Le tour du monde parisien/I/VII

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VII

l’être narquois. — le quadrille des lanciers. — la maîtresse au bal. — jalousie.


Il y avait de l’autre côté de ce monsieur une sorte d’être narquois, dont un sourire éternel sillonnait les lèvres épaisses. Il tenait un bout de cigare éteint entre les dents jaunes qu’il montrait à tout le monde avec un air de jubilation profonde ; d’ailleurs parfaitement silencieux. Je vous laisse à penser si sa joie dut diminuer lors du bruit causé par le nez de son malheureux voisin. Je dois le dire, l’hilarité fut générale ; elle s’accrut encore lorsqu’au douzième éternûment l’ivrogne, avec un calme parfait, tira une seconde fois sa tabatière de corne et l’offrit flegmatiquement au monsieur sérieux, qui machinalement y puisa de nouveau.

Alors l’homme en blouse commença ses confidences. J’y compris peu de chose ; je remarquai seulement qu’il se frappait maintes fois la poitrine avec des gestes véhéments, affirmant qu’il jouissait d’une conscience pure et d’un cœur héroïque.

Cependant le nain avait glissé son violon entre ses deux petites jambes, comme une grande personne eût pu faire d’un violoncelle, et, l’archet à la main, il commença à tirer des sons aigres et discordants, parmi lesquels je pus distinguer des réminiscences du quadrille des Lanciers. Je me hâtai de lui offrir dix centimes, résolu à couvrir d’or son silence, mais il ne comprit pas, et crut voir dans cette offre, qu’il accepta d’ailleurs, un témoignage de mon contentement. Il sourit, et frotta avec plus de force les crins de son archet sur les cordes de sa viole… avec tant de force qu’il couvrit le bruit des conversations particulières. De tous côtés lui arrivèrent des gros sous, je ne sais dans quel but envoyés ; toujours est-il que le quadrille des Lanciers prit une telle extension que je saisis ma tête des deux mains pour ne plus entendre et me plongeai dans les plus amères réflexions.

Il y a des airs qui portent avec eux je ne sais quelle haleine de bonheur ; il en est d’autres, même parmi les chansons les plus vulgaires, dont les sons réveillent dans l’âme la mélancolie et l’amertume. Le plus souvent ces effets-là tiennent au souvenir ; quelquefois pourtant ils viennent d’eux-mêmes, à la première audition du morceau, soit pressentiments de douleur ou de joie, soit purs caprices de l’imagination. Et ne croyez pas que l’intention du compositeur y soit pour quelque chose ; souvent, c’est l’air d’un vaudeville qui vous attriste ; c’est un morceau dramatique qui vous fait sourire. Il y a dans la musique une puissance mystérieuse, inconnue des musiciens mèmes : comme la Divinité, elle cache ses secrets aux prêtres,

Dans l’air des Lanciers, je ne connais rien que de fort vulgaire ; je ne sache pas qu’il soit possible de fixer sérieusement son attention sur une seule mesure. Comment se fait-il que je n’aie jamais pu entendre la ritournelle de ce quadrille sans me sentir besoin de verser des larmes ? Est-ce à un vice de ma constitution que je dois cette sensibilité relative, sensibilité d’autant plus sotte qu’elle n’a pas besoin pour naître des accords parfaits d’un orchestre : un orgue de Barbarie, la viole du petit bossu, c’est assez. Il me suffit de saisir au passage la plus légère réminiscence de cet air pour que l’effet soit produit. Je deviens sombre, mélancolique ; j’en ai parfois pour tout un jour.

J’appelle ces sortes de morceaux, qu’ils enfantent tristesse ou gaieté, airs sympathiques ; les autres, airs indifférents. Il n’y a d’antipathie en musique que pour les sons faux.

L’homme a généralement peu d’airs sympathiques ; ceux-là même qu’il admire le plus peuvent lui être et lui sont le plus souvent indifférents. Ce n’est pas la corde du cœur que leur mélodie fait vibrer ; le goût seul est atteint, le goût qui réside au cerveau, et n’eut jamais rien de commun avec le sentiment,

Y a-t-il un magnétisme dans les sons comme il y en a un dans les êtres ?

Et si le fluide est partout, dans les notes d’un piano aussi bien que dans les pieds d’une table, qui sait où cette connaissance première mènera le progrès humain ?

Peut-être s’apercevra-t-on un jour, comme l’idée en était venue au roi Saül, que les accords, l’harmonie, peuvent être pour les maux de l’âme des remèdes ou des poisons… Alors il se créera une médecine morale qu’on pourra nommer la science des concerts, et qui aura ses professeurs, ses adeptes, ses malades ; l’imagination, cette fée bienfaisante, guérira l’un de ces derniers, et nous jouirons d’une académie de plus,

Je ne sais pas si, en cherchant bien, je ne pourrais pas trouver une cause moins occulte aux sensations pénibles qui font battre mon cœur. Le quadrille des Lanciers n’est autre chose qu’un quadrille ; or un quadrille se joue et se danse dans un bal ; dans un bal !…

Ma foi, je ne m’étonnerais pas que ce fût un souvenir.

L’omnibus roule pesamment sur le pavé, dont il arrache les étincelles d’harmonie.

Vibrations endormantes et monotones.

L’air des Lanciers continue toujours.

Je ne m’endors pas, mais les débris de mon cigare m’échappent de la main, mes yeux se ferment, je m’assoupis, je rêve !

Mon âme vole dans les régions du souvenir !

Le voilà ! je le revois.

C’est bien un grand bal ;

Le salon est paré de lustres, de fleurs et de danseuses ;

La lumière rayonne, réfléchie par les cristaux :

L’air s’imprègne de parfums étouffants ;

Les femmes, lumières et parfums à la fois, bondissent étincelantes et joyeuses.

Et quand la danse est finie, lorsque l’orchestre jette ses dernières modulations, elles s’asseyent en riant, et passent un mouchoir embaumé sur leurs épaules brûlantes.

C’est un charmant spectacle.

Mais quelle est cette voix qui parle à mes côtés ?

« Mon cher, si tu es jaloux, n’amène point ta maîtresse au bal ; souviens-toi de de Maistre, cet observateur délicat : Au moment où la parure commence, a-t-il dit, l’amant n’est plus qu’un mari et le bal seul devient l’amant. Prends ton rôle au sérieux, mon ami ; un mari n’est qu’un guide donné par la municipalité : bois du punch, sors, va fumer, fais la cour à d’autres femmes ; mais, pour Dieu, ne t’occupe pas de ta maîtresse, elle te reviendra demain. La femme est un oiseau bavard et curieux qui se laisse attirer par tout ce qui brille, la jalousie n’est pas glu pour prendre ces moineaux.

— Il y a deux heures qu’elle est arrivée, et pas un mot.

— Il y en a trois que je suis ici ; la mienne ne m’a pas adressé un regard ; en revanche, considère ce sourire gracieux ; n’est-il pas à l’adresse de ce beau lionceau qui danse ; oh ! je suis bien tranquille, — dans cinq minutes elle aura changé de vis-à-vis, mais il n’y aura pas une dent de moins à son sourire. Me suis-tu ?

Je sors de la salle de bal : me voici au café ; je me vois devant une table chargée de verres et de tasses ; c’est au coin à gauche, au-dessous du tableau de billard. L’estaminet est plein, tous ces gens-là fument, rient, sont joyeux. Adrien est près de moi. — Nos habits de bal sont bizarres au milieu de ces vêtements négligés. Nous buvons, nous jouons ; c’est effrayant, le calme ne me revient pas ; malgré toutes nos plaisanteries, je suis inquiet, troublé, je pense à tout autre chose, et je ne sais comment je fais pour répondre.

Elle, toujours elle ! que fait-elle en ce moment ? m’oublie-t-elle bien ? a-t-elle autant de joie au cœur depuis que j’ai disparu des salons ? à travers ces plaisirs ne s’arrête-t-elle pas parfois pour jeter à l’absent l’aumône d’une pensée ? ne porte-t-elle pas son œil noir dans la salle, et ne s’étonne-t-elle point de n’y point rencontrer celui qu’elle cherche ?

En vérité, ce doute est insupportable et je ne saurais y tenir.

Me voici de retour : dès ma rentrée, c’est elle que je vois. Ne la devinerais-je pas perdue entre dix mille de ses sœurs ? Comme son teint brille, ses yeux sont humides de volupté ; la fatigue et l’ivresse rougissent ses joues pâles, son sein palpite comme au jour de notre premier baiser ; non, certes, elle ne pense pas à moi, et son regard ne m’a pas cherché. Sait-elle que je fus absent ? m’a-t-elle vu rentrer ? je ne sais pas ; rien ne l’indique, et son émotion, ce n’est pas moi qui la cause.

Voici la danse finie, elle s’assied. Lui parlerai-je ; oserai-je m’inscrire sur son carnet déjà plein ? Non : je ne lui parlerai pas, je ne danserai pas ; il me semble que je la hais.

L’orchestre fait entendre de nouveaux accords ; c’est le quadrille des Lanciers. Elle se lève ; pour la cinquième fois elle danse avec ce jeune homme… un fat, qui compromet toutes les femmes… avec lequel je l’avais priée ce matin même de ne point danser.

Est-ce que je serais jaloux ?

Comment peut-on danser le quadrille des Lanciers ? Y a-t-il rien de laid, de prétentieux, d’insupportable comme ces figures ? Et cette musique ! Mais c’est une mode anglaise, et, dans le siècle où nous sommes, nos voisins les Anglais auraient l’idée de se promener en chemise ou de danser sur la tête que nous nous hâterions de les imiter. Allez ! allez toujours, saluez-vous jusqu’à terre, serrez-vous les mains, laissez-y des billets, si vous pouvez : tout cela est fort convenable, sur ma foi.

Décidément je suis jaloux,

C’est qu’en vérité ma maîtresse est bien aimable. Voilà la quatrième figure, approchons-nous. Il n’y a plus à en douter, ce monsieur lui prend la main avec une force… Par le pape, dussé-je brouiller toutes les danses et scandaliser l’assemblée, je…

« Madame, lui dis-je. »

Elle tourne la tête et m’aperçoit.

« Ah ! c’est vous, dit-elle. Eh bien ! vous amusez-vous ? »

Ritournelle. On marche, on court, on s’entremêle, je la perds de vue. Mon sang bout, mes yeux s’obscurcissent, je vais tomber.

Je m’appuie sur je ne sais quoi qui se trouve sous ma main ; quand je rouvre les yeux, la contredanse est terminée. Elle est loin ; il l’aura reconduite à sa place ; je sens à la fièvre qui me gagne que tous deux doivent rire et causer.

Allons !

N’est-ce pas une chose infâme qu’il y ait au monde un être qui se permette de rire et de causer avec ma maîtresse !

Allons.

Les voici, je suis près d’eux, que vais-je faire ? que leur dirai-je ? Ne serai-je pas ridicule ? Du scandale, et pourquoi ? Quels reproches leur adresser qui soient compris de ce public ?

Il me semblait tout à l’heure n’avoir que l’embarras du choix. Maintenant je ne sais plus. Ils m’ont à coup sûr grièvement offensé ; voilà ce dont je ne puis douter, il y a là pour moi une vérité plus éclatante que la lumière. Cependant je ne saurais dire comment,

Qu’est-ce, dira-t-on, si je lui cherche querelle ? que se passe-t-il ?

Messieurs, répondrai-je en signalant les deux accusés à la réprobation générale, messieurs, ils…

Je ne trouve rien à dire, sinon, ils ont dansé ensemble, sous mes yeux. Elle ne faisait point d’attention à moi, et lui, il lui prenait la main.

Beau sujet de colère vraiment !

Par bonheur il la quitte.

« Madame, lui dis-je, ce monsieur vous aurait-il adressé une nouvelle invitation ?

— Pas encore.

— Vous y comptez donc ? vous l’espérez donc ?

— Certainement. Il danse à ravir.

— Il me déplaît que vous dansiez avec lui.

— Comment faire ?

— Je retiens d’avance pour moi tout ce qui reste. »

Elle éclata de rire, de son petit rire perlé, gracieux, qui rendrait fou un ange et ferait damner un saint.

Je me promène, avec la majesté de l’homme qui a fait son devoir.

… La nuit s’avance ; il est tard, nous allons bientôt partir, j’espère que ma peine aura son terme.

Que vois-je ? Lui encore, lui avec elle… Le quadrille des Lanciers lance dans l’air ses notes narquoises et criardes. Il la prend par la taille, ils dansent.

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Je ris, ami lecteur ; mais vous ne sauriez croire combien je souffris ce soir-là. Si la jalousie s’appuyait sur des faits, ce serait une passion trop faible et trop morne ; nous serions toujours libres de la chasser de notre âme, en renversant les pilotis sur lesquels elle s’élèverait. La vraie cause de sa puissance et de sa durée, ce qui la rend éternelle et vivace, c’est qu’elle n’a point de fondements ; la jalousie a pour racine un songe, et pour fruit le désespoir. Comment la détruire ? vous ne savez où elle est. Quelles armes employer contre elle ? On ne saurait combattre les fantômes, et vos meilleures résolutions sont des coups d’épée dans le vide.

Heureusement il y a toujours un moyen de n’être pas jaloux, c’est de ne pas être amoureux.

Car je ne parle point de la jalousie d’amour-propre, c’est le vice de la sottise.