Le tour du monde parisien/II/VII

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VII

du rire. — souvenirs d’un procès. — l’île saint-louis. — ses habitants et ses mœurs. — le bog.


Nécessairement le souvenir de cette infamie me revint quand je me trouvai dans les bras de Fritz, qui riait aux éclats. Le rire, d’après Hobbes, est une convulsion physique produite par la vue imprévue de notre supériorité sur autrui. Si cette définition est juste, ce que je pense, Fritz dut, ce jour-là, se croire pour longtemps mon seigneur et maître, car de ma vie je ne vis un mortel se livrer avec plus de cœur aux élans d’une joie plus folle et plus opiniâtre.

Il y a des gens agaçants. Fritz est mon ami ; partant, il me jura sur les dieux le plus profond secret, et ce secret, il l’a tenu. Mais, pour se venger d’une discrétion importune, il ne s’est pas passé de jour, depuis cet événement, que l’impertinent n’ait, par des phrases peu détournées, saisi toutes les occasions de rappeler à mon esprit le souvenir de ma sotte culbute, et, par conséquent, de mon infériorité relative. Je connais nombre d’hommes ainsi faits. Il est peu de Français dont la magnanimité consente à oublier la chose qui peut indirectement flatter leur amour-propre et les rehausser dans leur estime : aussi les Français sont-ils, de tous les peuples, le plus vaniteux et le plus gai.

Les conséquences de ce système renversent de fond en comble l’échafaudage bâti à grand peine par les observateurs de tous les temps.

Vous rencontrez un homme sombre, flegmatique, sérieux ; cet homme, c’est la gravité qui marche, c’est la taciturnité qui agit. Dans un salon, il entre et s’assied avec lenteur ; il écoute les entretiens sans y prendre part ; c’est à peine si, d’instant en instant, sort de sa bouche entr’ouverte une affirmation dédaigneuse ; son regard vous fixe de haut ; son œil ne révèle aucune attention positive ; son geste est froid et digne. Vous pérorez, il n’applaudit pas ; vous plaisantez, il n’a pas souri. Quelle est votre pensée ? Vous vous dites, sans aucun doute : « Cet homme est un orgueilleux. » S’il a du talent, il vous rappelle lord Byron.

Au contraire, voici venir un excellent bourgeois, à l’air hilarant, à l’abdomen avancé, à la face rougeaude et courte. Il entre en vous disant : « J’ai bien l’honneur de vous présenter mes respects. » Il marche, il s’assied, il trotte, il se repose en causant ; jamais sa lèvre n’est dégarnie ; si les paroles à double entente, si les calembours monstrueux n’en jaillissent pas, c’est un rire énorme qui la dilate jusqu’aux oreilles… Ce rire, qui part comme un coup de canon, va frapper les quatre coins de la chambre et rebondit sur les assistants, jusqu’à l’instant indéfini où il se décide à mourir dans la gorge du bonhomme… encore la mort n’est-elle pour lui qu’une vie plus douce, car longtemps on l’entend s’agiter dans les replis de la poitrine, et les poumons ne reçoivent qu’à regret un râle d’où, comme des cendres du phénix, retentit parfois un éclat plus strident. « Le bon garçon, dites-vous ; l’homme honnête et modeste ! »

Modeste, parce qu’il vous écoute ; bon, parce qu’il est ridicule, et qu’à vous-même il vous prête à rire, tant vous trouvez qu’il vaut moins que vous.

Et, d’après Hobbes, toujours le second est plus orgueilleux que le premier.

Le rire n’est-il pas « une convulsion physique produite par la vue imprévue de notre supériorité sur autrui ? »

Savez-vous quelle différence sépare nos deux hommes ?

La voici, et c’est la seule.

Le premier est convaincu qu’il vaut mieux que vous, mais il le sait ou croit le savoir de longue main. De là, plus d’imprévu, plus de joie, plus de rire.

Le second a la même conviction, mais il est sot et inconstant. Chaque fois qu’une parole ou une action lui rappelle sa persuasion, le bonheur le suffoque, il ne peut le contenir l’imprévu de la situation fait échapper le rire,

D’où,

Règle générale :

Vanitas vanitatum, et omnia vanitas.

L’homme qui serait véritablement humble ne rirait jamais.

Est-il un saint qui n’ait jamais ri ?

La mémoire n’a point conservé un sourire de Jésus ; mais l’imprévu n’existe pas pour la divinité.

Est-il bien nécessaire d’être humble ?

L’homme qui serait véritablement humble, non-seulement ne rirait jamais, mais n’agirait jamais.

Je ne sache qu’un mobile aux actions humaines :

L’intérêt.

Or, l’intérêt, c’est la vanité.

Et l’intérêt se montre même dans les religions.

Il n’y a pas de religions sans croyance à l’immortalité. N’est-ce pas l’intérêt du fidèle d’acheter des jouissances infinies par quelques maux terrestres ?

Et cela est si vrai que cette parole nous est dite chaque jour. Non-seulement cette parole sort des religions, mais elle seule fait les religions ; elle seule donne des croyants.

Et quelle plus grande vanité à satisfaire que celle d’occuper un trône au paradis ?

Ici, par vanité nous n’entendons pas chose vaine, Dieu nous en garde et la raison aussi ! nous voulons dire : Satisfaction de désir ambitieux.

Est-il mal qu’il en soit ainsi ?

Non certainement, puisque c’est la loi de nature.

Que dirions-nous d’un homme qui ferait le bien sans espoir ?

Qu’il est un sot.

Que dirions-nous d’un homme qui se damnerait pour sauver son prochain ?

Qu’il est un fou.

Et toutes les religions le diraient avec nous, car ne doit-on pas sacrifier l’univers pour le seul salut de son âme, et n’est-il pas écrit dans le Livre des Livres :

« Prima sibi charitas ? »

D’où nous avons fait :

« Charité bien ordonnée commence par soi-même. »

Donc l’humilité absolue est un rêve, aussi bien que le sacrifice, aussi bien que le bonheur absolu.

Je ne sais pas si ces pensées sont neuves, mais elles sont vraies et consolantes. On arrive ainsi à amoindrir ce reproche d’égoïsme que chacun jette à son voisin, sans faire une réflexion bien simple : c’est qu’il ne trouve celui-ci égoïste que parce que lui-même l’est aussi.

L’égoïsme, c’est l’intérêt personnel : l’intérêt personnel, c’est l’amour de soi : l’amour de soi, c’est toute la force de l’homme.

La force de l’homme est aussi la force des sociétés ; de l’amour de soi naît l’amour de la patrie : de l’amour de la patrie, l’amour de l’humanité.

Croyez-moi, plaignons ceux qui méritent le nom d’égoïstes puisque ce nom est pris en mauvaise part. Il est possible que ces gens-là soient méchants ; mais, s’ils sont méchants, c’est qu’ils sont bêtes.

« La recherche du salut, c’est le courage, » a dit un héros.

Après lui l’on pourrait dire :

« La recherche du bonheur, c’est la vertu. »

Certainement ma chute m’a conduit fort loin. Pendant ces réflexions, le bateau a volé, et j’ai perdu plus d’un coup d’œil. Nous avons côtoyé l’île Saint-Louis, cette redoute du rentier parisien, cette ville de province tombée, on ne sait d’où, au milieu de la grande ville. Autrefois ce que les romans de Paul de Kock appellent le Marais s’étendait beaucoup plus loin ; le quartier Saint-Antoine, la rue Saint-Louis, placés immédiatement au nord de la Seine, faisaient partie de l’empire laissé aux bourgeois fainéants. Par fainéants, j’entends : qui ne vivent pas de la vie sociale ; en des temps aussi processifs que les nôtres, on ne saurait trop peser ses expressions, on ne saurait trop expliquer sa pensée. Je sais plus d’un petit rentier qui, froissé de ce mot, m’eût accusé d’avoir prétendu que sa chambre n’était jamais faite, et qu’il y avait de la poussière sur sa commode. Ne m’a-t-on pas traîné devant un tribunal sous prétexte d’outrage à la littérature et au commerce, parce que j’avais eu l’audace d’affirmer ces deux choses :

1o Que j’avais vu boire dans un café ;

2o Que je n’y avais trouvé ni plume, ni encre, ni gens de lettres occupés à écrire.)

J’ai fermé la parenthèse. Aujourd’hui l’industrie et le commerce ont gagné du terrain. Ces deux maîtres de l’univers ont refoulé la bourgeoisie pure dans son île, où les exilés se consolent entre eux, et s’efforcent de fortifier leur antique asile contre les attaques du dehors.

Hélas ! ce sera en vain. La conquête en sera pacifique. Un de ces jours, cette nouvelle principauté de Monaco sera achetée quelques millions, et nous verrons tomber ces vieilles demeures, tandis que leurs infortunés habitants iront mendier sous d’autres cieux les tranquilles soirées, les commérages charmants, les petites médisances entre une demi-tasse lentement savourée et la lecture du Constitutionnel, en un mot toutes ces douceurs du calme et de l’intimité, désormais remplacées par le bruit de la rue et cette féroce insouciance du dix-neuvième siècle qui voit son voisin partout et son prochain nulle part.

Le bourgeois de l’île Saint-Louis, n’ayant rien à faire, se lève tard, mais il déjeune tôt. À dix heures, les mets sont sur la table. Ce sont de ces déjeuners qu’ignore Paris, mais où la province se reconnaîtra. Sous cette latitude, le chef de cuisine est inconnu, mais la cuisinière est conservée. Nul bourgeois ne ferait la sottise de s’adresser au restaurant voisin. Les repas se préparent dans l’appartement. Là se retrouvent encore, mais de plus en plus rares, ces cuisines larges, aérées, pimpantes et joyeuses, où l’œil se mire dans les casseroles, et qu’on rencontre dans les villes de France où règne l’autorité d’un chapitre. Dans ces cuisines, la gouvernante est maîtresse : seule, la dame du logis la contrecarre quelquefois, et ce sont de ces discussions sans fin à propos d’un rôt ou d’un macaroni, discussions aussi pleines de tempêtes et d’éclairs que les délibérations d’une chambre républicaine. Heureusement ces jours sont rares, car la maîtresse n’y gagne rien, et le dîner y perd un peu.

Aujourd’hui les maîtres sont doux, car les domestiques s’en vont. Bientôt le bourgeois sera réduit à se servir lui-même ; et se servir, n’est-ce pas déjà servir les autres ?

Qui d’ailleurs ne respecterait pas ces braves servantes, rien qu’en assistant au déjeuner du rentier ? Ces plats succulents, ce service nombreux et rapide, cette nappe d’une éclatante blancheur, ce vin fraichement monté de la cave, ce dessert friand, et surtout, mais surtout, ces entremets délicieux, qu’on croirait apprêtés de la main des fées, et dont les femmes ont gardé le secret ; qui, voyant ou goûtant tout cela, ne comprendrait pas pour un instant le bonheur de cette vie douce et limpide, écoulée entre quatre murs, avec une telle société, tous les matins ? que dis-je, tous les matins ? et le soir !

Après son déjeuner, Monsieur sort, et Madame range avec la bonne. Où Monsieur va-t-il ? pas bien loin. À vingt pas, dans ce café qui occupe le coin de la rue, et qui a nom : Café du Commerce ou Café de Paris. Là, le bourgeois s’assied ; il demande un journal et du café. Le journal varie suivant les caractères et les opinions ; car, il ne faut pas s’y méprendre, le bourgeois a aussi des opinions. Il est vrai que ce sont habituellement celles de son journal. À la vérité, le Siècle, le Constitutionnel et les Débats sont les feuilles en vogue. Quand le bourgeois a lu, et cette lecture dure bien une heure, le bourgeois cause ; quelques-uns de ses voisins sont là ; ce sont ses habitués, ses compères ; on discute les actes du gouvernement, mais toujours avec douceur et modération. La révolution est en horreur au rentier qui souvent est propriétaire. Le seul nom de Mazzini fait passer un frisson dans ses membres ; néanmoins les idées voltairiennes dominent, et le pape n’a pas toujours son assentiment. À vrai dire, le bourgeois de l’île ne sait pas trop ce qu’il veut ; il a peur de la liberté, et n’aime pas l’absolutisme. Aussi, change-t-il souvent d’idées ; et la première objection lui fait proposer une partie de dominos.

Le domino est un jeu superbe et beaucoup plus intéressant que la politique. Il dure de une à deux heures, on joue un grog ; le grog, longtemps débattu, finit par être gagné ou perdu ; on paie et l’on sort.

On va faire son petit tour. Hélas ! autrefois le rentier avait des jardins, où la foule respectait sa promenade, où les passant ne gênaient point ses pas ; où personne ne prenait son banc, ce banc de bois, toujours le même, dont le coin semblait par lui retenu, et le long duquel, lorsqu’il faisait humide, le bonhomme étendait un large mouchoir de poche. À présent tout est à tous, le jardin de l’Évêché, la place Royale, le jardin Turc sont envahis, saccagés, perdus pour le Marais. Cependant le rentier ne murmure pas. Il ne murmure pas en songeant que Napoléon III a voulu, dans sa magnanimité, varier la vie de ses humbles sujets, en leur créant des causes sans fin de promenades curieuses. C’est pour l’île Saint-Louis, et pour l’île Saint-Louis seule, n’en doutez pas, que le préfet de la Seine ordonne les démolitions et les voies nouvelles. Cette idée, elle est enracinée dans la tête du bonhomme ; vous ne la lui ôterez que le jour où il verra démolir son île.

Il va voir les travaux. Tantôt ses pas le dirigent au quartier latin : il admire la nouvelle fontaine et le boulevard qu’on continue. Tantôt c’est le pays des halles qui attire ses sympathiques promenades : il compte les pavillons, et chaque fois redemande combien il en reste à construire. « Que c’est étonnant, se dit-il au retour de chacun de ses lointains voyages ; que c’est étonnant, répète-t-il le soir, à quelqu’un de ses amis, qui dirigea ses pas d’un côté opposé ; comment ces diables de gens peuvent-ils s’y prendre pour bâtir ainsi ? — Bah ! dit l’autre, ils ont des moyens. — C’est égal, c’est égal, » reprend le bourgeois enthousiasmé. Le lendemain, la même conversation se répète ; seulement les rôles sont changés. C’est le second, l’interlocuteur de la veille, qui entame l’entretien : « Comment ces diables de gens peuvent-ils s’y prendre pour bâtir ainsi ? — Bah ! dit l’autre, ils ont des moyens. — C’est égal, c’est égal… » Et les jours suivants, la répétition sera la même, avec la variante des rôles.

Pendant ce temps Madame a fait des emplettes, a reçu quelques visites ; elle a continué un dossier de chaise en tapisserie que, depuis un an, elle montre à ses amies, avec un plaisir toujours nouveau et toujours partagé ; si sa jeunesse fut plus orageuse et moins ignorante, elle a pris un roman nouveau, et l’a laissé retomber, en déplorant le style des écrivains contemporains, et regrettant amèrement le beau temps des Mousquetaires et du comte de Monte-Cristo ; plus instruite, elle avoue qu’à Voltaire commence la décadence des lettres, et serait d’ailleurs fort embarrassée si on lui en demandait la raison. Parfois elle fait partie de quelque bureau ou de quelque confrérie, et, dans ce cas, se préoccupe vivement de la robe qu’elle mettra pour faire la quête à Saint-Louis. Toutes ces occupations terminées, elle aide à préparer le dîner. Son mari revient, on dîne.

Après le dîner, la soirée. On se réunit quelque part pour prendre le thé et jouer le boston, Depuis quelques années le whist tend à s’établir ; mais les salons les plus purs demeurent fidèles au boston. Les fiches de cinquante représentent un sou. Trois heures d’un jeu continu et ardent ont causé quelquefois, dans la bourse de l’un des partners, un déficit de 75 centimes. Ce sont les grands jours, et chacun se retire délirant de joie, excepté le perdant qui grommèle et se plaint que chez Madame… on joue un jeu d’enfer.

Il y a deux sortes de soirées : les grandes et les petites. Les petites n’admettent que quelques amis et le boston : les grandes accueillent plus d’étrangers et les enfants. Ceux-ci sont placés à une table particulière, où l’on étend des cartes, où s’ouvre un carton ployé, qui, étendu, laisse apparaître aux yeux réjouis, entre les images de Lahire, de David, du neuf de pique et autres, les mots resplendissants : Règle du jeu de bog.

Le bog est un noble et patient jeu, cousin du vingt et un et frère du nain jaune. En lui réside un immense avantage, le nombre des joueurs peut s’accroître à l’infini. Lorsqu’on a élevé et rempli une ou deux tables de boston, tous les nouveaux arrivants sont renvoyés au bog.

Je vous donnerais bien la règle de cette récréation si goûtée ; mais, outre qu’il vous est facile de vous la procurer ailleurs, et que je ne vais point sur les brisées des marchands de jouets, je craindrais d’errer en quelque manière, et de m’attirer la fureur des demoiselles de l’île Saint-Louis que je ne pourrais plus traverser sans trembler pour mes jours,

Non-seulement les demoiselles connaissent ce jeu, mais elles paraissent l’affectionner singulièrement. En passant, je vous souffle à l’oreille que chaque joueur a droit d’unir les jetons qu’il possède aux ressources d’un des combattants ; on a les mêmes cartes, si l’on veut ; on se place l’un près de l’autre, et l’entretien et les conseils suivent leur cours à voix basse. Quel plaisir pour elle et lui ! Puis, qui peut empêcher que les pieds ne se rencontrent ? Ne faut-il donc pas s’avertir ?

Recevez, cher ignorant du bog, cet unique et excellent avis : si vous n’êtes ni elle ni lui, quand vous verrez, dans un salon de l’île, une grande table, à tapis vert, surmontée d’un carton peint et d’un nombre considérable de jetons, feignez une grave indisposition, évanouissez-vous s’il le faut ; trouvez un moyen de fuir… C’est le bog !