Le tour du monde parisien/II/V

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J. Hetzel et Cie (p. 157-169).

V

du décret sur les banlieues. — les douaniers. — les écoles de natation. — toilette des femmes. — le café des quatre saisons.


Donc c’était l’aurore ; le spectacle qui se déroulait devant nos yeux était magnifique,

C’est vraiment une grande et belle ville que Paris. Lorsqu’on suit les bords de la Seine et qu’on arrive au pont du chemin de fer qui avoisine les fortifications, le panorama dont jouit le regard est digne d’être chanté par un poète. Je sais qu’on a coutume de fouler aux pieds les merveilles de l’art et de la civilisation, et qu’en particulier le citadin leur préfère de beaucoup les miracles de la nature. Moi-même je ne suis pas exempt de ce préjugé ; la vue de la grande ville n’a pu m’en guérir entièrement ; cependant la maladie est passée à l’état chronique, et je ne sais plus si j’ose avouer tout haut ma préférence.

Je ne vous décrirai pas ce coup d’œil enchanteur. Devant côtoyer et par conséquent voir de près tous les monuments que j’admire de loin, il serait inutile de livrer d’avance les secrets de mon voyage. Puis j’abhorre les répétitions.

Contons plutôt une aventure qui nous arriva à la douane.

On sait qu’aujourd’hui les banlieues ont été réunies à Paris. Pour ma part, je déplore cet acte du pouvoir administratif.

Non que je veuille vous en donner des raisons tirées du budget des finances. Il est possible qu’à ce point de vue la chose soit remarquablement établie ; je m’en rapporte à la prudence de nos gouvernants. Seuls, les yeux des préfets et des chats ont la propriété de lire dans la nuit.

Je le déplore, parce que ce décret tend à détruire les diverses physionomies caractéristiques de cet univers qu’on appelle le département de la Seine. Chaque jour enlève une couleur de ce visage couperosé ; bientôt il ne restera plus qu’une face maigre et pâle, et la France, qui en est le corps, se revêtira peu à peu d’une teinte uniforme, qui la rendra aussi laide et aussi chétive que la déesse Pacht des prêtres égyptiens.

Plus de types, plus d’individualités, plus de vie. La nation ne sera plus qu’un vaste couvent, où le son de la cloche fera marcher à heure régulière une bande de moines blancs dont les robes, fabriquées sur un même modèle, déguiseront les contours sous une laine épaisse et rude.

Alors ce sera peut-être un riche gouvernement ; mais, avouons-le, ce sera un pays terriblement ennuyeux. Alors c’en sera fait de mes voyages, et l’honnête homme, en demeurant dans son lit, verra sa belle patrie dans ses quatre murailles.

Comme on le sait, j’étais demeuré investi des fonctions de rameur ; je commençais à m’en acquitter avec une fidélité digne d’éloges, lorsque, à peu de distance de la terre, Fritz arrêta du geste le balancement que j’allais imprimer à l’aviron.

Ce geste fut énergique, et j’y dus obéir.

Fritz me montrait du doigt une cabane informe, où sont momentanément logés les employés protecteurs des droits publics.

Dans mon ignorance, je demandai à Fritz :

« Qu’est cela ?

— La douane, répondit-il.

— Est-ce qu’il est absolument nécessaire que nous rendions visite à ces messieurs ?

— Absolument.

— Cependant, du poste qu’ils occupent, ils doivent voir notre bateau vide ?

— Sans aucun doute.

— Eh bien ?

— Eh bien ! nous n’en devons pas moins à la politesse de leur serrer la main ou de les saluer.

— Ah ! la politesse exige…

— Certainement, c’est dans ce seul but que l’édilité parisienne les a placés à la porte de sa ville.

— L’édilité parisienne est bien aimable. Je croyais cependant…

— Quoi ?

— Que ces gens-là visitaient les bateaux.

— Un peu pour sauver le principe ; mais ce n’est qu’un prétexte pour couvrir leur galanterie : tous les bateaux sont vides. »

Nous abordâmes.

Deux messieurs parfaitement couverts se tenaient debout sur la rive.

L’un d’eux, sans proférer une parole, descendit dans le canot.

« Vous n’avez rien à déclarer, messieurs ? » dit-il, après avoir minutieusement visité toutes les planches.

Je me levais sans répondre, afin de rendre mes hommages à ce dévoué fonctionnaire, lorsque Fritz fit retentir comme un sonneur son effrayant : Paré à virer !

Je bondis sur la rame, et nous partîmes.

Et…

Et le malheureux douanier, dont la jambe gauche était seule hors du canot, tandis que la droite se balançait amoureusement sur notre bord, prévoyant un écartement violent, s’affaissa sur lui-même, et disparut dans l’eau douce.

Mais le vent gonflait la voile, et nous filions à l’heure un nombre considérable de nœuds.

Je laissai la rame, et je regardai Fritz. Il était fort pâle.

« Filons, dit-il, et rapidement. Ils sont capables d’envoyer un bateau à nos trousses.

— Crois-tu ta victime avariée ?

— Ta victime…

— La tienne.

— La tienne. N’as-tu pas donné le coup d’aviron ?

— Ne me l’as-tu pas ordonné ? N’es-tu pas mon chef ?

— Il n’importe. Voguons à la dérive. »

Et le canot, confié au courant, glissa comme une plume sur l’onde de plus en plus verdoyante et fauve.

La plus grande difficulté pour le canotier n’est pas de se laisser conduire par le vent, c’est de savoir traverser les ponts. La plus grande frayeur parcourt toujours mes membres, lorsque nous approchons de ces gigantesques murailles de pierre, où notre coquille de noix se briserait en mille pièces ; et j’envie le sort de ces rares passants, qui traversent la hauteur en jetant sur notre barque un regard de profond dédain.

Ce que nous rencontrons de plus fréquent et de plus curieux, ce sont des affiches plaquées sur des planches et soutenues par un bâton. Toutes ces affiches se signalent par un mot, tracé en majuscules énormes :


DÉFENSE.

Défense de se baigner dans cet endroit.

Défense de pêcher dans ce bras.

Défense de descendre cet escalier.

Défense de laver son linge.

Défense de passer.

Défense de demeurer.

Défense de cracher.

Défense de se moucher.

Le tout sous peine d’amende et d’arrestation immédiate.

Avouons que ces terribles restrictions apportées à la liberté individuelle n’ont pas de conséquences aussi funestes qu’il semblerait à première lecture. On viole si fréquemment l’ordonnance, et la bénignité des surveillants est telle, que je ne sais pourquoi l’autorité laisse subsister ces affiches, qui n’ont d’autre résultat que de porter atteinte à sa considération. Peut-être est-ce pour l’ornement de la rive,

La première ordonnance est la plus transgressée. Il semble que le costume d’Adam ait des charmes particuliers pour les citadins, enveloppés quotidiennement de la racine des cheveux à la plante des pieds. On sait qu’à Paris il n’y a pas de jour dans l’année où l’eau soit propice à la baignade ; la Seine est une rivière dangereuse, dont l’onde est presque croupie ; puis le soleil, ne donnant jamais deux jours de suite, ne peut parvenir à changer en tiédeur la glace liquide qui s’agite entre ses deux bords. Il n’importe. Le bourgeois de Paris quitte clandestinement sa maison, abandonne sa femme, ses enfants et son médecin ; il est au mois de juillet, il est au mois d’août ; s’il fait froid, il devrait faire chaud ; si le soleil ne paraît pas, il devrait paraître ; le bourgeois est dans son droit, Dieu seul est dans son tort. Mais les rhumatismes ? Le bourgeois les brave ; il brave bien les procès et les sergents de ville ! C’est peut-être le seul article de la loi qui n’obtienne ni son respect ni son obéissance ; c’est dans cette unique occasion qu’il néglige les avis salutaires de la police, cette reine qu’il salue d’ordinaire avec un sourire courtois. Le bourgeois ne chasse pas sans permission ; il pêche rarement sans s’informer s’il ne choque en rien les arrêtés, il ne chante point passé minuit ; il n’attache point de pots de fleurs à sa fenêtre. Mais lorsque le bourgeois se sent pris du désir d’étendre ses membres corpulents sur le sein de la nymphe des eaux, c’est en vain qu’une armée voudrait l’arrêter : il marcherait contre leurs canons : tout endroit lui est bon et légitime ; il ne reconnaît à personne le droit de lui plaquer son vêtement sur la poitrine ; il préférerait qu’on le lui volât sur la rive.

À défaut de la force, il emploie la ruse. Et, tout bien considéré, n’en est-il pas réduit là ? Il a, me direz-vous, les écoles de natation. Dites plutôt qu’il ne les a pas.

Les écoles de natation sont à elles-mêmes et à un petit nombre d’habitués.

Puis, voulez-vous que je vous dise ce que c’est qu’une école de natation ? Aussi bien nous en côtoyons une, et je puis vous la décrire.

Figurez-vous un carré de planches, baignant dans l’eau. Cela forme une cabane, à peu près semblable à une baraque de saltimbanques, et, comme cette dernière, coloriée diversement. Un drapeau surmonte le faîte : le drapeau est aujourd’hui l’ornement de toute maison qui sert ou croit servir à quelque chose. Entre ces planches, il y a de l’eau ; cette eau forme un grand bassin ou réservoir, dans lequel on descend par quelques marches ; il est d’ordinaire divisé en deux parts : l’une où l’on peut se noyer, pour les amateurs : l’autre, où l’on prend également pied partout : c’est, je crois, le terme consacré. Au bout du bassin s’ouvrent des cabines microscopiques, où chacun a le droit de se déshabiller et de se rhabiller, dans le cas toutefois où les vêtements n’ont pas été saisis par le voisin. J’ai toujours trouvé bizarre qu’on crût devoir se renfermer loin des yeux jaloux, pour se débarrasser des vêtements nécessaires, lorsqu’une fois revenu à l’état de nature, on ne craint pas d’ouvrir sa porte et de marcher gracieusement vers les eaux à travers trois cents personnes. Je crois que la pudeur consiste simplement à dérober à tous les yeux son gilet de flanelle et ses jarretières, shocking !

La toilette des femmes ne renferme-t-elle pas les mêmes mystères ? Ayez le malheur de pénétrer dans un cabinet de toilette : si le cou de votre intime amie n’est pas chastement recouvert d’un épais fichu, elle se sauvera dans les bras de sa femme de chambre, en poussant des cris affreux. Si vous la rencontrez dans la rue, elle sera honteuse si la boue qu’il fait vous force à deviner sa cheville. Mais au bal, c’est très-différent. Deux mille personnes peuvent contempler ses épaules ; elle ne rougira pas. Si c’est en carnaval, elle se vêtira en Écossaise, et ne songera pas que sa jupe est fort courte.

Et si c’est aux bains de mer… je sais que le vêtement adopté par nos femmes est fort laid, et qu’on n’a pu les empaqueter ainsi de flanelle rouge que pour détourner les regards de l’artiste. Mais il n’y a pas que des artistes aux bains de mer ; et, quand la flanelle est mouillée, elle atteint à la simplicité antique. Puis, la même qui n’oserait se laisser aller, dans la valse, aux bras d’un beau cavalier, jettera sans crainte son corps charmant et presque dépouillé dans les larges mains d’un baigneur.

Il est vrai qu’un baigneur n’est peut-être pas un homme.

Le monde est plein de contradictions semblables. J’ai habité une ville passablement dévote. La haute société n’eût pas mis les pieds au théâtre ; Athalie lui semblait une pièce immorale. Mais elle conduisait ses filles dans les baraques de marionnettes, applaudissait à la Tour de Nesle, et regardait, avec jubilation, les danseuses et les écuyères du Cirque. À Paris même, on assiste aux ballets de l’Opéra et aux comédies de Molière ; on écoute la musique enivrante des Italiens ; mais il faut se déguiser pour entendre un vaudeville,

La vertu ne serait-elle qu’une convention sociale ?

Je reviens à mes moutons ; c’est-à-dire à mon école.

Il y a des écoles de natation pour les hommes ; il y a des écoles de natation pour les femmes.

Les premières ne sont pas couvertes ; on a tendu des bandes de toile sur les secondes. Nous ne blâmons pas ces bandes de toile, quoiqu’on eût pu mieux faire : nous demandons seulement pourquoi cette différence, ces messieurs étant, d’habitude, moins rigoureusement vêtus que ces dames.

Tous ces bains froids sont d’ailleurs à fort bon marché, comme le témoignait, il y a quelques années, l’affiche d’un industriel, affiche ainsi conçue :

« Bains à fond de bois pour les dames à quatre sous. »

On fit remarquer à cet industriel l’impertinence contenue dans la fin de sa phrase, qu’il a reformée ainsi :

« Bains à quatre sous pour les dames à fond de bois. »

Ne vous fiez pourtant point à ces annonces. Ce sont de ces bons marchés qui ruinent.

Dans le bain, rien n’est compris que l’eau ; c’est une ruse de commerce. Tous les accessoires, vêtements, personnel ou autres, se paient à part, et fort cher. Quelque part où vous alliez dans notre ville, il est nécessaire de porter sur soi le quintuple de la somme annoncée à la porte.

Ou il n’y a personne au bain, ou il y a trois cents individus dans un local qui en contiendrait cinquante à grand’peine. Ces trois cents individus barbotent dans une eau saumâtre, ou plutôt, serrés les uns contre les autres, grelottent à la même place durant les quelques minutes qu’ils attribuent eux-mêmes à ce plaisir. Or, il y a environ dix écoles à Paris : donc trois mille personnes ainsi occupées.

Mais songez que cent mille bourgeois, envieux à la même heure de la même récréation, attendraient à la porte s’ils respectaient la loi. Ne sont-ils donc pas excusables de fuir à la recherche de bords plus paisibles, d’une onde plus pure et moins fréquentée, et d’où l’on ne soit pas obligé, au sortir du bain, de retourner se laver chez soi ?

Ne vous indignez donc pas trop si vous rencontrez comme moi, à quelque détour du fleuve, précisément sous l’écriteau de la défense, quelque gentleman gravement occupé à s’essuyer les bras avec une serviette mouillée.

Personne d’ailleurs ne s’aventure jusqu’à l’eau pure de la Marne. On étonnerait beaucoup les Parisiens, en leur apprenant la différence qui existe entre la rivière et le fleuve, et comment ils devraient préférer la première. Bien des gens ignorent qu’il y ait diverses espèces d’eaux et qu’elles se bonifient ou se gâtent suivant les lieux qu’elles traversent, le sable ou les cailloux de leur lit, les corps et les objets qu’elles charrient. Ne prétend-on pas, à Chalon-sur-Saône, que le bourgeois de Paris croit à l’existence indéfinie du même fleuve ?

Un jour, dit-on, quelqu’un, montrant la rivière à un commis voyageur, lui faisait remarquer la beauté de la Saône.

« Ah ! vous appelez cela la Saône ? dit le commis.

— Mon Dieu ! oui.

— À Paris, nous disons la Seine. »

La chose est historique, ne nous en déplaise à tous.


« Amis, la matinée est belle,
« Sur le rivage assemblons-nous. »

— Tu chantes ? dis-je à Fritz.

— Que faire en un canot, à moins que l’on n’y chante ? et toi ?

— Moi, j’ai faim. » Pour toute réponse, Fritz bourra sa pipe, l’alluma et s’étendit sur le banc de quart.

« Que prétends-tu faire ? m’écriai-je en le secouant.

— Fumer, puis dormir.

— Et moi ?

— Toi, tu as faim : mange.

— Cela t’est facile à dire. Nous n’avons rien. Et si je dirige mal le bateau ?

— Eh bien !

— Eh bien ! nous ferons naufrage, et je me noierai.

— Mon cher, dit Fritz en soulevant nonchalamment sa tête, il y a un proverbe oriental ainsi conçu : « Mieux vaut être assis que debout, couché qu’assis, et mort que couché. » Ainsi laisse-moi tranquille.

Et il retomba.

La Gare est traversée. Nous voici entre le Jardin des Plantes et un monument superbe. Il faut absolument que je sache quel est ce monument.

J’avise un gamin sur le quai.

Ohé ! m’écrié-je avec ce renfoncement des narines et cette dilatation de la lèvre supérieure si chers aux amateurs de la Seine.

— Ohé ! du canot !

— Qu’est-ce que c’est que cela là-bas ?

— Cela ! c’est un pompier. »

Un respectable membre de cette association passait, en effet, devant la maison.

« Non, cela qui est derrière ?

— La maison ?

— Oui.

— Eh ! c’est le café des Quatre-Saisons.

— Merci bien.

— C’est tout ce que vous donnez ? »

Choqué dans mon amour-propre, je détournai passivement la tête, et le canot passa fier et impassible.

Quelques instants après, je me trouvai fort heureux d’avoir rencontré ce gamin. Dans la campagne, un paysan ne m’eût rien demandé, mais il eût ri de son rire ironique et m’eût répondu :

« Uh ! uh ! Mossieu, vous savez mieux que moi ce que c’est. »

Le Parisien oblige d’abord, et demande après ; le paysan ne réclame rien, mais n’oblige jamais. Où est l’homme qui rend le service et remercie l’obligé ?

Un café ! Ainsi c’était un café que ce palais. Moi, homme, fils d’un homme, j’avais le droit d’entrer là pour 50 c. ; j’avais le droit de m’asseoir sur ces divans ; j’avais le droit d’y casser des vitres, en les payant ; j’avais le droit de m’y voir dans les glaces de Venise, en compagnie d’ouvriers en blouse et de femmes décoiffées.

Et sur la façade de cet édifice, Flore, Cérès, Pomone et le vieil Hiver, inexorabilis Hiems, étalaient leurs allégories champêtres, faites de marbre et de mosaïque, à la place même où, il y a cent ans, voltigeait l’enseigne de fer avec sa grossière image coloriée et son rébus primitif, représentant quatre ceps entrelacés, et plus bas, en lettres à demi effacées, ces deux syllabes non équivoques :


zon dine.

Personne n’y avait jamais rien compris ; mais on appelait la maison l’hôtel des Quatre-Saisons.


Qu’on m’aille soutenir, après un tel récit,
        Que les bêtes n’ont point d’esprit.

Et qu’on me dise aussi que la civilisation n’a point son mérite, elle qui change les cafés en palais et quelquefois les palais en cafés.