Le tour du monde parisien/I/II

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II

le voyageur de commerce


Un seul voyageur, avant moi, s’était hasardé au sommet de la voiture, et avait pris place sur la première banquette, derrière le cocher. C’était un bonhomme de quarante à quarante-cinq ans, jouissant de qualités physiques qui annoncent d’ordinaire le commerçant enrichi : la majesté dans l’amplitude et le luxe dans la vulgarité. Excessivement laid, les lèvres épaisses et béatement ouvertes sous un rire uniforme, cet homme portait empreints sur son front fuyant, en ses yeux confits dans la graisse, et le long de ses joues bourgeonnées, les souvenirs du comptoir, des clients et des affaires. À voir la suffisance de son attitude, la régularité de sa coiffure et la grâce toute particulière avec laquelle ses mains jointes enroulaient l’un autour de l’autre deux pouces qu’on eût pris pour des bras d’enfant, il était évident que quelque maison de mercerie bien achalandée attendait au passage mon compagnon d’impériale. Son paletot, d’un jaune inconnu, sentait la cannelle ; un gilet de velours serrait son vaste abdomen, et sur le gilet étincelait une chaîne d’or massif d’une valeur incontestable et d’un goût plus que douteux. Une riche épingle tranchait sur le noir de sa cravate, et quatre ou cinq bagues enrichies de diamants ornaient ses gros doigts courts.

Ces sortes de gens consacrent plusieurs centaines de francs à un bijou et regrettent les 30 centimes réclamés par le conducteur.

observation

Le plus sûr moyen de découvrir le caractère et la profession des voyageurs est l’examen attentif de leur mode de paiement. La manière dont sont envoyés les gros sous est ce qui constitue, pour l’observateur sérieux, le critérium de la vérité. J’aurai, plus tard, occasion de revenir sur ce point important.

À peine m’étais-je installé auprès du gros monsieur, et les chevaux n’avaient fait que quelques pas, lorsqu’un gamin escalada le marchepied et vint s’asseoir auprès de moi. C’était un enfant de dix à douze ans, petit et grêle, vêtu de haillons poudreux, et montrant sur son visage et dans tous ses gestes l’insouciance et l’effronterie du voyou parisien. Il fumait les débris d’un cigare ramassé dans le ruisseau voisin.

« Ohé ! cria-t-il, y n’manque pas de place au moins ? »

Mon voisin de gauche daigna faire tomber un regard de compassion sur sa chétive personne ; puis il releva les yeux, se demandant sans doute comment on pouvait vivre sans chaîne d’or et sans épingle ornée de brillants. Pour moi, durement cahoté sur le banc de bois, craignant à chaque instant d’être précipité sur le trottoir par un brusque mouvement de la voiture, je concentrais toute mon attention sur le coude du vieux commerçant, qui avait élu domicile sur ma banquette, entre mes septième et huitième côtes. Quand je commençai à me rassurer sur les suites de cette invasion, nous passions devant la façade du Panthéon.