Le tour du monde parisien/I/VI

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VI

paris opulent. — les arbres et la verdure. — la réclame. — polichinelle. — la fête des bossus. — l’éternuement.


Halte dans la rue Royale.

Nous voici devant un troisième aspect de Paris, le Paris de l’opulence active. Ici, comme dans le faubourg d’où nous sortons, c’est la richesse et le luxe, mais la richesse commerçante, le luxe de l’industrie ; et le passant ne perd pas au change.

Au lieu des longues murailles, cachant de brillants salons et d’immenses appartements que personne n’est admis à visiter, s’étendent des magasins resplendissants de dorures, des édifices dont les façades sculptées montrent franchement leurs atours au public. Ici, point de doutes, point d’interrogations, point de secrets ; chaque maison arbore loyalement ce qu’elle est et prouve ce dont elle est capable. Rien pour le rêve, tout pour la réalité. Un peuple immense parcourt ces quartiers ; des voitures sans fin font jaillir à la fois de chaque pavé des myriades d’étincelles ; tout vit, tout remue, tout s’agite, mais d’une vie, d’un mouvement et d’une agitation nobles et fiers comme le frémissement des ailes d’un aigle.

La rue Royale est le plus beau fleuron qui luise à cette couronne de rues. Elle a la largeur d’une place, ses trottoirs rivalisent avec ceux des boulevards et, comme ces derniers, elle possède des arbres et des marchandes de journaux.

Les arbres et les marchandes de journaux sont les signes caractéristiques de toute grande voie publique.

Les honnêtes Français, qui n’ont jamais franchi les barrières de leur capitale, s’expliqueraient malaisément ce que nous autres Parisiens nous appelons des arbres.

Ce sont de petits morceaux de bois maigres, semblables aux échalas qui soutiennent les ceps de vigne, d’une hauteur qui atteint à peine l’entresol des plus basses maisons ; de temps immémorial, on n’avait vu de feuilles croître à l’extrémité de ces petits bâtons, lorsque l’administration municipale, dans sa sollicitude pour les citoyens qui l’enrichissent, s’avisa d’offrir un air pur aux bons habitants de sa bonne ville ; un air pur, c’est impossible, direz-vous. Sachez que rien n’est impossible à l’administration municipale.

Elle avait entendu dire, cette excellente administration, quoique sans y comprendre grand’chose, elle avait entendu dire par quelque professeur de physique que deux gaz composaient l’air, l’oxygène et l’azote ; l’azote qui donne la mort, l’oxygène dont on fait la vie. Or, c’est toujours le physicien qui parle à l’administration, l’azote est aspiré par les plantes, qui, par conséquent, rejettent l’oxygène, ce dernier seul étant susceptible d’être respiré par l’homme, et l’azote étant funeste à notre nature, il s’ensuit que plus il y aura d’oxygène dans l’air, moins il y aura d’azote, plus l’air sera pur. Donc, les lieux plantés d’arbres sont les plus sains, puisque les feuilles absorbent l’un et nous laissent l’autre. Quod erat demonstrandum.

L’administration se dit : Il y a déjà des arbres dans Paris ; il paraît que cela ne suffit pas, puisque ces arbres n’ont point de feuilles, et par conséquent n’absorbent aucune parcelle de cet azote si fatalement répandu chez nous. Il faut que ces arbres poussent et que leurs branches produisent des feuilles.

Elle dit, et tout s’exécuta.

L’œuvre fut longue, mais l’obstination était grande et vainquit les obstacles. On traita ces arbres comme des enfants souffreteux ; on les accabla de cautères, de tisanes et d’irrigations ; on les enveloppa soigneusement dans de longues couvertures ; on les mit au maillot, et chacun d’eux eut son garde-malade qui le soigna, le dorlota, veilla sur ses besoins, et de temps en temps le déshabillait pour examiner son état.

Il n’exista jamais d’homme aussi bien médicamenté ; d’un tel régime, un être raisonnable fût mort dans les trois jours ; les arbres eurent foi et furent sauvés. On vit naître de petits bourgeons verts, si petits d’abord que le cœur battit de crainte autant que de joie aux dix mille bourgeois flâneurs qui peuplent le Marais ; puis ces bourgeons grandirent, s’ouvrirent, se développèrent au soleil : les arbres avaient des feuilles.

Ce cri retentit d’une extrémité de Paris à l’autre ; il y eut des réjouissances publiques ; quelques maisons illuminèrent ; peu s’en fallut que le canon ne fût tiré, comme au jour d’une victoire. Je connais un rentier qui, pour la première fois de sa vie, garnit sa fenêtre d’un drapeau aux trois couleurs ; la reconnaissance avait changé ses principes ; il cria : Vive Napoléon ! avec tant d’enthousiasme qu’on menaça de le conduire au poste, menace qui le jeta dans une telle stupéfaction qu’aujourd’hui encore il ne peut raconter cette histoire sans demander à tous ceux qui l’entourent ce qu’on lui réservait au cas où il eût crié : Vive le roi !

L’administration avait triomphé, elle s’endormit dans le repos de sa conscience.

Depuis ce temps-là les arbres ont gardé leurs feuilles, mais ils n’ont point grandi, en sorte que c’est un spectacle des plus drôles que de voir ces végétations chétives, parsemées sur nos boulevards, imiter les véritables produits de la nature en dressant orgueilleusement leur petit ombrage vert qui pense sincèrement abriter les promeneurs contre les rayons du soleil. On dirait de ces longues allées que forment les enfants sur une table avec ces arbres de bergeries soutenus sur un fond de bois vert.

Quant aux marchandes de journaux, elles ont suivi le progrès général, non par elles-mêmes, ni par les feuilles qu’elles débitent ; il y a deux choses qui ne sauraient s’améliorer : la beauté des femmes et l’intelligence des journalistes. La réforme n’a attaqué que leurs maisons. Toute la France a connu ces sortes de cahutes en bois, imitées du tonneau de Diogène, et assez semblables aux huttes des cantonniers sur nos grandes routes. C’était épouvantablement laid, épouvantablement sale, mais la marchande s’y trouvait à son aise et ne se plaignait point : leurs têtes apparaissaient dans ce mauvais encadrement comme ces fronts de sorcières placés au fond des cheminées de village.

Là encore tout a changé de face : d’élégants pavillons vitrés ont remplacé les cabanes informes ; de riches couleurs se sont étendues sur ces pavillons, et le soir, à l’éclair d’un gaz intérieur, lancent aux promeneurs les tentations des annonces sous la forme de tous les rayons de l’are-en-ciel. Les vendeuses s’y pavanent, à peine troublées de l’éclat qui les environne, et les journaux, proprement rangés sous la vitrine, nous donnent, rien qu’à les voir, presque envie de les lire.

Est-ce que je ne viens pas de prononcer le mot d’annonce ?

Hélas ! il n’est que trop vrai ; la Réclame, ce monstre aux mille têtes, ce Briarée aux cent bras, la Réclame hideuse est ici comme elle est partout : rien de beau, rien d’élégant ne se crée qu’elle n’en prenne possession immédiate ; pas un lieu qu’elle n’ait envahi, pas un espace qu’elle n’ait dévoré ; il n’y a pas d’édifice où la conquérante n’ait posé son drapeau, point de cerveau qu’elle n’ait troublé, pas de regards qu’elle n’ait attirés ; il n’y a plus un seul mur, tant vierge dût-il être, que cette prostituée n’ait souillé de ses embrassements : fille de ce siècle, elle a grandi avec lui ; elle a infiltré son poison corrupteur dans toutes les parties du corps social : elle l’a gangrené, pourri jusqu’au cœur, et ne se reposera que le jour où elle en aura fait un cadavre.

Ô trompettes de la renommée, voilà donc comment s’est transformé votre airain !

La réclame, c’est-à-dire une ligne payée tant par lettre, voilà la gloire et la fortune, et plus on aura de fortune et plus on aura de gloire. La réclame, voilà le secret de la coulisse de tous nos comédiens ; voilà la ficelle qui tient sur le théâtre du monde toutes ces marionnettes qu’on appelle des célébrités. Malheur à l’homme de génie qui néglige d’encenser son autel ! malheur au commerçant qui ne lui demandera pas de crier ses louanges ! celui-ci périra dans la banqueroute, tandis que le premier mourra de faim à la porte de quelque imbécile parvenu.

Et vous me croirez si vous voulez, eh bien, je ne comprends pas cela.

Certes, je connais tout comme un autre la sottise du public : je crois que l’homme est comme le poisson, toujours en quête d’un hameçon qui le tuera ; rien ne m’étonne des absurdités humaines, et cependant j’ai peine à concevoir celle-ci. Massillon, dit-on, ne sut si bien toucher le cœur des hommes que parce qu’il avait longtemps étudié le sien ; ne suis-je pas une fraction de ce public ? si je dois le juger d’après moi, comment se fait-il qu’il ne se conduise pas comme moi ? est-ce que, lorsqu’il me prend la fantaisie ou le besoin de me procurer un vêtement, un objet de luxe, un meuble ou une femme, je me hâte de consulter les petites affiches, ou mon journal, ou les murailles ? Non ! je me rends chez le premier marchand venu, et n’y retourne que s’il m’a bien servi. Ai-je jamais lu ou acheté un livre d’après les conseils de celui qui l’a édité ? mais il faudrait avoir perdu tout son bon sens pour ne pas comprendre que celui-là, comme le marchand de sa marchandise, en dira tout le bien possible. Non, je n’ai jamais pris que moi-même pour juge et que le hasard pour guide : si je me suis trompé quelquefois, du moins n’ai-je pas à en accuser l’Annonce.

Pourquoi donc, puisque, moi, j’eus toujours horreur de la réclame, puisque, de tous mes amis, de tous les hommes que j’ai rencontrés sur ma route, aucun, de son aveu, n’a jeté les yeux sur la quatrième page des journaux, pourquoi donc n’en serait-il pas ainsi du reste du monde ? Sommes-nous une caste privilégiée : et sinon, comment expliquer le succès des réclames ?

Hélas ! peut-être s’explique-t-il d’autant mieux que personne ne le comprend ; le mystère de sa grandeur est la plus réelle consécration de sa puissance.

Convenez, ami lecteur, vous qui êtes habitué à trouver partout et sous mille formes cette maudite réclame, convenez qu’à première vue vous avez hésité à entreprendre la lecture de ces pages, dans la crainte de l’y trouver encore. Il m’eût été si facile en effet, dans ce voyage, d’entremêler mes pensées de quelques éloges et de quelques adresses ; bien des gens ne s’en seraient pas aperçus : cela m’eût peu coûté, et peut-être eussé-je gagné beaucoup d’argent. C’était une faiblesse à laquelle je n’ai même pas songé ; elle m’eût révolté. Ma plume, à défaut d’autres mérites, gardera constamment celui de la franchise.

Ô imagination ! où m’entrainez-vous, chère folle ?

C’est qu’en vérité nous sommes demeurés longtemps au repos devant le bureau de la rue Royale. C’est mi-chemin, et presque toute la voiture s’est renouvelée.

Est-ce la fête des bossus, Seigneur ? En voici un second, qui monte… mais celui-là est merveilleux. C’est un nain ; il peut avoir trois pieds d’élévation : ses deux bosses, sa face jaune et rentrée, ses jambes invisibles, le font ressembler au Polichinelle des tréteaux. Il paraît tout jeune, on dirait même un enfant, mais sous ce point de vue ne vous fiez jamais aux bossus ; d’eux, plus encore que des femmes, l’on pourrait dire : ils n’ont point d’âge.

J’aime avec passion les bossus ; êtes-vous comme moi ? Cette misérable classe de la société m’intéresse à un point que je ne saurais dire. Cela vient peut-être du plaisir que j’ai toujours trouvé dans mon enfance aux théâtres des marionnettes : dans ce cas, ce goût serait simplement de la reconnaissance. J’ai si souvent plaint ce malheureux Polichinelle, qui, après de si bons tours, après de si bons coups donnés au commissaire, finissait toujours par être emporté dans l’enfer ; il faut avouer d’ailleurs que son courage ne faiblissait jamais : dans les bras du diable, Polichinelle riait encore. Et c’est bien cette gaieté qui le rendait si intéressant : on avait beau me dire qu’il était vicieux, et qu’il ne lui arrivait là que la juste punition de ses fautes, je ne pouvais me persuader qu’on pût être aussi criminel lorsqu’on était aussi amusant. Battre le commissaire, un vilain homme noir, qui venait toujours troubler les plaisirs, la belle affaire ! Polichinelle était un peu gourmand ; est-ce que je ne l’étais pas ? Il aimait à sauter, à gambader, à courir ; est-ce que je ne sautais pas, je ne gambadais pas, je ne courais pas ? Polichinelle ne travaillait jamais, je haïssais la classe. Étaient-ce donc là de grands péchés ! Et alors serais-je donc damné aussi ? Ma foi, je ne voulais pas le croire, et j’insultais le diable, à qui je dois, autant que je puis croire, la violente amitié que j’ai conçue pour les bossus, et le dégoût tout spécial que j’éprouve pour les gendarmes en général et les commissaires en particulier.

Mon bossu tenait à la main un violon ; chacun se mit à rire en l’apercevant.

« Est-ce qu’il va nous faire de la musique ? » demanda son collègue, en riant comme un bossu de la petite taille du nouvel arrivant.

Celui-ci se vengea de la gaieté du premier en le reconnaissant pour un des siens ; il vint s’asseoir entre lui et moi, tout en poussant un cri de contentement, et saluant son voisin de la main,

Derrière lui monta un homme en blouse et en casquette, qui se retenait avec peine à la balustrade, et semblait avoir fait un long voyage dans les vignes du Seigneur. Sa figure rubiconde, son nez marqueté de petits points rougeâtres, sa bouche entr’ouverte par un sourire de joyeuse humeur, et ses yeux humides et hébétés, tout dans sa physionomie témoignait une constante habitude de l’ivresse. Malgré ses jambes qui flageolaient, il se crut obligé par la politesse de s’arrêter devant chacun de nous. Il avait tiré de sa poche une mauvaise tabatière en corne, et nous offrait une prise, tout en souriant béatement. Notre côté refusa en masse : mais un grand monsieur maigre, qui se trouvait derrière moi, voyant l’ivrogne prendre une place vacante à ses côtes, craignit sans doute de désobliger cet homme, il accepta.

Il fit à la vérité une affreuse grimace ; mais il accepta.

C’était un homme sérieux que ce monsieur ; quelque commis principal dans un ministère ; il tenait sous son bras une serviette d’avocat, sans savoir, non plus que moi probablement, pourquoi l’on a donné ce nom aux grands portefeuilles destinés à accueillir momentanément le papier timbré ; sa figure était calme, ses yeux ne disaient rien, il portait les favoris taillés à l’anglaise et les lèvres pincées. Il était un peu chauve, et jouissait de grosses mains courtes, qui eussent fait les délices d’une Hottentote. Quant à son âge, je lui ai donné quarante-cinq ans.

Il avait donc accepté… mais voici qu’un éternûment…