Le tour du monde parisien/II/VI

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J. Hetzel et Cie (p. 170-181).

VI

le jardin des plantes. — les hippopotames. — le cèdre. — les cloches. — les neuvaines. — culbute. — au bal. — l’originalité. — ma danseuse. — je ne tombai pas.


Au Jardin des Plantes, je ne sais que deux choses dignes d’intérêt : les hippopotames et le cèdre.

Les curieux s’attroupent fort devant les cages des animaux féroces ; mais entre nous qu’y voient-ils ?

Des lions semblables à des chiens assez gros, des tigres beaucoup plus laids et beaucoup plus silencieux que des chats, des ours qui ne savent même pas danser, des hyènes qui ne savent même pas rugir.

Les hippopotames sont les seules bêtes qui n’aient pas été changées en nourrice. Aussi leur aspect est-il la seule leçon d’histoire naturelle qu’il soit possible de prendre dans cet admirable jardin.

Ils sont deux ; mais l’œil n’en perçoit jamais distinctement que la moitié d’un, l’amour qui les unit ne permettant point à l’un d’eux de s’asseoir sur le côté, sans que son compagnon ne vienne voluptueusement poser sa tête énorme sur le flanc arrondi du dormeur, et ne dérobe ainsi sous sa masse imposante le corps flasque de ce dernier. De plus, comme il leur est habituel de s’étendre dans le bassin qui entoure leur habitation, les pattes se perdent dans l’eau dormante ; il ne surnage d’ordinaire que l’os frontal et ces ouvertures babyloniennes que nous appelons modestement des oreilles.

Ce spectacle, si restreint qu’il soit, vaut la peine d’être vu. Ces animaux donnent au cerveau l’idée des êtres anté-diluviens ; les squelettes des mastodontes deviennent compréhensibles on sent qu’il a pu exister une autre nature, et que la création n’a pas donné son dernier mot le jour où elle a fait l’homme à l’image de Dieu.

Vous me direz : les hippopotames sont fort laids, comme tous les monstres. Je vous répondrai que cette laideur est toute de convention, et que très-probablement le mâle et la femelle s’aiment et s’admirent tout autant que l’homme et la femme. En revanche, ils nous regardent comme des insectes, et nous méprisent de tout leur cœur. D’ailleurs, en supposant même la vérité avec nous, je pourrais assurer qu’on rencontrerait dans notre espèce des êtres aussi repoussants que les plus repoussantes des bêtes, et dont la face n’aurait point, comme celle des hippopotames, une de ces laideurs qui font penser.

Quant au cèdre, il est le monstre de la végétation, Cependant il nous paraît beau. Comment expliquer cette apparente contradiction entre nos jugements sur les choses ? Tout colosse doué de mouvement nous semble laid ; tout colosse doué seulement de vie ou d’immobilité, comme les arbres et les pierres, nous paraît magnifique. Est-ce nous qui nous trompons, où Dieu ? Faut-il croire que le mouvement soit incompatible avec la beauté ? Faut-il croire que nous nourrissons une horreur instinctive pour tout ce qui nous peut nuire, et que ce que nous appelons laideur n’est qu’un effet de l’épouvante ?

Mais un arbre peut nous tomber sur la tête.

Nous rencontrons beaucoup de radeaux. Tous sont couverts d’eau et de pêcheurs à la ligne, ces derniers les jambes plongées dans la première.

La médecine proclame cette position dangereuse : les pieds froids font la tête chaude.

Je note sur mon carnet cette observation, tandis que Fritz ronfle au soleil.

Il fait le plus beau temps du monde, un temps comme le désirent ces cloches qui là-bas sonnent la neuvaine. C’est, je crois, à Saint-Gervais ou à Saint-Paul, à moins que ce ne soit à Saint-Nicolas. Ce pourrait bien être aussi à Saint-Louis. Le son des cloches me plaît infiniment, mais je n’ai jamais pu comprendre de quel côté vient le vent qui l’apporte.

« Fritz ?

— Mon ami.

— Dis-moi, s’il te plaît, où se fait la neuvaine ?

— Comment diable veux-tu que je sache…

— Écoute.

— Quoi ?

— Les cloches.

— Peste soit de l’animal qui me réveille pour écouter ses cloches !

— Pardon, mon ami, la preuve que ce ne sont pas mes cloches, c’est que je demande à quel saint elles appartiennent. L’Église jugera-t-elle à propos de me canoniser ? je l’ignore. La seule grâce que je réclame de Dieu est de vivre le plus longtemps possible sans faire de miracles.

— Pourquoi ?

— Cela coûte trop cher.

— En attendant, sois heureux : les cloches viennent de Saint-Séverin. »

Conversation longue et intéressante sur les neuvaines. Il résulte de cet entretien :

1° Que chaque année, à diverses époques, l’Église réunit ses fidèles pendant neuf jours, à l’effet de prier pour l’envoi de la pluie s’il a fait beau depuis quelque temps, ou pour l’avènement du soleil, si la pluie n’a cessé de tomber depuis une quinzaine. Si le ciel est pur, l’homme réclame les nuages : si la tempête éclate, un rayon d’azur. Fritz prétend que le croyant ignore lui-même ce qu’il demande, et que Dieu doit être fort embarrassé.

Je vous signale, en passant, mon ami Fritz comme un sceptique affreux. Croiriez-vous que le misérable poussa l’audace jusqu’à accuser le ciel de ne tenir aucun compte des prières de sa tante, une vénérable demoiselle dont la tête a subi cinquante fois la neige des hivers et la rosée des printemps. Certes, c’est une vertu devant le Seigneur, vertu qui n’a jamais chancelé, soit par suite de sa solidité naturelle, soit qu’en vérité ses pas n’aient point rencontré de trous ; c’est une de ces pieuses acolytes que tous les temples se disputent ; eh bien ! Fritz ne craint pas d’affirmer que le curé de sa paroisse a dû bannir son ouaille de toute participation aux neuvaines, car, selon cet infortuné, la présence de cette vierge pudique faisait tourner l’affaire à l’envers et obtenait constamment les grâces contraires à celles qu’on espérait.

« Non, achevait l’impie, que la pauvre femme fût maudite de Dieu ; ses vœux, au contraire, n’étaient que trop bien accueillis. Dans sa simplicité et son ignorance, la dévote ne savait trop ce qu’elle demandait au ciel ; et celui-ci, à qui seul elle était agréable, lui accordait aveuglément ce que sa bouche paraissait désirer. »

Pour ma part, je ne crus pas un mot de cette anecdote, et je penchai la tête, abimé sous l’idée de la corruption du siècle en général, et de mon ami Fritz en particulier.

La seconde chose qui résulta de notre entretien, c’est que nous fûmes tellement absorbés l’un et l’autre que le bateau heurta contre une pile, et je tombai sur le dos avec la grâce de l’ours Martin.

Je fus heureux dans mon malheur.

Certes, c’est toujours un triste événement que de tomber sur le dos. On est désagréablement surpris, et l’on se fait très-mal. Mais avouez qu’il est infiniment préférable de subir cette épreuve au fond d’un canot, au risque du péril et sous les yeux de votre unique ami, que si votre mauvaise étoile vous eût destiné à cette posture ridicule sous les regards tremblotants de quatre cents danseuses et de deux cent cinquante cavaliers, le long d’un parquet bien ciré, devant les lustres resplendissants d’un ironique éclat. Si pareil accident vous est arrivé, lecteur, je vous plains : vous êtes déshonoré.

Mieux vaudrait pour vous avoir assassiné la fille unique de votre voisin.

Mieux vaudrait pour vous une banqueroute frauduleuse.

Mieux vaudrait pour vous avoir fabriqué de la fausse monnaie.

Mieux vaudrait pour vous avoir écrit dix romans réalistes.

Dans tous ces cas, vous auriez toujours la ressource de vous brûler la cervelle : la mort purifie tout.

Mais, si vous êtes tombé sur le dos dans un bal, en vain quitterez-vous la vie pour échapper au remords, aux reproches muets de l’humanité, au ridicule enfin : la postérité gardera le souvenir de votre culbute ; ce souvenir poursuivra votre ombre aux enfers et jusque dans les champs Élysées. Là, vous rencontrerez un peuple de mânes, qui souriront en vous regardant : Annibal vous tournera le dos ; César haussera les épaules ; Napoléon ne vous regardera pas. Le cynique Diogène hésitera lui-même à partager son tonneau avec l’homme poursuivi des dieux, et vous n’aurez de consolation qu’entre les bras d’Oreste, meurtrier de sa mère, ou d’Œdipe, époux de la sienne.

Imprégné de ces idées, j’ai commis une monstrueuse infamie, pour éviter ce monstrueux châtiment.

Confiteor.

Je vais rarement au bal, mes goûts m’empêchent de sentir la jouissance qu’on trouve à soulever alternativement la jambe droite et la jambe gauche, aux sons d’une musique qui fait gémir les chiens, sans que personne ait compris l’indignation de ces nobles animaux, artistes par excellence, et dont le goût épuré est digne de tout éloge. On les a accusés de ne pas comprendre l’harmonie ; je crains qu’ils ne la comprennent que trop. Je me suis toujours figuré qu’un habitant de la lune, tombé par hasard au milieu de nous, rirait à se déranger les côtes en contemplant les sauts et soubresauts, exécutés sérieusement et sans but par cet animal qui se prétend roi de la création et qui croit avoir une âme. Pour vous donner une idée de ce que penserait l’habitant de la lune, regardez un jour les danses publiques d’un lieu assez éloigné pour que l’orchestre ne frappe point vos oreilles et, par sa folle cadence, n’ébranle point votre jugement… ou s’il ne se peut, consultez un sourd. Cette idée m’a toujours pris dans le bal, et m’en gâte tous les plaisirs.

Il y a cependant des circonstances où nul, quel qu’il soit, ne peut se dispenser de faire sa partie dans une de ces bruyantes assemblées. Les circonstances commandent à l’homme et lui commandent sévèrement.

Un soir donc, je dansais. C’était une contredanse. Il y a deux choses que ma mémoire paresseuse n’a jamais pu retenir : le Le Jardin des racines grecques, et la suite des figures d’une contredanse. C’est à ce point que je me vois constamment forcé de me confier à la générosité de ma danseuse, et d’implorer l’indulgence du public au premier entrechat, comme un poète au moment de réciter ses vers.

Voyez si j’ai raison d’avouer mon ignorance. Voici que je viens d’écrire le mot : entrechat, et un de mes amis, qui lit par-dessus mon oreille (je me réserve de juger sa conduite, quand il ne sera plus là}, un de mes amis m’affirme que l’entrechat est passé de mode, qu’il n’existe plus d’entrechats.

Serait-ce vrai ?

Mon Dieu ! que de choses à apprendre :

J’ai d’ailleurs joui du plus brillant succès, en dansant le quadrille. Émettant en principe, avec ce demi-sourire ironique qui voile imparfaitement une modestie déplacée, que le seul moyen de jouir des plaisirs de la danse était de n’en pas suivre les règles, j’établissais dans cet art les grandes classifications du classicisme et du romantisme. Je me proclamais romantique ultra ; une fois admis, une fois accepté dans ce rôle, je pouvais me livrer aux sarabandes les plus insensées, aux avant-deux les plus exagérés, gambader des façons les plus diverses, m’entremêler aux jambes des plus graves, être en un mot partout où je n’eusse pas dû être, sans que jamais un geste d’épaules accueillit mon audace shakespearienne. Un sourire seul saluait mes écarts, ce sourire qui signifie à n’en pas douter :

« Que ce monsieur est donc original ! »

Je vous demanderai l’autorisation de parler quelques secondes sur l’originalité.

Quelle différence y a-t-il entre cette dernière et le ridicule ?

Au fond aucune ;

Dans la forme, une effrayante.

Tout le monde a le droit d’être ridicule ; l’homme célèbre seul a le droit d’être original.

Aussi ce dernier mot est-il synonyme du premier en province, tandis qu’à Paris il signifie évidemment : homme d’esprit.

Pourquoi ?

Parce qu’en province il n’y a pas d’hommes célèbres.

De là vient que l’esprit de Paris consiste à ne rien dire comme tout le monde, c’est-à-dire à être original, tandis que l’esprit de la province est tout entier dans l’imitation de ce qu’on appelle les manières, c’est-à-dire les habitudes de la majorité des Français.

À Paris, l’homme original est un homme charmant. Toutes les femmes se l’arrachent ; tous les salons le reçoivent, à quelque prix qu’il se mette. L’originalité est la moitié du génie ; et la médiocrité le sait si bien qu’elle s’empare éternellement de cette moitié, pour se consoler de n’avoir point l’autre.

En province un homme original est un homme méprisé, et c’est justice. Les gens qui méritent ce titre à Bourges ou à Angers sont certainement des fous ou des sots… des fous, puisqu’il n’y a pas d’hommes de génie ; des sots, puisqu’ils n’ont pas compris le lieu où ils vivent, et qu’ils croient s’y faire admirer par les excentricités mèmes qui les dénigrent.

Rien de puéril comme l’imitation ; et l’originalité de province n’est et ne sera jamais que limitation d’un original parisien.

Quand fera-t-on comprendre que l’originalité est un défaut toléré, qui plaît dans la forme du grand homme, comme plaît le nez retroussé d’une maîtresse, mais qui n’est pas plus supportable ailleurs que les vices de physionomie d’une femme indifférente ?

Je dansais. Hourra pour moi : les cristaux disparaissaient dans la ronde ; nous entamions le grand galop, et ma danseuse pouvait à peine tourner ses petits pieds sous mon étreinte convulsive.

C’était une charmante femme que ma danseuse : une jeune mariée. Si j’étais mari, laisserais-je ma femme danser le galop ? Et vous ?

Elle était blonde ; non blonde aux cils d’or, comme on dit en Allemagne, ce qui serait d’ailleurs fort laid. Figurez-vous deux raies d’ocre jaune à la place des sourcils.

Elle avait des bras nues, et moulés sur l’antique. Il y a quelque part, sur la carte, un pays sauvage, où la femme est déshonorée, qui montre ses bras aux gens. Pour moi, les bras me font honorer la femme.

Elle avait une petite bouche, rouge comme le coin d’une pomme d’api. Quand elle souriait, je voyais des dents qui ne ressemblaient nullement à des perles ; elles étaient beaucoup moins rondes et beaucoup plus blanches.

Elle avait des yeux bleus, tout à fait bleus, inévitablement bleus, bleus comme l’azur ou la turquoise. Quand elle regardait les cavaliers, une flamme miroitante s’exhalait de ce regard ; on eût dit qu’elle nous adorait tous, ce qui m’eût, en passant, fort mécontenté, si j’eusse été adoré seul.

La neige est un des plus charmants ornements de la nature ; mais elle gâte le cou d’une femme. Ma danseuse n’avait pas un cou de neige. Seulement, sous sa peau transparente courait un réseau de veines bleues qui me faisaient venir des idées de vampire ; ce sang devait être exquis à goûter. Vraiment, si j’avais pu…

Elle avait des mains… Les yeux, quoi qu’on en dise, sont les représentants de la beauté physique ; les mains, de la beauté morale. La main, c’est toute la femme. Vous me pardonnerez, lectrice, si, vous exposant ce système, je ne décris pas la main de la danseuse.

Vous dire comment j’exige une main, n’est-ce pas vous dire comment je vois la vôtre ? Et si je me trompais… Et si le programme n’était pas fidèle à vous, au si vous n’étiez pas fidèle au programme… Entrevoyez-vous quel amas de calamités !

Ou vous me croiriez, et que deviendriez-vous ? ou vous ne me croiriez pas, et que deviendrais-je ?

Elle avait… oh ! que n’avait-elle pas, ma danseuse ? Et puis elle était si coquettement mise ! Sa robe blanche lui allait si bien ; sa ceinture bleue était nouée avec tant de grâce ; n’est-ce pas que les anges doivent porter des robes blanches et des ceintures bleues ?

Je me regardai dans les glaces, et me trouvai horrible. Un frac noir, un gilet blanc, des jambes maigres et de la barbe. Il y a pourtant des femmes qui aiment tout cela.

Un incident dérangea ma contemplation et la pure beauté de ma compagne.

Je ne sais trop comment vous le dire, et cependant cela arrive toujours.

Pourquoi les jeunes femmes dansent-elles ? Y aurait-il rien de plus charmant qu’un bal, si l’on n’y faisait pas de musique, et si les femmes se laissaient modestement admirer sur les sofas, sans s’échauffer le teint, se cerner les yeux, et permettre à la sueur âcre et laide d’envahir la fraîcheur de leurs joues roses ?

J’ai trouvé le mot : ce fut une goutte de sueur.

Oui, elle partit de la tempe, j’en jurerais… Elle ressemblait à une larme. Elle descendit doucement, doucement, s’arrêta tout au bas de l’oreille, en baisa le contour nacré, puis grossit, et se laissa choir sur l’épaule avec la plus inqualifiable inconvenance.

Là elle se prépara à continuer son voyage. Où s’arrêterait-elle ? Je n’osais le prévoir.

J’y pensais néanmoins un peu, quand il arriva… j’aurais donné ma vie pour que ce qui arriva n’arrivât pas.

Et pourtant le choc fut rude… bien rude.

Je sais bien que j’aurais pu tomber. Il est hors de doute que j’aurais pu tomber. C’est là précisément ce qu’il fallut éviter.

Mais elle !

C’est alors que j’ai commis l’infamie.

Je ne tombai pas.

— Et la déesse que j’entraînais, glissant voluptueusement de mes bras, s’affaissa sur le parquet sonore.

— Sur le dos ?

— Sur le dos.