Le tour du monde parisien/I/IX

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IX

la garde nationale. — les garçons de bureau. — dialogue entre le cocher et moi. — c’est des bourgeois. — l’hôtel d’osmond. — les débats de l’amour.


Le ministère de la Justice, sanctuaire où nul œil profane ne doit s’aventurer.

L’état-major de la garde nationale.

Est-ce que vous croyez encore à la garde nationale ?

Nous avons tous connu (moi, j’étais enfant, et je m’en souviens néanmoins), nous avons tous connu une garde nationale. C’était en 48 : on voyait alors se promener dans les rues une foule de gens, en costume bleu et rouge, aux physionomies à la fois patriarcales et guerrières ; ces gens-là prenaient leur devoir au sérieux ; chargés par la patrie du soin de veiller sur l’ordre public et de garantir le repos des citoyens, ils se croyaient obligés de remplir leur tâche, et condamnaient sérieusement ceux d’entre eux qui manquaient à leur consigne ou désertaient leur poste. Certes, ils avaient un côté grotesque, ces excellents gardes nationaux, celui qu’aura toujours le bourgeois endossant l’habit militaire, et traînant pesamment son ventre et sa santé sous le harnais des camps et de la guerre ; mais il y avait dans leur réunion quelque chose de sublime, comme un germe de fraternité humaine dont la pensée arrêtait le rire sur les lèvres et faisait espérer. Cette association n’était-elle pas le symbole de ces temps éloignés où, les guerres finies, les armées disparues, les citoyens se garderont eux-mêmes, ou mieux, n’auront plus besoin d’être gardés ? Envisagée sous ce point de rue, l’institution était belle, et il n’y avait guère que les vrais soldats qui la blâmaient.

Pour avoir raison d’exister, les soldats ont besoin des gredins à l’intérieur, des ennemis à l’étranger.

Or, les uns et les autres n’étant que trop nombreux, la garde nationale, insuffisante, dut céder le pas aux guerriers, et ce recul fut son arrêt de mort.

Aujourd’hui il ne reste, et c’est une des singularités de ce singulier Paris, il ne reste que deux parts de ce corps respectable : les officiers d’état-major et les tambours.

Les officiers n’ont point de soldats, c’est vrai, mais ils n’en touchent pas moins leur traitement d’officiers.

Quant aux tambours, à quoi peuvent-ils être utiles, puisqu’ils ne sont jamais exposés à conduire des bataillons invisibles ?

Je vais vous le dire, et vous admirerez avec moi l’habileté administrative, prompte à utiliser même les branches mortes de ses arbres pourris.

Les tambours, au contraire du reste des gardes nationaux, sont tous de vieux militaires dont cet emploi est la retraite. Quelques-uns même portent des médailles dont j’ignore l’origine, car ma vue se perd parmi le nombre de celles qu’on distribue aujourd’hui. Primitivement, ils avaient été choisis pour battre sur leur caisse les différents roulements qui, de tout temps, ont été regardés comme nécessaires à la marche d’une armée ; mais lorsque, l’armée disparue, il fut devenu illusoire de garder des tambours, il n’a plus été besoin, pour compter parmi ces derniers, de savoir manier la baguette et la peau d’âne, les instruments ont été relégués dans les greniers de l’état-major, et des hommes on a fait des domestiques.

Les uns sont attachés à leurs officiers ;

Les autres à la préfecture ;

D’autres à cent personnes recommandables.

Ils portent les lettres, stationnent dans les bureaux, font les commissions, et boivent sec.

Mais les garçons de bureaux, me dira-t-on, à quoi servent-ils ?

Eh ! messieurs, ne savez-vous pas aussi bien que moi que le garçon de bureau est un être qui vient le matin s’asseoir sur un fauteuil qu’il abandonne le soir ?

— Eh bien ! qu’y fait-il sur ce fauteuil ?

— Vous êtes bien curieux.

Je donnai un soupir à la vieille garde nationale et un regard d’envie aux heureux habitants du bel hôtel de la place Vendôme,

Et je passai.

En ce moment nous nous arrêtâmes, et le cocher m’adressa la parole :

— Oh ! monsieur, me dit-il, s’ils étaient crevés tous les deux, ce ne serait pas une grande perte.

Je témoignai par un regard que je ne comprenais pas.

— Les contrôleurs, continua-t-il d’une voix sombre.

— Que vous ont-ils fait ? demandai-je.

— Savez-vous, monsieur, que je travaille depuis sept heures du matin ?

— Je l’ignorais, mon brave ; mais puisque vous me le dites…

— Et ça pour le roi de Prusse.

— Je savais que la Prusse n’était pas douée d’intentions bienveillantes à notre égard, mais j’ignorais, je l’avoue, que son souverain eût eu l’idée de soudoyer les cochers d’omnibus.

Le cocher me lança un coup d’œil ironique.

— Monsieur ne comprend-il pas, me dit-il, en pinçant les lèvres par pitié pour mon inintelligence, monsieur ne sait-il pas qu’on me retient mes appointements de la journée ?

— Oserai-je vous demander pourquoi ?

— Est-ce que je sais, répondit-il d’un ton méprisant : j’en écrirai au préfet de police. Voilà trois fois qu’ils me mettent à l’amende pour arriver dix minutes en retard : ça ne peut pas durer !

Il jeta les yeux sur l’impériale pour y rencontrer un geste d’assentiment ; puis il prit son fouet, frappa ses chevaux, et se tournant vers la gauche, où se trouvait un ouvrier en blouse :

« C’est des bourgeois ! » dit-il.

Et il haussa les épaules.

Le mot de bourgeois implique dans la bouche de l’ouvrier un aussi violent dédain pour l’homme à qui le mot s’adresse que celui d’ouvrier sur les lèvres du bourgeois : que dis-je ? un dédain cent fois plus grand.

Le véritable aristocrate au temps où nous vivons, c’est le peuple.

Le peuple appelle fainéants tous ceux dont les mains ne sont pas calleuses et durcies par un travail matériel.

Le peuple, ignorant, flatté par tous les ambitieux, excité dans ses passions, enflammé dans son envie, se souvient qu’il fut roi, qu’il eut une cour, des esclaves et point de maître ; comme tous les souverains tombés, il rugit, et se montre d’autant plus fier qu’il se croit plus déplacé.

Y a-t-il eu une comédie plus risible que cette république de 1848, durant laquelle, s’il voulait être accepté, élu par ce peuple, l’homme de talent devait parler son langage, subir ses volontés brutales, et dans son impuissance à l’élever jusqu’à lui, s’abaisser jusqu’à une similitude infâme ?

Pauvre peuple !

À nous de le plaindre, car ce n’est pas sa faute, s’il est ignorant et s’il prend son ignorance pour une supériorité.

Quand vous passez dans la rue avec votre habit noir, le costume soigné, vos gants frais, pauvre jeune homme que vous êtes, dont tout l’avenir dépend d’une visite, et qui n’avez pas assez d’argent pour monter dans un fiacre, le maçon stupide qui marche près de vous répand, en vous accostant, toute sa poussière blanche sur vos vêtements noirs ; le cocher roule sa voiture dans le ruisseau pour vous couvrir de boue ; l’égoutteur essuie ses mains sur vos bras ; et tout ce vulgaire envieux vous laisse désespéré et se sauve impuni.

Et cependant ces gens-là ont parfois fait un crime.

Ces gens-là, — et que cela paraisse un paradoxe, il y a de semblables paradoxes qui sont des vérités, — ces gens-là sont des riches, qui viennent d’insulter un pauvre !

Ils vont souper avec leur femme et leurs enfants, et le pauvre, qui n’a peut-être pas assez pour payer un décrotteur, rentrera chez lui sans avoir fait sa visite et pleurera en se demandant : qui donc le nourrira demain…

Pauvre ouvrier, à qui l’on a dit qu’il était roi, avant de lui avoir fait comprendre qu’il est homme !

Comme si la puissance de la force et de la vulgarité n’était pas une royauté sanglante, et la pire, et la plus insupportable des royautés.

Tout le problème de l’avenir est dans ce mot de mon cocher :

« C’est des bourgeois ! »

Le bourgeois a tué le noble, le peuple tuera le bourgeois. Par bonheur, les vaincus ont de tout temps civilisé leurs vainqueurs,

Il m’est impossible de faire un cours d’économie sociale et de philosophie pratique du haut de mon omnibus. Je ne puis donc m’étendre sur des sujets qui voudraient des volumes. Je vous jette mes pensées, comme Phœbus Apollo jetait ses flèches, de loin. Tant pis pour celles qui n’atteignent pas, dont le fer est émoussé, et qui ne frappent que la terre. Elles n’en avaient pas moins des ailes ; n’accusez donc de leur faiblesse que le bras qui les a lancées.

Encore une ruine. Nous voici devant l’emplacement de l’hôtel d’Osmond, lequel n’est plus qu’un souvenir. Que va-t-on bâtir dans cet espace ? Y bâtira-t-on quelque chose ? Les uns disaient : l’Opéra ; comme si l’on bâtissait des théâtres au dix-neuvième siècle ! Les autres parlaient d’une caserne.

Ce pauvre hôtel d’Osmond ! que n’a-t-il pas été ? Tour à tour demeure princière, hôtel, restaurant, café, concert, il avait résisté à tous les fléaux. La danse l’a tué. Du jour où Musard fils institua son bal, l’hôtel d’Osmond agonisa. Il mourut au milieu d’un quadrille, lui dont les symphonies en et les concerti en sol avaient épargné la santé. Il ne fit que décroître dès la première rédowa, une nuit il rendit l’âme, et le lendemain des ouvriers traînaient son cadavre à travers les boulevards.

Comme il répandait la vie autour de ses murs, du temps où ses concerts avaient vogue au quartier Bréda ! Quelle foule le soir dans cette rue basse, si étrangement laissée auprès du boulevard, et dont on pense à faire un égout : quelques personnes pénétraient bien dans les salons ; mais c’était le petit nombre ; comme on dit des baraques à parade, la véritable comédie se jouait à la porte. Et quelle comédie ! Toujours la même, cette comédie éternelle par l’intérêt et qui pourrait s’appeler les Débats de l’amour. Là était le centre où se traitaient les affaires de plaisir, comme quelques pas plus loin, devant Tortoni, on discutait les questions d’argent. Le coulissier, l’être, quoi qu’on en dise, le plus luxurieux de la terre, n’avait qu’à s’écarter un instant de sa promenade quotidienne, pour rencontrer à ses pieds les plus séduisantes houris qu’ait conçues, dans ses heures de joie, le sein toujours fécond de la vieille capitale. Il s’arrêtait devant elles, car elles s’arrêtaient devant lui, le regard des femmes étant des plus habiles à discerner sous les vêtements informes le double-fond qui cache les sacs d’or ; alors il se passait entre ces êtres, les deux monstruosités de notre siècle, une de ces scènes qui, pour être comprises, demandent une complète généalogie des acteurs. Balzac seul n’était-il pas digne de crayonner cette pièce infernale, ce dialogue, entre l’argent et le désir d’une part, et de l’autre la beauté rusée et l’avidité coquette ? Le boursier et la lorette.

Le dix-neuvième siècle est tout entier dans ces deux mots comme il y avait Rome entière dans ceux-ci : Panem et circenses.