Le tour du monde parisien/II/IV

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iv

si ces messieurs… — minuit. — ils en ont mangé. — faut boire. — l’aurore aux doigts de rose


Si ces messieurs… avait dit l’hôte. Certes, il n’y avait pas de fatuité à espérer que la continuation de la phrase serait celle-ci :

« Si ces messieurs voulaient nous faire l’honneur de partager notre souper. »

Mais, nous l’avons dit, madame Beaufumé ne semblait point partager l’avis de son seigneur et maître, et le repas continua en notre présence et sans notre participation.

Ô misères de la vie ! Croirait-on que la perte de ce pâté, après tant d’efforts honorables faits pour le gagner, remplit nos deux cœurs d’une tristesse profonde, nous enleva tout ce qui nous restait d’appétit, et nous laissa d’une humeur massacrante durant toute la soirée ? Ce fut au point qu’il faillit s’ensuivre une querelle ridicule. Voici l’événement qui pensa l’amener :

Il y avait là, autour de nous (toutes les tables étaient pleines), une quantité de gens hétéroclites, sans aveu, sans blouse et sans casquette. Tous entretenaient une conversation variée et semblaient parfaitement décidés à passer la nuit dans l’établissement. Quelques-uns jetaient sur nous des regards de côté, torvos oculos, que nous attribuions généreusement à l’effet produit par nos paletots. La blouse et le paletot ont de tout temps nourri une haine que leur présence réciproque envenime ; ils sont le chien et le chat des vêtements.

Cette fois cependant il s’agissait de tout autre chose. Nous avons dit, il est vrai, que les gens susdits ne portaient pas même une blouse.

« Sacrebleu ! il faut que ça finisse, dit l’un d’eux à son voisin, mais d’une voix assez haute pour être entendu de tout monde.

— J’y vais, » dit le voisin, et il se leva.

Il s’approcha de l’aubergiste, et tous deux se parlèrent à voix basse. Nous pûmes remarquer qu’une pâleur effrayante envahit le visage empourpré du cabaretier et le fit passer soudain au rose le plus tendre, le résultat du blanc mêlé avec du rouge étant incontestablement le rose. Je ne sais cependant par quelle association de couleurs, du rose tendre la face passa au lilas foncé, puis du lilas foncé au vert bouteille. Là, elle s’arrêta.

« Et moi, murmura le digne homme, et moi qui leur ai parlé du pâté ! »

Cette exclamation révélait une si inconcevable douleur, que nous nous mîmes à frémir de la plante des pieds à la racine des cheveux. Il n’y avait pas à en douter, le mot leur signifiait : nous ; le regard de l’aubergiste fut garant de sa pensée, Mais qu’exprimait cet amer regret ? En quoi avions-nous pu démériter de sa confiance ? Il y avait certainement là quelque chose de mystérieux.

Le mot pâté réveilla d’ailleurs toute notre colère, et nous prîmes une contenance impassible.

En ce moment, l’aubergiste et sa femme se levèrent pour fermer les volets.

Minuit sonnait.

Je vis distinctement Fritz trembler, et, comme il est possesseur d’un nez fort sensible, cet organe s’agita avec une volubilité véritablement surprenante chez tout autre mortel : chez Fritz, c’est l’indice d’une émotion violente.

Fritz tenait le coin du mur, et par conséquent pouvait fixer ses yeux sur toute la salle que, assis en face de lui, je ne voyais qu’imparfaitement. Sans doute cet aspect n’avait rien de rassurant, car Fritz se pencha vers moi et me dit à l’oreille :

« Je crois qu’on va nous assassiner. »

Cette communication était tellement importante, que je m’abstins de preuves pour frissonner.

« Avons-nous des armes ? » murmurai-je tout bas, si bas que l’éclat des volets, frappant sur la boutique, étouffa mes paroles et ne permit pas même à Fritz de les entendre.

Sa réponse était d’ailleurs inutile, et je savais d’avance que Fritz et moi nous étions trop fervents observateurs des lois de notre pays pour avoir en notre possession le plus léger instrument de défense. Le droit d’être massacré sans opposition est l’un des plus chers aux peuples civilisés, et nous avions acquis ce droit par trop de révolutions, pour ne pas en user dans toutes les circonstances de notre vie aventureuse.

La situation était critique ; tous les regards s’enflammaient de courroux ; nulle bouche ne s’ouvrait pour demander une explication ; déjà deux hommes, armés de bâtons noueux, s’étaient postés devant la porte, sans doute pour empêcher notre sortie ; enfin, il ne nous restait plus, à Fritz et à moi, que la sublime ressource de disposer les plis de nos vêtements et de tomber avec grâce, lorsque, en portant la main à ma poche, je sentis que la Providence ne m’avait pas entièrement abandonné.

Le courage commença à circuler dans mes veines, et le sang colora mes joues.

Ma main s’était heurtée contre la crosse d’un pistolet.

« Un pistolet, direz-vous ; mais que me contiez-vous donc tout à l’heure ? »

Silence, cher lecteur ! et vous, messieurs les sergents, écoutez-moi de grâce. Ce pistolet n’était point une arme prohibée ; mais de tous les outils, le plus inoffensif et le plus débonnaire.

D’abord il n’était point chargé et ne pouvait l’être.

Puis, par le moyen d’un coup sec, appliqué sur la culasse, on coupait à moitié l’ustensile de mort, qui s’entrouvrait subitement, laissant apparaître aux yeux étonnés, entre deux compartiments de bois, nonchalamment appuyée sur sa tête…, une large pipe d’écume de mer, non de Kümmer, quoi qu’en dise notre cher Karr.

Vous voyez que tout cela n’était pas bien redoutable.

Mais les assassins sont lâches, puis la nuit était sombre, et les mauvaises lampes du lieu ne projetaient qu’une débile clarté.

Et quand mon pistolet était fermé, il ressemblait, à s’y méprendre, à un réel et vénérable pistolet avec son canon de fer, sa crosse sculptée, son mécanisme Devisme, et cette menaçante gueule ouverte, dont l’effet est si puissant sur le spectateur le plus aguerri.

Parfois il me faisait peur à moi-même. Je le tirai négligemment, et, négligemment aussi, je le déposai à deux doigts de mon assiette entre le pain et la fourchette.

J’avais complétement oublié le pâté.

Un revirement subit s’opéra parmi nos ennemis ; il y eut une longue conversation avec le maître, et l’hôtesse s’avança, vers nous pour nous demander poliment si nous désirions nos chambres.

« Nullement, répliquai-je, nous désirons partir. La carte, s’il vous plaît. »

Avec un machiavélisme bien digne d’une femme, la respectable matrone nous demanda, par hasard, s’il nous serait agréable de goûter un morceau du gigantesque pâté, mis à part dans l’armoire pour le déjeuner du lendemain.

J’hésitai, et cependant j’allais répondre non ; mais un regard de Fritz, regard plein d’un mélancolique regret, changea le monosyllabe sur ma lèvre, et je dis oui.

Le pâté parut triomphant. Après une courte action de grâces, très-courte en vérité, un premier quartier disparut. Dieu et nos lecteurs savent ce qu’il était devenu.

Mais à peine avais-je déposé la fourchette, que l’hôtesse, levant les yeux au ciel :

« Ils en ont mangé ! dit-elle.

— Ils en ont mangé ! dit le mari.

— Ils en ont mangé ! dit la fille.

— Ils en ont mangé ! exclama en chœur l’étrange assemblée.

— Nous en avons mangé ! répétai-je, étrangement surpris de leur surprise panique.

— Serait-il empoisonné ? » murmura Fritz en pâlissant.

Je dus pâlir aussi : je n’oserais cependant l’affirmer, tant la supposition me parut improbable. Un mot de la femme fit tomber ma terreur.

« Oh ! dit-elle en battant des mains, ils en ont mangé, ils ne pourront rien dire.

— Ils ne pourront rien dire, ils en ont mangé, » exclama l’auditoire.

Et l’hôte corpulent engagea un avant-deux effrayant avec sa fille, en répétant sur tous les tons :

« Ils en ont mangé ! ils en ont mangé !

— Sacrebleu ! cria Fritz en se levant, il faudrait pourtant savoir à quoi s’en tenir. En vérité je regrette mon canot ; je regrette étonnamment mon canot.

— Honorables messieurs, commençai-je en pliant ma serviette, vous serait-il loisible de nous expliquer en quoi nous pouvons exciter tant de joie parmi votre bénévole compagnie, lui ayant été si désagréables tout à l’heure, nous ne savons également pour quelle raison ?

— Monsieur, dit l’hôte, je connais la loi…, si je suis condamné, vous le serez aussi. Pourquoi ne le seriez-vous pas ?

— Pourquoi ne le serait-il pas ? répéta le chœur.

— Messieurs, criai-je, un peu de silence. On se croirait à la première représentation d’Œdipe roi. »

Et me tournant du côté de l’hôte :

« Expliquez-moi, mon brave, comment et pourquoi nous pouvons être condamnés.

— Pourquoi ?

— Oui.

— Ne m’avez-vous pas dit que la chasse est prohibée ?

— Je ne croyais rien vous apprendre.

— En vérité ? Mais…

— Mais quoi ?

— Mais, ne vous connaissant pas…, n’ayant pas l’honneur de savoir…, je vous ai confié…, car je le lui ai confié, pas vrai ?

— Vous le lui avez confié, dirent les assistants.

— Que…

— Que ?

— Parbleu ! que je mangeais du gibier… et vous en avez mangé.

— Et ils en ont…

— Arrêtez, criai-je ; par pitié, ne recommencez pas. J’en ai mangé, je le sais… Mais en quoi…

— N’êtes-vous pas inspecteur ?

— Inspecteur de quoi ? vociférai-je.

— Inspecteur.

— Je comprends. Vous croyez que l’État me soudoie pour examiner l’intérieur de vos pâtés…

— Et de ma cave.

— Cela se voit bien au portefeuille de monsieur, dit l’homme qui avait parlé le premier.

— Parbleu ! c’est un portefeuille violet.

— Et il y a un mot dessus.

— Et il y a de l’écrit dedans.

— Voyons, ne vous en cachez pas, monsieur, dit l’hôte. Vous êtes inspecteur.

— Non, non, de par tous les diables, non. Je vous affirme sur mon honneur que l’État n’a pas la moindre confiance en moi ; et la preuve, c’est que ni Fritz, ni moi, n’en avons reçu un sou, à quelque époque et sous quelque prétexte que ce fût. Je ne connais pas le gouvernement ; l’État ne s’est jamais incarné qu’une seule fois en ma faveur… Il avait revêtu la blouse d’un porteur de contraintes, et m’a paru fort laid, ainsi que le petit papier vert, qu’il se permettait de m’apporter, réclamant 4 fr. 95 c., montant de la dette contractée à son égard par son indigne serviteur. L’État ne m’ayant jamais prêté d’argent, je n’ai pas bien compris comment je pouvais lui en devoir. Toujours est-il que cette façon d’agir m’a empêché de cultiver sa connaissance.

— Ce serait différent s’il en était ainsi.

— Savez-vous lire ? »

Le silence régna.

« Quelqu’un d’ici sait-il lire ? »

Le silence régna plus prolongé et plus profond.

L’hôte cependant le rompit.

« Ma fille que voilà a été deux ans à l’école, dit-il avec orgueil.

— Eh bien ! que mademoiselle veuille visiter mon portefeuille. »

L’hôtesse fit un bond en avant.

« Mossieu, dit-elle, ma fille n’a jamais regardé dans la poche d’un mossieu.

— Allons, pensai-je, la scène se complique… Inspecteur, séducteur ! Décidément il ne fait pas très-bon pour nous dans cette maison. Oh ! les voyages ! Que ne suis-je auprès de mon bureau, les yeux fixés sur ce papier blanc, qui inspire à Gautier tant d’idées mélancoliques et à sa plume tant de folles pensées ; le plus grand plaisir d’une excursion, c’est, je crois, d’en être revenu. »

Fritz avait saisi mon pistolet.

Je me retranchai derrière lui ; et d’une voix lamentable :

« La carte au nom des dieux ! m’écriai-je.

— Et le passage, ajouta Fritz, avec sa magnifique voix de basse.

— Du moment où vous n’êtes pas des inspecteurs, dit le chœur.

— Vous pouvez rester, monsieur, et passer la nuit. »

Je jetai un regard sur la porte… Les hommes et les bâtons avaient disparu, sans attendre la fin de la scène.

« Nous attendraient-ils à la porte ? murmurai-je.

— Il n’importe, dit Fritz… Le danger est moins grand dehors. Nous sommes deux contre deux. »

De la part de Fritz, cette bravade intempestive me rassura. Pour parler ainsi, il fallait qu’il fût moralement sûr de ne rencontrer aucun adversaire.

Je payai, et nous passâmes, moi le premier, Fritz couvrant la retraite avec le pistolet, entre une double haie de têtes inclinées et de dos courbés.

À la vérité, j’avais oublié de réclamer ma monnaie.

À peine sur le quai, nous aperçûmes deux ombres. Elles se promenaient près de notre canot.

J’interrogeai l’horizon. Aucun tricorne, signalant un sergent de ville, ne s’y faisait pressentir.

La chose ne m’étonna pas : j’étais au fait des habitudes de cette louable institution, qui, pour ménager ses représentants, et afin qu’il ne leur arrive rien de désagréable, a soin de ne les poster qu’aux endroits sûrs, agréables et fréquentés. On ne saurait trop louer cette prévenance administrative.

Si la chose ne m’étonna pas, elle me rassura d’autant moins.

Les deux ombres glissaient toujours.

Comme nous demeurions sans avancer, l’une d’elles se dirigea vers nous d’un pas chancelant et aviné. C’était l’un des hommes au bâton.

Le seul mot qu’il nous adressa fut grand dans sa simplicité. Il faut se reporter au temps de Lycurgue, pour retrouver ces apostrophes brèves et incisives, où tout un discours est en germe, tout un avenir en résolution. À ce laconisme il manque un Homère.

« Faut boire, » dit-il.

Saisissez-vous tout ce qu’il y a d’éloquent dans ce mot : Faut boire ! alors que le geste et la contenance accompagnent si bien la voix, alors que la lèvre est épaisse et la démarche débraillée, alors surtout que le demandeur tient à la main un lourd bâton, que les étoiles brillent au ciel, et que personne ne passe sur la route ?

Pour ma part, si l’envie me venait de devenir orateur, je n’étudierais que quatre modèles :

La Philippique de Démosthène, qui fit soulever les Athéniens vaincus et perdre la bataille de Chéronée ;

Le Pro Ligario de Cicéron, qui fit tomber des mains de César une sentence de mort ;

Le discours de Mirabeau sur la hideuse banqueroute, après lequel tous les citoyens vinrent apporter leur or à la patrie ;

Et enfin,

Et enfin le : Faut boire ! de mon estimable interlocuteur, dont le résultat se matérialisa en une pièce de cinq francs, que mon gousset laissa choir dans sa main large et calleuse.

Les abords de notre canot devinrent libres ; nous nous remîmes à l’eau.

« Fichtre, dit Fritz, et notre petit garçon, que nous avons oublié !

— Quel petit garçon ?

— Celui qui devait prendre ta place.

— Je la garde ! m’écriai-je… j’ai horreur des étrangers maintenant. »

Les premiers rayons du jour éclairent le firmament ; l’Aurore, de ses doigts de rose, entr’ouvre les portes de l’Orient, et sur son char…

Vous me croirez si vous voulez, mais j’allais continuer ainsi.

Et pourquoi n’aurais-je pas continué ?

Parce que ces images sont mythologiques, et appartiennent à tout le monde.

Deux défauts pour vous, deux qualités à mon avis.

Au demeurant, et quoi qu’on en ait dit depuis Perrault : quelle religion, quelle poésie sont comparables à la religion et à la poésie antiques ? Connaissez-vous quelque chose de plus gracieux et de plus joli que ceci : l’Aurore de ses doigts de rose, etc. ? Quelle peinture plus fraiche, plus ravissante, plus aimable. La voyez-vous, cette déesse aux longs cheveux d’or, au sein nu et radieux, la voyez-vous, cette beauté au réveil, encore pourpre des baisers de la nuit, écarter discrètement, de cette main aux veines bleues, à la peau souple et transparente, de ces mignons doigts rosés, si digne de l’adoration du monde, la voyez-vous écarter les battants fauves de l’Orient et répandre dans les cieux ces torrents de lumière rutilante, qui s’échappent à la fois de ses yeux, de sa chevelure et de son sourire ? En vérité, n’est-ce pas à donner la chair de poule de désir et d’admiration ? Foin de nos créations romantiques, avec leurs gnomes et leurs démons hideux : salut à la déesse Aurore, dont les yeux rayonnent la beauté, dont la chevelure répand l’amour, dont le sourire promet le bonheur !

Oui, cette image appartient à tout le monde. Je le crois bien : qui voudrait se la voir enlever ?

Ô poésie ! qu’es-tu devenue ?… Pour moi, je ne bifferai point ces lignes, quand je devrais faire pâmer de bonheur tous les professeurs de rhétorique de l’empire.