Le tour du monde parisien/I/XI

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XI

suite. — la rentrée des troupes. — le jupon. — pluie. — lamartine.


De la parole insignifiante on a passé aux compliments, compliments essentiellement adressés à la beauté physique ; et concernant généralement la cambrure de la jambe, le modelé des épaules ou la fraîcheur des joues ; bientôt le compliment fait place à la déclaration, déclaration brûlante, passionnée, rieuse, élégante ou stupide, selon les caractères et les tempéraments, mais toujours accueillie par un sourire. Si votre chaîne de montre est lourde, et si vous avez la physionomie de votre chaîne, remarque à laquelle ne se trompe jamais une lorette,

En ce moment une voiture passe, une voiture passe toujours en ce moment ; vous faites observer à votre compagne, qui sans façon a fini par prendre votre bras, que sa demeure est fort éloignée, qu’elle fatiguera ses jolis pieds, et qu’elle n’est pas faite pour fouler l’asphalte des trottoirs, comme un vulgaire sergent de ville. Après une hésitation plus ou moins longue, la lorette se laisse convaincre, elle monte, vous montez après elle et fouette cocher.

Là, à la faveur des stores baissés, l’entretien devient plus vif et moins vertueux. On laisse à votre main beaucoup de privautés, mais ce n’est point encore le moment où il vous sera permis d’abuser de votre pouvoir. Ce qu’on en fait est uniquement pour enflammer vos désirs, et vous rendre plus indifférent au quart d’heure tant redouté de Rabelais ; comme un marchand prodigue à l’étalage ses plus riches étoffes, ses plus brillants joyaux, mais n’en permet le toucher qu’aux gens dont il est sûr, ainsi la lorette offre à vos regards les beautés sur lesquelles elle compte le plus, un pied mignon, une gorge arrondie, un bras potelé, quelquefois plus encore, mais les faveurs réelles sont conservées soigneusement pour l’acheteur assuré. Nous n’entrerons pas dans tous les détails du mouvement et de la résistance ; le premier, toujours en raison directe de la seconde, remporte le plus souvent une victoire complète. Vous arrivez ; le temple, où repose la déesse, vous est ouvert ; vous pénétrez jusqu’au sanctuaire, et le sacrifice s’accomplit sur l’autel.

Ô jeune homme qui te crois vainqueur, c’est surtout de toi que l’on peut dire : Il a su vaincre et ne sait profiter de son triomphe. La femme, habile jusqu’à la fin, trouve seule des trésors dans sa défaite. Quoi que tu sois, et quelque résolution que tu aies prise, quelque serment que tu aies fait, la sirène t’éblouira par tant de visions, t’obscurcira les yeux et l’entendement par tant d’enchantement, que, fasciné, perdu, sans force, sans vouloir, esclave obéissant et docile, tu prendras l’or pour l’argent, le plaisir pour l’amour, le présent pour l’éternité, et le lendemain l’aurore te retrouvera dans la rue abruti, stupéfait, tenant dans tes mains un porte-monnaie vide, et chancelant sur tes jambes affaiblies par la fièvre des voluptés.

Et ne te plains pas, si tu es homme, et ne vous plaignez pas, monsieur, si vous êtes riche, car vous aurez appris plus de choses que n’en méritait votre argent, et le courant de rapines exercées à la Bourse n’a pas de déversoir plus naturel que l’alcôve d’une courtisane.

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Sachez, admirable et patient lecteur, que, ces réflexions trottant dans ma tête, mon omnibus a lâchement abusé de ma préoccupation pour tourner l’angle du boulevard, gravir d’un seul bond la Chaussée-d’Antin, et que je me trouve, à l’heure où je vous parle, dans cette infâme petite ruelle vulgairement nommée rue Chauchat.

Et cependant j’aurais voulu vous parler de mille choses encore, entre autres des gigantesques décorations de notre dernière fête, de la statue de la Paix, élevée au coin de la rue du même nom, des banderoles, des drapeaux, des baïonnettes, des fleurs, et des spectateurs rangés aux croisées, comme des couches de potirons superposés. J’aurais eu d’autant plus de plaisir à vous décrire la fête, qu’ayant loué fort cher pour toute la durée du cortège le sixième bâton d’une échelle double, je n’ai pu contempler pendant sept heures que le jupon indiscret d’une grosse dame, maîtresse du cinquième échelon, et dont les protubérances externes m’interceptaient à la fois la lumière et l’espace[1].

On ne saurait croire combien de choses curieuses il est possible d’observer dans un jupon.

Mais, cher lecteur, puis-je vous livrer les faits recueillis dans cette étude, lorsque mon voyage touche à sa fin, quand la voiture qui me conduit roule avec une violence inusitée, que le ciel chargé de nuages commence à laisser échapper des gouttes menaçantes, et surtout lorsque les feuilles que j’ai à remplir sont si étroites, comparées à vos désirs et aux miens qui sont si grands ?

Dans la rue Chauchat, ainsi que dans les petites rues avoisinantes, s’élèvent de charmants hôtels, escortés de sombres jardins ; on se croirait à Besançon ou à Bourges, les deux villes du monde les plus fécondes en maisons isolées, les plus stériles en habitants. Il n’y a qu’un omnibus, qui ose se hasarder dans ces quartiers perdus, non, comme on le croirait, pour y transporter des voyageurs impossibles, mais dans le seul but de ne traverser ni la rue Laffitte où passe la voiture de l’Odéon, ni le faubourg Montmartre sillonné d’un grand nombre de ses confrères.

Cependant nous y arrivons à ce faubourg, la dernière limite du quartier Bréda, la frontière qui sépare les mœurs douces, élégantes et voluptueuses des triviales habitudes du faubourg Poissonnière et du faubourg Saint-Denis. Pour un certain monde dans Paris, pour nous-même l’univers finit à la rue Cadet ; nous savons bien par ouï-dire ou par raisonnement qu’il existe de l’autre côté des hommes et des femmes, forts à peu près comme nous, mangeant, buvant, et lisant le Siècle, mais il ne nous a jamais pris l’envie de nous assurer physiquement de cette existence. Pour ma part, les secrets de la lune me semblent de beaucoup plus importants et plus curieux à connaitre, que les mystères du petit commerce, et la vie des habitants des arrondissements qu’on n’habite pas.

Descendrai-je ? ne descendrai-je pas ? La plupart des voyageurs de l’impériale ont pris la fuite, effrayés par la lourdeur de l’air, qui annonce un orage, par les tourbillons de poussière aveuglante qui s’abattent sur nos habits, et forment, mêlés à l’eau qui tombe, de longues taches blanchâtres, qu’aucune lessive n’effacera ; quelques-uns ont pris les places de l’intérieur, il n’en reste plus pour moi. En restât-il d’ailleurs, je dois à mes lecteurs, je me dois à moi-même de ne point quitter mon poste d’observation.

Comme il fait très-chaud, j’ôte le lourd chapeau qui couvre ma tête, et reçois sur mon front nu et mes cheveux épars les gouttes rafraichissantes de l’ondée céleste.

Nous côtoyons un angle de Notre-Dame-de-Lorette, église déjà nommée et nous laissons à droite la rue Lamartine.

Je ne sais pourquoi ce nom de Lamartine excite dans mon cœur de douloureuses sensations. Ce n’est pas que ma pensée se reporte à l’homme ; non, il me semble qu’il en serait de même si j’étais Lapon, et que j’ignorasse profondément l’existence de ce grand poète, de cet homme de cœur, qui fut un jour roi de France, et dont la royauté s’est passée, semblable à ses vers harmonieux, le son d’une corde qui se brise sous les doigts qui la serrent, et dans son dernier soupir fait entendre une dernière mélodie. Ne trouvez-vous pas que, dans ces trois syllabes, La-mar-tine, il y a la révélation de toute une destinée ? n’y sent-on pas la douceur et le grandiose de la poésie, et conçoit-on un homme qui posséderait ce nom et ne fût pas ce qu’il est, lui ? Qui sait si la science des anciens sorciers n’avait pas de fondements, et s’il n’y a pas une fatalité attachée aux noms comme aux personnes ? Le Lac, cette ravissante élégie, qu’à douze ans on sait par cœur, et qu’on n’a point oubliée à trente, pouvait-elle être signée autrement ? Et l’œil ne voit-il pas, et l’oreille n’entend-elle pas la mélancolie des Méditations dans Lamartine, comme il voit, comme elle entend toutes les gloires de l’homme de bronze dans ces larges syllabes : Napoléon.

Grand homme que ce poète ! pauvre destinée que cette destinée ! Souvent j’entends dire autour de moi : Pourquoi cet homme se plaint-il ? Sa vie ne fut-elle pas belle et couronnée de toutes les grandeurs ? Lui épargna-t-on jamais les palmes, les guirlandes et les acclamations ? Qui peut se dire plus favorisé ? Adoré par un peuple, admiré par un monde, aimé d’Elvire et doué de ces facultés puissantes, que les anciens avaient jugées tellement au-dessus de l’homme, qu’ils appelaient prophète, vates, celui qui les possédait, que lui a-t-il manqué des biens de la terre et des joies du ciel ? Hélas ! Fous que vous êtes, n’est-ce pas précisément parce qu’il ne lui a rien manqué, que tout lui manque aujourd’hui qu’il n’a plus rien ? Sublimes épiciers, pèserez-vous donc cet homme dans votre balance, et le jugerez-vous parfaitement heureux, parce qu’il se repose, que son salon est mieux meublé que votre arrière-boutique, et qu’il mange dans la porcelaine blanche ce que vous dévorez dans une faïence cassée ? Eh ! qu’importe ? Supposez un instant qu’un ange devienne homme, que l’esprit divin s’incarne une seconde fois dans notre chair : croyez-vous que la puissance, la gloire, les richesses, tout ce qui nous éblouit et nous charme suffira à la félicité de cette âme, ardemment éprise des cieux, et se souvenant de l’éternité ? Au milieu de vos cuisants plaisirs, le chérubin aura froid, ses membres frissonneront, des larmes mouilleront ses yeux, il ne vous comprendra pas et vous ne le comprendrez pas. Le poète vous est aussi supérieur, sachez-le bien, que l’ange est supérieur au poète ; Dieu plaça les êtres par couches, comme le sol terrestre, les supérieures produisent les fleurs, les fruits, et la vie circule en elles avec l’humidité pénétrante des sucs qu’elles renferment ; les inférieures ne sont que rochers et soufre, et le fer le mieux emmanché se brise en les atteignant. Ne parlons que du bonheur évident, par vous attribué au génie, le moindre peut-être, et raisonnons :

Le passé n’est-il pas, pour l’âme humaine, une source incessante de regrets ? Heureux ou malheureux, le sentiment des jours écoulés fait à lui seul une douleur au vieillard. Que sera-ce donc si les premières heures ont été bénies, si elles ont passé comme des fêtes, et que les dernières s’écoulent dans l’isolement et l’indifférence ? Contemplez vos filles au lendemain d’un bal ; fatiguées, flétries, ennuyées, moroses, ne vous fournissent-elles pas le vivant exemple du regret, lequel n’est jamais que le passé comparé au présent. Eh bien ! Lamartine est malheureux, Lamartine souffre, parce que Lamartine est au lendemain.

Non qu’il fût heureux parce qu’il était grand, mais il vivait de sa vie, il planait où les aigles planent, au-dessus des roches et des nuages, et là où vous l’avez mis, il manque d’air, il étouffe, il mord les barreaux de sa cage et bat de l’aile sans être entendu. Vous ressemblez à ces enfants qui admirent le bouvreuil déniché dans la forêt, et jeté dans une volière dorée où abondent la nourriture et l’eau fraiche, et qui disent naïvement à leur mère : Mère, pourquoi donc l’oiseau se blesse-t-il au treillage ?

C’est qu’au-delà du treillage, enfants, il y a la liberté.

C’est que la liberté, c’est la vie, et que, pour l’homme de génie, la vie c’est un nom répété dans la bouche des peuples, c’est le fluide qui jaillit de son âme, et va heurter les autres âmes, c’est la flamme échappée de ce contact, et illuminant le monde.

Que voulez-vous ? vous ne saurez comprendre ces choses, et, comme le Christ, il faut vous parler en paraboles.

Lamartine souffre, parce qu’il vous a aimés, et que vous ne l’aimez plus ;

Parce qu’il vous a sauvés, et que vous le récompensez par l’insulte ;

Parce qu’il s’est ruiné pour vous, et que vous n’avez pas daigné jeter quelques milliers de francs à ses créanciers, le jour où quelques hommes, votre souverain le premier, vous ont montré le chemin de la reconnaissance.

Enfin, Lamartine souffre surtout, surtout,

Parce qu’il chante encore et que vous ne l’écoutez plus.

Mon Dieu, je ne vous blâme pas, moi ; je ne vous dis pas d’arracher à cet homme sa dernière gloire, celle des Thémistocle et des Homère, l’abandon universel ; je vous supplie seulement de comprendre ses sanglots, et de ne point répondre par un haussement d’épaules à ceux qui vous diront : Votre poète est malheureux !


  1. Écrit à l’époque du retour de la guerre d’Italie.