Le tour du monde parisien/II/I

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les voyages. — une idée. — charenton. — les paysans de paris. — mon ami fritz. — le canot de mon ami fritz.


Lecteur, j’adore les voyages, non pas ceux qui se donnent pour but la découverte de quelque île océanique, ou la civilisation d’une tribu de sauvages impossibles à civiliser, mais les voyages simples, faits sans grand effort, sans grandes dépenses, sans gloire à acquérir ; un de ces voyages pour lesquels on part, le parapluie d’une main et la canne de l’autre, léger de bagage et de pensée, ignorant quel jour on est. Et, comme M. de Marlborough, ne sachant quand on reviendra. Ces courses-là ont pour résultat de vous fatiguer très-peu et d’orner infiniment votre esprit. Ceux qui ne sont jamais sortis de chez eux en ignorent les jouissances, aussi bien que nos voyageurs célèbres. On ne saurait croire combien plus on apprend en une heure qu’en une année, et comme le cerveau s’est plus embelli au retour d’une lente excursion qu’après vingt ans de travaux et de dangers.

Non que je méprise les grands savants : le capitaine Cook et Bougainville m’ont toujours paru les premiers hommes du monde, et je me souviens qu’à douze ans le récit de leurs navigations a failli me rendre fou. Je ne rêvais plus que combats et naufrages, tempêtes et anthropophages, et parfois, la nuit, ma mère, effrayée, accourait à mon lit, où je me débattais dans les plis de mes draps, cherchant une planche de salut, comme au sommet des vagues.

Je ne connais qu’une lecture qui fit sur mon jeune esprit une impression plus grande, ce fut celle de l’Orlando furioso. Mais ce n’est pas ici le lieu d’en raconter les suites.

Quoi qu’il en soit, les voyageurs illustres me paraissent ressembler aux mélodramaturges. À nos grands tragiques une situation suffisait pour émouvoir ; et, pour peu qu’il y eût sur la scène un acteur comme Montfleury, le public s’en allait des larmes dans les yeux. Aujourd’hui, le théâtre a changé de face, on croit n’avoir rien vu quand dix mourants ne se sont point pâmés sur les planches, et, le plus souvent, chacun se retire en riant. Trop d’émotion use les cordes sensibles, l’instrument se fêle sous une pression continue. Ainsi de nos aventuriers : pour vouloir tout considérer dans la nature, ils arrivent à être partout éblouis, si bien qu’ils ne voient plus rien. Le voyageur modeste et reposé admire Dieu dans un brin d’herbe.

Pour voyager ainsi, il n’est pas nécessaire d’avoir un grand courage ni un profond amour de l’humanité, il faut cependant aussi beaucoup de qualités précieuses.

La première est d’être poète : oh ! mais entendons-nous, je ne dis point poète qui fait des vers ; je dis poète qui les pense ; id est, il faut que l’homme, pour trouver du plaisir dans la contemplation des moindres effets de la nature, des plus petits objets de la vie, il faut que l’homme aime ces effets et s’enthousiasme pour ces objets. Or, cet homme doit avoir un cœur plus tendre que les autres, et quel cœur est plus tendre que celui d’un poète ? Donc le poète est plus appelé que personne à partager mes goûts.

Puis il faut un petit grain d’observation, beaucoup de gaieté pour rester calme dans les hasards, les petites misères étant beaucoup plus insupportables que les grands malheurs ; enfin {ces dernières qualités ne sont point inhérentes à ma personne), il est de première nécessité de ne professer aucun état lucratif, d’avoir du loisir et de n’être point pressé d’arriver.

Ayant découvert les omnibus qui m’ont valu un procès gagné par moi et mes amis de l’Illustration, et, par suite, ayant rappelé à vos yeux une partie de ce grand Paris, que vous connaissez tous si imparfaitement, je m’étais retiré dans ma solitude, comme le rat dans son fromage, j’y vivais en paix, espérant avoir payé ma dette à l’humanité. Je comptais que cette vieille décrépite ne me demanderait plus rien. Son exigence s’est manifestée dernièrement sous la forme de plusieurs lettres élogieuses.

J’ai été flatté : un homme flatté est toujours vaincu. Machinalement, après avoir lu ces encouragements, j’ai entrepris de tailler ma plume (j’ai la faiblesse de me servir de plumes d’oie). Mon canif a fait des siennes ; ma plume s’est brisée et a refusé jusqu’au bout de lui obéir.

J’ai dû me lever, marcher jusqu’à la croisée, et, ne sachant que faire, battre obstinément sur les vitres un roulement continu.

Il n’y a peut-être pas au monde d’exercice plus propre à inspirer la pensée. Je connais des gens qui regardent au plafond, d’autres qui se tirent l’oreille avec un sourire narquois pendant le travail. Il en est qui froncent le sourcil ; j’en sais un dont les facultés ne s’éveillent que lorsque sa plume flatte amoureusement sous le pli de son oreille gauche. L’oreille droite n’a point d’effet. Dès que la plume a quitté son poste, il devient impossible à mon ami de déterrer une seule idée.

Moi, j’attaque d’ordinaire ma Muse à l’aide du roulement sus indiqué. Je ne saurais expliquer par quel phénomène s’exercent ces sortes de fascinations, relatives sans doute à notre nature. Elles existent : c’est assez.

Quand j’eus battu trois marches et deux charges, l’idée vint.

Elle vint comme viennent les idées, toutes nues, en sorte qu’à moins d’être peu chastes, il nous faut, avant de les recevoir, les habiller convenablement.

Celle-ci consistait en un projet de voyage. Mais où ? comment ? deux mots plus féconds et plus gros qu’ils n’en ont l’air.

Remonter sur mon omnibus ? croyez-le, lecteur, cette fatale pensée ne me fut pas plus tôt venue qu’elle disparut, emportée par le vent du printemps. La manière dont s’était terminé mon voyage m’empêchera à jamais de le recommencer. Je murmurai une seconde fois : jamais ! et l’idée s’envola comme elle était venue.

Où ? je songeai que je ne devais pas m’écarter de Paris, car j’avais encore beaucoup de choses à y voir.

Le mode de locomotion m’inquiéta davantage. Je me remis à battre une charge. La source jaillit, je saisis mon chapeau et je partis pour Charenton.

Charenton est une petite ville ou un petit village, comme vous le voudrez, placée ou placé dans une situation des plus agréables et des plus pittoresques. À cheval sur la Marne, elle n’est éloignée que de quelques minutes de l’admirable confluent dont j’aurai bientôt à parler. Ses maisons sont en général petites et bossues, deux défauts chez les hommes, deux qualités dans les maisons.

La dernière fois que j’étais allé dans cette ville, ç’avait été dans le but d’y visiter le camp de cavalerie. C’était alors une animation, un tohu-bohu dont la province ne saurait se faire aucune idée. Ce jour, tout avait changé de face ; la solitude avait remplacé la foule, le silence succédait aux bruyantes clameurs. Plus de pantalons garance, plus de vestes bleues, orange et or. Quelques paysans traversaient le pont, conduisant des charrettes chargées de moellons.

Les paysans de Paris ne ressemblent pas plus aux paysans de la province, que les maisons à cinq étages de notre ancienne banlieue ne ressemblaient aux pignons évasés des cités gothiques. Le département de la Seine renferme des campagnards tellement viciés par le contact de la grande ville, qu’il serait impossible de croire à l’indigénéité de ces hommes, s’ils ne vous montraient du doigt les maisons qu’ils habitent. Tout en eux révèle l’ouvrier ; ils ont de plus que lui l’aisance et le bien-être, mais ils n’ont pas, comme lui, les élans généreux.

Si le dicton : jurer comme un charretier, n’était pas plus ancien que moi, je croirais qu’il dut prendre naissance le jour où je passai sur le pont de Charenton, et où je m’arrêtai, appuyé d’une main sur la balustrade, autant pour attendre le défilé des chevaux que pour contempler le soleil qui mourait à l’horizon.

Si chaque blasphème mérite un jour d’enfer, je gage pour dix mille ans, portés sur le registre du destin, au nom des braves gens qui passaient là.

Un chrétien aurait dit : Pauvres âmes !

Sur ma foi, je n’eus pas le courage de m’apitoyer sur leur compte, et, regardant les chevaux dont les jarrets vigoureux ployaient sous le poids, tandis que les lanières cinglaient leurs flancs, je me pris à murmurer :

« Pauvres bêtes ! »

Maintenant il est temps de vous dire pourquoi j’étais allé à Charenton.

J’étais allé à Charenton pour voir mon ami Fritz.

Il est impossible que vous ne connaissiez pas mon ami Fritz. Si vous ne l’avez vu hier, vous le verrez certainement demain. Mon ami Fritz, sans avoir le talent de Méry, partage avec ce dernier une singulière faculté, la puissance de se trouver dans plusieurs endroits au même instant à la fois.

Aussi, de même qu’il n’est personne qui n’ait aperçu Méry à une heure quelconque, il n’est personne non plus qui n’ait vu une fois au moins mon ami Fritz.

Seulement, le nom de Méry passant d’une oreille à l’autre, on le connaît, tandis que chacun coudoie Fritz sans penser à lui demander pardon.

Mon ami Fritz est éternellement vêtu, hiver comme été, d’un pantalon blanc, d’une jaquette blanche et d’un gilet blanc. Il prétend que cette couleur est de toutes les saisons, et voici sur quelles raisons il se fonde.

« Le blanc, dit mon ami Fritz, étant, d’après tous les physiciens, la couleur la plus propre à refléter les rayons de chaleur, il s’ensuit que, l’été, les vêtements blancs ne permettent point aux rayons solaires d’arriver jusqu’au corps humain. L’hiver, comme au contraire notre calorique vital atteint un degré infiniment supérieur à celui de l’atmosphère, lesdits vêtements empêchent ladite chaleur interne de s’échapper dans l’espace. Et voilà pourquoi la jaquette blanche devrait être l’uniforme de tous les êtres civilisés. »

Je vous dirai en confidence que Fritz a encore une meilleure raison à vous apporter. Cette raison tient à l’histoire de sa vie intime.

Fritz est jeune ; une respectable famille lui a donné le jour, et Paris est censé lui apprendre des notions de droit civil, que la puissante cité néglige peut-être de lui inculquer suffisamment. Le père de Fritz, se séparant de son fils bien-aimé, lui octroya deux grâces, après lesquelles le jeune homme était tenu de ne plus rien demander à l’auteur de ses jours, pas même une pension alimentaire. Ces grâces consistaient : primo, en ce que ledit Fritz entrerait chez un avoué, et y gagnerait son existence, estimée à 1,200 francs de rente ; secundo, en la connaissance qu’on lui fit faire d’un certain tailleur, brave homme, très-bien achalandé, et disposé à créditer mon ami aux dépens de la bourse paternelle.

Fritz partit, et, comme il y avait en lui l’étoffe d’un garçon original, il usa ou plutôt abusa ainsi des deux faveurs.

Il n’alla pas même rendre visite à l’avoué ; en revanche, il cultiva régulièrement la connaissance du tailleur.

La quantité de redingotes, d’habits, de paletots, de pantalons et de gilets qu’il commanda à ce dernier est incalculable. Vous la concevrez, quand je vous aurai dit que Fritz ne porta aucun de ces vêtements, mais les revendit tous au rabais à un estimable commerçant, habitué des carrefours et du quartier latin.

Cette première entreprise ayant eu un succès inespéré, Fritz a continué sur de semblables bases. Aujourd’hui ce genre d’affaires forme son unique revenu.

Fritz commande, ne paie pas et revend. Le tailleur s’étonne bien d’une telle consommation d’habits, mais il est sûr de l’acquit des notes, et ne s’en tourmente pas. Quant au papa, un jour viendra…, mais ce jour n’est pas venu ; en l’attendant, Fritz a loué une fort jolie chambre à Charenton, pour fuir la cherté des loyers, et porte assidûment des vêtements champêtres, y trouvant une économie incompréhensible au vulgaire.

Le blanc est une couleur excessivement désagréable aux marchands d’habits : c’est la seule qu’ils ne prennent à aucun prix, sous prétexte qu’elle se détériore avec rapidité.

Ce simple trait de la vie de mon ami vous le fait admirablement connaître. Vous le voyez d’ici, n’est-ce pas, tel que je le rencontrai, le soir dont je vous parle, étalé dans une vieille bergère, au coin d’un feu nécessaire, et tenant entre ses lèvres lippues une énorme pipe en écume.

Une chandelle achevait de brûler sur la cheminée, et répandait une odeur cadavéreuse.

« Bonjour, Fritz.

— Tiens ! c’est toi. Bonjour. »

Il se leva à demi et me désigna un fauteuil, qui aurait pu passer pour une chaise, les deux bras ayant disparu dans une circonstance que je n’ai pas à faire connaitre.

« Pardieu ! dit Fritz, que viens-tu faire ici ?

— Te proposer un voyage. »

Fritz bondit.

Il faut vous dire que Fritz est l’être le plus casanier que porte l’univers. Parlez-lui de quitter sa chambre, il vous rudoiera ; il vous assommera, si vous prononcez devant lui un nom géographique quelconque.

Aussi me hâtai-je de continuer mon discours en ces termes :

« Si tu refuses de m’accompagner, parle. Tu ne refuseras pas de me prêter ton canot. »

Fritz a un canot, un superbe canot bleu et vert, orné d’avirons jaunes et de bancs couleur chandelle fumeuse. L’un des motifs de sa retraite à Charenton fut le désir d’économiser quelque argent pour l’achat de ce meuble ambitionné.

« Que diable veux-tu faire de mon canot ? dit-il, tu ignores la manœuvre. »

En prononçant ces mots, Fritz me regarda dédaigneusement et fit un mouvement d’épaule fort significatif.

Je m’inclinai devant la supériorité que possède relativement à tous les mortels un vrai canotier parisien, et je répondis humblement :

« J’avoue que ma science est loin d’égaler la tienne. Je nage peu, je rame mal, et je suis incapable de virer de bord avec précision. Aussi, à ton défaut, je compte réclamer le secours d’un paysan ou d’un pêcheur des environs. J’ai connu un vaste projet. »

La pipe de Fritz était finie ; il la posa sur la cheminée, fit claquer sa langue contre son palais, but un grand verre d’eau et parut m’écouter,

« Je pars de ton domicile, continuai-je avec l’accent d’un homme convaincu de la beauté d’une idée qu’il expose ; je m’élance sur la Marne ; j’entre en Seine (de grâce, n’y trouve pas un calembour) ; je m’abandonne au courant, et je traverse Paris sans hâte et sans frayeur, embarquant sur mon bord des vivres pour six mois. »

Je ne saurais mieux vous peindre la physionomie de mon ami Fritz, qu’en comparant ses yeux à des portes cochères armées de lanternes, et sa bouche à un tuyau de poêle tronqué.

« Pourquoi faire ? » dit-il.

Il y avait dans ce « pourquoi faire ? » une telle naïveté de stupéfaction que je n’osai m’en offenser.

« C’est bien simple, lui dis-je : pour voir, pour comparer, pour méditer, pour chanter. »

Cette accumulation d’infinitifs agrandit l’ouverture de ses lèvres : il me crut fou.

« Veux-tu me suivre ? continuai-je ; tu auras le mot de l’énigme,

— Je le veux, dit-il, ne fût-ce que pour apprendre combien de verres de champagne tu as épuisés avant de me faire l’honneur de ta visite. »

Nous sortîmes. Derrière la maison de Fritz est un petit jardin, mignon comme une bonbonnière ; il n’y manque que le couvercle incrusté de dentelles.

Figurez-vous une circonférence de gazon ; à travers le cercle se promènent six petits sentiers d’une régularité parfaite. Ces sentiers entourent un pareil nombre de plates-bandes, où fourmille le plus étrange semis de fleurs blanches, roses, jaunes, bleues, grandes, minces, courbées ou droites, flexibles ou raides ; des fleurs, des fleurs, et partout des fleurs : pralines ou dragées, pastilles ou bonbons à liqueur.

Le sentier du milieu conduit à une porte, ordinairement fermée par deux gigantesques verrous.

Fritz tira les verrous ; nous passâmes.

La Marne coulait, noire et profonde, obscurité humide dans l’obscurité de la nuit.

Le canot de Fritz était amarré près de la porte.

Nous aidant l’un l’autre, nous finîmes par le décrocher : deux avirons furent jetés au fond de la barque ; Fritz sauta le premier, puis je le suivis, traînant à ma suite un énorme drap de calicot, dont je vous donne en cent à deviner l’usage.

Ce drap mérite un chapitre particulier.