se couchent entre minuit et une heure.

Cela tous les jours et par tous les temps.

Ils déjeunent sur le pouce ou ne déjeunent pas ; ils dînent dans quelque taverne borgne, pendant les cinq minutes qui séparent l’arrivée du départ de leur voiture.

Toute leur journée leur est payée de trois francs cinquante à cinq francs.

Ce métier est fort recherché ; on compte cinq mille demandes par ligne d’omnibus.

Afin de ne point trouver ce chiffre exorbitant, il faut se figurer l’importance exceptionnelle du conducteur, son influence singulière sur l’univers parisien, et la grandeur de ses fonctions. C’est à lui qu’appartient le droit, si cher à la vanité française, d’ouvrir ou de fermer l’entrée à une foule de solliciteurs. Dieu du sanctuaire, il prononce les paroles fatales : foris canes. Le signe de son pouvoir est aussi étrange que ce pouvoir lui-même.

Figurez-vous un cordon attaché à la voiture et dont le bout est suspendu de telle sorte que la main du conducteur puisse le saisir au moment opportun. Ce cordon sert de drogman au conducteur dans ses communications avec le cocher. Le nombre de secousses données forme, paraît-il, un alphabet complet à l’usage de ces messieurs. Or voici la scène qui se passe le plus souvent entre les trois interlocuteurs nommés : le conducteur, le cocher et le client, ou, pour dire mieux, le voyageur.

Scène sans paroles, où le cordon agit seul avec efficacité.

Il pleut ; une dame honnête, craignant de tacher de fange un pied légèrement chaussé, fait du trottoir un signe de supplication au cocher de l’omnibus. Elle ignore sans doute que le cocher d’omnibus est un automate, dont les paupières ne s’agitent que sous la tyrannie du cordon communicateur. La voiture roule ; la dame se tourne vers le conducteur, qui regarde alors du côté opposé. Les cieux ont fait au conducteur la grâce de toujours regarder le côté opposé. L’infortunée voyageuse de courir, et de recevoir sur sa robe en cinq secondes plus de boue que ne lui en eût donné un jour de course dans Paris. Enfin elle est aperçue, le cordon parle, la voiture s’arrête.

Naturellement la dame essoufflée croit avoir le droit de ralentir sa marche, et de s’approcher au pas ordinaire. À peine atteint-elle le marchepied, que le cordon impatienté adresse au cocher une semonce dont le résultat est d’imprimer une nouvelle vitesse à l’omnibus, qui laisse pour adieu à la dame abandonnée une pluie de taches soulevée par les roues gigantesques,

Si la dame a réussi à s’introduire au seuil de l’intérieur, le cordon a pour mission, avant qu’elle ait pu gagner sa place, de faire chanceler la voyageuse, et parfois de la renverser dans les bras d’un monsieur émerveillé.

On a compris, je l’espère, l’utilité du cordon.
axiome.

Le cocher porte envie au conducteur, et le conducteur méprise le cocher.

L’intérieur de la voiture renferme deux banquettes parallèles, couvertes d’une mauvaise étoffe de laine brune. Huit places sont séparées par des barres en bois, les six autres n’ont aucune séparation.

Les femmes, les enfants et les militaires y pénètrent facilement ; seulement, les premiers paient leur place entière ; les militaires ne déboursent que quinze centimes. Peut-être a-t-on reconnu que ces derniers communiquaient aux chevaux une ardeur belliqueuse, et que le pantalon rouge allégeait la voiture ; j’avoue naïvement n’avoir pu trouver encore le motif de cette diminution.

Il est interdit d’y porter avec soi de trop gros paquets ; les voyageurs ont beau prétendre qu’il leur sera plus facile de les déposer sur leurs genoux que de les tenir entre leurs bras ; le conducteur est inflexible. Quant aux fardeaux nauséabonds et malsains, ils ont droit à tous les égards.

Les maçons s’étalent avec leurs blouses blanches, et l’on n’a point encore songé à régler les limites de l’embonpoint des hommes, et de la crinoline des femmes.

Les hommes seuls gravissent sur l’impériale ; la raison de cette restriction ne peut être donnée par un écrivain qui se respecte. La différence existant de l’impériale à l’intérieur consiste dans la diminution de prix et dans la privation de correspondance.

Expliquons pour les lecteurs de province ce qu’on entend par correspondance.

Je suppose qu’un d’eux ait à se rendre de la barrière de l’Étoile à la barrière du Trône. Nul omnibus ne fournit cette course entière. Le voyageur n’en a pas moins droit de s’y faire transporter pour trente centimes. Il monte dans une voiture qui le conduit au Louvre, environ mi-chemin, et déclare son intention au conducteur.

Celui-ci fait un signe de tête approbatif, tire gravement un carnet de sa poche, et remet dans les mains du solliciteur une petite bande de papier oblongue, sur laquelle sont inscrits quelques hiéroglyphes indéchiffrables.

Le demandeur la recueille avec un soin religieux ; il la serre avec respect, car cette bande représente ses trente centimes.

Arrivé au Louvre, il descend, se présente au bureau devant lequel est arrêté l’omnibus qui l’a conduit, et offre son billet à un monsieur brodé qui siège dans un comptoir.

Le monsieur lui demande où il va ; notre voyageur répond, reçoit un bulletin portant un numéro quelconque, variant de 4 à 48, plus souvent 48 que 4, et attend.

Une voiture passe : c’est l’omnibus du Trône.

Quatre fois sur cinq, il est complet ; dix-neuf fois sur vingt, les personnes qui jouissent des premiers numéros absorbent les places vides. En prenant les chances moyennes, notre homme attend trois quarts d’heure ; certes, s’il est pressé, l’attente est désagréable ; mais n’a-t-il pas toujours le droit de finir sa route à pied ?

Enfin son tour arrive : il s’étend dans sa stalle, et, trois quarts d’heure encore, il est à la barrière du Trône. Il n’a donné que trente centimes, mais il a mis près de trois heures à parcourir en voiture la route qu’il eût faite à pied en moins de deux heures.

Quel bonheur n’a pas ses tourments ? Quelle invention n’a pas ses défauts ?

Voilà ce que c’est que la correspondance.

Les voyageurs de l’impériale sont privés de ces avantages.

En revanche, ils jouissent d’une faculté inconnue à leurs confrères de l’intérieur, celle de se briser le cou ou quelque membre important en escaladant les marches de leur étage. Le plus souvent, quand ils se livrent à l’ascension ou à la descente, la voiture va grand train ; il serait ridicule de forcer le cocher à s’arrêter ; on est homme ou on ne l’est pas. Les accidents sont fréquents, c’est vrai, mais l’honneur est sauf.

Il y a des gens qui montent sur l’impériale par tous les temps ; à la vérité, on y est abominablement mouillé quand il pleut, et l’on n’a pas la ressource de se réfugier sous une porte cochère.

Si vous avez un parapluie, le droit de l’ouvrir vous est impitoyablement dénié par vos voisins, qui se plaignent amèrement que vous vous privez de votre part d’eau céleste en faveur de leurs épaules ; la position n’est pas tenable, mais elle est occupée. Le Français est si heureux de se faire rouler qu’il n’est pas rare, en toute saison, de voir se bousculer deux ou trois individus entre les bras d’un conducteur innocent, réclamant à grands coups de poing une place qui n’existe plus, tandis que le malheureux s’efforce de les séparer, tout en tirant son cordon avec l’énergie du désespoir, afin d’échapper plus vite à la bagarre.

L’omnibus sans correspondance est-il du moins un moyen rapide de locomotion ?

Voici une anecdote qui répondra pour nous :

Un étranger (de mauvaises langues prétendent qu’il appartenait au département de l’Aube), un étranger, arrivé depuis peu de jours à Paris, avise un omnibus, grimpe sur l’impériale et donne ses trois sous. Au bout de dix minutes, supportées avec patience, quoiqu’on se fût arrêté huit fois pour recueillir ou descendre des voyageurs, il s’agite sur sa banquette, enfourche le marchepied, descend, et, tout en descendant, crie au conducteur :

« Monsieur, avez-vous une place dans l’intérieur ? J’aime mieux donner trois sous de plus. Là-haut on n’avance pas. »

C’est une étude très-sérieuse à faire que celle des impériales.

Elles diffèrent d’habitants et de commodités suivant les lignes.

Un homme comme il faut doit s’appliquer avec soin à cette observation.

Par exemple, il pourra audacieusement y prendre place sur les boulevards ; il y rencontrera peut-être quelques ouvriers, jamais de maçons ni de charbonniers ; à mesure qu’il approche des barrières, il devra se les interdire, ou du moins en être très-sobre,

L’état de l’atmosphère est encore à considérer. La rue de Rivoli est terrible pour les coups de soleil ; les Champs-Élysées ne sont pas praticables ; au contraire, le faubourg Saint-Jacques est une cave, et, l’été, l’impériale vous préserve d’un rhume.

Ce peu de mots expliquera suffisamment l’importance d’un travail sur les omnibus.

Les habits qui ne seraient pas déchirés courent de grands dangers : un habit usé ne survivra pas.

Il me plaît de croire que les intelligences les plus obtuses ont, après ce court préambule, parfaitement conçu la sublime invention des omnibus.

N’est-ce pas l’usage, quand on entreprend un voyage, d’examiner attentivement les moyens de transport, de se rendre bien compte des commodités et des incommodités de la route, afin de parer aux dangers et de profiter des bénéfices ?

On sait maintenant comment je voyagerai ; expliquons l’intention du voyage.

On a depuis plusieurs siècles exploré les trois quarts et demi de l’univers ; on a vu se reculer chaque jour les bornes de la terre habitée. Franklin s’est perdu dans les mers du Nord ; l’Océanie n’a plus d’îles inconnues à nos savants ; on vient de pénétrer au cœur de l’Australie ; on jette des voies ferrées dans la Chine. En un mot, tout a été découvert, — tout, excepté Paris.

Je ne m’étonnerais pas qu’il y eût des gens capables de nier l’existence de cette capitale, assurant qu’elle est le fruit mythologique de l’imagination éperdue de nos romanciers. Vainement j’ai parcouru nos bibliothèques, dans l’espoir d’y rencontrer quelque narration de voyage dans la première des cités ; des myriades de volumes m’ont passé dans les mains et sous les yeux ; eussé-je voulu étudier le Spitzberg, le Groënland ou l’île de Feu, je n’aurais eu que l’embarras du choix. Pas un arbre de ces contrées trans-océaniques, pas une cabane de sauvage, pas un oiseau-mouche n’ont été oubliés dans la nomenclature.

Sur Paris, rien.

Les tableaux, les études de mœurs, les statistiques, les livres de toute sorte et de toute forme, ne présentent nullement les caractères de l’exploration. On a observé Paris dans ses spécialités, on ignore son coup d’œil général ; on l’a habité, on n’y a pas voyagé.

L’insuffisance de tous les ouvrages me fournit une idée toute naturelle ; je conçus un vaste projet.

« Ce que personne n’a osé entreprendre, je l’exécuterai, moi, m’écriai-je du ton sérieux que doit mettre l’actrice à prononcer le mot illustre de Médée ; l’univers attend un livre, je lui donnerai ce livre.

« Je découvrirai Paris. »

À peine cette résolution fut-elle prise, que je fis mes préparatifs de voyage.

Chose remise est chose perdue.

Je m’exécutai avec un empressement dont mes concitoyens me sauront gré, je l’espère.

Je recueillis deux cigares, égarés sur ma cheminée, et les déposai dans la poche d’un paletot, assez avancé en âge pour ne plus redouter les tourmentes ; je m’assurai de la situation normale de mon mouchoir ; puis, après avoir communiqué mes dernières dispositions à ma vieille bonne, sentant un pleur mouiller mon œil gauche, je lui serrai la main, peut-être pour la dernière fois, et descendis gravement mon escalier.

Arrivé au pénultième degré, j’avais repris toute mon assurance ; mon maintien était calme, et dans mes yeux brillait le regard assuré de Colomb, quand il mit à la voile pour se confier à des mers inconnues.

La haute idée de sa mission ne doit-elle pas soutenir l’homme dans les luttes de cette vie ?

J’avais ouï parler vaguement, et en termes assez méchants, d’un omnibus, qui, partant de la place du Panthéon, passe par les Champs-Élysées pour se rendre à la barrière des Martyrs, à peu près comme si quelqu’un, dans le dessein d’arriver à Marseille, prenait d’ici la route de Vienne en Autriche.

Cet omnibus était le mien.

Qu’avais-je besoin de suivre une ligne directe ? Que m’aurait appris une ligne directe ? Que me voulaient les lignes directes ?

Ce qu’il me fallait, à moi, hardi, entreprenant et curieux, c’étaient les zigzags sans fin, les courses sans but, les horizons nouveaux, les aventures romanesques. Point de faiblesse, cet omnibus est le mien.

Le soleil brillait au milieu du ciel, le temps était calme et serein, à peine un vent léger secouait-il les hautes branches des arbres du Luxembourg. La nature et les hommes me souriaient ; tout me présageait un fortuné voyage.

Cinq minutes se sont à peine écoulées, je suis au bureau d’omnibus ; le conducteur m’accoste et me demande si je vais à la barrière des Martyrs. Sur ma réponse affirmative, il me montre, d’un geste plein de dignité, la voiture prête à partir ; je m’élance sur le marchepied, j’arrive à l’impériale au moment où elle s’ébranle ; les chevaux font rebondir le pavé sous les roues sonores, je pars…

Je suis parti.