Le tour du monde parisien/I/XII

La bibliothèque libre.

XII

la brasserie des martyrs. — les hommes très-forts. — l’orage. ― le cocher et le gamin. — chute miraculeuse. — fin.


Me voici à mon dernier chapitre, le douzième ; me voici à ma dernière station, la brasserie des Martyrs.

Un quartier neuf, un monde nouveau enté sur Paris, à peu près comme ces excroissances remarquables au côté de certaines pommes de terre ; une société composée de toutes les sociétés, bizarre, monstrueux assemblage de talent et de bêtise, d’ivresse et de poésie, d’avenir et de néant, et qu’on nomme la bohème.

La bohème est là ; ce café en est le rendez-vous, le centre, le critérium ; ses salles sont les uniques lieux où l’observateur doive braquer son lorgnon, pour y distinguer, grouillant et mélangées comme les haricots au pot de la ménagère, les diverses variétés de l’espèce. Et le coup d’œil en est curieux, je vous assure.

J’ai été dans cette brasserie : que voulez-vous ? je suis capable de tout. Un de mes amis, à qui je communiquais un projet d’étude sur la naissance et l’étendue de cette protubérance sociale, m’assura que pareil travail avait été fait. J’aurais pu lui répondre que celui-là serait bien fin, qui s’aviserait de traiter un sujet dont personne n’eût jamais eu l’idée, et que, s’il se proposait de parler autrement que tout le monde, il risquait fort de rester muet ; mais, ayant mûrement réfléchi, je ne lui répondis rien.

Dernièrement, en effet, il s’éleva une singulière polémique dans les colonnes du Figaro. Je ne sais plus qui avait, au nom de la littérature universitaire, attaqué avec violence et traité avec un certain mépris les écrivains de la bohème. Alphonse Duchesne répondit vertement, et peu s’en fallut qu’on ne vît renaître en 1859, et sous d’autres étendards, les éternelles querelles des romantiques et des classiques de 1830. Malheureusement, ou heureusement, le temps n’est plus à ces vastes préoccupations de la forme, et la dispute tomba bientôt faute d’aliment ou de lecteurs.

À notre avis, si les gens consciencieux devaient opter entre le pédantisme professoral et la trivialité bohémienne, le choix serait embarrassant. Plus qu’en aucune autre matière il convient de répéter ici l’immortel axiome : In medio stat virtus. Entre l’ennui et le dégoût se trouvent le spirituel et le bon. Comme l’a si bien dit Victor Hugo, prenons le beau où il se trouve, et ne nous inquiétons point de son origine ; la caste et les écoles ont de tout temps immolé la vérité sur l’autel de la sottise. Laissons nos maîtres de rhétorique paraphraser Virgile ou copier Voltaire ; reconnaissons-leur quelque agrément dans le style, et, tournant les yeux et la face, contemplons hardiment les monstrueuses innovations, les audacieux paradoxes de la jeunesse, statues ébauchées par un ciseau : grossier, mais où l’œil d’un artiste sincère apercevra des côtés pleins de vie, des lignes chaudes, des contours magistraux, et ce sentiment de l’art qui jaillit des œuvres informes du sculpteur enfant.

Vous le voyez, je suis complétement impartial, et, sur mon âme, je ne haïrais pas trop nos braves publicistes de l’école normale, s’ils pouvaient parler un peu moins grec, un peu moins latin, un peu plus français ; s’ils portaient des cravates blanches moins élevées, et s’ils ne se croyaient pas si naïvement les premiers hommes de la terre : je vivrais bonne vie avec mes amis les bohémiens, si, malgré moi, je ne trouvais leurs redingotes plus râpées que leur style ; si j’aimais autant qu’eux la bière, et si je ne préférais une esquisse de Raphaël et un vers de Racine aux grivoiseries de M. Courbet et aux plaisanteries trop bien rimées de très-haut et très-puissant seigneur Théodore de Banville.

Au café des Martyrs, il n’y a que des hommes très-forts. L’homme fort est un type trouvé depuis quelques années par la bohème. On est généralement très-fort lorsqu’on parle beaucoup, et que l’on boit idem, et qu’en raison inverse on produit excessivement peu d’écrits, lesquels rapportent excessivement peu d’argent aux tailleurs et aux propriétaires. La plupart des habitués de la rue des Martyrs sont donc forts ; quoique parfaitement inconnus ; ils ont, à les entendre, créé et mis au monde, élevé, nourri, sevré et fait croître toute la littérature contemporaine. C’est là que vous trouverez en masse tous ces réels auteurs des œuvres célèbres, qui portent à leur tête les noms audacieux de nos prétendus grands écrivains ; tout est à eux, tout est par eux ; depuis Notre-Dame de Paris jusqu’à la chanson populaire, les ouvrages modernes, quels qu’ils soient, ont tous été cuits dans ce four universel ; et Balzac, Hugo, Gautier et tant d’autres sont tout simplement d’infâmes brigands qui ont outrageusement publié les idées de Jacques, de Paul, de Matthieu et d’Alexis : d’ailleurs ils sont très-sérieux en vous disant cela ; ils le croient.

Impossible, par exemple, de découvrir pour quelle raison ces grands hommes ont gardé l’anonyme, la modestie n’étant pas leur vertu dominante.

Il faut tout dire : nos amateurs sont plutôt des paresseux que des sots ; ils se sont sacrés grands avant d’avoir conquis leur grandeur ; la faute en est peut-être à la société autant qu’à eux-mêmes. Beaucoup d’entre eux ont le talent, mais ils ont oublié que ce dernier est une pierre brute dont le travail fait un diamant ; ils ne travaillent pas.

Je sais qu’il se glisse là comme partout un certain nombre de petits jeunes gens qui se disent hommes de lettres, par la seule raison que, ne sachant point l’orthographe, on les a reconnus incapables de faire des commis ; mais vous comprenez que je ne parle point de ceux-là.

Si vous entrez dans la grande salle du rez-de-chaussée, et que, demandant une chope, vous vous asseyiez dans quelque coin, en promenant votre regard sur les différents points de vue des environs, votre premier mouvement sera l’effroi, et vous vous demanderez si vous êtes bien dans Paris, la ville civilisée. Rien de rassurant en effet dans l’aspect de ce café entre onze heures du soir et une heure du matin, on se croirait plutôt dans un repaire de bandits que dans une assemblée de poètes. Les vêtements y sont impossibles, les chapeaux ne se voient que là, les figures elles-mêmes ont quelque chose des chapeaux et des vêtements… et puis c’est un amas, une cohue, où tout se démène, gesticule, crie, hurle et piétine à faire fuir des sourds et des aveugles. Quelques femmes, et quelles femmes ! ornent de figures plus ou moins fraîches des tables privilégiées ; la chaleur est tropicale, et par conséquent les mœurs relâchées ; c’est un mélange étonnant où règne néanmoins un certain uniforme, la livrée du dieu de la bohème, le sceau qu’il appose au visage barbu de ses prédestinés.

Aucun calculateur ne pourrait approximativement apprendre le nombre des moss consommés par soirée dans cet enfer : je ne sache qu’un lieu où le désordre et l’orgie se montrent aussi grandiosement absurdes, c’est le café Mazarin dans l’illustre rue Dauphine.

Peu à peu vous vous accoutumez au tapage, votre œil y voit plus clair, votre oreille perçoit les sons avec une plus grande finesse. À la stupéfaction causée par la forme, succède l’étonnement produit par le fond. Les éclats de voix, causés ailleurs par les querelles de billard ou les gaudrioles lascives, ici sont le plus souvent excités par de véhémentes dissertations sur les questions sociales, artistiques ou religieuses. Vous craignez à tout instant d’entendre des chants obscènes ou des injures triviales ; les mots qui résonnent autour de vous sont Kant, mysticisme, Fourier, Rubens, Swedenborg et mille autres, selon les occasions et les spécialités. Intéressé, vous écoutez ; alors de ces lèvres moustachues, à travers la fumée de la pipe, jaillissent de brillants raisonnements, d’enthousiastes discours, des aperçus lumineux et profonds. Autour des verres pleins, surchargeant les tables de bois, circule une atmosphère de grandeur et de poésie, que seuls concevront les Allemands et ceux qui les connaissent. Comme à Kehl, comme à Berlin, comme à Lepzig, les buveurs sont des hommes, les hommes aspirent à devenir des anges : il y a pour le penseur mille récoltes à faire dans ce champ couvert de semeurs, assez intelligents pour discerner le bon grain, assez fous ou assez lâches pour ne jamais cueillir leur moisson, peut-être parce qu’il leur faudrait se baisser. Dans ces entretiens énergiques, qui expliquent la passion de ces hommes pour leurs réunions, ils répandent toute leur âme et l’oublient sur le seuil de la maison. Ils jouissent de facultés qui ne seront jamais créatrices, parce qu’il leur manque le fluide vital, la volonté, ce flambeau des vocations, cette parcelle de l’esprit divin, sans laquelle tout homme est nécessairement incomplet. Que le génie, cette puissance émanée du vouloir et du pouvoir, de la force et du talent, naisse un jour parmi eux, et vous verrez éclore au soleil une rénovation littéraire et philosophique, dont il rassemblera les germes épars. Le génie n’est-il pas semblable à la plante, qui porte dans sa fleur le principe de mille autres fleurs ? Il suffit à créer un système, là où la société tout entière ne voyait que des idées ; il est le lien qui les réunit, en même temps qu’il est la flamme qui les propage… et ces considérations expliquent peut-être jusqu’à un certain point comment beaucoup se disent volés avec la meilleure foi du monde, quand ils entendent un homme exposer et développer au public une théorie qu’ils ont émise après le café et oubliée avant la bière.

L’homme de génie est plus trouveur que créateur ; toutes choses ici-bas sont à lui, parce que seul il a le don de faire fructifier toutes choses. La terre ne devrait-elle pas appartenir à quiconque sait la cultiver ? Et trouvez-vous injuste que le laboureur défriche le terrain d’autrui, quand le possesseur, étendu au soleil, y laisse croître en dormant, les ronces, les chardons et les herbes mauvaises ?

Quoi qu’il en soit, la vie habite cette brasserie ; il y a là des hommes de cœur et de pensée, chose rare. La plupart sont malheureux, et se jettent dans l’ivresse pour s’oublier eux-mêmes. Peut-être ne faudrait-il qu’un mot, un encouragement, pour secouer cette poussière, et démêler le grain de l’ivraie ; mais ce mot, qui le dira ? cet encouragement qui peut le donner ? En attendant, ils rient, ils chantent, ils mangent leur morceau de jambon arrosé d’un grand verre de bière ; puis ils s’en vont, flânant par les rues, le nez aux étoiles, enveloppés du manteau troué de don César, et, comme ce pauvre Privat d’Anglemont, essayant de tuer par la marche un sommeil qu’ils ne peuvent trouver dans leurs greniers ouverts.

Peut-être ont-ils raison : la vie est une arène ouverte au vent et à la poussière, où il vaut mieux être spectateur que combattant.

J’étais resté seul sur l’impériale, et l’orage ruisselait sur ma tête ; de temps à autre j’essuyais mon front trop mouillé et contemplais le but de ma course avec une certaine allégresse. Un être, mi-paysan, mi-ouvrier, venait d’attacher à notre char un troisième cheval, et nous gravissions avec lenteur l’effrayante montée des Martyrs. Comme Hippolyte, le cocher,

…Sur ses coursiers laissait flotter les rênes.

L’être dont j’ai parlé, et qui accompagnait la voiture, ne tarda pas à apostropher son camarade, et il s’engagea entre eux une conversation que le bruit de la pluie et des roues ne me permettait d’entendre qu’imparfaitement, mais que je rapporterai cependant dans sa patriarcale et naïve simplicité.

« Quoi qu’tu dis aujourd’hui ? cria l’être d’une voix enrouée, lorsqu’il eut fait une dizaine de pas auprès de son cheval.

— J’t’entends pas, dit le cocher.

— Je dis quoi qu’tu dis donc aujourd’hui ? reprit l’être toujours souriant.

— J’cause pas avec toi, t’es trop gamin.

— Quoi qu’tu dis ?

— J’dis que j’cause pas avec toi, t’es trop gamin.

— J’t’entends pas. »

Profond silence ; nous faisons quelques pas, l’être, évidemment troublé de l’insuccès de ses interrogations, réfléchissait profondément. Enfin il reprend :

« Quoi qu’tu disais donc tout à l’heure ?

— Quoi qu’tu dis ?

— J’dis : quoi qu’tu disais donc tout à l’heure ?

— J’t’entends pas. »

Nouveau silence ; l’être se creuse toujours la tête, le cocher conserve une impassible dignité. Tout à coup l’être redresse son regard et ouvre la bouche, mais soudain…

Fût-ce un coup de tonnerre qui effraya les chevaux ? Deux d’entre eux bondirent et reculèrent ; le cocher asséna un violent coup de fouet ; les chevaux bondirent de nouveau et tentèrent de se cabrer. Un craquement : le timon se cassait ; l’être recula sur le trottoir, et voilà que nous descendîmes en arrière toute la rue que nous venions de grimper avec tant de peine.

Je dis nous, parce que je compte mon cocher ; j’étais, comme je l’ai annoncé, resté seul sur l’impériale. En vain mon compagnon frappait-il ses chevaux, et accumulait-il sur leur dos les coups de fouet et les épithètes blessantes, nous roulions avec une vélocité de plus en plus épouvantable.

Soudain un arrêt : je n’ai que le temps de recommander mon âme à Dieu, tout en cramponnant mon corps aux barres de fer par le secours de mes deux mains ; la voiture chancelle, s’assied sur le côté, et je tombe sur le trottoir… Hosannah et miracle… sur mes deux pieds.

Immédiatement, sans attendre trois cents personnes qui accouraient semées de sergents de ville, pâle, éperdu, la peur talonnant mes jambes, je pars comme une flèche, je cours, je fuis, et ne m’arrête qu’aux premières marches de mon escalier, les deux genoux fichés au parquet, tendant vers ma bonne effarée des mains suppliantes, embrassant l’autel domestique, et


Ainsi se termina mon voyage. Me reprendra-t-on à me mettre en route pour quelque autre partie du globe ? Hélas ! bon lecteur, il ne tiendra qu’à vous. Que le livre ne suive pas l’auteur dans sa chute, ou du moins qu’il se retrouve comme lui sur ses deux pieds, et peut-être… peut-être…

Mais vous vous en moquez, n’est-ce pas ? Et moi aussi.