Le tour du monde parisien/I/X

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la lorette. — athènes, rome et paris. — histoire de la courtisane. — physiologie.


La lorette est une création du dix-neuvième siècle ; elle suffirait seule à faire la gloire de l’âge qui a découvert la vapeur, l’électricité et le suffrage universel. La lorette diffère autant de la courtisane des temps antiques que de la fille des époques modernes, c’est une individualité, un type, qui, je le répète, répond à un besoin de notre siècle et ne pouvait naître que dans une ère de transition, semblable à celle où nous traînons nos pas sceptiques à travers les ruines de toutes les fois.

Autrefois, du temps où il y avait de grands peuples, des Grecs savants et poètes, des Romains guerriers et civilisateurs, la femme était un être compris dans sa faiblesse et dans son infériorité morale, que ne niaient même pas les plus remarquables d’entre elles par l’intelligence et la force. L’amour n’existait pas ; le peuple fils de Dieu avait pris lui-même à la lettre la légende sacrée de sa Genèse, Ève tirée de la côte d’Adam, non pour être son égale, mais pour le distraire, le reposer et le réjouir ; trouver dans la femme un plaisir est le dernier terme de la Bible, et la procréation est l’unique rôle qu’elle lui réserve dans la distribution des êtres. À ce compte, et en tirant les conséquences de ce principe, toute femme, dans l’antique société, devait être courtisane, car il ne pouvait y avoir d’autres différences entre elles, que celles établies par la nature dans les diverses manifestations de la beauté. La croyance en l’égalité des sexes, la régénération de la femme par le Christ, ont pu seules créer l’amour, et ce que nous appelons aujourd’hui l’amie, la compagne, l’épouse.

Qu’était-ce donc que la courtisane au temps de Périclès ? qu’était-ce que la courtisane sous Néron ?

C’était (cette définition étonnera peut-être les esprits ignorants, mais sera adoptée par les gens qui la pourront comprendre), c’était la femme que sa beauté, son caractère, son intelligence, la hauteur de ses sentiments rendaient supérieure à toutes les autres femmes, c’était la femme enviée, admirée, adorée, ayant sa cour d’hôtes illustres, et son hôtel de Rambouillet, où venaient se distraire des soucis de la vie publique les Périclès, les Socrate, les Alcibiade, les Cicéron, Horace, le pourceau d’Épicure, et jusqu’au chaste Virgile. La courtisane était plus encore ; seule fibre au milieu de ce troupeau d’esclaves qu’on appelait les mères de famille, elle n’avait point d’occupations réglées, point de devoirs à remplir, point de droits à respecter, bien loin d’appartenir à qui la désirait, elle ne distribuait ses faveurs qu’à des hommes, choisis le plus souvent parmi les illustrations de la patrie, en sorte que pouvoir se dire l’amant de Sapho ou d’Aspasie, était un titre d’honneur pour les plus grands de ses citoyens. Gloire, fortune, beauté et talents, la courtisane antique avait tout, et la libre disposition de ce tout ; les hommes qui ont étudié de près les sociétés grecque et romaine, comprendront par ce seul mot : libre disposition, quel empire suprême appartenait à cette femme entre toutes les autres, et ce qu’il avait fallu d’enthousiasme pour lui conquérir ce rang privilégié. Les empereurs mêmes dînèrent et passèrent souvent leur nuit chez des courtisanes célèbres ; Tibère, Néron, le vertueux Titus et tant d’autres, ne rougissaient pas d’y paraître et de s’en faire suivre en public. Pourquoi eussent-ils rougi ? Il en est de leurs prétendues débauches comme de leurs prétendues cruautés ; les premières trouvent leur explication dans une simple mais nouvelle définition du mot courtisane, et, si c’était le moment et la place, peut-être réussirais-je à prouver que nos pédants ont aussi mal compris les dernières.

Croyez-le bien, les infamies des temps passés ne dépassent pas les infamies des temps modernes, le peuple est toujours le peuple, l’homme est toujours l’homme, et, pour qu’un empire entier criât : Salut à César, il ne fallait pas que César fût, ainsi qu’on nous le dit, un despote stupide ou un idiot corrompu.

Revenons à la courtisane dont le nom seul, j’en atteste nos étymologistes, n’ayant point une origine honteuse, ne saurait rien prouver contre celles qui le portaient.

Je sais bien qu’il existait, à côté des femmes célèbres, dont j’ai parlé, des milliers de prostituées, qui n’étaient et ne pouvaient être que des prostituées ; mais celles-ci n’entrent point dans mon sujet. Je ne prétends nullement que la corruption soit née d’hier, et j’affirmerais au contraire qu’ayant existé depuis la création, nous la trouverons encore dans tous les lieux du globe, le jour où la dernière trompette nous appellera au jugement de Dieu.

La dernière courtisane mourut lorsque Alaric prit Rome ; le moyen âge commençait ; le lit d’Aspasie, réduit en cendres, fut remplacé aux yeux d’un monde nouveau par le trône de la sainte ; la virginité, jusque-là flétrie, devint une vertu, et régna seule pendant des siècles, jusqu’à l’heure où elle fut renversée par sa propre hypocrisie, et céda sa couronne à cette fille bâtarde de l’honneur, condamnée à la stérilité éternelle, et que nous nommons aujourd’hui : l’honnêteté. Dès lors c’en fut fait de la puissance des charmantes Lesbiennes ; cinq siècles elles combattirent en vain, et durent se réfugier sous le manteau des fourbes ; Tartufe naquit.

Alors seulement la fille releva la tête, et reparut ; on ne la reconnut plus. Le mépris avait foudroyé le vice ; les coups portés à Vénus par la terrible main du Christ avaient laissé sur sa face de sanglantes empreintes ; il lui fallait porter un masque, car, pour la suivre dévoilée, le chrétien eût montré plus de courage que n’en avaient les martyrs en foulant aux pieds sa beauté. Il ne resta qu’un asile au libre plaisir ; son sanctuaire fut la maison de débauche, et ses adeptes, audacieuses corrompues, ne durent point s’étonner de trouver pour prix de leur vie le déshonneur et le dédain.

Maintenant encore, mon Dieu, cela est ainsi ; il s’est néanmoins opéré un léger changement dans nos mœurs, changement qui doit faire craindre ou faire espérer, comme l’on voudra, pour les temps à venir. Un mot, un être caractérise cette révolution ; c’est la lorette. La lorette, qui n’est autre chose que la fille, mais la fille ayant fait un pas hors de sa fange, et gravissant l’échelle qui doit l’amener un jour au rang qu’occupait jadis la brillante courtisane.

Au bout de la rue Laffitte il s’élève une église, sur le fronton est écrit en lettres d’or : sub invocatione sanctæ Mariæ Lauretanæ. Il faut être Parisien, et avoir vu trois révolutions pour ne pas s’indigner que d’un terme sacré on ait fait le mot décent qui sert à nommer des femmes qu’on ne nomme pas. Mais en l’an de grâce 1859, chacun a pris la louable habitude de ne plus s’étonner ni s’indigner de rien. Quoi qu’il en soit, la lorette, caste difficile à décrire, et dont nul observateur n’a pu découvrir les véritables demeures, se rencontre généralement dans les quartiers environnant l’église dont je viens de rapporter l’inscription. C’est une femme le plus souvent âgée de vingt à quarante ans, toujours magnifiquement vêtue, et professant une prédilection sincère pour les promenades où circule le dandysme parisien. La plupart des femmes honnêtes et des provinciaux ignorent à quel signe reconnaître ces élégants chasseurs en jupons ; n’est-il pas de notre devoir, à nous, plus instruits, de dissiper une ignorance qui souvent fait commettre de fatales méprises, et confondre avec une femme comme il faut une individualité qu’a douée la civilisation de marques essentiellement caractéristiques.

Règle générale, la femme comme il faut, lorsqu’elle sort à pied, n’a pas de toilette, ou, au pis-aller, n’est pas seule ; elle porte d’ordinaire quelque vêtement sombre, qui voile sa taille et son visage ; elle marche avec calme, sans trop d’humilité, sans fierté non plus ; elle ne jette son regard sur aucun passant ; les passants sont pour elle des êtres indifférents, et les êtres indifférents pour une femme bien née n’existent qu’au bal ; elle ne porte jamais de bijoux. Un ignorant, qui ne saurait distinguer la souplesse des formes et le parfum de grâce qui s’échappe à travers le costume large, la prendrait peut-être pour une femme d’une classe secondaire en courses nécessaires, mais, soyez tranquille, il ne sera jamais assez sot pour la croire une lorette.

La lorette, je l’ai dit, est toujours richement vêtue. Pour vivre, ne doit-elle pas frapper les regards ? Elle porte des bijoux, faux ou vrais. Une grande erreur serait de croire qu’elle manque de goût dans ses ajustements ; elle en a, au contraire, et beaucoup ; mais un goût de lorette, où il manque toujours quelque chose, je ne sais quelle saveur, quelle entente simple et franche, si rare d’ailleurs chez la femme d’une certaine classe, qu’elle pourrait encore être honnête et ne la point posséder. Elle n’a point de voile, ou porte un tissu diaphane, fait plutôt pour l’embellir que pour la cacher ; elle marche lentement, et ses yeux sont deux rayons qui constamment répandent leur chaleur sur la foule. Point de désinvolture dans la marche, ne vous y trompez pas, cela est bon pour la grisette, il faut singer la femme d’un autre monde, pour séduire quelque adolescent millionnaire ; un regard fier, dédaigneux, quelque chose de superbe, comme Rachel dans Cléopâtre ; une figure fine, des bras peu voilés, une méthode à elle de soulever le bord de sa robe, une méthode non moins à elle de montrer sa main, quand elle l’a belle, son pied, quand elle l’a petit.

La lorette, la vraie, n’accoste personne ; elle ne se laisse même accoster par personne, elle se laisse suivre. Tôt ou tard on lui parle, mais tard, quand elle ne vous connaît pas. D’ailleurs bonne fille. Il y a des gens qui se prétendent excellents chasseurs de femmes, et ne savent pas qu’en vous disant cela ils nous prouvent qu’ils sont dupes constantes, le meilleur lévrier qu’il y ait eu depuis le grand chien de Nemrod étant sans contredit la femme.

La lorette est parfois seule, souvent accompagnée d’une femme de chambre. On en a vu qui louaient de petits collégiens, les fils de leur concierge ; elles les payaient tant par heure ou par course, mais la lorette ne se permet guère ce luxe que lorsqu’il est question de se promener au bois, en voiture découverte ; ce qui suppose un assez joyeux hallali.

Tout le monde sait ce que signifie ce terme de chasse : sonner l’hallali, en argot parisien, c’est pour la lorette avoir l’excellente fortune de devenir, pour un laps de temps plus ou moins long, la compagne d’un homme sérieux. Un homme sérieux, c’est un homme riche et généreux. Avide comme une sangsue, mais prodigue comme… une lorette, dès que cette magnifique aubaine lui est arrivée, en vain vous la chercherez sur le boulevard, à la Chaussée-d’Antin, aux Champs-Élysées, la lorette disparaît ; son ambition, le ver rongeur qui lui sert de remords, c’est le désir de passer pour une grande dame ; de temps en temps le naturel l’emporte bien, mais, tant qu’elle est riche, elle s’efforce de lutter avec ses éclatantes rivales. Vous la rencontrez au bois, en élégante calèche, entre deux et quatre heures, instant où afflue l’aristocratie ; le soir, aux théâtres, à l’Opéra surtout, dans une loge de balcon, où elle étale ses épaules de façon ridicule ; partout enfin, sur les terrains où il lui est permis de suivre celles qu’elle jalouse. Mais, hélas ! l’argent passe avec la sottise de l’amoureux, il faut redevenir lorette, c’est-à-dire pauvre, et retourner aux pieds des inconnus demander l’aumône d’une caresse dorée. On y retourne, et l’on se console, comme on se console de tout, en espérant.

Veut-on savoir quel dialogue s’établit entre cette femme et le coulissier qui la rencontre le soir, lorsque les passants sont nombreux, le gaz splendide et les ruelles sombres ?

Cela est à la fois simple comme Dieu, infâme comme Satan.

Entre deux contredanses, entre deux ouvertures, avant, pendant ou après, l’instant n’est rien, la lorette se promène nonchalamment sur le bitume du boulevard ; au milieu d’un groupe de causeurs, elle a reconnu en un clin d’œil l’homme qu’il lui faut, généralement celui dont le regard a répondu au sien. Désormais elle ne s’écartera plus : vingt mètres en tout sens la sépareront à peine de sa proie ; elle attend. La lorette est le chien d’arrêt, comme le coulissier est le chien courant. Nul, si ce n’est les expérimentateurs, ne remarque sa méthode ; la victime elle-même ne s’en aperçoit que pour s’en réjouir, elle la voit, elle est à lui. Qu’importent les moyens ? Le désir ne réfléchit pas, c’est tout au plus si la bourse réfléchira.

L’homme quitte ses compagnons ; il tourne trois fois autour du but, enfin il y arrive, il cause.

La première parole est insignifiante : c’est la chaîne qu’on jette pour sonder l’eau ; ne pourrait-elle pas être plus profonde qu’elle ne paraît, et noyer le hardi nageur ? La conviction qui ne repose pas sur des faits, mais sur des apparences, n’est jamais qu’une demi-conviction. À ce salut calme et gracieux, à cette phrase banale adressée comme au hasard, le plus souvent sotte, parfois ridicule, la lorette a deux manières de répondre, simplement et durement, si elle ne veut pas, simplement et en souriant, si elle consent. La femme honnête ne répondrait pas, la jeune fille mettrait dans sa réponse une telle naïveté, que l’homme le plus audacieux en serait plus sûrement écrasé que de la plus véhémente apostrophe. Quelle que soit celle des deux méthodes choisie par la femme, l’homme se rengorge : il est sûr de lui, parce qu’il a de l’or, il est sûr d’elle, parce qu’elle cherche de l’or. Le dialogue s’engage.