Le tour du monde parisien/I/IV

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J. Hetzel et Cie (p. 30-40).

IV

matthieu lænsberg et corneille. — le théâtre contemporain. — l’odéon. — altercation. — regards jetés dans les maisons. — la place saint-sulpice. — le petit bossu. — histoire du cocher.


Un groupe était formé vis-à-vis de la porte : on écoutait des buveurs qui chantaient.

Quelques mots patriotiques atteignirent mes oreilles.

Il court en ce moment dans les rues de Paris une sorte de chanson, intitulée : Tapons d’sus. Elle traite peu favorablement les Autrichiens et passe pour un chant de guerre. À ce propos je fis une réflexion.

Pourquoi diable accable-t-on le peuple, toutes les fois qu’un événement glorieux se passe ou se prépare, d’une foule de mauvais petits imprimés, sur lesquels tout ce qu’il y a de garçons de magasin à Paris épanche sa bile ou son enthousiasme ? Croit-on que ce système d’éducation lui soit bien profitable ? et n’avons-nous pas assez de grands hommes et de belles œuvres, pour que nous puissions nous passer de ces sottises, où pétillent les fautes de français et les trivialités de langage ? On ne saurait croire quel retard ce mal, léger en lui-même, apporte à notre civilisation, ou plutôt combien il corrompt à jamais l’espoir qu’on pouvait garder en l’intelligence populaire. À quoi bon apprendre au peuple à lire et à écrire, si vous secondez ses mauvaises habitudes et ses instincts grossiers, en lui distribuant les vulgarités les plus étranges ? Les connaissances qu’il a acquises ne servent alors qu’à rendre son ignorance plus profonde, et ce que je dis là n’est point un paradoxe : car, inhabile encore à comprendre ce qui est beau, ce qui est grand, l’ouvrier confond dans un même jugement la littérature de Matthieu Lænsberg et les chefs-d’œuvre de Corneille. Ces deux hommes sont pour lui des écrivains.

Dans sa pensée n’est-on pas écrivain comme on est ébéniste ?

En vérité, il vaudrait mieux ne rien savoir que savoir si peu.

Mais, dira-t-on, donnez des chefs-d’œuvre à la multitude : elle ne les comprendra pas ; partant, elle ne pourra les lire. Erreur : le peuple a chanté la Marseillaise et le chant du Départ, le peuple chante encore chaque jour les plus beaux morceaux de nos opéras célèbres ; le peuple, bien guidé, sait comprendre et goûter la véritable poésie comme la véritable mélodie. Il ne répète et ne lit les mauvaises œuvres que parce qu’elles coûtent bon marché, et qu’on ne lui en donne pas d’autres. Pourquoi ? Les poètes sont-ils morts ?

D’ailleurs il en est de même du théâtre.

Un directeur d’une scène de boulevard me disait, l’autre jour :

« Ce qu’il nous faut à nous ce ne sont pas des œuvres bien faites, bien écrites : ce ne sont pas des drames littéraires, comme pourrait en écrire Hugo, comme en a écrit Dumas ; le public n’aime que les grands effets, la pluralité des événements, les décors merveilleux. Un ballet où nous aurons de jolies danseuses, un vaisseau qui virera de bord, un volcan qui éclatera, à la stupéfaction des troisièmes galeries, voilà ce qui nous représente le succès et remplit notre caisse. Bouchardy et d’Ennery vous montrent le nec plus ultra du genre. L’idée, néant ; le style, inutile. C’est un malheur ; je ne le nie pas ; mais qu’y faire ? »

Il ne disait pas :

« Le public est devenu ce que nous, organisateurs de ses plaisirs, nous l’avons fait. Un jour, dans une pièce, bien écrite d’ailleurs, il fut nécessaire, pour l’intelligence de la scène, d’exposer au théâtre un décor extraordinaire ; le public applaudit. On crut que là gisait le succès de la pièce ; on fit de nouveaux frais ; le premier drame qu’on eut à représenter fut chargé d’éblouissants costumes et d’étincelantes splendeurs ; on battit des mains : on rappela le décorateur. La transformation fut complète. Désormais on sacrifia tout à la mise en scène, et, parce que le parterre ne désemplit pas, nous nous persuadâmes aisément qu’il serait vide si nous agissions autrement. Il y avait un spectacle pour le plaisir des yeux et des sens, l’Opéra ; nous voulûmes créer des succursales, et nous avons réussi à chasser les poètes, remplacés à tout jamais par des machinistes. Nos salles sont pleines de gens qui nous admirent, et dont nous avons gâté le jugement par notre faute, par notre faute, par notre très-grande faute. »

Voilà ce que les directeurs devraient dire ; quant à ce qu’ils devraient faire, je n’en sais absolument rien.

Je crois seulement, pour en revenir à mes chansons, que la police devrait être aussi sévère pour la forme que pour le fond, et prescrire avec une égale rigueur les fautes de grammaire et les attentats aux mœurs. Lorsque, pendant une journée, un honnête homme s’est entendu brailler aux oreilles de semblables inepties, avouez qu’il est bien pardonnable de désirer un instant Dracon pour législateur.

La place Saint-Michel ; après la place Saint-Michel, la rue Monsieur-le-Prince ; après la rue Monsieur-le-Prince, la rue de Vaugirard ; dans la rue de Vaugirard, l’Odéon.

L’Odéon, théâtre dont on ne peut rien dire.


Il a trop fait de bien pour en dire du mal ;
Il a trop fait de mal pour en dire du bien.

Comme édifice, il présente une façade qui, sans contredit de tous les théâtres de Paris, est la seule convenable.

N’oublions pas de mentionner un détail intéressant :

C’est dans les galeries qui l’entourent, à l’étalage de quatre ou cinq libraires, que se sont réfugiés les derniers poètes. Là, de tout temps, à toute heure, les passants trouvent sous leur main une quantité de petits livres roses, bleu tendre, ou chocolat à l’eau. Ce sont des recueils d’odes et de poésies fugitives. Ces parages étant regardés comme fort dangereux, nous sommes heureux d’en signaler la raison à nos concitoyens.

Là sont aussi tous les petits journaux à 5 et à 10 centimes ; il en existe même qu’on ne rencontre que là. C’est une avalanche de feuilles imprimées et lithographiées à renverser un Anglais. Je n’en ai jamais lu une seule, et vous ?

Au coin de la rue de Vaugirard et de la rue Voltaire, il s’élève un café dont il ne sera pas malséant de dire deux mots : le café Corneille. Tout ce quartier, maisons et rues, a des hommes célèbres pour parrains. Quelques-uns attribuent ce phénomène au voisinage de l’Odéon ; d’autres prétendent au contraire que l’Odéon ne doit son voisinage qu’à ce phénomène.

Quoi qu’il en soit, retournons à notre café, qui, vers le temps dont je parle, c’est-à-dire en 1849 ou 1850, était l’un des rendez-vous les plus habituels de la jeunesse dorée du pays latin. Il s’y passait des choses étonnantes, dont aujourd’hui reste seul le souvenir.

Certes, si mes lecteurs n’étaient mêlés de sages lectrices, nous pourrions raconter à ce sujet quelques aventures piquantes. Nous nous contenterons de verser un pleur, et réserverons l’oraison funèbre pour un papier plus propice.

Le temps s’obscurcit.

« Croyez-vous que nous aurons de l’orage ? » me dit mon voisin de gauche.

Je relevai la tête, et aperçus l’horizon cerclé de noir.

Le cocher se retourna. C’était un homme à figure sinistre.

« Il tonnera, » dit-il d’une voix rauque.

Puis il fit claquer son fouet avec une gravité sonore.

Je hasardai une question assez naturelle :

« Croyez-vous, cocher, que nous aurons le temps d’arriver à la barrière sans être surpris par la pluie ? »

Ma question ne fut pas trouvée convenable et n’obtint point de réponse. Comme la sûreté de mon voyage dépendait en grande partie de cet homme, je n’osai lui faire aucune observation, et me tus.

En ce moment, j’entendis le bruit d’une violente altercation dans l’intérieur. Je sus depuis qu’il s’agissait d’un homme ivre que le conducteur tenait à chasser de la voiture et qui se cramponnait aux barreaux, prétendant que pour ses six sous il avait le droit de faire le tour du monde.

Cette prétention exorbitante ne fut point admise, et j’aperçus bientôt sur le trottoir mon ivrogne chancelant et consolé, et chantant à tue-tête que le sort le plus doux est de mourir pour sa patrie.

Apparition du conducteur réclamant le prix du trajet.

Je passe quinze centimes.

Mon voisin transmet un louis.

« Pas de monnaie ! » crie le conducteur.

— « Ni moi non plus, » murmure le gros homme.

Cependant il fouille dans sa poche, et, tirant une poignée de sous :

« Tenez, voilà votre affaire, » dit-il.

Puis il se rassied, visiblement fâché qu’on ait surpris un tour de sa vanité.

« S’il fallait les écouter ! » grommelle le conducteur, en continuant sa tournée.

Je commence à trouver un certain plaisir à voyager sur l’impériale ; on n’y est pas assis d’une façon orientale, c’est vrai, mais on se fait à cet inconvénient, et le vent frais que la locomotion fait circuler autour de votre tête rend votre situation délicieuse par les chaleurs intolérables.

Puis il y a une autre compensation :

Nous sommes à la hauteur de tous les premiers étages des maisons, en sorte que nous voyons une foule de choses dont les gens qui passent sur le bitume ne soupçonnent pas même l’existence. D’abord ce sont les enseignes : quelle mine riche et fertile pour l’observateur ! l’enseigne, n’est-ce pas le marchand  ? Je vous dis qu’il faudrait un livre entier rien que pour noter les progrès faits en ce genre d’études.

Et le nombre incalculable de fenêtres ouvertes qui permettent à nos regards indiscrets de plonger dans l’intérieur des appartements : que de mystères à découvrir !

Ici, ce sont deux jeunes filles qui lisent une lettre ; quelle lettre ? Elles sourient, tandis qu’un gros homme, leur père, travaille consciencieusement dans le cabinet voisin, si consciencieusement que le voyageur est tenté de lui crier : « Arrête-toi donc, à père infortuné, et passe dans la chambre voisine. »

Plus loin, trois ou quatre enfants qui jouent : point de parents. Oh ! l’excellente vie ! les bonnes courses sur les canapés ! les jeux de ballons éperdus, au risque de briser pendule et glace ! oh ! les joyeux cris et les rires sans fin ! mais la porte s’ouvre, une bonne paraît ; que va-t-il arriver ? l’omnibus a passé, je ne le saurai jamais.

Là-bas, ce sont des chambres vides. Croyez-vous qu’il n’y ait rien à observer quand les habitants n’y sont pas ? Détrompez-vous ; rien de plus parlant que l’ordre d’un appartement ; rien de plus bavard que des meubles ; il y a autant de différence entre l’appartement d’un poète et celui d’un commerçant qu’entre leurs deux cerveaux. Toutes les professions, toutes les habitudes se devinent, rien qu’à la façon dont est faite la pendule, rien qu’à la position occupée par le canapé, et du boudoir d’une femme au cabinet d’un homme, quel abîme !

La situation des fauteuils suffit parfois à vous développer toute l’histoire de l’heure qui vient de s’écouler.

Ce genre de travail ou de plaisir est un des plus intéressants que puisse se donner le flâneur.

La place Saint-Sulpice sépare le quartier Latin du faubourg Saint-Germain. Nous allons pénétrer dans ces premières rues sales et tortueuses qui donnent entrée dans le sanctuaire de l’aristocratie. Il en est de ce pays comme du paradis : les chemins qui y conduisent sont hérissés d’obstacles et n’inspirent aucune confiance.

Au point où j’en étais, rien n’eût pu m’arrêter, je continuai donc bravement ma route.

Les alentours de l’église sont occupés par des libraires classiques et religieux qui, pour la plupart, s’y sont donné rendez-vous. Presque tous les quartiers de Paris ont ainsi leur commerce spécial et leurs rues habitées par ce commerce unique. Ceux-là, je parle de mes libraires, sont tous riches ; on ne saurait croire combien rapporte la foi. Pour n’en citer qu’un exemple, vous connaissez ces images brodées, imitant la dentelle, qu’on serre dans des livres de prière et que les jeunes filles se distribuent comme souvenirs ; eh bien, la maison qui les créa, je ne sais plus comment elle se nomme, gagne encore aujourd’hui des millions avec ce seul produit. Et l’on prétend que la religion s’en va.

Il n’y a peut-être pas de journal plus répandu que la Semaine religieuse, cette petite feuille qu’on vend à la porte de l’église et qui rappelle le nom des confesseurs et offices du jour. Les sommes que recueille la direction sembleraient fabuleuses ; elles dépassent le bénéfice des grands journaux.

Pourquoi ne publie-t-on pas ces résultats glorieux ? En vérité, il y a là un miracle aussi grand et aussi continuel que la dispersion des juifs.


Un petit bossu vient de monter sur l’impériale et de remplacer à mes côtés le gamin qui s’en va. Il lit attentivement le bulletin de la guerre. Tout à coup une rafale passe sur nos têtes, et le vent, arrachant le récit de nos hauts faits, sans aucun égard pour le lecteur, le lance violemment sur le visage d’une grosse dame qui faisait ses adieux à son épicier. Fut-ce la surprise, l’effroi ou la force du coup, la grosse dame tombe dans un tonneau de pruneaux, parmi lesquels son arrivée porte la plus grave perturbation. L’épicier jette les hauts cris, la dame profère de violentes diatribes en s’efforçant d’abandonner son domicile imprévu ; on s’attroupe, on se querelle, peut-être va-t-on se battre, quand deux sergents de ville percent la foule, et l’un d’eux, ramassant le bulletin, cause du désordre, le plie respectueusement et le présente à la victime comme à sa légitime propriétaire. Indignation de ladite victime, qui déclare n’avoir jamais eu la moindre accointance avec ledit journal. De tous côtés, les regards cherchent le possesseur, mais la voiture qui le porte marche toujours, et bientôt, de tous les acteurs de ce drame, il ne reste plus devant mes yeux que le petit bossu, visiblement épouvanté et plongé dans la consternation La plus profonde.

S’il est un saint dans le ciel qui ne se doute guère de ce qu’on fait pour lui sur la terre, ce doit être saint Germain. Le digne évêque s’étonnerait fort, je crois, s’il apprenait que depuis un demi-siècle le grand monde l’a choisi pour son patron, et qu’il règne, lui, l’humble et pauvre serviteur de Dieu, sur la fortune et la noblesse. Serait-il heureux de ce nouvel honneur ? Il s’en indignerait peut-être.

La rue de Grenelle-Saint-Germain est, comme l’on sait, la rue des ministères et des ambassades. C’est un Paris particulier, qui offre peu de ressemblance avec son frère cadet ; celui-ci joyeux, riant, plein de vie, d’espoir et de jeunesse ; celui-là froid, calme, empesé comme une vieille douairière. Plus de commerce, quelques boutiques parsemées, voilà tout ; mais des grands murs à perte de vue ; au-dessus de ces murs quelques branches d’arbres, qui feraient croire à des jardins, si les jardins étaient possibles. Enfin, de temps à autre, de grandes portes cochères, avec un poste, deux factionnaires et un écriteau sur le tout. Mettez le ciel couronnant tout cela, un ciel fait exprès pour le pays et parfaitement incolore ; faites régner le silence, étouffez le bruit des voitures, et vous aurez une idée de ces longues voies tristes, où le passant se sent pris d’un vague effroi, comme s’il marchait au milieu des ruines d’une grande cité.

Je voulus secouer la vapeur de tristesse qui commençait à s’étendre sur mon cerveau, et, comme l’associé du Puits-d’Amour venait de descendre, je m’approchai du cocher et j’engageai la conversation.

Je l’interrogeai sur sa condition, ses espérances et ses regrets, et ayant insisté pour connaître son sort et savoir s’il en était content, il me raconta son histoire en peu de mots, tout en mâchonnant une croûte de pain dur.

C’était un enfant trouvé que ce cocher ; il n’avait jamais connu ses parents, et ne s’en inquiétait guère, je vous l’assure ; il avait d’abord été porteur d’eau, puis un paysan s’était trouvé sur son passage, qui l’avait emmené à la campagne où il était devenu charretier. Là il s’était marié, avait eu des enfants ; naturellement ses bénéfices ne s’étant point accrus avec ses charges, il était tombé dans la plus affreuse misère. Alors seulement un bourgeois du pays, lui ayant promis une bonne place à Paris, lui avait fait obtenir un siège d’omnibus. Il y avait huit ans qu’il était cocher. Il vivait, mais avec bien de la peine, monsieur. Au moins aujourd’hui il ne se plaignait pas de sa voiture ; il venait de changer de ligne. Auparavant il conduisait à la barrière Saint-Jacques, et les rues qu’il traversait n’étaient pleines que de gens mal vêtus, ivres, sans aveu, qui ne se rangeaient pas pour laisser passer les chevaux, en sorte qu’il fallait, continuellement s’arrêter ou écraser les réfractaires ; il ne parlait pas des insultes qu’il recueillait ; cependant les gros mots lui étaient antipathiques. Maintenant il parcourait de beaux quartiers. Il gagnait peu ; mais s’il eût été seul, il se fût trouvé fort heureux. Que lui fallait-il ? trois sous de pain le nourrissaient ; il est vrai qu’il buvait deux francs. Toujours soif, monsieur, toujours soif.