Le tour du monde parisien/II/II

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ii

la voile. — paré à virer. — nuit de printemps. — vivre ! — l’homme est né gourmand. — bercy. — beaufumé.


Ce drap était tout simplement… une voile,

C’est beaucoup vous avoir fait attendre le mot d’une énigme fort simple, et je n’ai pas grand’chose à vous dire de plus, sinon que ce large morceau de calicot était quadrangulaire, déchiré et recousu en quelques endroits, et que la blanchisseuse n’avait pas dû depuis longtemps faire de grands bénéfices sur son lessivage.

Je fis pénétrer ce drap dans le bateau à la sueur de mon front.

Fritz l’assujettit au mât, au moyen d’une corde excellente, nos quatre bras réunis élevèrent le mât dans les airs, et la voile flotta sous le vent.

Mais Fritz se hâta de la reployer autour du mât, puis il l’entoura de trois ou quatre brasses de corde, et s’assit en disant :

« Nous n’en aurons pas besoin. »

En effet, nous devions descendre le courant, et le vent nous poussait doucement dans notre chemin.

Je compris alors l’intention de Fritz, lorsque je le vis bourrer sa pipe, et s’asseoir nonchalamment sur son banc. Le gaillard se chargeait de la manœuvre, et m’abandonnait les avirons.

Or, la manœuvre était inutile, tandis que les avirons devaient parfois aider à fendre l’eau et à maintenir le bateau…

J’allais, contre mon gré, me trouver le plus occupé.

Fritz tint à honneur de ne pas me laisser le moindre doute.

« Pour que notre voyage devienne excessivement agréable, et que tu puisses observer les rives à ton aise, nous allons, dit-il, courir des bordées. Sais-tu ce que j’appelle courir des bordées ? C’est traverser la Seine en largeur, en même temps que nous la parcourons en longueur, décrire des zigzags, en un mot suivre une ligne brisée, la plus courte, quoi qu’on en dise, pour arriver d’un point à un autre. Tu auras une tâche très-facile.

— Ah ! il y a une tâche ?

— Très-facile. Tu n’as qu’à me laisser agir. À la vérité, il te semblera que je ne fais rien ; mais je serai l’âme du bateau. Toutes les fois que je te crierai ces mots sataniques : Paré à virer, tu t’appuieras sur tes deux avirons, ainsi : puis tu feras jaillir l’eau de deux côtés, soit à droite, soit à gauche, selon que nous nous trouverons à la gauche ou à la droite de la rivière, Comprends-tu ?

— Pas du tout ; mais je vois l’action et j’obéirai.

— Partons donc.

— Et les vivres ?

— Voilà des cigares. Nous nous ravitaillerons en route. »

C’était la première nuit du printemps. La soirée était fraîche et j’avais enveloppé mes épaules d’un grand manteau espagnol, à parements de velours rouge, et dont le collet soutenait un gigantesque gland d’or. Fritz, insensible à la sévérité des autans, n’avait pas même échangé son éternelle jaquette contre une chaude flanelle. Il fumait tranquillement, étendu sur le tillac.

Le vent semait sur l’eau noire des paillettes blanchâtres, qui resplendissaient à la clarté des étoiles. Certes sans la fraîcheur trop vive de l’atmosphère, c’eût été une admirable nuit.

Un fleuve est si beau, lorsque l’ombre donne à sa profondeur l’infini du mystère, et que le silence de la campagne permet à l’oreille du passant d’entendre le bruit harmonieux de ses flots frémissants ! Un passager qui traverse un lac ou suit le courant d’une rivière, pendant la nuit, ou lorsque le crépuscule l’environne de ses demi-clartés folles, n’éprouve pas, sans doute, l’émotion indéfinissable du voyageur perdu sur les mers. C’est un sentiment particulier, qui, pour être moins grandiose, ne laisse pas que d’agiter l’âme et d’enivrer les sens. Il y a quelque chose de terrible dans l’aspect de cette longue nappe d’eau, dont l’obscurité vous cache le fond, et qui prend à vos yeux égarés des proportions indéfinissables. Il s’y joue des monstres plus horribles que toutes les formes inventées par le génie antique, et dont le catholicisme a fait des diables ou des fantômes. Si vous vous penchez sur le flanc de la barque, ces spectres vous appellent, vous sourient d’un sourire infernal ; une attraction magnétique vous farce à les considérer toujours, la morne mobilité des ondes enfièvre vos regards, il s’en faut de bien peu que vous ne vous jetiez les yeux fermés au milieu du gouffre effrayant, sous cette tentation irrésistible qu’on a nommée le vertige, et qu’on pourrait appeler le fluide de la mort.

Fritz ne paraissait pas s’inquiéter de cet effet, qui se faisait sentir puissamment sur les fibres de mon cerveau, et me contraignait à fermer les yeux. Au premier paré à virer, j’obéis trop tard. Mon ami me gronda. Lorsque je lui eus fait part de la sensation que j’éprouvais :

« Bah ! dit-il, c’est le mal de mer du canot. On s’y fait ; et cela se guérit par le cigare. »

Fritz, profondément convaincu de l’efficacité de son remède, me le jeta à la figure.

« Je crois, lui dis-je, qu’il serait plus prudent, pour notre sûreté à tous deux, que nous échangeassions nos places.

— Et mon gouvernail ? » dit-il.

Je remarquai que Fritz avait déployé la voile, et qu’il retenait le bout de la corde par la main.

« Tu comprends, continua-t-il, que je dois opposer ou exposer notre voile au vent, suivant les occasions. Le bateau, sans ce soin, irait à la dérive. Nous ne pourrions courir des bordées.

— Je ne serai jamais canotier, » murmurai-je, en m’apercevant que j’ignorais jusqu’aux premiers principes de la manœuvre.

Les premières rives que nous côtoyâmes, je ne saurais vous les décrire : ne les ayant vues que de nuit, elles ont laissé dans mon souvenir comme un reflet vague, dont il est impossible de caractériser le dessin.

Nous entrâmes bientôt dans la Seine, mon ami Fritz pourrait seul indiquer sûrement de quelle manière. J’ignore absolument quel canal suivit notre canot : les hommes ayant trouvé moyen de faire jaillir des eaux une énorme quantité de presqu’îles, ces presqu’îles se trouvent séparées par tant de bras, qu’il est difficile de distinguer l’endroit précis où les deux rivières se réunissent.

Des connaisseurs assurent que les eaux grises de la Marne ne se mélangent nullement avec les eaux vertes de la Seine. Moi, qui n’ai vu que des eaux noires, je ne puis vous renseigner sur ce sujet. Le paysage est magnifique : je n’y trouve à blâmer que les maisons.

L’humanité a toujours possédé la science du dégât à un point que nul animal ne peut se flatter d’atteindre. La terre nous avait été donnée belle et riche ; aujourd’hui qu’elle est laide et pauvre, nous en accusons Dieu, nous nous plaignons amèrement, et nous ne songeons pas à nous adresser les reproches que seuls nous méritons. Les catholiques rejettent tout sur le péché originel ; les autres, ne sachant trop à quelle cause attribuer les vices de la nature, finissent par assurer que ce sont des vertus, et que nous n’y comprenons rien.

Les uns et les autres se trompent.

Dieu, nous ayant jetés sur la terre, nous a dit : soyez libres, c’est-à-dire, libres d’embellir votre logis, et de le transformer comme vous l’entendrez. Par une malice particulière, il ne nous a pas appris que cette boule allongée n’était rien moins qu’un paradis. Orgueilleux comme les anges rebelles, les hommes se sont mis à l’œuvre, persuadés que, quoi qu’ils fissent, ils ne pourraient qu’orner agréablement leur demeure. Ils ont mis sept mille ans à la détériorer de fond en comble, si bien qu’aujourd’hui leur paradis s’est changé en enfer, et qu’il naît de tous les côtés des philosophes, parfaitement disposés à la rétablir dans son premier état. Il est malheureusement trop tard, car les premiers ouvriers sont morts, et le modèle est perdu.

Cette considération me saute toujours à la tête, toutes les fois que l’idée me vient de parcourir un village. Les petites choses reflètent les grandes. L’homme, qui se vante de posséder la terre, et pour qui cette dernière ballotte dans l’espace, en anéantit les beautés par sa présence. Là où il y avait une forêt, il élève quatre grands murs blancs, que le soleil vient frapper, au grand détriment des vues faibles. Il déracine un arbre pour planter des choux ; il fait sauter des montagnes, et tend sur le terrain quatre ou cinq barres de fer d’une régularité parfaite. Une grande machine résonnante roule avec un fracas ridicule, sur le chemin où galopait le cheval, cette admirable bête à la crinière soyeuse, au cou gracieux, à l’encolure élégante. Il n’est pas jusqu’à lui-même qu’il n’enlaidisse à plaisir, en couvrant sa nudité sublime de vêtements étriqués et noirs comme sa conscience. Une île est inconnue ; semblable à une vierge, elle déploie des richesses ingénues et des trésors multipliés. Jetez-y l’homme, et ce stupide amant, à force de l’étreindre, lui fera perdre ses fraiches couleurs, et rendra méprisables les faveurs de sa ceinture.

Le tout pour vivre, dit-on.

Pour vivre !

Je voudrais bien savoir en quoi et pourquoi c’est une nécessité de vivre.

La plupart des gens qui font des infamies, des sottises, ou qui contrarient leurs goûts, ou qui éteignent leurs passions, et qui ne savent que dire pour se justifier, vous répondent : il faut vivre.

Dites-moi donc, je vous prie, sur quelle base est placé ce principe erroné.

Est-il matériellement nécessaire de vivre ?

Non, puisque nous pouvons nous tuer.

Votre raison doit donc être puisée dans le domaine moral.

Or, quelle est la raison morale qui puisse vous décider à vivre ?

Est-ce la jouissance que nous trouvons dans l’existence ? Mais de deux choses l’une : ou les plaisirs de la vie sont réels, et les peines que vous vous donnez pour vivre vous empêchent d’en goûter aucun ; ou ils sont faux, et dans ce cas pourquoi y tenez-vous ?

Serait-ce que la seule respiration est un bonheur ? L’unique sensation de l’être serait-elle si désirable, que, selon les pères de l’Église, il vaudrait mieux vivre damné que de ne pas vivre ? D’où vient alors que le sommeil est un plaisir ? N’est-ce pas un état où nous n’avons plus conscience de notre vie ? Et cependant le pauvre, après un labeur de quatorze heures, n’aspire qu’au repos du lit. Ce lit représente pour lui sa dose de bonheur terrestre.

Il ne reste qu’un seul motif à alléguer, la volonté de Dieu qui nous a donné la vie, et qui seul peut et doit nous l’ôter. Très-bien ; je ne fais pas l’apologie du suicide, et ne vous le conseillerai jamais. Mais si Dieu vous a défendu de vous tuer, il a dû vous donner le moyen de vivre : autrement il serait injuste. Pourquoi donc vous inquiéter de chercher ces moyens, et ne pas vous fier à la parole du Christ, qui conseillait à ses disciples d’imiter les oiseaux et les lis, qui ne travaillaient point, et qui trouvaient partout leur nourriture et leurs plus beaux vêtements ?

Moi, je crois, voyez-vous, que la seule passion qui pousse l’homme à vivre est la gourmandise.

Pour expliquer toutes les folies humaines, les philosophes vous disent :

L’homme est né orgueilleux.

L’homme est né luxurieux.

L’homme est né menteur.

L’homme est né faible.

L’homme est né sot.

L’homme est né… que sais-je encore ?

Soyez-en sûrs, mes excellents lecteurs, l’homme, avant tout, est né gourmand.

Il ne vit que pour manger, et, pour vous le prouver, prenons un exemple dans l’existence des trois quarts des humains dits raisonnables.

Les trois quarts, ne mettons que les deux tiers si cela peut vous être agréable, travaillent soit à une chose, soit à une autre, mais toujours à un métier qui les ennuie. Les sept huitièmes de ces deux tiers y consacrent leur journée entière ; il ne leur reste donc pour jouir de la vie que l’espace de temps destiné à leurs repas et à leur sommeil. Or, si le sommeil n’est pas la vie, il faut bien qu’ils vivent pour manger, ou… pourquoi vivent-ils ?

Remarquez combien je suis bon joueur. Je ne fais point entrer en ligne de compte, dans cette courte énumération, l’énorme multitude d’esclaves, de peuples opprimés, de femmes emprisonnées, qui parsèment la surface du globe, et je passe sous silence tous les malheureux des siècles écoulés.

De cette gourmandise qui lui semblerait au premier abord inutile, est né, pour le dernier quart des humains, ce besoin factice dont la satisfaction s’appelle le luxe. Le désir du luxe est la gourmandise des grands. Leur table, pour être mieux servie que celle du pauvre, reçoit-elle un homme plus heureux ? Non, sans doute, faibles et puissants ont les mêmes jouissances, les seules pour lesquelles ils supportent la vie, et que, faute d’en trouver un meilleur, il faut bien désigner par ce mot, gourmandise.

Ceci étant avéré, tout homme au cœur plus haut placé que l’estomac ne doit pas s’inquiéter de vivre, par conséquent, il s’emportera contre l’humanité détériorant, dans l’unique but de se procurer une plus abondante subsistance, la beauté terrestre, cette image de la splendeur divine, qui, dans les premiers âges, fut peut-être une compensation de l’absence de l’Éternel.

« Paré à virer !

— Mordieu ! m’écriai-je, ne débarquerons-nous point ?

— Paresseux, serais-tu déjà fatigué ?

— Non, mais je ne tiens nullement à achever un voyage nocturne. Que dirait mon lecteur si je m’amusais à lui raconter les effets de la lune sur les grands arbres ? Il serait en droit de me comparer à ce peintre, à qui l’on demandait un tableau intitulé le Passage de la mer Rouge, et qui traça une large ligne noire sur la toile qu’on lui présentait. Tu connais l’histoire. Où sont les Hébreux ? Ils sont passés. Où sont les Égyptiens ? ils vont venir. »

Un seul mot avait frappé mon ami Fritz, celui de lecteur.

« Je comprends tout, s’écria-t-il, tu veux faire un livre ?

— Pardieu ! serais-tu comme Boutin ? Devinerais-tu les calembours un quart d’heure après leur explosion ?

— Eh bien ! nous aborderons à Bercy.

— À Bercy, soit.

Paré à virer ! »

Connaissez-vous rien d’ennuyeux comme une mouche qui sans cesse revient se poser sur le nez ? En vain vous la chassez, en vain, pour continuer votre travail vous saisissez un plumeau de la main gauche, et vous vous en balayez constamment le visage, au risque d’avaler la poussière laissée par votre domestique ; la coquine saisit l’instant où vous vous y attendez le moins ; elle se glisse dans les interstices des plumes, et, bourdonnant aux éclats, s’enfuit après avoir imprimé sa piqûre à l’objet qu’elle attaque.

Ce supplice intolérable, et qui rendrait fou un homme vertueux, ne saurait cependant être comparé à la torture que j’éprouvais toutes les fois que ce Paré à virer ! sortait des lèvres flegmatiques de Fritz. Toujours ce cri me surprenait à l’instant où quelque rêve enchanteur posait sur moi ses ailes blondes, et le pilote maudit, avec sa clameur d’aigle malade, faisait enlever le pauvre papillon, qui par malheur ne revenait plus.

Je me levais avec des mouvements de rage chroniques, et je remuais mes avirons à faire chavirer le bateau.

L’impassible Fritz avait allumé un cigare à sa pipe, et ne me regardait pas.

Je me sentis saisi d’une folie envie de le jeter à l’eau. Précisément, il s’était levé, se tenait debout, et me présentait le flanc.

J’étendis ma main, mais je la retirai précipitamment.

Un saint effroi du crime que j’allais commettre me glaça le sang dans les veines ; je vis se lever contre moi tous les spectres de la Seine, et une chouette, perchée sur un vieux mur, la même qu’Eugène Sue a dépeinte dans Les Mystères de Paris, me jeta par deux fois ce cri lamentable :

« Assassin ! assassin ! »

Et puis je réfléchis que, si je demeurais seul sur le bateau, je me noierais, et n’aurais pas le temps de faire pénitence.

Je composai donc hypocritement mon visage ; mais, au premier paré à virer, j’arrêtai Fritz par le bras.

« Nous ne courrons plus de bordées.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’elles me font mourir à petit feu. Je te prie en grâce, épargne-moi ton paré à virer.

— Pourquoi donc encore ?

— Parce que je me sens capable de t’assassiner.

— Qu’à cela ne tienne ! Nous prendrons un petit garçon à Bercy.

— Et moi ?

— Toi, tu es un fainéant, tu ne feras plus rien.

— Alors, abordons vite, et passons la nuit n’importe où. »

La barque glisse sur le sable, nous l’attachons solidement à un pieu ; nous gravissons la berge.

Une maison se présente à nos yeux.

À la lueur d’une mauvaise lanterne, Fritz parvient à déchiffrer ces mots, écrits en grosses lettres noires sur une pancarte rouge :

BEAUFUMÉ
donne à boire et à manger

« Bravo ! » dit Fritz.

Et ouvrant la porte hospitalière :

« Saluons les dieux lares ! »

Ces dieux lares étaient dressés sur l’autel ; ils consistaient…