Le tour du monde parisien/I/V

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V

le palais législatif. — la place de la concorde. — le soir de l’assomption.


L’histoire de ce cocher m’intéressa ; sa figure sinistre disparut, je ne vis plus que ses malheurs. Après tout, c’était peut-être un brave homme.

Néanmoins je ne dus pas avoir longue confiance dans sa douceur ni dans la haine qu’il professait contre les termes peu choisis, car, sa voiture en ayant heurté une autre presque immédiatement, il échangea avec son confrère un de ces dialogues furieux, communs à tous les cochers, et qui commence éternellement par la grave injure de propre à rien.

« Hélas ! me dis-je, s’il est vrai que cet homme soit un enfant trouvé, qui saura quel fut son père ? qui peut dire que dans ces veines, sous l’enveloppe calleuse de ces gros bras, ne coule pas le sang d’un patricien ? À quel caprice alors aurait tenu la destinée de cet homme ? Il porte de méchants habits, se grise avec du vin bleu, bat peut-être sa femme, ses enfants, une femme grossière, des enfants déguenillés : fils légitime et reconnu, peut-être mènerait-il un tilbury, serait-il élégant et beau ; il entretiendrait de superbes maîtresses, et trouverait sa femme dans l’intérieur d’un de ces hôtels dont il rase la façade avec son omnibus.

Consolons-nous : peut-être serait-il aussi pauvre ?

La rue de Grenelle, suivie avec acharnement, nous jette dans la rue de Bourgogne, et de là devant le Palais législatif.

Ne serait-ce pas une singulière histoire que celle de ce monument, si quelqu’un osait l’écrire de façon anecdotique, nous parlant tour à tour de tous ceux qui s’y sont succédé ? Quelle foule ! que de gens, venus pour nous donner des lois, qui s’en sont allés sans avoir agi, ou dont les constitutions n’ont duré qu’un jour ! Marius, rêvant sur les débris d’un temple, dans Carthage détruite, comparait la grandeur de cette ville à celle de son nom, à lui, Marius ; et, voyant la puissance de l’une abattue comme la gloire de l’autre, il pensait aux vanités humaines. Aujourd’hui Marius, chassé de Rome, pourrait venir songer plus profondément encore sur le péristyle d’un palais debout ; car le vent qui pousse notre siècle est si rapide que les choses et les hommes sont emportés avant que le temps ou la guerre aient détaché une pierre de l’édifice qui les contenait.

La place de la Concorde est, dit-on, la plus belle du monde. Je le crois. Elle est aussi la plus exposée aux ardeurs du soleil. C’est un lac de rayons brûlants, qu’il est impossible de traverser au mois de juillet sans risquer d’en devenir fou. La réverbération du sol et des palais empêche de sentir la fraîcheur qui s’échappe des jets d’eau ; en vains tritons et naïades s’efforcent-ils de lancer le plus loin possible les flots qu’ils ont pour mission de distribuer ; le passant ne se doute même pas de leur existence, et son front chargé de sueur ne reçoit pas une perle humide.

Quand je passai, un de ces malheureux dieux de la mer paraissait tout consterné ; il avait dû lui arriver un grave accident, car il regardait avec douleur sa conque vide, d’où ne jaillissaient plus que par intervalles quelques gouttelettes égarées.

Le jardin des Tuileries s’étendait à notre droite, garni de feuilles et de promeneurs ; à gauche, les Champs-Élysées, avec leurs baraques de marionnettes, leurs cafés-concerts, et, au loin, le palais de l’Industrie. L’arc de triomphe nous dominait ; nous côtoyions l’obélisque ; nous nous avancions vers deux palais, au-delà desquels la Madeleine étendait son large péristyle et ses brillantes colonnes. C’est sur cet emplacement magnifique qu’ont lieu d’ordinaire les réjouissances publiques ; c’est là que les feux d’artifice lancent dans les cieux leurs girandoles ; là que le gaz court en longs festons sur les édifices et dans les arbres, comme un serpent de feu dont les anneaux émaillés brillent et se replient ; là qu’une multitude immense se presse vers le soir, pour admirer les splendeurs qu’on répand sous ses pas. Dans ces moments-là la place offre un brillant spectacle ; mais le peuple est perfide comme l’onde, et bien des gens sont allés joyeux à ces fêtes, qui sont revenus pleurant et désespérés.

C’était le soir de l’Assomption ; depuis longtemps souffrante, Elle se trouvait plus mal ce soir-là. Néanmoins il lui prit la fantaisie de visiter la ville illuminée : je n’osai lui refuser cette distraction, je l’emmenai !

Que de promeneurs dans les rues ! quelle foule sur ces quais ordinairement déserts ! comme la joie brille dans tous les regards ! comme tous ces passants sont heureux !

Partout des flots de lumière ; la Seine est chargée de barques fantastiques ; le canon tonne aux Invalides, et le ciel, jaloux de la terre, arbore ses millions d’étoiles, dont l’éclat nous promet une nuit délicieuse.

— Allons jusqu’au feu d’artifice, lui dis-je.

Elle répondit oui, et se serra contre mon bras.

Jusqu’à la place il était possible de se mouvoir ; mais les abords de celle-ci me semblèrent tellement impraticables que je lui proposai de revenir. L’enfant ne voulut pas ; l’allégresse qui régnait dans l’air avait pénétré jusqu’à son âme ; elle se sentait mieux ; elle sautait dans la foule comme une biche emportée.

D’ailleurs il ne fut bientôt plus temps de réfléchir, des masses aussi compactes que les premières s’étaient formées derrière nous. Si avancer était difficile, reculer devenait impossible,

Les premières fusées éclatèrent en l’air, le feu d’artifice se tirait sur l’eau.

Dans une foule, quelque épaisse qu’elle soit, il y a, comme dans la mer, des mouvements fiévreux qui l’agitent et forment ses vagues ; chacun est entraîné par ces mouvements. Après quelques minutes, elle et moi nous avions été portés au milieu de la place.

Vint un reflux qui nous renvoya vers la rue de Rivoli. Là plus de peuple encore que partout ailleurs, un peuple plus nombreux, plus serré, plus compacte.

Il y avait réception au Ministère de la marine ; on gardait les abords de l’hôtel, et par conséquent la rue Saint-Florentin ; quatre carabiniers, fièrement campés sur leurs chevaux, retenaient l’impétueux élan du public qui frémissait d’impatience et de fureur, et s’efforçait par instants de briser cette ligne de quatre hommes immobiles.

« On ne passe pas, » répétaient les factionnaires.

Et de temps en temps l’un d’eux, faisant piaffer son cheval, tournait tête vers quelques gens plus hardis qui se faufilaient de son côté, et les ruades de l’animal rejetaient l’homme au milieu de ses camarades et rendaient au torrent la goutte échappée.

Cependant la foule grossissait toujours.

Le courant apportait sans cesse de nouveaux hommes, et il se formait depuis quelque temps, dans la rue, un courant contraire, qui, remontant quand l’autre descendait, allait avant peu faire choquer, sur cette place même où nous étions, les flots tumultueux de leurs immenses colonnes.

Chaque instant nous resserrait elle et moi l’un contre l’autre, et tous les deux contre tous.

Je la regardai, elle était pâle comme un marbre.

« Pourquoi l’ai-je amenée ici ? » me dis-je tout bas.

Les fenêtres du ministère étaient brillamment illuminées ; de hauts fonctionnaires en habits brodés garnissaient les balcons, et l’on entendait de l’intérieur des appartements frissonner un orchestre joyeux dont la mélodie se mêlait doucement à la voix rauque des rugissements du peuple.

Vainement avais-je essayé de percer un passage, et d’arracher ma compagne aux bras de ce monstre immense qui l’étouffait. Des efforts plus violents et plus persévérants que les miens avaient mille fois échoué. Et cependant je la voyais chancelante dans mes bras, et je sentais que, privée d’air, elle allait s’évanouir.

Un suprême élan me fit gagner la muraille, près de laquelle je la déposai ; puis l’entourant de mes membres, comme d’un rempart, je tentai de former autour d’elle une sorte d’arc-boutant fermant un cercle vide.

Quelques instants j’y réussis ; mais que peut la force d’un homme contre l’impétuosité d’une foule ? Je fus bientôt refoulé moi-même à la muraille ; les courants s’étaient rejoints ; c’étaient des cris horribles, des imprécations sinistres. On emportait des femmes évanouies.

« Feins de te trouver mal, » murmurai-je à son oreille ; la foule s’ouvrira pour nous, comme elle s’ouvre pour ceux-ci.

Hélas ! il n’était plus temps de feindre : elle ne tombait pas parce qu’il n’y avait pas de place pour tomber ; sa tête penchait sur mon épaule ; elle râlait.

« Au secours ! » criai-je de toute la force de mes poumons.

Personne ne me répondit ; chacun était trop occupé de soi. Seulement j’entendis s’élever de nouveaux blasphèmes ; l’indignation était au comble, comme le tumulte.

Et cette indignation était juste ; car, du milieu de l’étouffement général on apercevait, ouverte, vide, pleine d’air et de vie, la rue Saint-Florentin, toujours gardée par les carabiniers.

Quelques voitures armoriées y roulaient par instants ; voilà tout.

Le peuple rugissait.

Voir la mort nous entourer de toutes parts, et à dix pas le salut, l’existence, l’espace, et, Tantale infortuné, ne pouvoir s’approcher de ce salut, de cette existence, de cet espace.

Puis, au-dessus de tout cela, entendre le bruit de la fête répondre aux sanglots des blessés.

La colère du lion se déchaîna.

Un immense cri… puis les quatre soldats tombèrent de cheval, et disparurent dans la foule.

Et cela fit l’effet exact de quelques planches pourries, qu’entraîneraient les flots.

La rue fut libre, et le peuple passa.

Comme j’étais un des plus rapprochés de la trouée, j’enlevai la jeune femme dans mes bras, et l’emportai le plus loin possible du théâtre de la fête.

En ce moment même des acclamations lointaines accueillaient le bouquet du feu d’artifice.

Elle revint à elle chez le premier pharmacien où je la déposai ; de là elle voulut marcher et retourner dans notre maison.

Quelle route douloureuse, et comme je la sentais brisée ! C’était fini ; il y eut une réaction violente à la suite de cette terreur ; huit jours après elle expirait.

Et personne maintenant ne me convaincra que ce n’est pas la fête de l’Assomption qui l’a tuée.

Je ne sais pas trop pourquoi je vous ai conté cela, mes chers lecteurs ; il me serait difficile de le savoir.

La bouche parle de l’abondance du cœur.

Sait-on pourquoi des lèvres les plus hypocrites, des êtres les plus dissimulés, s’échappe parfois la vérité, qui est leur condamnation ?

Sait-on pourquoi le souvenir s’attache à certains lieux, plus encore qu’à certaines personnes, si ce n’est que les personnes changent plus vite que les lieux ? Sait-on pourquoi il naît des heures où le cœur a besoin de s’épancher, où, s’il n’y avait plus sur la terre que vous et un galérien, vous embrasseriez ce galérien et lui diriez : Mon ami, afin de pouvoir lui confier votre secret et vos douleurs ?

Est-ce que nous savons quelque chose ici-bas ?

Savons-nous pourquoi nous vivons, pourquoi nous aimons, pourquoi nous souffrons, pourquoi nous mourons, et quelquefois pourquoi nous ne mourons pas ?

Tout est doute, mystère, néant.

Au-dessus, il y a Dieu.

Dieu, qui peut-être est la Providence… peut-être l’ironie.

— Vous-même, ami lecteur, savez-vous pourquoi vous me lisez ?