Le tour du monde parisien/II/IX

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IX

la taverne du lapin blanc. — madame flavie. — les grotesques du haillon.


Cependant Notre-Dame élevait devant nous sa masse imposante ; la Cité nous environnait de toutes parts.

Ce fut jadis un bien singulier pays que la Cité, le repaire des bandits et des forçats libérés. Chose nullement étonnante ; ne vivaient-ils pas à l’abri du palais de dame Justice ? Sa noble châtelaine, impartiale à l’égard de tous les citoyens, se gardait bien de troubler la paix de son territoire, en inquiétant par d’importunes visites le commerce des ménages industrieux.

Ah ! c’était un beau temps pour les tapis francs, que nous a décrits Eugène Sue, tout en déjeunant dans sa salle à manger lambrissée et peinte par Feuchères. Ils existèrent réellement, ces sombres lieux de rendez-vous pour le meurtre et l’impudeur ; seulement je ne crois pas qu’on y signalât jamais un prince Rodolphe ou une marquise d’Harville.

Tapis franc. L’étymologie de ce nom n’indique-t-elle pas la bienheureuse franchise, l’aimable liberté dont jouissaient les hôtes assidus de ces hôtels bénévoles ? Et l’on nous déclare en progrès, aujourd’hui que tout cela est changé, et qu’il n’y a plus moyen pour le moindre petit fripon de circuler dans nos larges rues ou d’exercer son métier dans nos carrefours sans être pris au collet d’une façon peu convenable par un homme habillé d’une tunique noire et ceint d’une épée de gentilhomme. Bon Dieu ! Mais comment ces gens-là vivront-ils ?

Aujourd’hui voulez-vous savoir ce qu’est un tapis franc ? Le Lapin-Blanc vous est ouvert. Mon Dieu oui, ce même Lapin-Blanc dont la cour étroite et boueuse vit cet illustre combat, nommé depuis des coups de poing de la fin. Ce même Lapin-Blanc…, mais rassurez-vous, on y pénètre aujourd’hui sans certificat de voleur et sans titres de prince.

Nuls quartiers ne sont nécessaires ; il suffit de posséder une blouse et une modeste casquette.

Par exemple, je ne vous conseillerais pas de vous y présenter en habit noir. La société, bien que convenable, serait peut-être gênée en votre présence, l’usage de ce vêtement lui étant inconnu. Or, la première condition de toute politesse est de ne point mettre dans l’embarras les gens que l’on visite. Manquer à cette loi est désagréable pour les deux parties.

J’insiste sur ce point par une excellente raison. À la vérité, je ne sais pas, monsieur, si vous vous résoudrez à cette démarche. Pour vous l’éviter, je vous décrirai le Lapin-Blanc, comme si… Mon Dieu, pourquoi mentir ? Je l’ai vu.

Or, vous le savez maintenant, tout en estimant spécialement ces deux états, je tiens à ne point passer à vos yeux pour un voleur ou pour un prince. Je suis poète, c’est bien assez. Quant à la blouse et à la casquette… nous passerons, Si vous y consentez.

C’était Le soir. J’avisai, dans la profondeur d’un sentier ténébreux, une lumière qu’on semblait follement agiter par intervalles inégaux. L’écrivain est semblable à l’enfant : tout éclat nouveau l’attire. Au péril de ma vie, je me dirigeai vers cette lumière.

Une maison se dressa devant moi. Était-ce bien une maison ? N’auriez-vous pas plutôt pris ces quatre murs pour une gigantesque chaudière, dans laquelle bouillonnait sur des charbons un compte plus ou moins rond de suppôts de l’enfer ?

Je ne sais, mais je m’arrêtai devant la porte.

Pas une lumière dans la rue ; quelques ombres blanches que la moralité a peine à définir.

La porte, porte d’allée s’il en fût, donnait sur une cour étroite et d’autant plus noire que la salle voisine paraissait plus brillante. Autant que je pus le remarquer du dehors, cette cour était abominablement malpropre : d’un côté, des fagots entassés, mêlés avec des débris de planches, dont les taches de boue qui les couvraient pouvaient être, par la peur, prises pour des taches de sang. L’amas de ces fagots et de ces planches s’élevait si haut qu’il vint à mon esprit une idée horrible :

« Si c’étaient les débris des incendies et du pillage, et que ce centre en fût le dépôt… »

L’autre coin me rassura. Une douzaine de tonneaux y étaient semés sans ordre, mais s’offraient à vous avec des poses si gaillardes et un air si guilleret, qu’il était impossible de croire qu’en aucune façon ce fussent là des tonneaux de brigands, ou l’apparence serait bien trompeuse. L’un s’arrondissait près du seuil, comme le Roger Bontemps du poète, et, se dandinant alternativement sur ses deux flancs mal soutenus, semblait chanter sur un mode vulgaire : Entrez, entrez, entrez toujours.

Un autre appuyait ses deux coudes sur ses voisins, et, s’efforçant de combler le vide qui les séparait, se vengeait de son impuissance en m’adressant un pied de nez à l’aide de son robinet.

Un troisième, plus heureux, avait réussi à se glisser dans l’intervalle d’un ruisseau ; on eût dit le boulevard Sébastopol se frayant une voie entre les rues Saint-Denis et Saint-Martin.

Tous, me regardant avec leurs gros yeux, chantaient alternativement : entrez, entrez, entrez toujours.

J’entrai. En ce moment, la porte du fond s’ouvrit, et un ouvrier sortit de la salle éclairée. Naturellement il portait blouse et casquette. Fis-je un pas en arrière ? Lut-il mon hésitation sur mon visage ? Je ne sais. Toujours est-il qu’il m’adressa la parole.

« N’ayez pas peur, monsieur, me dit-il en souriant, on peut entrer, c’est très-curieux. »

— N’ayez pas peur…, cela lui était facile à dire, à lui, membre d’une institution destinée à effrayer les autres. Le bruit horrible qui sortait de la taverne n’était pas propre à rassurer.

— On peut entrer. — Je le voyais pardieu bien, que l’on pouvait entrer. — Il m’eût fait plus de plaisir en m’apprenant si l’on pouvait sortir.

Quant à la curiosité de la scène, je sais plus d’un fait divers fort curieux dont il me répugnerait de devenir le héros.

Cependant, je passai fièrement et soulevai le loquet de la porte.

Deux réflexions m’avaient rasséréné.

— On ne vit qu’une fois, m’étais-je dit.

Pensée assez dépourvue de bon sens, car c’est précisément parce qu’on ne vit qu’une fois qu’on doit tenir à conserver sa vie.

Mais avez-vous jamais vu la nature agir d’une façon logique et convenable ? Le plus souvent, semblable à une petite fille qui distribue du gâteau à ses chats, c’est à celui de nous qui n’y compte plus qu’elle envoie le bon ou le mauvais morceau. Rarement un pressentiment se réalise. La mort ne vient qu’aux gens qui ne s’en préoccupèrent jamais.

Puis la mort est malicieuse ; elle vous joue des tours excellents. Tant que vous ne serez utile ni à quelqu’un ni à quelque chose, ne redoutez pas ses coups ; mais si jamais votre absence doit laisser un vide, soyez sûrs que la faux n’est pas loin.

Si vos amis sont vos héritiers, c’est un signe de longue vie,

Certainement j’opérai une sensation.

Figurez-vous une salle immense, mais étonnamment bossue…, bossue au point de croire que l’architecte en avait créé le plan durant un cauchemar nocturne, ou par un enfantement précoce.

On eût pu croire encore (et ce qui corroborait cette supposition, c’était le peu de solidité d’une maison que le moindre bruit faisait chanceler sur sa base), on eût pu croire, dis-je, que le salon commun s’étant un jour pris de querelle avec les escaliers et les chambres particulières, ou peut-être uniquement avec ses habitués, en avait reçu de si violentes blessures, qu’il lui était demeuré ces formidables excroissances. Et les combats devaient être assez fréquents pour justifier cette lutte homérique, ainsi que l’indignation manifestée par les restes poudreux d’une solive branlante, qui montrait le poing aux buveurs.

Le papier ; — mais occupons-nous d’abord des habitants.

À gauche, dans une encoignure ménagée, vallon perdu entre deux bosses, se dressaient l’un sur l’autre une marche de pierre, un comptoir, un tonneau et une vieille femme.

Non que la vieille femme fût assise sur le tonneau. Je ne pourrais vous définir la physionomie du siège qu’elle occupait, et que dérobaient entièrement aux regards le comptoir, le tonneau et la matrone elle-même, dont la tête dépassait jovialement l’amoncellement bizarre, et dominait la bruyante assemblée.

J’ai dit : jovialement. Je suis le premier à convenir que le mot est inexact. Il est certain qu’au primitif abord, la figure de la respectable maîtresse n’offrait pas une mince ressemblance avec les traits refrognés d’une ogresse. Elle avait le nez d’aigle, ce nez que les physionomistes attribuent également aux grands génies et aux épouvantables coquins, désirant par là rappeler notre attention sur la solidarité de nos natures, et donner aux hommes une leçon de véritable humilité.

L’hôtesse portait aussi le bonnet ruché, taché de vin, qui naturellement indique une tendance déplorable à l’absorption de ce dernier liquide. Je sais que les observateurs appuient leurs remarques à propos de cette passion sur l’existence de la ruche autour de la tête, et affirment que la liqueur répandue ne saurait être admise comme preuve immédiate, attendu que, versée sur le crâne, elle ne peut témoigner qu’aucune goutte ait pénétré dans la bouche. Malgré ces justes réflexions, je suis porté et persiste à croire que l’ornement accidentellement ajouté au bonnet de madame Flavie n’entre point d’ordinaire dans le caractère des personnes sobres et modérées,

Les yeux de madame Flavie seuls justifient l’expression de jovialité. C’étaient des yeux singuliers, sanguinolents par les deux bouts, et roulant dans leurs orbites avec une volubilité vraiment extraordinaire. Quand ils se fixaient sur un buveur opiniâtre, leur expression devenait fantastique ; il faudrait créer un mot pour en rendre le caractère, et dire qu’ils hilaraient.

Et ce soir-là ce n’était pas sans cause. Jamais salle de café, jamais assemblée populaire sous une halle, jamais sermon de Lacordaire, n’ont réuni dans un même espace une telle quantité de gens serrés, étouffés, n’en pouvant plus, qu’en rassemblait, ce soir-là, la vaste salle du Lapin-Blanc. C’était une cohue infernale, un effroyable tohu-bohu. Toutes les tables de bois jadis blanc étaient couvertes de verres et de pots ; les bancs craquaient sous leur charge accablante. Si l’on eût cubé l’atmosphère de la chambre, on n’eût pas, j’en suis sûr, trouvé d’air respirable assez pour soutenir l’existence d’un pinson, tant la fumée des pipes noires, tant l’haleine nauséabonde des fumeurs avait envahi jusqu’aux moindres recoins.

Les quinquets s’en obscurcissaient, les chandelles s’en éteignaient. La vue d’un étranger, arrivant du dehors, ne pouvait qu’après un long temps percer cette brume épaisse ; les cris violents qui pénétraient ses oreilles, seuls, l’assuraient qu’il n’était pas encore complétement étouffé, et lui faisaient présumer qu’une foule s’agitait autour de lui, en respirant quelque chose. À ces éclats incohérents se joignait le ronflement sonore d’un poêle près d’éclater.

Aussi quelle chaleur ; chacun s’en préoccupait par instinct. Les uns avaient retiré leurs blouses, d’autres entr’ouvert leurs chemises, et, lorsque ceux-ci buvaient, on pouvait voir dans leur cou s’agiter et remonter une boule mobile, comme si l’estomac lui-même se refusait à engloutir le liquide qu’on lui envoyait.

Et ils buvaient… Que buvaient-ils donc ? De la bière, parbleu ; de la bière et du genièvre. C’est du moins ce que chacun demandait ; car, pour la liqueur apportée, la vérité m’oblige à le dire, elle était bien plus semblable à une huile religieusement conservée qu’à toute autre espèce de boisson digne d’être présentée à des gosiers humains. Le principal est que tous s’en contentaient ; plusieurs même, sublimes de résignation, ricanaient en l’absorbant.

Les pots étaient de grès ou de fonte : les verres de verre, verre particulier que l’on jetterait du haut de la tour Notre-Dame, qu’il ne s’en briserait pas un éclat.

Mais le papier ?… M’y voici. Ne fallait-il pas garder pour la fin le plus merveilleux de l’histoire ? N’est-ce pas le droit, n’est-ce pas le devoir des conteurs ?

Le papier… il n’y en a pas au Lapin-Blanc ; mais il est merveilleusement remplacé par une série de dessins fantaisistes, exécutés généralement et donnés par les pensionnaires de l’établissement. Tous ces dessins, exactement collés sur la muraille, sans souci de l’exposition, au hasard, comme on les livre, portent le nom de leur auteur à l’angle droit de la feuille, ainsi que l’époque de la donation. Tous représentent le Lapin-Blanc dans une situation différente. Puis, il n’y a pas que des dessins ; il y a des vers, beaucoup de vers ; il y a de la prose, peu de prose… prose et vers consacrés à l’éloge du Lapin-Blanc.

Et le lapin blanc cependant se balance sur son enseigne, en proie aux frimas, sans recevoir un salut du passant, image des grandeurs terrestres, que l’on chante dans son intérêt, que l’on adore pour soi.

Je regrette de n’avoir transcrit aucun de ces vers ; mais, si la postérité s’en occupe, peut-être les retrouvera-t-elle mieux où ils sont que sur cette humble feuille.

Puis je crois qu’à ma place vous eussiez songé à toute autre chose.

J’eus peine à trouver un bout de banc à la droite du comptoir. Peut-être même mes efforts eussent-ils été inutiles, si l’hôtesse, devinant en moi (ce qu’elle me dit plus tard) un personnage remarquable et influent, n’eût quitté son siège avec une hâte relative, et ne fût venue interposer son autorité dans une discussion élevée à mon sujet entre mes deux voisins, les mieux accoutrés, sans contredit, parmi toute l’assemblée,

Seuls, ils n’avaient ni blouse ni casquette.

L’un portait une redingote graisseuse et un chapeau efflanqué.

L’autre eût été vêtu d’une affreuse veste marron, s’il ne l’eût précieusement tenue ployée en quatre entre son bras et son côté. Son front chauve était orné d’un béret gris.

Que pouvaient être ces gens-là ?

Le premier, à la barbe noire, au visage terreux, m’apparut comme un de ces artistes populaires, auteurs de quelques-unes des caricatures étalées sur la muraille.

Ce serait une bien curieuse étude à faire que celle du peuple parisien considéré au point de vue de l’art. Ne vous y méprenez pas, ce peuple a ses artistes comme il a ses poètes. De ceux-ci, il a pour deux sous le cahier de chansons ; de ceux-là, la mauvaise gravure coloriée dont il orne sa mansarde, L’un chante ce Juif-Errant dont l’autre peint la barbe rousse, l’habit vert et les souliers pointus. Et c’est en vain que la librairie à bon marché, et c’est en vain que la lithographie, mettront dans les mains populaires des romans de Dumas ou des copies de Decamps : le peuple, le vrai peuple préférera toujours les œuvres, à lui seul destinées, de ses poètes et de ses artistes.

Quelle nation à part que celle-là ! Quelles mœurs à sonder ! Quelle histoire à écrire !

Que sont les grotesques de la bohème à côté de ces grotesques du haillon ? Eux aussi ont une gloire, une vie à eux ; leurs habitudes ne sont pas celles de leur public ; leur public aussi les admire de bonne foi. Leurs ouvrages, adressés aux prolétaires, dont ils sont l’âme, donnent aussi à ces autres prolétaires une réputation, une renommée. Ils la cherchent, ils l’obtiennent, ils en vivent. Quelle vie !

Mais ne riez pas de leur ambition. J’ai vu l’applaudissement d’un gamin de Paris donner de la joie à un bien grand homme.

Certes, ce n’est pas là de la littérature, ce n’est pas là de la poésie, ce n’est pas là de l’art ; mais, de quelque côté qu’on regarde, c’est autre chose que l’état du manœuvre ; et ceux qui font ce je ne sais quoi forment une classe à part dans la société, une classe trop ignorée.

Donc, je pris mon premier voisin pour un de ces hommes-là.

Quant à l’autre, c’était évidemment le garçon d’un riche marchand de vin. On sait que le nom de garçon s’applique universellement à ces estimables messieurs qui servent dans les boutiques, quels que soient d’ailleurs leur âge et leur position de famille. Cependant nous progressons ; les marchands de vin spécialement commencent à donner le nom de commis à leurs valets ; bientôt on les appellera des secrétaires.

Peut-être ferions-nous mieux de revenir aux officieux de la république.

La question est à débattre.

L’hôtesse, qui me parut d’ailleurs une excellente femme, soit que, ayant bu un peu plus que de coutume, elle se trouvât dans cette situation exubérante où toutes les facultés s’unissent dans une tendresse et un dévouement universels, soit que ce fût en réalité le résultat d’un charmant naturel, l’hôtesse parvint à apaiser la colère des deux messieurs, dont le plus acharné contre moi était sans contredit le marchand de vin.

Disons, à sa décharge, qu’étant le plus gros et le plus rubicond, il était le plus maltraité par l’arrivée d’un consommateur étranger.

L’artiste en appelait aux droits de l’hospitalité, tout en clignant de l’œil d’une façon souverainement méprisante, et qui signifiait, à n’en pas douter :

« Je sais que ce monsieur est un polisson, mais ce nous est une raison de plus de le recevoir avec tous les égards. »

Deus ex machina, l’hôtesse, à défaut de raisonnements, asséna un violent coup de poing sur la tête couverte du béret…

Et je fus placé…