Le tour du monde parisien/I/VIII

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VIII

combat. — le ministère des finances. — le factionnaire. — le tabac. — la colonne vendôme.


Ainsi je rêvais, appuyé sur mon coude, du haut de mon omnibus, tandis que le petit violon continuait son concert improvisé, au grand contentement des habitants de l’impériale.

Nous traversions la rue Saint-Honoré.

« Arrêtez ! » cria l’autre bossu au cocher.

Règle générale, le cocher n’arrête jamais sur la demande d’un voyageur de l’impériale, — comme on a monté il faut descendre, — si vous hésitez à confier votre sort au marchepied branlant, attendez : la station est parfois fort éloignée ; mais aussi pourquoi diable prenez-vous l’impériale ?

Moi, dont l’intention bien arrêtée était d’atteindre la barrière, j’étais sans inquiétude et pouvais donc regarder avec un plaisir d’égoïste les efforts du bossu pour descendre d’une voiture qui dépassait de plus en plus le but de sa course.

Le malheureux, pâle d’impatience, bondissait sur sa banquette, il tentait de se lever, mais un brusque mouvement le renversait ; alors il se tenait aux barres de fer ménagées à cet effet, mais il avançait un pied, puis l’autre ; enfin, reconnaissant son inaptitude, il essayait de regagner sa place, où il roulait ses pieds en l’air.

L’ivrogne continuait son récit.

Le monsieur sérieux souriait.

Le rieur éclatait.

Enfin ce dernier indiqua à l’infortuné le bout de la corde traînant qui sert de signal au conducteur ; notre bossu rampa plus qu’il ne marcha jusqu’à cette dernière branche de salut, à laquelle il s’accrocha, tirant à lui avec l’énergie du désespoir. Le cocher crut à un désir de l’intérieur, et arrêta, mais trop tard. La force employée par notre compagnon avait été si violente, que la corde n’y résista pas ; un bout lui vint en main ; il chancela et le brusque mouvement que fit la voiture en s’arrêtant, acheva de troubler son équilibre… à ce point que, pour ne pas dégringoler jusqu’en bas, il se jeta avidement sur la basque de tunique d’un conscrit, son voisin. La basque vint, le militaire suivit la basque, et roula sur le bossu ; tous deux alors, s’accusant mutuellement de leur chute, des injures passèrent aux coups ; et nous assistâmes à un violent combat sur les planches de l’impériale, tandis que le conducteur étonné criait d’en bas : Descendez donc là-haut ! et que le cocher flegmatique manifestait sa stupéfaction au sujet de la lenteur des femmes en général.

La lutte continuait terrible, et l’intervention du conducteur suffisait difficilement à séparer les antagonistes ; le bossu surtout, qui plus faible était plus irrité, jurait qu’il ne descendrait qu’avec le conscrit, afin de le faire repentir de son agression. Celui-ci assurait qu’il n’avait insulté personne, et réclamait à grands cris son coupe-choux tombé de la voiture ; le monsieur sérieux écoutait les appréciations de l’ivrogne sur la lutte ; quant au rieur, il se tordait toujours silencieusement.

Enfin tout s’arrangea, grâce au calme du conducteur : le bossu reprit ses sens et descendit, le conscrit le suivit, et nous les vîmes se serrer la main sur le trottoir et s’acheminer de concert vers un café voisin.

À propos de café, la soif commence à me torturer cruellement. Il fait une chaleur de 30 degrés : le soleil se cache derrière des nuages amoncelés ; l’air est lourd.

Nous quittons la rue Saint-Honoré pour prendre la rue de la Paix. — Nous côtoyons un angle du ministère des finances.

Certes, je ne suis pas envieux ; mais j’avoue n’avoir jamais contemplé sans une certaine émotion ce vaste hôtel aux fenêtres grillées de forts barreaux. Non content d’exciter la convoitise du public par le mot : Finances, attaché à cet édifice, l’État a trouvé bon d’y joindre celui de : Trésor, sans doute afin que toute confusion fût impossible et que chacun fût assuré des monceaux d’or qui s’y engloutissent. Sous des dehors tranquilles et honnêtes, cette maison est un monstre sans pitié ; tous les jours, pour nourrir cette hydre affamée, on voit s’acheminer vers la rue de Rivoli des voitures couvertes, fermées, escortées de gardes, et qui renferment le repas du dragon ; là sont les millions qu’il dévore ; tout passe par une certaine porte, qui se referme, et l’on n’entend plus parler de rien.

Aussi le vulgaire, voyant tant de choses entrer dans une maison d’où jamais il ne voit rien sortir, le vulgaire croit-il à des caves secrètes, ténébreuses, immenses, où vont dormir les richesses des nations, pour ne reparaître qu’au dernier jugement. Il s’étonne qu’un si faible espace contienne tant de fortunes, tant de vies, et lève des regards pleins d’un curieux respect vers cette bouche éternellement ouverte pour une éternelle absorption.

Derrière nous, une portion du jardin des Tuileries, ce jardin qui tant de fois a changé de face et d’habitudes. Cette année, il vient de se renouveler presque entièrement. Nous ne dissimulerons pas que le coup d’œil en est plus beau, et, quoiqu’on ait beaucoup crié à propos de l’immense parcelle arrachée au public, le jardin y a peut-être gagné. On ne saurait contenter tout le monde et son père[1].

À propos du jardin des Tuileries et de ses habitudes, une anecdote, qui donnera une haute estime de la consigne militaire. La chose est advenue à l’un de mes amis, et je vous la donne comme certaine.

Ledit ami, se présentant un jour à la grille du jardin, dans les intentions les plus avouables, est arrêté dans sa marche par une baïonnette qui se croise, et la voix rude d’un factionnaire lui crie : On ne passe pas !

— Comment ! on ne passe pas ? mais voici un monsieur et une dame qui ne s’en privent pas, il me semble.

— C’est possible ; alors, mettez votre chapeau.

Mon ami s’aperçut alors qu’il tenait son chapeau à la main et s’essuyait le front avec son mouchoir. Il avait cru jouir d’un droit accordé à tout homme en sueur ; il comprit ou plutôt ne comprit pas qu’il se trompait, mais il remit son chapeau et passa.

Le factionnaire reprit sa faction.

Quand je rencontrai mon ami, il était encore hébété par son aventure. Il avait débattu dans son cerveau soixante-dix raisons, toutes plus absurdes les unes que les autres, dans le but de donner une explication à la consigne, mais il n’avait gagné à cette recherche qu’un violent mal de tête.

« Me dira-t-on, murmurait-il assez haut, tandis que ses yeux grands ouverts interrogeaient l’espace, me dira-t-on, respectez le palais ? Et n’est-il pas plus respectueux d’avoir la tête nue que de la couvrir ? »

Je le tirai d’embarras.

« Mon ami, lui dis-je, la consigne ne peut faillir, elle a dû être raisonnable dans son origine, mais le soldat l’a corrompue. On lui aura dit sans doute : Factionnaire, vous ne laisserez pénétrer au jardin que les gens vêtus d’une façon convenable ; point de gens en blouse, déguenillés, sans chapeau ; et le pauvre diable aura compris qu’il fallait avoir son chapeau sur sa tête.

Des chevaliers français tel est le caractère ! »

Autrefois l’accès du jardin était interdit aux fumeurs : c’était une assez sotte mesure, et qui a dû tomber devant le nombre croissant de ces derniers ; si l’arrêté existait encore, le jardin serait éternellement désert, il n’y entrerait que les enfants au-dessous de six ans et les femmes honnêtes,

Si l’on y réfléchit, c’est en vérité une singulière habitude que l’usage du cigare. Je commence par vous prévenir, cher lecteur, que je suis fumeur enragé, et que par conséquent l’impartialité la plus complète présidera à mes considérations.

En pratique, je ne puis nier qu’il n’y ait pour moi une très-grande douceur dans l’aspiration du tabac et l’envoi de la fumée en l’air en colonnes bleuâtres, Certes, c’est une sorte d’ivresse plus douce que celle du vin, et qui porte avec elle l’oubli du chagrin, et une occupation matérielle que l’ennui ne saurait troubler. C’est le plus sûr remède contre ce genre de souffrance ; aussi les oisifs sont-ils tous des fumeurs.

Le jour où les femmes quitteront leur broderie, qui ne les empêche pas de penser, elles arboreront le cigare.

Mais, en raison, est-il possible d’expliquer la chose aussi bien qu’on la comprend ? Je ne crois pas.

Jamais vous ne persuaderez à un ignorant qu’il puisse y avoir un réel plaisir à poser entre ses lèvres une sorte de petit fagot composé de feuilles d’un arbre américain, à mettre le feu auxdites feuilles et aspirer la fumée qui sort de ce feu ; moins encore, si vous ajoutez que cet arbre renferme un poison violent que les feuilles distillent, et qui vient à vous avec la fumée.

L’homme de la nature vous appellera un insensé, et il aura parfaitement raison.

Comment prend-on cette habitude ?

Généralement c’est à douze ans, cet âge intermédiaire où l’on commence à mépriser les petits enfants, à imiter les grands frères. Fumer, cela donne l’air d’un homme, on veut donc fumer. Alors on achète des cigarettes ; quelques-uns, les plus hardis, se lancent jusqu’au petit bordeaux, une sorte de cigare ainsi nommé, parce qu’il n’y a qu’à Bordeaux qu’on n’en fabrique pas. On tient des allumettes dans son pupitre ; en promenade, on s’en va fumer dans le bois ; à la pension, on sort des études et des classes pour fumer, vous savez où : le tout pour s’apprendre. Que de maux de cœur, que de nausées, que de punitions ! bah ! on brave tout ; il s’agit de vie ou de mort, il faut être homme ou rester enfant. Malheur à un être trop faible ou trop poltron pour se condamner aux maux qui résultent de ce commencement, ceux-là sont honnis et hués, ils deviennent la risée de la classe, d’autant plus justement que le maître les donne pour modèles ; enfin ils sont forcés tôt ou tard d’imiter leurs condisciples pour ne pas être bannis des jeux en leur qualité de favoris de l’autorité : on sait s’il est au collège une plus grave injure.

Voilà comme on apprend à fumer. Il en est du cigare entre douze et quatorze ans ce qu’il en sera de la femme entre seize et dix huit.

Donc chacun commence par l’amour-propre et les nausées.

Et cependant tout le monde commence.

Lorsqu’on a commencé, on continue ; lorsqu’on continue, on goûte le plaisir pour le plaisir.

Je sais bien qu’il y a des gens qui s’écrieront : Oh ! ah ! eh ! et qui nieront ce plaisir ; ceux-là sont les élèves qui n’ont pas osé, les mignons du maître, des hommes qui seront un jour professeurs de seconde, avocats généraux ou ministres de l’instruction publique :

« Grands hommes, si l’on veut ; mais poètes, non pas. »

Je n’essaierai pas de prouver ce plaisir ; je n’ai pas nié qu’il ne fût absurde de fumer pour la première fois ; mais, cette vérité étant posée, j’en appelle à tous les fumeurs du globe pour prouver la seconde :

Il est une jouissance dans le cigare.

Quant aux médecins qui prétendent que nous abrégeons notre vie, de deux choses l’une, ou vous les croyez, ou vous ne les croyez pas.

Si vous ne les croyez pas, vous avez raison.

Si vous les croyez, qu’est-ce donc que vivre, sinon jouir ? Et ne vaut-il pas mieux vivre dix ans de moins, et jouir vingt fois plus ? D’ailleurs s’il fallait éviter tout ce qui abrège la vie, que ferions-nous, s’il vous plaît ? Il n’est peut-être pas une sensation physique, pas un sentiment du cœur qui ne nous tue à petit feu. Bien fou qui pour cette considération renoncerait à sentir… Ce serait l’histoire de Gribouille, se jetant à l’eau pour ne pas se noyer.

Sur mon âme, je voulais condamner l’usage du tabac ; et voilà qu’au lieu d’une satire j’ai fait un panégyrique.

Un honnête savant en jetterait sa plume de colère.

Je crois qu’un philosophe la garderait.

Seulement il s’en servirait pour écrire une violente diatribe sur les desseins de l’homme, et sur les obstacles apportés à ses desseins par les circonstances et la nature. Il vous dirait qu’il ne faut se fier à rien sur la terre, que l’homme le plus convaincu peut d’un instant à l’autre changer de conviction, que tout est vanité, que le doute est la vie et que la seule vérité, c’est la mort.

Moi, qui ne suis ni savant ni philosophe, mais un pauvre niais de voyageur, qui rapporte simplement ses réflexions et ses rêves, je vous dirai :

« Je ne force personne à me croire, chacun ici-bas est libre de sa pensée, je laisse aller la mienne sur les ailes de l’imagination, et tout le monde sait que cette déesse est conduite par le hasard. »

Vous parlerai-je de la colonne Vendôme ?

Et qu’en dire ?

Il y a des trophées, dont on a tant parlé, qu’il est fastidieux de répéter leur nom. Cette colonne est du nombre.

On a fait son histoire…, dans combien de récits.

Victor Hugo n’a-t-il pas consacré sa gloire par la plus belle ode qui soit peut-être sortie de sa plume ?

Chaque année, à l’anniversaire de la mort du grand souverain, ne voit-on pas tous les vieux débris de l’époque sans pareille se traîner en chancelant, couverts d’antiques uniformes, vers la place où s’élève la statue de leur dieu, et déposer en pleurant une couronne sur son autel ?

C’est un noble souvenir ; c’est une gloire de la France.

Il est défendu de sourire devant cette colonne.

Et ce n’est pas tant la vue de ces fiers bataillons gravissant l’airain debout, nouvelle tour de Babel dont ils escaladent le faîte ; ce n’est pas non plus le souvenir de nos triomphes qui rend ce monument trois fois saint.

Ce n’est pas même le fer des canons étrangers qui ont servi son élévation.

C’est la statue de l’homme en redingote grise, sans couronne, qui domine Paris et le monde ; c’est l’image de cet empereur, élevé sur le pavois par le peuple, et foulant sous les pieds tous les souverains de l’univers.

Eux, leur diadème, leur cour, leurs armées, leur pouvoir, que sont toutes ces splendeurs à côté de ce vêtement usé, de ce chapeau vieilli, de cette pensée éternelle ?

Ils sont, mon Dieu ! ce qu’est le fait devant l’idée ;

Ce qu’est l’oppression devant la liberté.

Et voilà pourquoi cette colonne est grande ; car elle est la première borne posée par la déesse sur cette route brillante qu’elle trace au travers du monde.

  1. Ces lignes furent écrites avant l’achèvement des travaux. On verra, dans la seconde partie de ce livre, que les appréciations de l’auteur ont complétement changé.