Le tour du monde parisien/I/III

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III

le panthéon. — le pays latin. — les cigares. — grande nouvelle.


Le Panthéon fut un temple, il est maintenant une église. On l’a dédié à sainte Geneviève, on a dressé trois autels, on a jeté dans l’hémicycle une centaine de chaises. Il n’y a pas d’autre différence entre la religion des hommes et la religion de Dieu. La coupole est demeurée la même, on ne s’est point mis en peine d’en changer les peintures, et le regard des fidèles aperçoit encore, bien au-dessus du tabernacle où repose la divinité du Christ, le roi Louis XVIII présentant la Charte à son bien-aimé peuple. Au dehors, rien n’indique une église, si ce n’est la croix d’or qui se perd dans les nuages et les marchandes de chapelets bénits stationnant sous les portiques. La façade porte en grosses lettres d’or sa devise primitive : Aux grands hommes la patrie reconnaissante. L’humanité a pied à pied défendu ses droits, et la santé conquérante a dû se retrancher dans une chapelle latérale, où elle a, tant bien que mal, assuré sa position.

Je réfléchissais à ces mille et une inconséquences qui tapissent le pavé de Paris, quand nous fîmes une première station. L’homme brodé accourut ; il se passa entre lui et le conducteur une de ces opérations mystérieuses dont ces fonctionnaires seuls possèdent le secret.

Mon devoir est peut-être de vous dire ce que j’en sais ; cette révélation mettra sur la voie de la vérité quelque chercheur plus patient,

Le conducteur, tandis que je l’observais sournoisement, déplia un papier oblong, sur lequel j’aperçus un nombre étonnant de petites cases, les unes vides, les autres remplies par un chiffre. L’inconnu lui prit des mains cette étrange feuille, la reploya avec soin et, se détournant pour n’être point remarqué, posa, à l’aide d’un crayon rouge, une marque profonde. Le conducteur aussitôt tira de sa poche une sorte de stylet, et de la pointe traversa le papier d’outre en outre.

Puis tout disparut, et chacun rentra dans l’ordre accoutumé.

On m’a dit que chacun des conducteurs recevait le matin un semblable barème, et que jamais, bien qu’il dût être renouvelé le lendemain, les marques de crayon et les coups de stylet ne s’aventuraient au delà de la deuxième ligne.

Quelques personnes montèrent : parmi elles des étudiants, et nous reprîmes notre course à travers le pays latin.

Le pays latin : que de souvenirs ce nom rappelle ; quelles tendres émotions il fait encore vibrer dans vos cœurs, avocats, médecins, employés, provinciaux de toutes sortes qui me lisez ! votre mémoire se ravive, et vous voyez, à hommes sages, comme une procession fantastique de chapeaux défoncés, de redingotes cuivrées, de soupers à la Rôtisseuse et de bals anacréontiques. Le sourire se dessine sur vos lèvres, ô parents sévères et vertueux ! à l’aspect de ces vieilles petites fredaines et de ces grotesques aventures dont vous fûtes les héros, — hélas ! il y a longtemps peut-être. Je suis sûr qu’en y songeant, vous jetez sur vos enfants un regard d’indulgence, vous demandant si, tout bien considéré, pour n’avoir pas été de pieux ermites, vous en êtes devenus plus méchants. Eh bien, épargnez-vous des craintes chimériques ; vous pouvez impunément lancer votre famille sur cette mer orageuse, comme l’appelait votre professeur de troisième ; — le flux les emportera ; et que le cœur ne vous batte pas, le reflux vous les rejettera sains et saufs, sans qu’une tache de fange apparaisse sur leur frac noir, sans qu’un fil de leurs gants blancs se soit rompu.

La raison, voyez-vous, c’est qu’il n’y a plus de pays latin.

Si je vous disais que de la place Saint-Sulpice à la Sorbonne, dans ces rues célèbres par tant de hauts faits, on n’a point depuis dix ans entendu parler du moindre combat ; si je vous disais qu’en vous promenant tout un jour autour de l’Odéon, dans les vastes allées du Luxembourg, vous ne rencontreriez pas une seule toilette délabrée, pas une cravate éperdue, pas une barbe de six mois, me prendriez-vous pour un menteur ou me croiriez-vous ? Si vous ne me croyez pas, eh bien, venez, visitez, explorez, vous répéterez ensuite comme moi, avec un profond soupir : Il n’y a plus de pays latin.

Un homme de beaucoup d’esprit, Murger, a fait l’oraison funèbre de ce beau quartier, dans un livre que je vous recommande et qui sera consulté plus d’une fois par les antiquaires des siècles futurs.

Oh ! le bon temps où sautillait la grisette vêtue de sa petite robe à carreaux, coiffée du léger bonnet de dentelle, et chaussée on ne savait trop de quoi, car elle n’affichait pas son pied et sa jambe ! Le charmant jeune homme que cet étudiant, distingué de l’ouvrier par sa mise incorrecte et ses superbes façons ! Le joli bois que le bois de Meudon pour s’y étendre à deux sur le gazon et déjeuner d’un pâté et d’une bouteille de vin du pays, tout en consultant les pâquerettes pour apprendre si l’on s’aimait bien : la belle rivière à descendre en canot que cette Marne sinueuse, dont les bords sont semés de restaurants et les vagues de fritures ; les savoureux plaisirs que ces plaisirs simples qui vidaient peu la bourse et s’alliaient si bien à l’étude ; et qu’importe s’ils ne s’y alliaient pas ? Les remords étaient peu fréquents et ne s’éveillaient que le lendemain.

Comme tout cela est changé maintenant !

L’étudiant se fait habiller chez Dusautey ; il porte de ravissantes bottines vernies et prend des remises à l’heure, toujours ganté de frais, une badine à la main, une chaîne de montre au gilet (autrefois on n’avait que la montre, quand elle n’était point au Mont-de-Piété), on le voit, chaque soir, avant le diner qu’il se fait servir au Palais-Royal, passer, fat et guindé, sur le pont Neuf, aux yeux de Henri IV émerveillé ; puis, vers huit heures, on le rencontre au boulevard des Italiens, le cigare à la bouche, lorgnant le quartier Bréda ou explorant les alentours des Variétés. Il ne va plus à la campagne le dimanche, car il craindrait de passer pour attaché à une maison de commerce, et il ignore que sa toilette seule le fait ressembler à un employé aux calicots. Il ne suit pas plus de cours qu’autrefois ; il fait plus de dettes, mais il ne souille jamais sa redingote. Il n’aime pas, car à vingt ans il nie la vertu des femmes ; il ne connaît même pas l’affection de Béranger pour Lisette, car il nie l’existence de Lisette, et malheureusement il a raison. Sceptique, il se croit blasé ; fils de son siècle, il vit avec des courtisanes, parle politique au café, bourse au boulevard. En un mot, c’est un homme sérieux, dont l’argent est le seul dieu, et l’on ne peut connaitre les prières qu’il adresse à sa divinité, ni ce qu’il attend d’elle, puisque le dégoût des plaisirs habite son âme et que la débauche a usé son corps[1].

Pour la femme, c’est bien pis ou c’est bien mieux : il n’y a plus d’intermédiaire entre la femme vertueuse et la prostituée ; la corruption est entière ou elle n’est pas. Nous regrettons de le dire, le plus souvent elle est entière. Aussi, la robe de soie a remplacé la robe d’indienne ; le chapeau a renversé dans la boue le simple bonnet d’organdi ; chaque fille d’ouvrier veut se donner l’air d’une grande dame, et ne s’aperçoit pas que, tandis que sa parure augmente, elle met plus d’éclairs dans ses yeux et plus de grossièreté dans son langage.

Le luxe a fait de l’homme un égoïste, et de la femme.

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Que devient mon omnibus ?

Il marche, que dis-je ? il vole, et, pendant que ces pensées traversaient mon esprit, vous ne sauriez croire combien j’ai avancé dans mon voyage. Maintenant le banc est complet ; mon gros voisin vient de retirer son bras droit, et mon côté a ressenti une vive impression de fraicheur ; je tourne un instant la tête pour connaître la cause de ce mouvement inespéré ; la main qui est à l’extrémité du bras droit pénètre dans une poche qu’à première vue j’avais jugée incapable de la contenir : elle revient avec deux cigares et une boîte d’allumettes.

— Monsieur fume-t-il ?

— Oui, monsieur, dans les occasions suprêmes.

— Me permettrez-vous de vous offrir un cigare ?

— Comment donc !

Le tabac s’allume, et voilà la conversation engagée.

— Il fait un bien beau temps, monsieur.

— Charmant.

— Le meilleur temps pour voyager en omnibus.

— Cette considération seule me l’a fait entreprendre.

— Monsieur est peut-être étudiant en droit ?

— Non, monsieur.

— Monsieur remplit sans doute quelque emploi dans un ministère ?

— Pas davantage.

— Je ne sais pas si monsieur est, comme moi, dans le commerce ?

— Non, monsieur.

Le gros homme se tut. Il y eut une station.

— Moi, monsieur, reprit-il après un silence, je suis associé à la maison du Puits-d’Amour ; vous savez bien. Tout le monde connaît cela. Le Puits-d’Amour, au coin de la rue Saint-Dominique. Grand magasin d’habillements confectionnés pour hommes… un vêtement complet pour 39 francs, solide et superbement cousu. Une maison de confiance, monsieur, tenant aussi des panamas et brésiliens, à 95 centimes. Si jamais monsieur avait besoin de quelque chose, nous pourrions être très-utiles à monsieur. Voici le léger spécimen de nos offres.

Là-dessus il me glisse un papier dans la main, et je commence à comprendre ses généreuses façons. Le prospectus explique le cigare.

— Et moi ! crie le gamin placé à ma droite en tendant la main.

En ce moment passe un régiment d’infanterie, tambour et musique en tête. Les soldats sont en costume de guerre, et leur front ruisselle de sueur.

— Grande nouvelle ! dit un monsieur qui monte rapidement et s’assied parmi nous. Encore une victoire : 5,000 prisonniers. C’est affiché à la Bourse.

— Avez-vous des détails, monsieur ?

— Pas encore ; mais ce doit être magnifique.

Murmure sourd d’un grand bonhomme, maigre comme un clou et blond comme une couverture Charpentier. Ce doit être un Allemand.

L’entretien est général. C’est un bruit à n’y plus tenir. J’enfonce la tête dans les épaules, et je songe.

Je songe aux pauvres mères qui pleurent, aux sœurs et aux épouses qui se lamentent ; je songe à ces milliers d’hommes que le hasard exile de leur patrie, et dont plusieurs ne reverront jamais leur foyer. Et je me dis que la guerre est impie, et que Dieu réserve ses foudres pour les despotes qui l’entreprennent.

Vous le voyez, lecteur, je suis sujet aux pensées tristes ; elles me viennent comme cela, sans raison, au moment où je m’y attends le moins, et sans que je sache jamais pourquoi. Cette fois, je les attribue au mouvement de la voiture.

Car, et poursuivre la même question, n’est-ce donc rien que la gloire ? peu de chose en vérité. Mais l’indépendance… La famille n’a-t-elle pas rang avant l’individu, la patrie avant la famille ? Et qu’importe que vingt mille hommes meurent, si le sang de ces hommes, frappés par leurs frères, engraisse le sol où il coule, et y fait germer la paix et le bonheur ?

Décidément j’avais tort, ou plutôt j’avais parfaitement raison ; en appelant la colère céleste sur la tête du despote, j’oubliais de faire descendre la bénédiction de Dieu sur les drapeaux du libérateur.

Cette fois, nous voici arrêtés devant la porte d’un marchand de vin.


  1. Réparation d’honneur. Les temps ont changé depuis l’année où j’écrivais ces lignes, Je n’ai pas répondu jadis aux lettres justificatives que m’adressèrent quelques élèves des Écoles, Aujourd’hui je me dois de répondre aux faits. Devant les manifestations qui se produisent, devant l’enthousiasme qui renaît, il n’y a qu’à s’incliner, à applaudir, à espérer.